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Alors que des Kikuyu, depuis plusieurs semaines, sont chassés et assassinés dans plusieurs parties de la vallée du Rift, victimes d'une campagne de terreur dont le but semble être d'opérer une épuration ethnique, à Naivasha, des membres de cette communauté sont cette fois les agresseurs. Dimanche, dix personnes qui tentaient d'échapper à des attaquants kikuyu ont été brûlées vives dans un pâté de maisons. A des barrages établis le long de l'autoroute principale du pays, d'autres Luo ont été lynchés à mort, tandis que des assaillants s'abattaient sur leurs maisons.
Lundi 29 janvier, des Luo qui ont pu s'échapper du quartier populaire de Karagita, à Naivasha, se terrent sur le terrain d'un poste de police, espérant que la poignée d'hommes en armes qui s'y trouve les protégera de la foule hostile qui grossit en face d'eux. Entre les Luo, rejoints par des petits groupes d'autres communautés (le Kenya compte 42 ethnies), et la foule kikuyu, il n'y a qu'une dizaine de mètres, et toutes les promesses d'un désastre si la fragile protection policière des familles cernées venait à céder.
Des jeunes affûtent leurs machettes sur le goudron de la route les séparant de leurs anciens voisins, dans des crissements qui travaillent un peu plus les nerfs. Des hommes, des femmes, se sont munis de bâtons ou de pierres. Que se passerait-il si le détachement de policiers ne leur tenait pas tête, bloquant le passage et tirant en l'air lorsqu'ils sont sur le point de passer la ligne et se ruer sur les familles ?
En face se mélangent des habitants du quartier, poussés aujourd'hui à la violence par le vent de folie qui secoue le pays, et des groupes organisés, très violents, manifestement encadrés par des leaders qui les chauffent à blanc. Des hommes clament haut et fort qu'ils vont aller "circoncire" les Luo. Le groupe de l'ouest du pays est l'un des rares, au Kenya, à ne pas avoir recours à la circoncision au moment des initiations, sources habituelles d'innombrables plaisanteries et sarcasmes. Mais dans la foule, certains expriment un autre type de préoccupation : "Il faut envoyer les Luo chez eux, à Kisumu (extrême-ouest du pays). Ensuite nous allons prendre leurs emplois", expliquent des hommes. C'est là l'un des ressorts profonds de la crise que traverse le Kenya.
Autour du lac de Naivasha, les conditions climatiques idéales ont permis le développement d'une industrie de production de fleurs. Dans le lointain se devinent les alignements de serres dans lesquelles sont produites les fleurs qui sont, avec le thé, la principale source de recettes à l'exportation du Kenya (49 milliards de shillings, environ 500 millions d'euros, en 2006). Sous les immenses tunnels de plastique, des dizaines de milliers de personnes travaillent durement pour des salaires mensuels allant de 50 à 100 euros. Mais les conditions de vie des pauvres, au Kenya, sont telles que les candidats à l'exploitation se bousculent.
Pour que commencent les affrontements entre communautés, il a fallu l'affolement de la violence déclenchée par les fraudes électorales. Elle n'aurait cependant jamais pu avoir lieu si le pays n'était traversé par des problèmes profonds depuis des décennies. L'un d'entre eux, crucial, est d'ordre social. La nette embellie économique dont bénéficiait le Kenya avant les élections (la croissance a atteint 6,5 % en 2007) n'a rien changé aux inégalités dont souffre sa population. Le Kenya compte parmi le groupe des dix pays de la planète où les disparités sociales sont les plus graves, le revenu des plus riches étant égal à 56 fois le revenu des plus pauvres, selon un rapport des Nations unies de 2004.
A Nairobi, dans les bidonvilles, ou dans les campagnes où les conflits fonciers empoisonnent les relations entre communautés depuis l'indépendance, cela se traduit par des conditions de vie terribles et des tensions régulières. Comme vient de le rappeler durement un éditorial du grand quotidien kenyan, le Daily Nation : "Le Kenya pratique une forme brutale, inhumaine, de capitalisme qui encourage une compétition féroce pour la survie, les richesses et le pouvoir. Ceux qui ne peuvent pas entrer dans la compétition sont réduits à vivre comme des animaux dans les bidonvilles." D'autres problèmes de fond, jamais traités, ont également préparé le terrain pour les violences, à commencer par les litiges fonciers. Le patronage politique a permis à des groupes de plusieurs régions d'accéder, depuis l'indépendance, à des terres dans des conditions préférentielles, excitant depuis quatre décennies parmi leurs voisins un ressentiment qui n'a fait que grandir en raison de l'accroissement de la population.
La colère post-électorale est à présent en train de servir de révélateur à cette crise profonde. Mais elle s'est aussi refermée comme un piège sur de nombreux habitants du pays en les rejetant brutalement dans leur appartenance ethnique. Mardi matin, les Luo terrorisés de Naivasha attendaient toujours leur évacuation. A deux pas de leur campement improvisé, le portail d'un hôtel de luxe, le Naivasha Country Club, leur restait fermé. Comme d'ordinaire.
27 DÉCEMBRE 2007 :
l'élection présidentielle oppose le président sortant, Mwai Kibaki, à Raila Odinga.30 DÉCEMBRE :
la commission électorale annonce la réélection de Mwai Kibaki. L'opposition conteste les résultats. Premières émeutes à Nairobi.31 DÉCEMBRE :
le bilan des violences dépasse la centaine de morts.10 JANVIER 2008 :
échec d'une médiation africaine.18 JANVIER :
nouveaux morts après une manifestation de l'opposition.25 JANVIER :
les violences gagnent la vallée du Rift et deviennent interethniques.