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Soulèvement majeur au Kirghizistan en mars 2005



Quasiment inconnu aux yeux contemporains, car inexistant sur la scène de l’information dominante, le Kirghizistan [1] est un petit Etat montagneux d’Asie centrale enclavé entre le Kazakhstan, la Chine, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan. Après le passage de la vague de révolte ayant ébranlé cette zone du monde au tournant des années 1990, la République socialiste soviétique de Kirghizie devient indépendante en 1991, avec un certain Askar Akaïev à sa tête. D’abord réputé pour être l’un des dirigeants les plus « démocratiques » de la région, il est progressivement taxé de népotisme. Au cours de ses 15 années à la tête de l’Etat, il a promu plusieurs membres de sa famille à ses côtés afin de s’assurer une totale liberté de mouvement et mis la plupart des informateurs du pays sous ses ordres. Il n’a eu jusqu’ici aucun mal à se faire systématiquement reconduire à son poste et, depuis 2003, il s’est aménagé une immunité à vie.

Seule tache à son parcours de gouvernant modèle : en mars 2002, ses flics répriment lourdement une manifestation pour la libération d’un opposant arbitrairement emprisonné, faisant 5 morts et des dizaines de blessés dans le district d’Aksy, au sud. Le premier ministre Bakiev sert finalement de fusible, mais malgré sa démission, sous la pression populaire, Akaïev est obligé de promettre de ne pas se représenter à la fin de son mandat.

Outre cet épisode, les événements récents dans certains Etats de l’ancien bloc soviétique ont de quoi faire redouter au chef de l’Etat une transition dans les formes qui signifierait sa révocation. Quelques mois auparavant en Ukraine, ce qui a été nommé « révolution orange » par l’information dominante – qui n’a rien à voir avec une quelconque révolution puisqu’il ne s’est agi que d’une succession de manifestations pacifiques contre le résultat de l’élection présidentielle jugée frauduleuse – a entraîné finalement, à l’issue d’un troisième tour, la victoire du candidat d’opposition contre l’ancien premier ministre. Fin 2003, c’est en Georgie qu’une passation de pouvoir du même type a eu lieu. La crainte d’Akaïev est d’autant plus vive que depuis l’installation d’une base militaire américaine sur le territoire kirghize en 2001, une forme d’opposition conséquente est apparue, les Etats-Unis accélérant alors financièrement le développement des ONG occidentales, semble-t-il déjà massivement implantées dans le pays depuis les années 1990, et dont l’un des objectifs affichés est de former des opposants et de leur fournir des moyens de communication « indépendants ».


Ainsi, pour la première fois depuis 1991, l’ancien membre du soviet suprême voit sa candidature aux présidentielles d’octobre 2005 compromise si le résultat des élections législatives, dont le premier tour est prévu fin février 2005, ne lui est pas favorable. Un parlement à sa botte lui permettrait de modifier la constitution qui lui interdit de se présenter une troisième fois, assurant ainsi sa réélection et la conservation de son immunité. Il prépare donc le terrain comme il a appris à le faire, à l’ancienne : exclusion arbitraire de plusieurs candidats d’opposition, notamment dans les districts où des membres de sa famille font campagne, coupure d’électricité chez le principal éditeur de journaux indépendants, coupure de l’unique radio indépendante du pays. En cette fin de mois, des manifestations de protestation ont lieu dans la majorité des oblast [2] de l’Etat.



Frondes en province



Début mars, après le premier tour du 27 février douteusement favorable au régime, les manifestations organisées par des militants de l’opposition débouchent sur des occupations de bâtiments étatiques. Elles sont localisées au sud et à l’ouest, régions les plus démunies, où des groupes de soutien à certains candidats se sont formés. Seuls trois documents relatent ce qui se passe à ce moment-là et leurs versions des faits divergent quelque peu. A Jalal-Abad [3] le 4 mars, où selon les dires de l’opposition 10 000 personnes se rassembleraient au centre-ville, 1 000 à 3 000 protestataires parviennent à s’emparer du siège de l’administration locale suite à l’élimination du candidat d’opposition ; ils réclament la démission du gouverneur de l’oblast, du maire de la ville et d’Akaïev, ainsi que l’anticipation des présidentielles – l’ancien  premier ministre Bakiev [4], candidat désigné de l’opposition pour les présidentielles, s’essaie déjà à tirer profit des protestations naissantes, en leur rendant une visite apparemment tolérée. Dans l’oblast d’Och, ils seraient 300 à tenir un bâtiment officiel. Au nord, 1 500 manifestants bloquent la route reliant la capitale Bichkek à la Chine, principal lieu de passage de la marchandise dans le pays, au niveau d’un village – nommé Karachiy dans l’un des articles recueillis, Kochkor dans un autre –, contre l’exclusion d’un candidat communiste. Le barrage est levé au bout de plusieurs jours, libérant quelque 800 véhicules immobilisés. Il est probable alors, comme cela transparaît dans certains articles, qu’il y ait des actions du même type dans d’autres localités.

Après plusieurs jours d’occupations, et à la suite du second tour victorieux pour le clan d’Akaïev le 13 mars, les flics parviennent à déloger les importuns le samedi 19, à l’issue d’affrontements faisant une dizaine de blessés, dont 3 flics. 200 occupants sont arrêtés à Och et 20 à Jalal-Abad. Entre temps, d’autres ont repris une pratique similaire, multipliant les occupations de bâtiments gouvernementaux dans le Sud et l’Ouest du pays. A Toktogul, dans l’oblast de Jalal-Abad, un gouverneur local et un procureur sont capturés : on les accuse d’être de mèche avec le pouvoir central.
 
Le dimanche 20, à Talas, au nord-ouest, on assaille le bureau du gouverneur, tandis qu’à Jalal-Abad, plus au sud, 10 000 à 20 000 manifestants se retrouvent devant le siège de l’administration locale. Ils réclament la démission d’Akaïev, ainsi que la libération des occupants arrêtés la veille. Mais pas question cette fois de rassemblement pacifique ; la colère gronde sur la place et ne sera pas contenue longtemps. L’assaut est donné sur le commissariat ; environ 2 000 « jeunes » armés de bâtons et de cocktails molotov, se servant d’un bus comme bélier, libèrent une trentaine [5] de prisonniers, prennent des armes et brisent toutes les vitres des bâtiments, avant d’y mettre le feu avec les flics à l’intérieur. Impuissants, ces derniers se réfugient sur le toit et tirent en l’air. Ceux qui s’opposent aux révoltés dans la rue ne sont pas plus fringants. Complètement débordés, ils se font tabasser et prennent finalement la fuite ; quatre d’entre eux sont battus à mort. Les manifestants acharnés se réapproprient le bureau du gouverneur perdu la veille, accrochant aux fenêtres des banderoles contre le chef de l’Etat. Ils envahissent aussi celui du maire et incendient d’autres édifices gouvernementaux, caillassant au passage des gestionnaires en fuite. Quelques véhicules sont brûlés, alors qu’à l’aéroport, des camions de graviers sont vidés sur les pistes et des pneus sont allumés pour empêcher l’atterrissage d’éventuels renforts policiers. Jalal-Abad a changé de mains ; les protestataires ont viré les dirigeants locaux et leur bras armé, ouvrant ainsi une sérieuse brèche dans l’apparente toute-puissance du régime en place. Au cours de cette journée, il y a entre 21 et des centaines de blessés, selon les sources, dont 14 flics, et de 10 à 16 morts dont les 4 flics. A Och, deuxième ville du pays, les troupes policières sont là aussi battues par les manifestants et forcées de fuir quand la foule s’engouffre dans le bâtiment du gouvernement régional. Suivant certaines sources, les flics se retireraient d’eux-mêmes. Le lendemain matin, entre 1 000 et 2 000 « jeunes » eux-aussi munis de bâtons et de cocktails molotov se regroupent, scandant « Akaïev dehors ! » et déchirant des livres signés de son nom. Quelques affrontements ont lieu, le commissariat et des postes de police sont pris par la foule sans qu’elle rencontre beaucoup de résistance. Les vitres du siège du tribunal et du commissariat municipal sont brisées, comme pour marquer la conquête de ces édifices. L’aéroport est sous contrôle et les flics en civil qui essaient de fuir la ville sont menacés. Dans la soirée, les vainqueurs se rassemblent dans un parc où ils brûlent le portrait présidentiel. Voilà Och à première vue débarrassée elle aussi de ses gestionnaires et de leur police. Mais déjà, parallèlement aux premiers signes de liesse, quelques candidats au pouvoir et leurs partisans organisent des « patrouilles », avec l’aide de flics restés sur place, pour « maintenir l’ordre » et éviter d’éventuels débordements. Pour ces arrivistes, la colère des pauvres, utile pour renverser les suppôts d’Akaïev, n’est déjà plus supportable, il s’agit de ne pas les laisser prendre conscience de leur puissance et de faire passer ce changement de mains pour une victoire : « “Power in Osh has been taken over by people !” senior opposition figure Anvar Artykov told the protesters. “I congratulate you on our victory and urge you to maintain order” ». Cela dit la maîtrise de l’opposition sur le déroulement des événements reste relative ; comme le signale ce commentaire de l’agence russe Novosti du 24 mars, qui reconnaîtra à sa manière alambiquée qu’en effet le soulèvement en marche a échappé, par certains de ses aspects, au schéma classique de ces changements de régime au profit d’opposants intérieurs adoubés par les commentateurs étrangers : « C’est le lumpen-révolutionnaire classique qui est descendu dans la rue où il fait usage de méthodes ignorées à Belgrade et à Tbilissi. C’est davantage Moscou de 1993 (affrontement parlement-président) mais dans une forme extrême exagérée. Réveiller ce genre de passions n’est pas sorcier. Il est bien plus difficile de les maîtriser et de les engager dans un “cours politique”. Cependant, les initiateurs de l’émeute n’ont pas fait montre de qualités de meneurs ni proposé de stratégie alternative. Qui plus est, ils ne sont pas capables de contenir leurs “insurgés”. Au lieu d’arracher des libertés civiles au pouvoir, la foule rendue furieuse par les vexations et les promesses non tenues arrache des repris de justice des prisons. Les  rebelles ont effectivement adressé un ultimatum. Pas au président, mais à la société civile. » Cette représentation de l’événement, particulière aux médias russes dans leur ensemble farouchement hostiles à l’opposition, est peut-être celle qui rend le mieux compte de l’espèce d’alliance de circonstance qui s’établit alors entre les opposants officiels, leurs militants, et la masse des pauvres entrés dans la bataille.

Toutefois, à Och comme à Jalal-Abad, des gouvernements locaux sont très vite mis en place par les opposants qui semblent obtenir après négociation les services des flics. Il est difficile de mesurer à quel point les forces policières collaborent avec les adversaires du régime, si elles se plient entièrement à leurs nouveaux chefs comme l’affirment des « proches de l’opposition ». D’après l’un d’entre eux : « Au sud du pays, les policiers ont refusé de tirer sur les opposants et ils prêtent serment à l’opposition. » ; pour un autre : « Il n’y a maintenant plus de risque de violence, car la police se rallie à l’opposition ».


Le mardi 22, à Pulgon, au sud-ouest du pays, le bâtiment de l’administration locale est pris par 300 à 600 protestataires. Cette fois, les flics ont abandonné leur poste et se sont directement joints à eux – sans qu’on sache si c’est le fruit d’une négociation préalable avec des militants d’opposition ou bien s’il s’agit d’un ralliement spontané. A Kadamjay également, un bâtiment administratif serait envahi dans la soirée. Sur la base des articles à disposition, peu clairs à ce propos, il est possible qu’il s’agisse en fait de l’événement localisé à Pulgon, ville du district  de Kadamjay.

La moitié ouest de l’Etat semble être à ce moment-là aux mains des groupes de l’opposition, bien qu’on puisse penser qu’elle est pour une part irriguée par une protestation populaire qu’ils ne contrôlent qu’en partie. Cependant, Akaïev refuse toujours de démissionner tout en promettant de ne pas résoudre par la « force » ce qu’il réduit à une « crise ». Il se dit ainsi prêt à entamer des négociations – initiative qui lui aurait été soufflée par des officiels russes lors d’une visite à Moscou le 20 – quand d’autre part, au cours de différentes déclarations, lui et ses acolytes qualifient les événements de la veille de « tentative de coup d’état », « dirigés et financés par l’étranger ». Thèse en partie démentie par les dires d’un « spécialiste » de l’Université américaine de Bichkek : « La plupart des manifestations dans le sud ne sont pas organisées par les partis politiques, mais par des groupes de soutien à tel ou tel candidat battu. Leurs motivations de fond sont “avant tout régionales”, même s'ils militent maintenant pour la démission de M. Akaïev. » Les habituels propriétaires de la parole publique s’emploient à perturber ce qui est en cours, jusqu’à user des plus grossières calomnies, ici par la bouche d’un porte-parole du gouvernement : « La “troisième force”, des éléments criminels liés au trafic de drogue, contrôlent totalement la situation à Osh et Jalal-Abad et se battent pour prendre le pouvoir (…) L’opposition ne contrôle plus la situation ». Au milieu des versions les plus diverses et des considérations les plus intéressées, des traces de vérité semblent par moments apparaître.


Les frondes contre le camp d’Akaïev n’ont pas encore atteint Bichkek. Toujours sous contrôle, les télévisions y diffusent ce qui arrange le maître. Dans les rues de la ville, une manifestation de 10 000 étudiants d’universités d’États et autres fonctionnaires – avouant eux-mêmes avoir été payés ou fortement encouragés à y participer – simule un semblant de soutien populaire. La capitale est pour l’instant protégée par les chaînes de montagnes qui traversent le pays d’est en ouest, dont le régime a fait fermer les cols sous prétexte de risques d’avalanches. Mais des convois de bus partant du Sud sont déjà en route pour Bichkek, où un grand rassemblement d’opposition est prévu devant le bâtiment présidentiel.

Alors le lendemain mercredi 23, Akaïev, qui commence à flipper, nomme un nouveau ministre de l’intérieur chargé de rétablir l’ordre dans le pays et surtout d’éviter la propagation des protestations jusqu’à la capitale. Les déclarations de ce dernier se font plus menaçantes : « La loi nous donne tous les droits d'agir, y compris par l'usage de la force physique, de moyens spéciaux et d'armes à feu ». Mais c’est une menace qui cache mal la panique, car déjà le danger se rapproche significativement. Ce jour-là, il y a des affrontements lorsque les flics dispersent des centaines de manifestants à Bichkek ; 20 à 30 personnes sont arrêtées.



Emballement à Bichkek



Le jeudi 24, un cortège de quelques milliers de manifestants part des périphéries de Bichkek en direction de sa place centrale, il est acclamé et rejoint petit à petit par des habitants, puis par un autre cortège, pour atteindre enfin 10 000 à 20 000 participants aux abords du siège présidentiel. Des « forces gouvernementales » – milice de fonctionnaires se distinguant par un ruban bleu autour du bras, et composée en majorité d’employés d’entreprises étatiques réquisitionnés pour l’occasion – sont chargées de « l’escorter » : les esprits s’échauffent quand ces dernières tentent de disperser la foule aux abords de la place centrale. Les manifestants armés de bâtons et de pierres ripostent contre ces flics de fortune qui ne font pas le poids et se font corriger, prennent la fuite ou se rallient finalement à la masse des protestataires. La foule gronde et scande « Akaïev dehors ! » tout en se rapprochant dangereusement de la « maison blanche » kirghize, pendant que les flics sont malmenés ailleurs dans la ville. Aux alentours de la place, certains à cheval sont mis à terre et tabassés. En dernier rempart, les forces anti-émeutes se déploient tout autour de la bâtisse, tentant d’en protéger l’accès. Des « leaders » opposants essaient de calmer les ardeurs de la foule du haut de la plate-forme située devant le bâtiment convoité, mais plus personne ne les écoute. Le face-à-face se resserre : les dalles de cette plate-forme en marbre, utilisée habituellement comme estrade pour les discours, sont arrachées et brisées, leurs débris servent de munitions. Les défenseurs de l’ordre matraquent à tout va, mais semblent mal équipés pour la circonstance, c’est-à-dire sans armes à feu. Dans une dernière tentative, ils chargent la foule, la faisant reculer dans un premier temps. Puis un nouvel élan collectif fait céder les cordons policiers. Des centaines de manifestants défoncent les portes du siège présidentiel et s’y engouffrent. Akaïev et ses ministres ont pris la fuite – ils auraient réussi à s’échapper discrètement une demi-heure avant –, alors que d’autres bâtiments administratifs comme celui de la télévision nationale sont, eux aussi, assiégés. Chaque recoin de l’antre présidentiel est investi. On saccage les bureaux, les archives, on boit le champagne, on jette des meubles, des ordinateurs, des climatiseurs et des portraits d’Akaïev par les fenêtres, sous les acclamations de ceux qui sont restés sur la place. Certains sortent du palais les bras chargés d’ordinateurs, de vases, de téléphones, de livres. Deux ministres, celui de la défense et celui de la sécurité intérieure, pris de court et retranchés dans leurs bureaux, sont capturés et forcés à démissionner par écrit. Le bureau du président est également saccagé, alors que quelques insurgés s’assoient dans son fauteuil à tour de rôle. Pendant ce temps, des « leaders de l’opposition » appellent au calme, déplorant le pillage des lieux qu’ils considèrent déjà comme les leurs. Un ex-chef de la police et opposant à Akaïev, Felix Kulov [6], est libéré de prison le jour même et reprend la direction des forces de l’ordre, alors que Bakiev redevient premier ministre par intérim. Malgré la condamnation unanime du pillage et du saccage par les nouveaux dirigeants, des groupes décrits comme principalement composés de « young men » poursuivent les festivités dans la nuit. Ils pillent des centres commerciaux, dont ceux appartenant à l’ancien président qui sont aussi incendiés, des supermarchés, des restaurants, des bâtiments administratifs. Les magasins sont vidés de leurs marchandises, certaines sont brûlées dans les rues quasi vides de flics. A l’issue de cette journée environ 150 manifestants et 31 flics sont blessés et 3 à 4 morts sont recensés. Seul un article de Clarín daté du 26 mars donne le chiffre de 15 morts, d’après « una versión de los servicios secretos ».

Pendant la nuit qui suit, du vendredi 25 au samedi 26, les pillages continuent en dépit du couvre-feu instauré par le nouveau pouvoir. Des centaines de « jeunes » parcourent les rues armés de bâtons et caillassent des voitures, se jouant des « patrouilles » organisées, composées de flics et de « volontaires »  – dont le nombre semble avoir sérieusement augmenté depuis la veille –, qui tentent d’empêcher la mise à sac des commerces. Entre 3 et 6 pilleurs sont tués, environ 60 blessés et plus d’une centaine arrêtés. Puis l’ordre est à peu près rétabli le samedi, avec l’aide des milices urbaines et de la police dirigée par Kulov.


On ne peut pas affirmer avec certitude que le pillage devient massif, les informateurs se montrant peu diserts à son sujet – même si, en passant, une dépêche AFP du 25 mars parle de « massive looting », et que le nouveau responsable du maintien de l’ordre, Kulov, compare la razzia au pillage irakien. A partir du 24, hommes d’Etat et journalistes s’accordent là-dessus : l’événement est terminé, il n’y a plus qu’à en finir avec les dérives auxquelles il donne maintenant lieu. Or, de notre point de vue, malgré le manque d’information, c’est certainement le zénith du soulèvement. Quand par l’extension du pillage à la marchandise, après une soi-disant victoire, un nombre important de gueux montrent qu’ils ne comptent pas en rester là. Dès la prise de la maison blanche, leurs actes entrent en contradiction avec la volonté des nouveaux souverains comme avec la représentation médiatique donnée jusqu’ici. Si récupérateurs et observateurs occidentaux fantasmaient un dénouement à l’ukrainienne, c’était sans compter les pauvres kirghizes bien peu alléchés par le devenir middleclass qu’on leur fait miroiter. Le nombre de morts, quelques estimations disponibles des dégâts, quelques brèves descriptions et photos, laissent penser que les pilleurs ont été nombreux et particulièrement actifs (le très partial média russe Novosti – à prendre avec des pincettes donc, d’abord pour être prudent, ensuite pour ne pas se salir – parle de 100 millions de dollars de dégâts pour la seule nuit du 24 mars ; chiffre émanant apparemment d’une ONG occidentale basée à Bichkek). La dernière bataille se joue là, hors du faux débat, entre partisans des récupérateurs et pillards.



Représentations médiatiques contre la révolte



Si le Kirghizistan était inexistant dans l’information dominante avant 2005, il s’est tout à coup retrouvé propulsé sur le devant de la scène durant ces quelques jours. L’enjeu était d’autant plus important pour elle qu’il l’était pour ce qui se joue contre ce monde entièrement étatisé : en dépit des plans réformistes pour le maintenir, un Etat a vacillé dangereusement.

C’est d’abord en ramenant systématiquement ce soulèvement aux transitions politiques récentes des Etats de l’ex-URSS, comme l’Ukraine ou la Géorgie, que sa version occidentale tendance européano-étatsunienne a calomnié la révolte à l’adresse des pauvres du reste du globe qu’elle concernait alors plus que tout autre événement. En mettant l’accent sur le rôle des organisations d’opposition, elle a appuyé le but que celles-ci voulaient imposer, jusqu’à le présenter comme le seul but de l’ensemble des participants à la révolte : changer pacifiquement de président, adopter un mode de gestion plus « démocratique », à l’occidentale. Tant que les protestations, que les moyens utilisés restaient dans des proportions encore inoffensives pour l’organisation de la société, les petits bureaucrates de l’opposition pouvaient encore exercer un contrôle relativement aisé ; il se trouve qu’une partie des révoltés kirghizes en a décidé autrement. Le mouvement de protestation s’est finalement avéré plus radical que ce qui pouvait d’abord transparaître dans sa modélisation journalistique. La plupart du temps stigmatisé comme étant le fait de bandes de « voyous » à travers les propos relayés des divers hommes d’Etats, le pillage l’a été à la mesure de son ampleur et du danger qu’il représente. Ce fut la preuve supplémentaire, s’il en était besoin, de la différence essentielle et qui alors ne pouvait plus être cachée, entre ce mois de mars au Kirghizistan et les autres prétendues « révolutions » : les pauvres étaient ici à l’offensive.

Une autre tendance s’est révélée chez certains informateurs, en particulier russes, qui pour diffamer la révolte ont sorti l’épouvantail de la guerre civile, minimisant quant à eux le rôle des groupes d’opposition. Une dépêche de Novosti du 24 mars schématise ainsi la situation : « Ce qui se passe dans le sud de la Kirghizie, ce n'est pas une tentative de révolution démocratique, c'est une guerre civile. Et ce ne sont pas du tout des désaccords politiques qui sont à l'origine de la fracture locale. (…) Par ailleurs, les adversaires du pouvoir n'ont pas de programme politique. Ici l'opposition a cessé d'exister. Son activité a été le détonateur des désordres, mais pas leur teneur sémantique. » Cette version des faits a probablement été la plus relayée aux Kirghizes pendant le soulèvement, à travers la télévision russe « très regardée au Kirghizistan, [et qui] avait tout fait pour donner l'impression que les révolutionnaires étaient de dangereux hooligans qui avaient semé l'anarchie dans le sud du pays. » (Libération du 25 mars).


Dans les thèses finalement pas si éloignées de la transition démocratique et de l’effrayante guerre civile menée par quelques intrigants [7], il manque seulement, c’est embêtant, le principal acteur de ces jours mouvementés, la foule des anonymes qui a battu les flics, pris les bâtiments administratifs, attaqué la marchandise. Sans elle, rien n’aurait eu lieu. Mais dans le discours médiatique, nulle place pour un tel acteur, sinon comme moyen, soit pour l’accession au pouvoir de quelques vieux caciques réformistes de fraîche date, ou comme hordes de sauvages bonnes qu’à répandre le chaos, faisant ainsi les affaires de quelques barons de la drogue et autres islamistes.



Les défenseurs de l’Etat contre la révolte



S’il est bon de noter, contre le discours de l’information dominante, les différences essentielles entre un tel mouvement et les changements de pouvoir pacifiques qui ont eu lieu précédemment en Georgie (là pas complètement pacifique peut-être) et en Ukraine, il faut tout de même remarquer un point commun avec ces deux précédents qui tient à l’apparente mainmise de l’opposition sur la direction et les résultats de la révolte. Mainmise d’autant plus étonnante ici que la rupture pratique a été forte et créée par un grand nombre de pauvres, assez forte semblait-il pour dépasser le faux débat entre politiciens adverses. Le déclencheur de la révolte y est sans doute pour quelque chose. La flagrante magouille  électorale désigne des coupables : le gouvernement, le président ; d’autant plus que les arbitres US et européens la condamnent immédiatement, donnant par là le feu vert à une contestation par eux ainsi légitimée. Et ce sont sûrement des militants politiques qui sont à l’origine des premières occupations de bâtiments gouvernementaux le 4 mars à Jalal-Abad. La répression du 19 mars provoque ensuite le soutien de milliers de gueux dont il est peu probable qu’ils appuient tous activement les candidats d’opposition. Mais leurs actes s’ancrent déjà dans un conflit posé préalablement entre ceux qui discutent le résultat des élections et les autorités. Entre le 4 et le 19 mars, les centaines de personnes qui occupent le siège de l’administration ont dû discuter, organiser la résistance, propager les raisons de leur insatisfaction. Qu’une occupation similaire ait lieu à Och et qu’une route principale soit bloquée au même moment au nord laisse penser que le mouvement est déjà pré-organisé avant que n’éclatent les affrontements avec les flics et les attaques de commissariats. Lorsque les gueux prennent alors l’offensive, c’est par des actes dirigés contre le pouvoir, contre les gestionnaires locaux et contre les flics. Dès lors c’est comme si ces assauts venaient pour appuyer le projet des opposants officiels, et ces « émeutes orientées » laissent encore à ces opposants officiels la possibilité de donner leur sens aux événements : il faut virer le président pour que nous puissions le remplacer. A partir des informations à disposition, on a du mal à déterminer les capacités de mobilisation et d’organisation des candidats d’opposition ; comme on l’a vu, certaines sources mettent en avant l’éparpillement total de ces candidats à la gestion, d’autres révèlent le travail fructueux accompli depuis des années par les Etats-Unis et les ONG pour leur fournir des moyens importants laissant ainsi supposer la présence d’une force d’opposition unie et préparée.


Un autre élément étonnant de cette révolte est le nombre très bas de morts. En moins d’une semaine, des insurgés font chuter un gouvernement en comptant à peine une dizaine de morts dans leurs rangs, d’après les informations disponibles. Comment des gestionnaires se laissent-ils renverser sans réprimer plus lourdement les manifestations quand elles arrivent aux portes du palais ? Alors qu’à la moindre émeute dans le reste du monde, une des premières dispositions prises par les gestionnaires en chef est l’instauration d’un couvre-feu ou/et de l’état d’urgence, qui se révèlent parfois efficaces en permettant une répression meurtrière avec l’alibi de la sommation, les responsables de Bichkek, eux, ne semblent pas prendre la mesure de la menace qui pèse sur eux et ne prennent aucune disposition exceptionnelle, à part celle de mettre en place une sorte de milice de fonctionnaires, totalement impuissante d’ailleurs, comme dernier rempart face aux milliers de manifestants. La faiblesse de la répression peut s’expliquer par le fait qu’une grande partie des flics a apparemment rejoint l’unanimité de toute une population contre le pouvoir dès que le rapport de force a commencé à s’inverser, donc très rapidement. Le 24 à Bichkek, les chefs des forces policières se sont apparemment résignés à ne pas faire usage des armes à feu – certains d’entre eux n’ont pas pour autant échappé à un tabassage en règle de la part des révoltés. Tout du long, Akaïev lui-même s’est montré réticent à utiliser la force. Dès le début du mouvement, le 21 mars, un spécialiste interrogé par Libération mettait  en avant la faiblesse de l’Etat central Kirghize, notant notamment l’absence d’armée et de milice fortes, et comment l’ordre était seulement confié à une « multitude de polices locales ». De plus, l’autorité du chef de l’Etat devait déjà être sérieusement entamée avant le déclenchement même de l’offensive, ce qui expliquerait aussi pourquoi il n’a pas usé de tout ce que d’autres se permettent pour conserver leur poste. Là encore, le rôle de l’opposition et son possible travail de sape en amont semblent avoir pesé. Et ce qui est tombé, ce n’est ni l’Etat ni une représentation politique, c’est l’oligarchie mise en place progressivement par Akaïev au fil de son règne et qui n’était que la forme visiblement scandaleuse de ce qui l’est essentiellement, c’est-à-dire l’autonomisation et la séparation du pouvoir politique, système encore en vigueur au Kirghizistan, comme dans le reste du monde. Une fois cette sorte de tzar parti, le parlement est à peine renouvelé, on fait sortir de prison un ancien chef des flics pour lui faire reprendre du service, l’ex-premier ministre le redevient. La focalisation de la colère sur Akaïev et son équipe a ainsi permis le retour d’anciens comme autant d’opportunistes qui n’attendaient que leur heure pour prendre la place du président, sans avoir de comptes à rendre sur leur collaboration passée avec lui. Ensuite, face aux pilleurs du 24 et du 25, ils se sont même montrés bien plus zélés dans l’application de la répression que leurs prédécesseurs dont l’autoritarisme et les manières fortes avaient été tant décriés [8].



Du mouvement dans son ensemble



Pendant ce mois de mars au Kirghizistan on relève plusieurs formes du négatif telles qu’on a pu les observer ailleurs dans le monde, mais rarement associées dans un même mouvement. D’une part, des frondes locales, au départ relativement excentrées et dispersées, qui convergent dans une même vague de protestation contre le pouvoir en place, à travers l’occupation de bâtiments gouvernementaux ou le blocage de route, contaminant plusieurs provinces du Sud et de l’Ouest du pays. D’autre part, le pillage d’un centre urbain, à première vue important, qui a été permis par les circonstances et qui était susceptible d’approfondir la portée de la mise en cause. Là où d’autres révoltes restent confinées à une région, à quelques villes de province, les révoltés ont ici atteint la capitale, le cœur de l’Etat ; et là où le pillage étendu est parfois rendu possible par des facteurs extérieurs comme en Iraq en avril 2003, ici ce sont les gueux qui ont créé ses conditions en portant la révolte là où la marchandise pullule. Cette variété des formes du négatif nous autorise à relativiser fortement le rôle de l’opposition dans ce qui a eu lieu, même si elle semble à l’origine des premières occupations et qu’elle tire son épingle du jeu par la suite. Ce sont les centaines de pauvres qui ont récupéré par la force les bâtiments étatiques du Sud, comme ce sont eux qui ont pris de la même manière le palais d’Akaïev, quand les opposants envisageaient seulement de rester mobilisés devant l’enceinte du bâtiment. Quand à Bichkek les révoltés investissent la maison blanche et la pillent sous les yeux horrifiés des prétendants au pouvoir, puis quand durant les deux nuits qui suivent ils font le même sort aux commerces de la capitale, ils réfutent alors en actes l’objectif unique qu’avait fixé pour eux l’ensemble des employés de l’ordre, au terme duquel il aurait fallu rentrer chez soi.


Apparemment préparé de longue date, le changement de régime ne s’est pas déroulé tel qu’il était prévu. Quand la rue insatisfaite entre dans la partie, si elle accélère opportunément le cours des événements, elle brouille aussi toutes les prévisions. Effectivement quelques vieux opportunistes ont pris le pouvoir, effectivement la majorité de ceux qui ont fait le mouvement est restée sous leur influence, mais on peut penser que la mise sous tutelle des gueux kirghizes, qui ont multiplié les transgressions durant plusieurs jours, ne sera pas une tâche aisée à l’avenir pour les usurpateurs de la révolte. Pour l’instant, on peut déplorer l’apparente absence de critique des encadrements politiques dits d’opposition dans cette zone du monde. La colère et le courage physique n’ont pas fait défaut, la compréhension de l’unité du camp de la conservation, de l’identité des Akaïev, Bakiev et autres enkulovs, a par contre cruellement manqué, précipitant la défaite des vaillants insurgés.


Même s’il semble être resté assez loin derrière elle du point de vue de la profondeur et de l’intensité des actes critiques collectifs, sur la période dont nous rendons compte pour le moment, depuis le début de 2003 jusqu’à la fin de 2006, ce soulèvement majeur constitue selon nous le mouvement de révolte le plus important après l’insurrection bolivienne de 2003 : par le déploiement de sa charge offensive sur plusieurs jours et à l’échelle d’un Etat entier, lorsque celui-ci est ébranlé sur ses bases notamment parce que la révolte à son zénith irrigue jusqu’au centre de sa capitale. L’écho qu’il trouve ensuite de l’autre côté de la frontière, en Ouzbékistan moins de deux mois plus tard, démontre également la dangereuse inspiration qu’il a pu véhiculer dans cette région troublée où récupérateurs réformistes et islamistes travaillent à neutraliser une insatisfaction aux manifestations particulièrement vigoureuses [9]. Parce qu’ils auront retenu la leçon kirghize, les gardiens de l’Etat ouzbek n’hésiteront pas à utiliser tous les moyens répressifs en leur pouvoir pour noyer le début de révolte dans le sang.


Première rédaction en avril 2005, révisé pour publication en octobre 2007


1. Il compte 5 218 000 habitants en 2007 sur un territoire de 198 500 km2.
2. Division administrative des 7 régions du Kirghizistan.
3. Jalal-Abad compte 75 000 habitants. Parmi les autres villes citées, Bichkek la capitale en compte 900 000 ; Och : 220 000 ; Talas : environ 32 000 ; Toktogoul : environ 16 000.
4. Apparatchik de province jusqu’à son accession au poste de premier ministre en 2000, Kourmanbek Bakiev est élu en 2004 président du Mouvement populaire du Kirghizistan, regroupant entre autres les partis « communiste » et « républicain ». En juin de la même année, il est désigné pour représenter ce parti lors des présidentielles de 2005.
5. Parmi les articles à notre disposition, un seul mentionne le chiffre 70 que nous reprenons dans la chronologie générale de la révolte dans le monde sur la période 2003-2006. Il semble plus probable qu’il n’y ait eu en fait qu’une trentaine de prisonniers libérés.
6. Felix Kulov : ancien vice-président, ministre de l’Intérieur et maire de Bichkek, il est le chef du parti « Ar-Namys ». Etant l’un des principaux opposants à Akaïev, il est condamné au début des années 2000 à une dizaine d’années de prison pour abus de pouvoir et/ou détournement de fonds.
7. Ces deux « analyses » en apparence opposées fournies par l’information dominante reflètent aussi la place de ce petit Etat d’un point de vue « géopolitique ». Point de chute stratégique pour l’armée américaine en 2001, mais aussi pour la promotion de la « démocratie » marchande lorsque l'implantation et le financement d'ONG sont accélérés. Mais Akaïev n’en est pas moins resté à la botte de la Russie qui soutenait son régime. En 2003, une base militaire russe fut ouverte aux alentours de Bichkek. A travers sa division Occident/Russie, l’information ne fait que reproduire cette concurrence entre Etats.
8. Malgré leur unanimité dans la mise en place de la répression, la confusion générale règne chez les nouveaux gestionnaires. Aucun des deux parlements, celui d’avant les élections et celui récemment « élu », ne veut lâcher ; c’est finalement le nouveau qui prendra fonction après négociations. Le lundi 28, une centaine de manifestants se rassemblent devant son siège, « à cause de la présence parmi les députés de nombreux partisans de M. Akaïev » (AFP du 28 mars) et veulent les empêcher d’y pénétrer. Alors que sur 75 députés, une quinzaine est reconnue comme étant des cas « litigieux », et que dans six circonscriptions, l’élection n’avait pas été validée du tout, le chef intérimaire de la commission électorale se contente de déclarer : « Dans les quinze prochains jours on examinera les problèmes existant dans les 14 circonscriptions litigieuses ». Ce qui avait été le déclencheur de la protestation, placé au centre par l’opposition, est finalement passé d’inadmissible à une situation à « examiner ». Preuve supplémentaire, s’il en fallait une, que les Bakiev et autres opposants sont bien les ordures que leur parcours jusque-là avait révélé. En attendant, des présidentielles sont prévues pour le 26 juin, sans que la démission officielle d’Akaïev n’ait encore été obtenue ; elle le sera le 4 avril.
9. Les risques de contagion ont apparemment été pris au sérieux par l’ensemble des responsables des Etats limitrophes qui ont tous provisoirement fermé leurs frontières avec le Kirghizistan. Il semble même que ce soit la plupart des Etats de l’ex-URSS encore sous la coupe de la Russie qui aient redouté la mauvaise influence kirghize susceptible d’agir sur les pauvres qu’ils encadrent. Dès le lendemain de la chute d’Akaïev, une manifestation d’un millier de personnes contre le président biélorusse est réprimée à Minsk.



Documents utilisés



    Soulèvement majeur au Kirghizistan en mars 2005

Invitations au Débat sur la Totalité