A Nanren, en Chine, autorités et religieux cherchent à prévenir les tensions
LE MONDE | 05.11.04 | 15h10
Dans une mosquée de Zhengzhou, un imam appelle ses fidèles à la modération. Une semaine après les sanglantes émeutes entre hans et musulmans, ordre a été donné aux habitants de rester silencieux. Officiellement, le bilan est de 7 morts et 42 blessés. La police armée populaire a installé ses tentes au bord des routes.

Nanren (Province du Henan) de notre envoyé spécial

Trompeur était le calme apparent de cette plaine de Chine centrale quadrillée de champs de maïs, de blé et de riz qui s'étendent à perte de regard sous le ciel pâle de l'automne finissant : soudain surgit une campagne aux allures de camp retranché.


 

D'un côté de la route, la "Police armée populaire", gendarmerie rattachée au ministère de la sécurité publique, a dressé une vingtaine de tentes bleues devant lesquelles s'affairent des hommes en tenue camouflée ; de l'autre, des patrouilles casquées, boucliers au poing, s'éloignent dans la matinée brumeuse. Des policiers locaux en uniformes noirs contrôlent chaque véhicule.

Entre le mercredi 27 et le dimanche 31 octobre, autour de Nanren, un village du Henan qui est une des provinces les plus peuplées (une centaine de millions d'âmes) et l'une des plus pauvres de la République populaire, de sanglantes émeutes entre musulmans et hans, l'ethnie chinoise dominante, ont endeuillé le district. Officiellement, le bilan est de sept morts et de 42 blessés. Un chiffre impossible à confirmer.

Les autorités sont restées muettes, la presse a ignoré l'incident et les journalistes sont interdits de séjour dans cette préfecture placée depuis sous "loi martiale". L'Agence de presse Chine nouvelle avait confirmé, lundi 1er novembre, les troubles, mais de manière lapidaire et seulement dans sa version en anglais. Résultat, la plupart des Chinois n'en savent rien. Quant aux habitants, ordre leur a été donné de rester silencieux. "Non, je ne suis pas au courant", dit un paysan en train de sarcler son champ juste devant l'entrée de Nanren...

"Les affrontements ont été sérieux", a cependant reconnu, jeudi 4 novembre, Wang Zijie, l'un des responsables de la branche provinciale du ministère des affaires étrangères. Après que ses services eurent, à la suite de l'intervention de la police, détenu pendant près de quatre heures deux journalistes étrangers, dont l'envoyé spécial du Monde, appréhendés aux abords du village. "Ces troubles ont été provoqués par la mort d'une fillette de six ans tuée par un camion conduit par un chauffeur musulman", a-t-il précisé. La fillette était d'ethnie han.

M. Wang a nié le caractère intercommunautaire de cette confrontation au cours de laquelle plusieurs milliers de personnes des villages avoisinants se seraient affrontés à coups de pelles, de haches et d'outils agricoles. Selon lui, le fait que des hans s'en soient pris aux musulmans - et réciproquement - est une "pure coïncidence" et n'a "rien à voir" avec un antagonisme entre ethnies.

UNITÉ NATIONALE

Pour des autorités chinoises toujours sourcilleuses dès qu'il s'agit de l'unité nationale, il importe en effet de museler toute information pouvant mettre en danger la cohésion de la République. Sur la route menant à Zhongmou, où se sont produits les affrontements, des bannières en caractères blancs sur fond rouge proclament haut et fort, depuis la fin de semaine dernière, la pensée du gouvernement : "toutes les 56 ethnies de la Chine doivent être traitées de manière égalitaire" ; "luttons contre ceux qui brisent l'unité des groupes ethniques !" ; "les hans ne peuvent vivre sans les minorités ethniques !"

De fait, les forces de l'ordre - sans doute plusieurs milliers d'hommes dépêchés en renfort -, sont bien venues là pour séparer les émeutiers. A Zhengzhou, chef-lieu de la province, le fidèle d'une mosquée se félicite : "Heureusement que les policiers sont venus pour remettre de l'ordre ; durant ces vingt dernières années, en dépit de certaines tensions entre musulmans et hans, je n'ai jamais entendu parler d'un incident aussi grave. Quand je pense que les deux communautés prient souvent ensemble pour faire venir la pluie durant des périodes de sécheresses !..."

Les batailles rangées de la semaine dernière ont mis aux prises des membres de la majorité ethnique de la Chine aux "Huis", terme qui désigne ici ces fidèles du Prophète, lointains descendants de commerçants arabes et persans arrivés à partir du VIIe siècle à l'époque de l'introduction de l'Islam dans l'Empire du milieu. Au fil du temps, ils se sont mélangés à force d'intermariages à la population. Parlant le mandarin - ou les dialectes locaux des provinces où ils vivent -, seule la religion les distingue désormais vraiment de la majorité. Forts d'une population d'une dizaine de millions de personnes, ils ne se confondent pas avec les quelque 8 millions d'autres musulmans de Chine (Ouïgour, Tadjik, Kazakh, etc.), minorités de langues turques ou persanes habitant les marches occidentales de la République.

Il est encore malaisé de reconstituer, pour cause de verrouillage médiatique, ce qui s'est vraiment passé la semaine dernière autour de Nanren. Tout porte à croire que la mort de la petite fille a dégénéré en une confrontation de grande ampleur entre deux communautés villageoises. Après l'accident, des hans s'en sont pris aux huis et ces derniers sont sans doute venus prêter main forte à leurs coreligionnaires.

"QUE DES RUMEURS"

Mercredi soir, dans la plus grande mosquée de Zhengzhou, un religieux a donné des détails sur les affrontements et appelé une centaine de fidèles silencieux à la modération : assis en tailleur sur les tapis à prière, coiffés de la calotte blanche traditionnelle, la foule a écouté l'imam Liu lui raconter une histoire dont elle ne connaissait que des bribes. "N'allez pas prêter main forte à nos frères sur place", a prévenu le religieux ; "les Hans pourraient faire de même et cela risquerait de dégénérer en affrontement interethnique. De toutes façons, ceux qui ont tué le paieront !"Sous entendu, ils devront en répondre à la justice. Il a ajouté : "on dit qu'il y a eu beaucoup de morts, mais ce ne sont que des rumeurs. Ce qui est sûr, c'est que des deux côtés des gens ont été tués."

Il était clair que le prêcheur n'avait pas l'intention d'enflammer les passions. Tout au contraire, il entendait bien relayer la volonté gouvernementale d'éviter que ces émeutes, qualifiées ici de l'une des plus graves depuis longtemps entre les deux communautés, ne puissent se transformer en confrontation généralisée.

Les musulmans du Henan forment la troisième communauté hui de Chine après celle de la Région autonome Hui du Ningxia - où, comme son nom l'indique, ils sont majoritaires - et celle du Gansu, dans le nord-ouest. Des tensions fréquentes se produisent depuis longtemps entre hui et non musulmans dans les régions où les premiers forment une minorité d'importance. "Ces incidents sont la résultante de la colère accumulée chez certains huis, victimes parfois de la provocation de voyous hans. Mais ces derniers ne sont qu'une poignée parmi la population chinoise qui respecte les musulmans",affirme Shui Jingjun, sociologue de l'Académie des sciences sociales de Zhengzhou.

Jeudi matin, autour des villages soumis à la loi martiale, des jeeps de la police patrouillaient sur les routes et leurs haut-parleurs diffusaient le message suivant : "les responsables des troubles qui se rendront volontairement à la police seront punis moins sévèrement".

 

Bruno Philip

. ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 06.11.04