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Le président Mwai Kibaki appartient au groupe des Kikuyu, le plus important numériquement du pays (20 % de la population), influent depuis la période coloniale, fort d'entrepreneurs prospères qui finiraient presque par faire oublier que ses rangs comptent aussi des hordes de miséreux. En face, l'opposition est menée par Raila Odinga, un Luo de l'ouest du pays. Depuis l'indépendance, les Luo attendent impatiemment le jour où l'un des leurs deviendra président, offrant aux siens la promesse d'accéder, accrochés à une gigantesque cordée, à la corne d'abondance du pouvoir. Pour l'anecdote, le père de Barack Obama, le candidat démocrate américain, est un Luo.
Autour gravitent de nombreuses autres ethnies, dont les leaders jouent, depuis quatre décennies, un jeu complexe d'alliances et de trahisons au gré de leurs fortunes personnelles, maquillées sans vergogne en confrontations ethniques. Et la manipulation fonctionne, comme l'ont analysé les auteurs, David Throup et Charles Hornsby, d'un livre de référence sur la politique kényane (Multi-Party Politics in Kenya) : "Depuis le début du multipartisme au Kenya, l'appartenance ethnique s'est révélée nettement plus importante que les idéologies pour déterminer les loyautés politiques."
Le bidonville de Mathare, à l'est de Nairobi, constitue une illustration tragique de cette remarque. Jeudi 3 janvier, il a des airs de champ de bataille. La nourriture manque, la peur est partout. Des hommes circulent, armés de machettes et de rungus (casse-tête), tous partisans de l'opposition. Devant eux s'étend un champ de tôles noircies et entremêlées, le reste d'un quartier habité majoritairement par des Kikuyu. "Il a fallu brûler tout ce quartier que vous voyez, c'était le repère des Kikuyu", explique tranquillement Collins.
"KIBAKI VEUT DU SANG"
Des rafales d'armes automatiques se font entendre du côté du quartier voisin d'Huruma. "Les Kikuyu nous attaquent. Il faut bien qu'on se défende", crie un homme, bonnet enfoncé jusqu'à des yeux rougis par le bangi (marijuana). Geoffrey Ndjeka, épais gourdin en main, l'interrompt : "Quand ils tombent sur un Luo, ils lui coupent la tête. Si Raila ne devient pas président pour arrêter tout ça, le chaos va vraiment commencer. Kibaki veut du sang ? Il va en avoir !"
Un peu plus loin, Dick Odhiambo Seya, sinistre, promet encore des morts : "Vous partez déjà ? Descendez plutôt vers la rivière, il y a deux morts. Sinon, revenez bientôt, vous verrez, nous allons faire toutes sortes de choses merveilleuses." Il devient difficile, désormais, de distinguer les simples citoyens des membres des gangs à composition ethnique, qui se livrent depuis longtemps des batailles rangées pour le contrôle des bidonvilles, où ils prélèvent des taxes éhontées sur les toilettes, les robinets collectifs et les transports en commun.
Au sein des Kikuyu, majoritairement chrétiens comme les autres Kényans, est né dans les années 1990 un culte, les Mungiki, qui vénèrent un dieu ancestral. A l'origine concentrés sur le retour à leurs racines pré-coloniales, les Mungiki versent aussi dans le banditisme. Ils manient la machette dans des groupes de miliciens engagés discrètement par des responsables politiques.
Comme l'innocence et la neutralité, à Mathare, ne sont pas des concepts opératoires, l'éclosion des troubles a entraîné un séisme ethnique. Puisque la guerre avec les Mungiki est déclarée, la chasse aux Kikuyu est ouverte pour les miliciens des ethnies rivales. Les rares commerces qui leur appartenaient ont été pillés et incendiés. Les derniers Kikuyu du quartier sont en train de fuir, des ballots sur la tête. Ailleurs, dans d'autres quartiers, c'est l'inverse exactement qui se produit et chaque communauté commence à ouvrir des "camps de déplacés".