Cécile
Casen - «Cette
victoire a surpris tout le monde. Ce résultat
s'explique par un faisceau de facteurs dont le
premier que nous pourrions mentionner est, négativement
peut-être, la défiance pour les partis
politiques traditionnels. En effet contrairement
aux partis historiques comme le MNR, la caractéristique
commune de ces deux partis est leur origine extra-parlementaire.
Ils sont nés de mouvements sociaux, qui
occupent le devant de la scène depuis 2000
et qui remettent en question le modèle
économique néolibéral appliqué
sans merci depuis le retour à la démocratie
en 1982. La Bolivie traverse une période
de crise politique très dure depuis cette
date, les canaux de représentativité
institutionnelle sont décrédibilisés
et concurrencés par de nombreuses organisations
de la 'société civile', comme les
syndicats, les organisations de 'vecindad' qui
réclament leur voie au chapitre et font
valoir d'autres façons d'envisager le futur.
La crise économique semble leur donner
raison dans leur recherche d'une alternative aux
politiques poursuivies jusqu'à présent.
Le MIP et le MAS sont donc des partis très
récents. Ils sont nés dans le cadre
de mobilisations qui exprimaient le désarroi
d'une part croissante de la population que ce
soit à travers le barrage des grands axes
de communication, ou des grèves de la faim,
des marches jusqu'à la capitale, de manifestations
etc. Parmi les secteurs mobilisés on distingue
deux grands 'foyers' : les paysans aymaras de
l'altiplano qui reconnaissent le 'Mallku', Felipe
Quispe comme leur leader, et les paysans cocaleros,
concentrés dans le Chapare dont Evo Morales,
candidat du MAS, est le chef de file. Cependant
on voit bien que ce parti est parvenu à
transcender les enjeux particularistes de la mobilisation
des paysans cocaleros. Il a réussi à
'ratisser large' en mobilisant sur son nom certains
secteurs urbains par exemple. C'est ce qui explique
qu'il soit parvenu en deuxième position
aux élections présidentielles de
2002. Le parti de Felipe Quispe a une implantation
régionale beaucoup plus marquée
et n'a obtenu qu'un peu plus de 6% des voix.»
En se replaçant dans un contexte de crise
de leadership, de perte de crédibilité
et de manque de représentativité
des politiques des partis traditionnels, quelles
sont les personnalités d'Evo Morales et
Felipe Quispe ? Comment ont-ils évolué
depuis leur entrée sur la scène
politique ?
Cécile
Casen -
«On
pourrait dire que ces deux leaders ont des profils
exactement opposés à ceux de la
classe dirigeante et des élites traditionnelles.
La question de leur identité indigène
vient sans doute au premier rang de leurs qualités
: ils sont tous les deux aymaras. Pourtant, il
existe une rivalité entre ces deux leaders.
Pourquoi y a t-il deux partis anti-système
et non un seul ? L'un vient d'une communauté
de l'altiplano, bien connue pour son histoire
de mobilisation depuis les années 70, Achacachi
au nord de La Paz. L'autre est issu du mouvement
cocalero qui s'oppose à la politique d'éradication
de la plante de coca dans la région du
Chapare. L'un vient donc de la région naturelle,
ancestrale des aymaras autour du lac Titicaca,
l'autre a migré pour des raisons économiques
à Cochabamba. Il est venu avec ses parents
et de nombreuses autres familles de mineurs à
la suite de la fermeture des mines d'étain
(milieu des années 80). Ces origines différenciées
expliquent la divergence d'orientation de leur
parti respectif. Le Mouvement indien Pachakuti
(MIP) est un parti indigéniste qui réclame
la reconnaissance de l'existence de la nation
aymara. La thèse centrale qui sous-tend
cette revendication est celle du colonialisme
interne. Elle permet d'analyser la position d'infériorité
des indiens dans le scénario national à
travers la continuation des relations de domination
entre blancs (k'aras en aymara) et indiens. L'objectif
est donc la libération de cette tutelle
et le retour concomitant à un mode de vie
ancestral. Le Movimiento al Socialismo (MAS) a
un discours moins " ethnicisé "
et plus composite. Si le MIP s'appuie sur un corpus
de textes déjà établi, une
idéologie structurée, le MAS a recours
à divers motifs qui vont du socialisme
au trotskisme en passant par le mouvement altermondialiste.
Ce bricolage idéologique est symptomatique
de notre temps caractérisé par la
fin des 'grands récits' téléologiques
qui assigne un destin à l'humanité.
Pour moi, leur incursion sur la scène politique
relève d'une ouverture de l'espace démocratique
qui intègre des pans de la société
jusqu'ici tenus 'hors les murs'. Pourtant cette
insertion exprime une acceptation des règles
du jeu démocratique par des acteurs dont
le mode naturel d'action est en marge de ses institutions.
Il y a un paradoxe apparent entre le fait de dénier
toute légitimité à un système
qui ne parvient pas à articuler les demandes
populaires, et le fait de se plier à ses
modes de fonctionnement. Le paradoxe n'est qu'apparent
dans la mesure où le fait pour un mouvement
social de se constituer en 'parti' montre son
caractère profondément démocratique
et sa volonté de jouer le jeu, dans la
mesure où, effectivement, on leur ménage
une possibilité de s'y exprimer. Là
est tout l'enjeu : la démocratie bolivienne
est-elle en mesure de répondre à
ces attentes ? La fonction d'un parti politique
est toujours compliquée du fait de sa position
d'entre deux, d'intermédiaire entre le
politique et le social. Or nos deux partis sont
certainement plus que tout parti routinier (qui
eux se situent nettement dans la première
sphère) confrontés à cette
indécision. Leur fonction apparaît
également ambiguë si on retient les
termes de Georges Lavau dans son analyse des partis
communistes : leur 'fonction tribunitienne', définie
comme le fait que le parti offre une tribune aux
'sans voix', permet de désamorcer le conflit.
Permettre aux exclus de s'exprimer constitue ainsi
une 'soupape de sécurité vitale
contre la menace d'une révolution populaire'.
On peut ainsi se demander ce qui se serait passé
en leur absence : les partis politiques et le
langage des urnes sont un substitut du langage
des armes. Même si la négociation
entre l'Etat et les mouvements sociaux n'est pas
exempte de violence, loin s'en faut, on n'a pas
vu la constitution de guérillas comme réponse
à la répression féroce du
pouvoir.»
Comment
le Mouvement indien Pachakuti (MIP) concilie-t-il
sa présence et son action politique au
sein du Parlement avec le discours sur l'aspiration
à l'autonomie nationale et la non-reconnaissance
des institutions républicaines et libérales
?
Cécile
Casen - « Ce
grand écart m'a toujours surprise et interrogée.
Comment un parti qui prétend nier la légitimité
des institutions libérales de la démocratie
représentative peut-il en même temps
siéger au Parlement ? Quand j'ai rencontré
Quispe, c'est la première question que
je lui ai posée. D'une certaine manière,
pour lui, il s'agit d'occuper tous les terrains
possibles susceptibles de faire changer les choses.
Il faut rappeler que jusqu'en 1952, les indiens
ne pouvaient pas circuler dans le centre de La
Paz
et que jusqu'à l'année
dernière il n'était toujours pas
évident à une députée
'cholita' de pénétrer sur son lieu
de travail. La réalité de la ségrégation
et le degré de discrimination reste énorme
aujourd'hui. Il ne faut jamais l'oublier si l'on
veut comprendre les événements qui
bouleversent le pays. La dimension symbolique
de la présence de Quispe en tant que leader
aymara au Parlement de la République est
très importante, même si les avancées
et les vraies batailles continuent à se
jouer dans la rue. On parle de 'révolution
cognitive' pour désigner l'effet produit
par la reconnaissance au niveau institutionnel
de plus en plus d'acteurs indigènes. Quand
Quispe déclare à Banzer qu'il veut
parler avec lui de 'président à
président', c'est tout l'ordre politique
qui est subvertit. L'assimilation au dominé,
à la 'raza de mierda' incapable de rien
est vécue et intériorisée
par de nombreuses personnes, et tout à
coup quelque chose fait que ceci n'est plus tenable.
La lutte est très dure et elle coûte
la vie à beaucoup de gens mais finalement
c'est toujours et d'abord dans les esprits qu'elle
se gagne.»
Peut-on
considérer que le discours actuel du Movimiento
al Socialismo (MAS) et ses prises de position
sur les problèmes nationaux tels que l'hydrocarbure,
les supposés risques de coup d'état
et la recherche du dialogue avec le gouvernement
le convertisse en une alternative plus cohérente
et constructive pour les Boliviens (en comparaison
avec le Mouvement indien Pachakuti (MIP) qui appelle
les paysans à bloquer les chemins et proclame
l'échec du dialogue avec le gouvernement)
?
Cécile
Casen - «Je ne veux pas porter
de jugement de valeur. Ce sont effectivement deux
options assez différentes. D'une certaine
manière on pourrait interpréter
cet écart dans le fait que le MAS se positionnant
plus près du pouvoir (il représente
un option gouvernementale plus plausible ne serait-ce
qu'au vu de ces résultats électoraux),
il s'éloigne du même coup d'un certain
mode de confrontation avec l'Etat et se rapproche
d'une position plus conciliante. Il est aussi
vrai de dire que les pressions auxquelles doit
faire face le pays en ce moment, les menaces de
coup d'état de la part des militaires si
les responsables des massacres de février
et d'octobre devaient répondre de leurs
actes, tout cela plaide a priori en faveur d'un
soutien à Mesa
sachant que l'option
qu'il offre est certainement parmi les moins dures
qui se présentent. Les mobilisations à
Cochabamba dans ce qu'on a appelé la guerre
de l'eau (2000) ont permis d'expulser du pays
Bechtel en tant que multinationale de l'eau. Dans
le cas de la guerre du gaz (2003), les intérêts
économiques sont bien plus grands encore.
Le peuple bolivien dit de nouveau non : nous ne
braderons pas nos ressources naturelles à
l' " Empire " - le concept développé
par Negri et Hardt dans le livre du même
nom. Il faut se rendre compte de ce que cela représente.
Aujourd'hui, très peu de pays ont le pouvoir
de dire NON, de refuser le diktat du marché.
La Bolivie le fait de façon très
ferme. C'est étonnant. La question est
de savoir jusqu'à quand elle pourra tenir
cette position. Si Mesa tient sa promesse de consulter
le peuple quant aux modalités de l'exploitation
des ressources naturelles du pays, il se convertit
de fait en un petit Hugo Chavez, et ceci rend
sa position fort inconfortable.»
Propos
recueillis par Sheila Morales
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