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Précisions sur nos idées, choix et moyens




Le temps des eunuques, publié le 23 novembre 2009, a suscité des réactions sur Internet qui laissent paraître que certaines de nos positions, malgré des explications déjà données sur notre site, restent encore mal comprises. Ceci à propos de cette publication comme de façon plus générale. Ces incompréhensions, accompagnées d’un manque patent d’effort pour les surmonter, sont demeurées trop présentes sur le lieu de ces réactions (http://dndf.org/?p=5622) pour motiver une intervention directe.

Pour ce qui est du texte lui-même, il semble important de rappeler qu’à travers la critique d’un personnage et de son activité de recensement des « émeutes », c’est avant tout un phénomène récent plus général qui est visé, à savoir la banalisation de la révolte en actes opérée par le biais de la représentation qu’en donnent ses ennemis, désignés en tant que tels car inféodés à l’information dominante. Il s’agit d’un commencement de réflexion sur les effets d’un tel processus d’intégration sur les terrains mêmes de la révolte, actuels et à venir ; et sur le devenir, la justification et l’évolution possible de l’activité que nous avons placée au centre de nos publications depuis le début : la relation globale des faits négatifs dans le monde.

En reprenant partiellement certaines méthodes de cette activité, l’agent de l’information en question contribue à désamorcer l’intérêt et le caractère critique et décisif que nous lui prêtons : comme nous l’avons dit, à travers ce regard faussement neutre dont l’inventaire décrit une litanie, une vaine répétition, l’émeute n’est plus qu’un élément constitutif du monde tel qu’il est vu dans la représentation dominante. Cette tendance, si elle n’est pas nouvelle, se renforce actuellement, et apparaît de façon la plus flagrante dans l’existence d’un Bertho. Ce penseur appointé par l’Etat, si carriériste dans son rôle social conservateur, en quête d’une reconnaissance médiatique obtenue sans peine à la sortie de son livre, intègre l’émeute à sa participation positive à l’ordre des choses, servi en cela par les amalgames, occultations, nivellements et défauts de méthode que nous avons dénoncés. Or l’on sait que ce qui est dit sur l’émeute, l’image générale qui en est donnée, agit sur l’émeute. Une fois sa part négative refoulée, ravalée, elle tend à ne plus comporter, jusque chez ses acteurs possibles, la rupture que son caractère négatif lui confère. C’est déjà ce que nous attaquions dans Proposition sur l’histoire – De la guerre du temps au début  du 21ème siècle, en critiquant l’orchestration médiatique à propos des « émeutes de la faim » en 2008, cette manipulation ayant consisté à soumettre des faits hétérogènes, pour certains dévalués pour d’autres inventés, à la thèse gestionnaire dominante, en dessinant une charge généralisée à laquelle causes et fins sont ainsi assignées.  

A propos de l’émeute, il paraît nécessaire de répéter qu’en la considérant comme début possible, la raison d’être de notre observatoire a consisté à chercher les traces de son dépassement dans les faits. Si son ubiquité et sa simultanéité durant certains moments révèlent une puissance que nous avons voulu montrer, il s’agissait surtout de prendre acte de son insuffisance actuelle, déjà attestée dans les années 1990 et à laquelle les révoltés d’Argentine et d’Algérie ont commencé à répondre en 2001-2002. Notre emploi de l’expression élargie de « fait négatif » provient de là : si l’émeute demeure le repère primordial, le moment inaugural, notre attention a toujours tendu vers les formes nouvelles et les approfondissements qui en naissent.

Il y a peu à dire sur les faibles réactions de Bertho, mis à part qu’elles sont l’occasion de clarifier certains de nos choix, qu’il ne peut évidemment pas comprendre, et dans lesquels il a cru trouver des échappatoires à la critique en règle qu’il a subie sur le fond. Chacun de ces choix a trait au faux débat en vigueur aujourd’hui dans le domaine public, et aux façons possibles de s’en dissocier et de s’y opposer.

Notre usage de l’insulte tout d’abord, dont il s’est scandalisé pour masquer ce qui la fonde justement. Dans la société middleclass, l’insulte est en général soit rejetée comme un excès exempt de sens, soit employée à tort et à travers pour masquer une incapacité à argumenter, à creuser les contradictions ; ces deux appréhensions allant de pair. Elle signifie pour nous, qui ne l’utilisons qu’accompagnée des arguments qui la justifient, une prise de parti, avec l’irréversibilité et le caractère définitif qu’elle implique, contre ce qui a cours communément, où les opinions et désaccords sont toujours réversibles, et qui empêche de trancher, parce qu’il s’agit, par la tolérance qu’on accorde aux autres, de s’assurer en retour d’une même indulgence vis-à-vis de sa propre parole. Le résultat de cette complaisance hypocrite consiste bien toujours à éluder le conflit, à s’imaginer un statu quo dans lequel finalement universitaires, journalistes, flics ou politiciens peuvent bien se voir invités à la table du débat. L’insulte contre Bertho avait aussi cette utilité de signifier clairement qu’il ne s’est pas agi d’ouvrir quelque dialogue que ce soit avec cet agent ennemi, qui a été traité comme il se doit. De même, il n’a jamais été question de lui reprocher de ne pas nous avoir cités, mais de montrer comment il a cru qu’il pourrait librement pérorer en se prévalant de ses « découvertes », par le déni (calculé ou pas ? la question reste ouverte) de ce que nous avons publié, et d’autres avant nous.

D’une façon voisine, il voudrait, au prétexte de notre anonymat, laisser suspecter une dissimulation de notre point de vue, qui empêcherait de le contredire. Afficher l’anonymat de son état civil, soutenu par l’absence de revendication d’un quelconque rôle social reconnu, nous paraît une condition indispensable à la prise de parole publique, destiné à renforcer ce qui est dit, et qui, évidemment, s’offre ouvertement à la discussion de qui voudra le discuter. Un tel anonymat est l’une des conditions de la reconnaissance entre alliés ; et de l’engagement possible dans le débat. Dans la société que nous combattons, organisée autour d’eux, nous laissons notre identité officielle au travail et à la survie. Une telle identité, subie, est déterminée par ce qui domine, par tout ce qui voudrait nous enrégimenter, la revendiquer revient à valider sa soumission à l’ordre actuel. Nos publications consistent au contraire dans la mise en cause des identités existantes en général, et des nôtres en particulier. Nous savons pour autant quelles peuvent être les limites de l’anonymat, quel emploi déresponsabilisant peut en être fait par exemple aujourd’hui, ou comment il s’agirait de le rompre dans le cas d’un changement radical de contexte. Il n’y a rien d’absolu dans ce choix qui reste aussi dépendant de la situation actuelle. 

Pour ce qui concerne enfin l’apparent hermétisme de notre site, sans commentaires possibles, sans forum ni liens vers des sites « amis », il s’explique par notre rapport à Internet que nous utilisons de façon minimale pour rendre public notre discours. Nous ne perdons pas de vue que ce moyen n’est pas neutre, et nous n’entendons pas participer à l’entretien de toutes les illusions qu’il continue à charrier au sujet de la liberté, de la participation, de la transparence et de l’interaction qu’il permettrait. Il reste majoritairement le lieu de la soumission à l’actualité édictée via les médiations dominantes, de l’alimentation exponentielle du faux-débat, de la tolérance de la censure palliant au besoin l’inefficacité de l’autocensure. Et il faut bien dire qu’en général l’usage des nouvelles possibilités qu’il offrirait n’a pas d’autre objectif que de servir de caution morale à ceux qui les emploient pour continuer leur participation à la communication sans but, et conséquemment à l’entretien de l’absence de débat.


Sur le blog intitulé Des Nouvelles Du Front, nous n’avons pas été mécontents de voir que notre mise en cause contre Bertho a paru partagée par un des intervenants. Nous l’avons par contre été en constatant que cette approbation s’est manifestée dans une compréhension plus que partielle de notre point de vue. Jusqu’ici, les auteurs de ce site référençaient « Anthropologie du présent » sans aucune objection critique, parmi les « sites qui [les] ont intéressés ». Il était ainsi visé par Le temps des eunuques, comme l’est l’idéologie qui y rassemble les intervenants, cet « assommant marxisme » qui semble constituer leur base d’accord (sans que rien n’en soit dit sur le site lui-même, qui laisse toutefois entendre qu’une filiation existe par des renvois vers ceux d’une revue et d’un groupe théoricien communistes). Disons donc que l’initiative du dénommé Patlotch consistant à proposer de nous ajouter à leur liste de liens nous a paru au moins saugrenue, et que nous nous opposons à quelque référencement de notre site qui équivaudrait à taire une inconciliabilité pourtant évidente (celle de référencer IDT sur son propre site n'a pas été plus heureuse, qui plus est dans une rubrique nommée « Luttes des classes »).

Que nos buts, moyens et pratiques divergent radicalement du marxisme et de ses tenants nous paraît suffisamment affirmé dans ce que nous avons dit jusqu’ici pour ne pas avoir besoin de s’étendre dessus. Notre discours est justement fondé sur le constat que l’ensemble des paradigmes et présupposés de cette idéologie a été rendu obsolète dans le monde, que ce soit la division des humains en classes sociales ou le matérialisme qui la soutient, en passant par le capital qui « subsumerait » tout. C’est d’ailleurs ce qui justifie notre attention portée sur l’émeute, en tant qu’offensive, ouverture, et mise en cause, ainsi non assimilable à une conception passéiste sur ce que devraient être les « luttes » aux motifs et aux orientations établis en amont. L’intérêt de ce moment, et de ses extensions, est dans ce qu’il dessine au contraire des possibilités de définir collectivement, sous la forme du projet par exemple, et en soutenant l’hypothèse que le débat en est alors le moyen. On pourra nous reprocher notre manque de nouveauté tant il est vrai qu’à ce sujet nous sommes restés d’obédience téléologique.

Un point mérite toutefois des précisions concernant l’interprétation erronée de Patlotch qui nous prête pour centre d’intérêt la « lutte des miséreux », ou « la révolte des miséreux ». Bien que nous n’ayons jamais usé de ce genre d’expression, il se peut, faute d’une explication suffisamment développée, que notre emploi de termes relatifs à la pauvreté ait pu prêter à confusion. La misère est le sort des humains hors du débat, sans participation effective à l’histoire, sans maîtrise sur son mouvement global et, en conséquence, sur leurs existences, qui y restent irrémédiablement soumises. De ce point de vue, seuls les moments négatifs créent de la richesse, qui n’est pas résultat mais activité. En se révoltant, les pauvres cessent de l’être, ce qui est foncièrement contraire à ce que laisse penser l’expression « lutte des miséreux », qui sous-entendrait que la « misère » serait mise en cause mais pour accéder à son contraire, la « richesse », ce bien-être matériel dont d’autres jouissent, exactement tel que les conceptions dominantes en défendent l’idée. Si la pauvreté est le lot de l’humanité hors du débat, ainsi le nôtre, ceci n’empêche pas de reconnaître que l’indigence dans la survie caractérise bien souvent les conditions de ceux qui se meuvent en principaux acteurs des révoltes les plus fortes. Mais comme la définition économiste de la pauvreté n’est qu’une définition limitée et partielle, bornée dans son impasse quantitative, elle ne saurait servir à expliquer pourquoi ils le font ; ce, du reste, qu’ils ne sont pas les seuls à faire. Les motifs sont divers, ce dont ils participent est commun. L’indigence « matérielle » n’est qu’une manifestation et une conséquence d’un manque plus grand, qu’elle sert, grossie comme problème central, à masquer. De Marx, nous reprenons l’idée d’une division à l’échelle du genre, à la différence qu’elle se conçoit du point de vue du débat : ce qui l’empêche contre ce qui l’ouvre, ce qui l’active contre ce qui le paralyse. Ne désignant pas une classe sociale, comme le terme pourrait le laisser croire, mais mouvante à l’image de ce qu’elle recouvre, la notion de middleclass sert la description de cet affrontement, en tant que phénomène de pensée, expansion de force conservatrice. Négations entamées, les moments où ce conflit se joue sont ceux où les pauvres passent à l’attaque, commençant de définir dans le même temps leur propre mouvement. Reprise d’Adreba Solneman, la dichotomie entre gueux et valets reste toujours valide pour opposer les camps ainsi divisés. « Gueux » désigne les acteurs de ces moments de rupture, dont l’ensemble se caractérise, dans le rapport de forces actuel, par sa discontinuité. Par la fixité et la permanence du camp de la conservation, l’ennemi se dessine de façon plus nette, à travers la fonction de « valets », qui regroupe tous ceux qui s’engagent, par leurs pratiques et leurs rôles, dans la défense de cette société, au service de ses moyens de communication dominants : flics, journalistes, politiciens en sont ; tous ceux qui acceptent les postes hiérarchiques, la reconnaissance médiatique. Sous cette domination se maintient l’immense majorité, qu’on s’y satisfasse d’un tel état de fait ou pas.

Pour répondre à ce que l’on sent poindre derrière les termes « néo-hégélien humaniste » et « Weltanschauung », employés par un Patlotch tentant de nous cataloguer parmi les « idéologies en cours », ou dans une sorte d’idéalisme, il faut bousculer les bonnes vieilles certitudes marxistes. Car ces gens, dont l’emploi péjoratif de ces termes est évident, comme autant d’anathèmes, ne se rendent pas compte que, toute matérialiste qu’elle soit, leur vision du monde est elle-même un système d’idées, dont, par conséquent, la relativité doit être admise. Nous qui faisons un emploi de la notion d’idéologie qui se veut négatif, nous le faisons justement pour décrire un tel phénomène : quand un schéma de pensée oublie son caractère hypothétique pour ramener tout ce qui a lieu à sa façon de voir. Et c’est d’autant plus le cas ici quand on voit le rapport de leur théorie aux faits : rien de ce qui advient ne paraît jamais remettre en cause les postulats de départ ; ce ne sont au contraire que contorsions pour ramener les faits, jamais creusés, à leur idée figée depuis un siècle et demi, dans ce mépris si typique pour la révolte qui a lieu et sa nouveauté potentielle. C’est donc dans le rapport d’une théorie aux faits que nous situons l’idéologie, le devenir système d’une idée, auquel paraît voué tout discours non fondé dans un rapport critique à l’information dominante, ce pourvoyeur des faits [1].


Les virulentes polémiques avec les théoriciens de la téléologie moderne ne nous ont pas écartés de cette théorie. Les mises en cause que nous leur avons adressées sont parties de contextes particuliers dans la confrontation, que ce soit sur l’effectivité, l’urgence ou la dérive idéologique-solipsiste, et sur certaines de leurs façons. Prévenons ainsi qu’elles n’impliquent en rien que nous ayons rallié la cohorte de tout ce qui dégoise sur la révolte en se tenant prudemment à l’écart de la critique théorique, condition de l’approfondissement des contradictions. La meilleure définition du théâtre des opérations actuel revient aux téléologues, les tranchées qu’ils ont ouvertes délimitent l’irréconciliable aujourd’hui. Si insatisfaisante et questionnable qu’elle soit, nous endossons volontiers le scandale que cette théorie provoque dans les mornes plaines middleclass, où le bruit permanent de la résignation voudrait taire l’insatisfaction fondamentale, où pour défendre son triste enclos l’arrivisme militant voudrait appauvrir tout ce qui tranche, tout ce qui perce. Dans la partie en cours, les petites chapelles recroquevillées sur de l’immuable hypostasié, simple reflet de leur abdication, restent en deçà des exigences minimales du débat.




Le 23 janvier 2010




1. C’est bien là ce qui empêche que DNDF incorpore à son fourre-tout sans queue ni tête un renvoi positif à IDT, qui ne saurait permettre, par les ouvertures qu’il contient, de pallier son indigence sur le sujet, à la manière dont les relevés berthistes y ont servi, au gré d’un remplissage négligé et suivant des procédés de sélection destinés à conforter la représentation générale sur le monde de ces nouvellistes du front dégarni. A ce titre, on peut encore renvoyer à l’illustration caricaturale que constituent les diverses banalités exprimées sur l’émeute à la suite de l’échange Patloch/Bertho, celle d’une pensée gelée, au stade par exemple du constat de la disparition de « l’identité ouvrière », cette antiquité,  et qui conserve obtusément comme référent central la lutte des classes, cette « construction identitaire » d’encadrement. 




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