![]() Des paysans chinois pris dans les tentacules urbains
![]() Chine rurale REUTERS
Rattrapés par l'urbanisation, les habitants du petit village de Sanshan résistent périlleusement à la réquisition de leurs terres.
Par Pascale NIVELLE
QUOTIDIEN : samedi 17 février 2007
Sanshan (province du Guangdong) envoyée spéciale
Ça et là, entre l'échangeur d'autoroutes et les cheminées
d'usines, subsistent des petits coins du paradis d'enfance de Zhao
Baixue (1). Une plantation de bananiers, une rizière en terrasse,
un canal bordé d'un muret de pierre témoignent de l'ancienne
campagne. La ville aura bientôt tout englouti. Déjà les banlieues
de Shenzhen et de Canton se frôlent pour former une immense
mégapole industrielle qui nargue Hongkong, avalant les derniers
lopins de belle terre noire de milliers de paysans.
A Sanshan, village rattrapé par l'urbanisation, certains
résistent. Début janvier, quelques centaines d'habitants ont
franchi l'immense mur du «chantier» ProLogis. Avant, sur ce terrain
vague de plusieurs dizaines d'hectares acheté par la société
américaine ProLogis pour y construire des entrepôts, il y avait
leurs terres, cultivées depuis trente générations. Ils en ont été
délogés moyennant quelques milliers de yuans et des promesses qui
n'ont jamais été tenues. En ce début d'année, ils s'y sont
installés pour un sit-in déterminé et pacifique, se relayant jour
et nuit.
Prête «à mourir». Le 18 janvier, 1 000 policiers
armés de fusils et de matraques électriques ont foncé sur le
groupe, frappant au hasard. Une vingtaine de paysans ont été
arrêtés. Dix d'entre eux n'étaient toujours pas revenus chez eux
début février. Mais, à Sanshan, personne ne veut en parler. Un
villageois avoue qu'il a peur.
«Allez voir Zhao Baixue», glisse-t-il.
Zhao Baixue, 44 ans, cheveux courts et silhouette trapue, est la
fille d'un ancien militaire de l'Armée rouge devenu secrétaire du
Parti. Née à Sanshan, mariée avec un paysan, elle n'a peur que pour
son mari et ses deux grandes filles, mais se dit prête
«à mourir» pour sa terre. Dans l'arrière-salle d'un petit
restaurant, elle organise la résistance avec quelques paysans aussi
déterminés qu'elle. Un petit vieux en bleu de travail Mao, une
jeune femme et deux hommes aux visages fatigués. Les tracts sortent
des sacs, les paquets de cigarettes tournent. Tout le monde parle
en même temps jusqu'à ce que Zhao Baixue raconte son histoire, qui
est aussi la leur.
En 1992, le gouvernement local a réquisitionné les deux tiers
des terres du village, laissant à des milliers de paysans moins
d'un quart d'hectare chacun. Indemnisés 4 200 yuans (420 euros) par
adulte et 2 500 yuans (250 euros) par enfant, ils n'ont eu d'autre
choix que d'accepter. Leur vie, bouleversée par la «politique des
réformes» en marche dans toute la Chine, a pourtant conservé
quelques habitudes. Certains ont continué à cultiver des parcelles,
au milieu des usines qui poussaient comme des champignons, tandis
que le village s'enrichissait d'une école et d'un petit hôpital.
«Nous étions heureux», dit Zhao Baixue.
«Piège». Mais treize ans plus tard, en 2005, la
télévision locale annonce que la totalité des terres va être saisie
pour
«l'industrialisation», et cette fois sans compensations.
«Ils disaient que tout était légal, montraient les papiers que
nous avions signés. J'ai compris que j'avais vendu toute ma terre
dix ans avant, sans m'en apercevoir, explique Zhao Baixue.
La maison que je suis toujours en train de rembourser est sur
mon terrain, je n'aurai plus rien si elle est détruite.» La
plupart des paysans spoliés sont déjà partis en ville en silence
rejoindre les flots de migrants. Les autres sont restés pour se
défendre, la colère attisée par une rumeur galopante : les
Américains auraient acheté des terres réquisitionnées pour des
centaines de milliers de dollars directement tombés dans les poches
des responsables du Parti.
Déjà le 31 mai 2005 les forces de l'ordre avaient voulu évacuer
les derniers paysans. Sanshan s'était soulevé, Zhao Baixue en tête,
contre 4 000 policiers en armes. Une dizaine de personnes ont été
frappées et arrêtées. Depuis, cela n'a plus cessé. Des «voyous» se
sont mis à rôder, menaçant les villageois qui résistaient. Zhao
Baixue dit qu'elle a été violée en novembre 2006 par des inconnus.
Et qu'elle a été condamnée pour avoir acheté un ticket de loto
illégal.
«C'était un piège. J'ai fait un an de prison pour un ticket à 85
yuans... Là-bas, le secrétaire du district m'a dit : "Je sais que
tu es innocente, mais tu mérites la prison car tu oses contrer le
gouvernement."» Yang Zaixin, le courageux avocat qui défend les
intérêts des paysans de Sanshan, confirme ses mésaventures et ne
s'étonne guère :
«C'est comme ça dans toute la Chine, et particulièrement dans le
Sud à cause du boom immobilier. Les gouvernements locaux saisissent
la terre et ne payent pas les paysans.» Le 16 janvier, Guo
Runjin, paysan d'une cinquantaine d'années, s'est pendu dans sa
maison. Les autorités locales voulaient le forcer à signer l'acte
d'expropriation légal et menaçaient de faire licencier son fils
instituteur. Il avait reçu des menaces de mort. L'avocat lui-même a
été arrêté plusieurs fois et reconduit hors des frontières de la
province. Partout on s'épie, on se dénonce ; le village est sous
surveillance.
«Séjour». Des voitures de police et des hommes en
civil rôdent. Dès qu'un étranger au district est signalé,
journaliste ou simple curieux chinois, il est interpellé et conduit
devant des responsables du Parti. Cela nous est arrivé à la fin de
notre reportage, le 26 janvier, ainsi qu'à un universitaire de
Pékin, Ge Man, venu voir le village résistant en juillet 2005. Il a
été arrêté dès son arrivée et n'a été libéré qu'au bout de dix
heures.
«Est-il interdit aux paysans de parler ?» demande-t-on aux
messieurs du «bureau de l'information» du district, chargés de
notre «séjour» dans leurs locaux. Pas de réponse sinon celle-ci,
elliptique :
«Les personnes arrêtées le 18 janvier étaient dans l'illégalité.
On peut vous donner les noms.»
Dans l'arrière-salle de Sanshan, les rebelles ne désarment pas.
Loin des regards indiscrets, une nouvelle banderole finit de sécher
:
«Le gouvernement vole la terre des paysans.»
(1) Le nom a été changé.
http://www.liberation.fr/actualite/monde/235796.FR.php © Libération
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