L'irruption des violences au Kenya menace un modèle de développement qui s'essouffle
LE MONDE | 03.01.08 | 15h38  •  Mis à jour le 03.01.08 | 15h57
NAIROBI CORRESPONDANT

a manifestation était interdite, mais le candidat de l'opposition kényane, Raila Odinga, a maintenu jusqu'à la dernière minute la convocation de la "marche d'un million d'hommes" destinée à protester, jeudi 3 janvier à Nairobi, contre les résultats contestés de l'élection présidentielle de décembre, remportée par le président sortant, Mwai Kibaki. Après des échauffourées dans la capitale, jeudi matin, l'opposition a finalement reporté sa manifestation au mardi 8 janvier.

Le gouvernement voulait calmer les tensions pour restaurer le calme. Le Kenya, en raison des violences, n'a pas travaillé depuis le 24 décembre 2007. Des marchés et des magasins dans les quartiers les plus pauvres ont été pillés et incendiés depuis l'annonce des résultats de l'élection présidentielle, le 30 décembre.

Dans l'ouest du pays, la situation est encore plus grave. De nombreux déplacés (près de 100 000 au total) n'ont tout simplement pas les moyens de se nourrir. Subitement, le pays réputé le plus stable et le plus prospère d'Afrique orientale, la locomotive économique régionale, présente des symptômes inattendus de pays en crise profonde. Le vice-président kényan, Moody Awori, a estimé, mercredi soir sur une télévision kényane, que les troubles coûtaient au pays 31 millions de dollars (près de 20 millions d'euros) par jour.

La crainte de voir la manifestation de l'opposition dégénérer jeudi a renforcé les craintes de voir l'économie d'un pays qui avait enregistré 6,1 % de croissance en 2006, sans doute plus en 2007 (estimation à 6,7 %), être frappée de plein fouet.

La dernière fois que les Kényans se sont demandé si l'économie de leur pays allait être emportée par des troubles électoraux remonte à... 1997. Mais il y a dix ans, les élections étaient encore l'occasion pour l'ex-président, Daniel Arap Moï, autocrate vieillissant, d'organiser, avec les moyens de l'Etat, des troubles faussement ethniques pour se maintenir au pouvoir. Il y était encore parvenu, entraînant le pays dans la récession, avant que son parti ne soit chassé pacifiquement du pouvoir en 2002 lors d'une "transition modèle".

Après quoi, le Kenya a prospéré rapidement au cours des cinq années suivantes, notamment en raison du dynamisme de son secteur privé. Voilà un pays d'Afrique qui n'a, en matière de ressources minières, ni pétrole ni diamants, dont le sous-sol ne produit, au total, qu'un peu de soude et une poignée de rubis de qualité très moyenne. Mais qui, grâce à ses exportations de thé, de fleurs, au développement du tourisme et à un secteur de services particulièrement dynamique, s'est offert une importante embellie économique le temps d'un mandat. En témoigne un essor du secteur de l'immobilier sans précédent. Nairobi est constamment en chantier, au point que des observateurs commencent à suspecter l'injection d'argent sale dans ce secteur.

FORTES INÉGALITÉS SOCLALES

Cet élan sera-t-il remis en cause par des troubles qui menacent, déjà, le secteur du tourisme, jusqu'ici en nette progression ? Le dynamisme général du secteur privé a mis en lumière l'inertie de l'Etat. Alors que le Kenya est pénalisé par le délabrement de ses infrastructures, aucun projet d'envergure n'a été mis en place pendant le mandat du président Mwai Kibaki pour améliorer les communications. Une seule route conduit du port de Mombasa, sur la côte, aux pays enclavés de la région (Ouganda, Soudan sud, etc.) dont elle représente la "ligne de vie". Elle est en travaux depuis plus de dix ans.

Considéré comme un pôle de stabilité depuis son indépendance (1963), le Kenya a attiré environ 200 sièges régionaux de multinationales. Mais le modèle s'essouffle. Certains secteurs sont encore en pleine croissance, comme les banques, dont les bénéfices sont passés de 6 milliards de shillings en 2002 à 37 milliards (378 millions d'euros) en 2007. Déjà, l'horticulture, troisième source de recettes à l'exportation après le thé noir et le tourisme, et qui fournit 32 % des fleurs coupées du marché européen, a enregistré son premier recul (- 15 %), en raison des effets conjugués des mauvaises routes, de pluies insuffisantes et de l'émergence de concurrents chez les pays voisins, notamment en Ethiopie.

Enfin, le pays des safaris est aussi celui des inégalités. L'écart entre les revenus des plus riches et des plus pauvres compte parmi les plus grands de la planète. Alors que l'agriculture représente environ 20 % du PIB, elle occupe 75 % de la population, alors que les problèmes fonciers, très politisés, menacent la plupart des régions agricoles. Pendant le premier mandat de M. Kibaki, le pays s'est indiscutablement enrichi, mais ses bénéfices sont restés confinés à l'élite et à la classe moyenne. L'inflation, qui a dépassé les 20 % certains mois de 2006, pénalise les plus pauvres dont les revenus n'ont pas suivi la progression de l'économie.


Jean-Philippe Rémy

Une destination touristique en suspens

Les violences qui secouent le Kenya ont poussé de nombreux pays à déconseiller à leurs ressortissants de s'y rendre et à émettre des conseils d'"extrême prudence" à ceux qui y séjournent .

Le Foreign Office a recommandé d'éviter les voyages "non indispensables" dans les zones actuellement sous tension.

En France, le Quai d'Orsay invite aussi à reporter tout voyage, "sauf raisons professionnelles impératives". Et l'association des tour-opérateurs français (le CETO), qui regroupe 70 voyagistes, a décidé de "suspendre tous les départs vers le Kenya". Une décision qui devrait, selon René-Marc Chikli, président du CETO, être maintenue plusieurs semaines durant. Les clients concernés peuvent demander à leur voyagiste "un report sans frais" sur cette destination ou sur une autre.

Le tourisme représente près de 14 % du PIB du Kenya et a généré, en 2007, 562 millions d'euros de recettes.



Article paru dans l'édition du 04.01.08