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Paru dans le JDD Dimanche 06 Janvier 2008

Kenya: "La nuit, ils rôdent avec leur machette"

Par Elsa GUIOL, envoyée spéciale à Nairobi (Kenya)
Le Journal du Dimanche
>> Depuis dimanche dernier et la proclamation de la victoire du président sortant Kibaki à l'élection présidentielle, la violence s'est emparée des rues du Kenya. D'autant que la rivalité politique se double d'un conflit ethnique. PLus de 350 personnes sont mortes. Heureusement, le calme semble revenir alors que les manifestations de l'opposition sont interdites. Ambiance à Nairobi.

Ses gestes sont mécaniques. Elle attrape un bout de tissu, le plie, le repose, en attrape un autre et recommence. Nancy Wendiro semble ne plus rien voir. Elle fait des tas qu'elle pourrait faire et défaire. Un semblant d'ordre au milieu de détritus, de vieux jouets, de matelas pourris ou même de canapés déchirés que d'autres ont tenté de sauver à la dernière minute. Depuis jeudi soir, elle s'est installée avec ses quatre enfants sur une pelouse qui surplombe les toits de tôle de Mathare, le bidonville où elle est née. Ils sont des centaines à avoir fui les violences de ce quartier situé à l'est de Nairobi. Certains ont eu le temps d'attraper quelques affaires. Pas Nancy. Après avoir détruit sa maison, les assaillants ont poursuivi son mari. "Il s'est effondré sous les coups de leur machette. Ils l'ont touché à la tête", murmure-t-elle. Il ne lui reste qu'un petit balluchon, avec un paquet de farine et de sel. Les affaires qu'elle plie sont celles de sa voisine.

"Je n'ai jamais vu ça de ma vie"

Nancy Wendiro, 32 ans, est une Kikuyu, cette tribu fidèle au président Mwai Kibaki, dont la réélection contestée le 27 décembre dernier a engendré de violentes émeutes au Kenya tuant plus de 350 personnes. Depuis vendredi, la situation s'est apaisée. Les partisans de Raila Odinga, l'adversaire malheureux du chef de l'Etat, ont dû renoncer à se rassembler au centre de la capitale après le déploiement impressionnant de la police qui n'a pas hésité à tirer, outre des gaz lacrymogènes, des balles réelles.

"Je n'ai jamais vu ça de ma vie", affirme Nancy, dont le mari a pu être transporté à temps à l'hôpital pour être sauvé. Les violences ont principalement opposé les Kikuyus aux Luos, l'ethnie du candidat Odinga. "Tout est de la faute des Luos", chuchote à son tour Christopher, installé un peu plus loin sur la même pelouse, tremblant de peur à l'idée d'être entendu. "Ils criaient dans la rue, jetaient des pierres. Ils avaient des bâtons et des machettes. Ils ont menacé tous les Kikuyus, nous donnant deux heures pour déguerpir." Il a fallu dix minutes au jeune homme pour s'enfuir.

Dans les rues de Mathare, Kikuyus et Luos se côtoient pourtant depuis des années. "Je connais ceux qui nous ont attaqués, poursuit Christopher. J'étais à l'école avec eux." Tous s'accusent mutuellement des pires atrocités. Devant son salon de coiffure, Le Titanic Basic, Joseph rêve, lui, d'une vie tranquille. "Je suis kikuyu, et je coupe les cheveux de tout le monde." Autour de lui, des Luos, mais aussi des Luhyas, une autre ethnie. Tous acquiescent. "Ça pourrait marcher", rêve-t-il. Avant d'ajouter, en tournant la tête vers la gauche: "Pas si sûr." A seulement dix mètres, un autre groupe observe de loin. Parmi eux, des Luos, des Luhyas, mais pas un seul Kikuyu. "Nous voulons aussi la paix, assurent-ils. Mais les Kikuyus ont tout. L'argent, les commerces et le meilleur pain du Kenya. On ne fait que se défendre. Si l'un d'entre eux nous attaque, on lui coupe la gorge", soutient l'un d'eux en appuyant son propos d'un geste rapide sous la carotide. Dialogue de sourds. Le paisible Joseph a préféré s'éclipser au fond de son salon de coiffure.

Mary, 30 ans, voudrait, elle aussi, disparaître le plus vite possible. Elle, est Luo. Devant la porte de sa maison, elle regarde les hommes de sa famille remplir un camion de tous ses meubles. "Mes enfants ne vont plus à l'école. Je ne dors plus. Car la nuit, ils rodent avec leurs machettes. Ils veulent se venger." Ils, ce sont les Mungikis, une secte sanguinaire formée de Kikuyu. Des hommes dont le simple nom fait trembler tous les habitants. Des fantômes qui restent cachés le jour, mais hantent la nuit les rues du quartier avec leurs machettes. Mary est si affolée que, pour quitter le bidonville, elle préfère louer les services de la police pour l'escorter, moyennant 2 000 shillings (près de 23 euros). Elle n'est pas la seule. Un peu partout, des camions ou des charrettes chargées de canapés, d'armoires, de matelas. Des familles qui, comme elle, préfèrent la fuite.

Hopkins regarde ainsi son quartier se vider. Le ventre rond, le visage bien rempli et le portable vissé à l'oreille, c'est l'un des chefs du bidonville. Un de ces leaders qui règnent sur quelques rues à peine. Vendredi, il a pourtant participé à une réunion. Des représentants des deux communautés rassemblés pour tenter une conciliation, sous l'égide d'un médiateur neutre, un membre de l'ethnie Luhya. "Nous sommes tous d'accord pour mettre fin à ce bain de sang", assure Hopkins. Après la réunion, les chefs sont allés voir les habitants. "Nous tentons de les convaincre de rester en place." Le chef de quartier n'est pas dupe. Le calme est très précaire. Vendredi matin, encore, des affrontements ont eu lieu.

Les prix flambent

D'une rue à l'autre, l'ambiance change. Dans l'une, des rangées d'échoppes qui ont rouvert leur porte, des habitants qui circulent tranquillement. Puis d'un coup, plus rien, des ruelles désertes. Des petits immeubles aux façades très endommagées, entièrement vides. Un peu plus loin, c'est un ensemble entier de maisons qui a été dévasté par les flammes. A l'entrée de la plupart des territoires - les frontières sont invisibles aux yeux d'un étranger -, des groupes d'hommes assurent la sécurité de leur zone. Ils restent là toute la journée, toute la nuit aussi. Pour guetter la moindre attaque. Et mettre en déroute voleurs et pillards, qui rodent autour des maisons abandonnées. Certains cherchent juste de quoi manger. "Les gens n'ont plus rien à se mettre sous la dent, confirme Hopkins. Ils n'ont pas de travail et les prix ont flambé." Un seul oeuf vaut dix shillings, contre cinq la semaine dernière. Le prix de la farine a aussi augmenté. "Où est la Croix-Rouge ? s'énerve un jeune homme. On ne les a pas vus. Toute l'aide est concentrée dans l'ouest du pays." Des distributions organisées dans d'autres quartiers ont même parfois tourné au pillage, contraignant la Croix-Rouge à rebrousser chemin.

Les Nations unies estiment à 250 000 le nombre de personnes déplacées par les affrontements.

Et malgré le retour au calme, la solution politique ne semble guère en vue. L'offre hier du président Kibaki de former un gouvernement d'union nationale a immédiatement été rejetée par l'opposition. Son leader Raila Odinga continue de réclamer la démission de son rival, comme préalable à tout arrangement négocié dans un cadre international. Un bras de fer intenable. Dans son camp de fortune, à la tombée de la nuit et du froid, Christopher ne veut même pas entendre parler de ça : "Kibaki, Odinga, tous les mêmes. On veut juste une meilleure vie." Lui, il n'a même pas voté.

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