![]() Fronde sanglante des paysans indiens contre l'ère industrielle
Un projet de site chimique a été gelé après des émeutes qui ont fait 14 morts.
Par Pierre PRAKASH
QUOTIDIEN : lundi 19 mars 2007
New Delhi de notre correspondant
L'Etat du Bengale-Occidental, à l'ouest de l'Inde, a été
contraint de geler un projet de centaines de millions de dollars,
ce week-end, après que le bras de fer qui l'opposait aux habitants
de Nandigram, hameau situé au sud de Calcutta, a tourné au bain de
sang. Quatorze villageois ont été tués, et des dizaines d'autres
blessés, mercredi, lorsque 2 000 policiers ont tenté d'ouvrir la
route vers ce site où les autorités prévoyaient de construire un
gigantesque complexe industriel. La manifestation la plus
sanglante, à ce jour, du face-à-face entre les autorités et les
petits paysans de nombreuses régions du pays.
Afin d'accélérer son industrialisation, l'Inde a prévu de
construire des centaines de zones économiques spéciales (ZES), à
savoir des zones franches dotées d'une fiscalisation allégée pour
attirer les investisseurs indiens ou étrangers. Ainsi, 237 projets
ont été validés, totalisant des investissements de plus de 40
milliards d'euros d'ici à 2009. Sachant que la croissance indienne
(+ 9 % l'an dernier) repose principalement sur les activités de
services, l'initiative vise à renforcer le secteur industriel, pour
mieux faire face à l'industrie chinoise, et à créer des d'emplois
non-qualifiés, qui manquent cruellement.
Symbole. Mais ces complexes industriels doivent pour
la plupart être érigés dans des zones agricoles. Malgré les
compensations promises aux propriétaires, les ZES se heurtent de
plein fouet aux agriculteurs, qui comptent toujours pour les deux
tiers de la population. D'autant que la concertation avec les
locaux laisse souvent largement à désirer. Etalée sur près de 6 000
hectares, la ZES de Nandigram, destinée à l'industrie chimique, est
devenue le symbole de la polémique. Notamment parce que le Bengale
est dirigé depuis trente ans par les communistes, qui se sont
toujours fait élire par les masses rurales. Mais l'Etat a besoin
d'investissements et d'emplois. Or cette ZES devait être construite
en partenariat avec le groupe indonésien Salim, lequel a prévu
d'investir 500 millions de dollars au Bengale.
Slogan. Depuis une première série d'affrontements
entre partisans et opposants du projet, qui avait déjà fait sept
morts début janvier, les paysans bloquaient tout accès au site.
Leur slogan était clair
«Nous donnerons notre sang, pas nos terrains.» Lorsque les
forces de l'ordre sont arrivées en masse, mercredi, pour tenter de
«rétablir l'ordre», elles ont été accueillies par environ 5 000
personnes, dont certaines armées de couteaux, de pistolets à
grenaille et de cocktails Molotov. Après avoir tiré des grenades
lacrymogènes et des balles en caoutchouc, les policiers ont fini
par ouvrir le feu, sur une foule qui comptait nombre de femmes et
d'enfants. Au moins trois femmes se trouvent d'ailleurs parmi les
victimes.
Officiellement, les policiers ont agi en légitime défense,
plusieurs dizaines d'entre eux ayant été blessés par les
villageois. Récupération politique oblige, l'opposition a néanmoins
profité de l'occasion pour organiser vendredi une journée de grève
générale, au cours de laquelle de nouvelles violences ont éclaté,
et plus de 1 600 personnes ont été arrêtées. De plus en plus
embarrassé, le gouvernement régional a fini par faire marche
arrière, samedi, en annonçant que le complexe serait finalement
construit sur un autre site, qui reste à déterminer.
Défilé. Compte tenu du mécontentement que suscitent
les ZES aux quatre coins du pays, cette «victoire» paysanne
pourrait rapidement faire tache d'huile. Samedi, des villageois
d'une autre région du Bengale ont d'ailleurs tabassé des
fonctionnaires qui étaient venus mesurer des terrains pour un autre
projet industriel. Et dans l'Etat voisin de l'Orissa, plusieurs
centaines de personnes ont défilé pour protester contre
l'implantation prévue du géant sud-coréen de l'acier, Posco. Un
projet auquel les autorités tiennent tout particulièrement
puisqu'il représente un investissement de plus de douze milliards
de dollars, soit le plus important jamais enregistré dans le
pays.
Mais, contrairement à la Chine, l'Inde est une démocratie, et
les paysans constituent toujours la majorité de l'électorat. A
l'approche d'importantes élections régionales, le gouvernement
fédéral a d'ailleurs préféré suspendre l'attribution de nouvelles
ZES. Quant aux projets déjà validés, qui totalisent près de 35 000
hectares de terrain, un groupe interministériel doit prochainement
rendre un rapport visant à rendre la procédure «plus humaine» pour
les agriculteurs.
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