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27/11/2004
 
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Musique africaine
  DERNIERE HEURE express  27-Novembre-2004 Format imprimante Envoyez à un ami Réagisser

Lu pour vous dans Jeune Afrique l'Intelligent

(DERNIERE HEURE express |27.11.2004|) 
Les vieux démons ressurgissent au pays d’Houphouët. Le 4 novembre, l’aviation loyaliste rompt le cessez-le-feu et bombarde Bouaké, fief de la rébellion. Deux jours après, neuf soldats de l’opération

Les vieux démons ressurgissent au pays d’Houphouët. Le 4 novembre, l’aviation loyaliste rompt le cessez-le-feu et bombarde Bouaké, fief de la rébellion.
Deux jours après, neuf soldats de l’opération Licorne trouvent la mort. La France riposte. Et Abidjan prend feu…

Lorsqu’il annonce, le 28 octobre, à Bouaké, l’instaurationde l’état d’urgence dans les  zones contrôlées par les Forces nouvelles et ajoute que “ la guerre va bientôt reprendre ”, Guillaume Soro ignore sans doute qu’il est prophète en son pays. À Paris, où le leader politique des ex-rebelles agace depuis belle lurette ceux qui ont en charge la politique africaine de la France, on juge ces propos irresponsables. Une preuve de plus, dit-on, que cette rébellion affaiblie, divisée et en voie de criminalisation est incapable de tenir ses engagements en matière de désarmement : ne doit-elle pas aux armes, et rien qu'aux armes, ce qui lui reste de légitimité dans le Nord ? “ Les Forces nouvelles ne jouent pas le jeu, nous confiait mi-octobre un haut fonctionnaire français proche du dossier, alors que Laurent Gbagbo estime avoir fait sa part ; dans le fond, il n'a pas tort.

” Et d'ajouter que Paris ne verrait pas d'inconvénient à ce qu'un référendum - dont le résultat, prévoyait-il, se solderait vraisemblablement par un “ non ” à une candidature de l'opposant Alassane Ouattara - vienne trancher les conditions d'éligibilité à la présidentielle d'octobre 2005.  Les yeux rivés sur cette échéance perçue comme l'unique sésame menant à la paix, les Français se sont donc persuadés que Laurent Gbagbo était le seul fil conducteur à la fois de la crise et de la sortie de crise. La présence en Côte d'Ivoire d'une communauté française forte de 12 000 à 15 000 personnes - dont 60 % de binationaux franco-ivoiriens et franco-libanais - traditionnellement légitimiste, c'est-à-dire proche du pouvoir en place quel qu'il soit et composée d'une bonne proportion de “ petits Blancs ” difficilement réinsérables en France (3 500 d'entre eux touchent le RMI), ainsi que l'influence de l'ambassadeur Gildas Le Lidec considéré comme compréhensif à son égard, ont-elles convaincu Gbagbo qu'il avait désormais le vent en poupe ? Depuis son “ voyage de réconciliation ” à Paris en janvier 2004, le président ivoirien se sent assurément moins mal aimé. Avec l'Élysée et le Quai d'Orsay, le courant passe mieux. De là à imaginer qu'il bénéficie désormais d'une marge de manoeuvre et de mansuétude telle que le feu rouge qui interdisait jusque-là toute rupture du cessez-le-feu est devenu orange, il n'y a qu'un pas.  Avec une fébrilité qui n'a pas pu échapper aux services français de renseignement militaire, très présents en Côte d'Ivoire dans le cadre de l'opération Licorne, l'état-major des Forces armées nationales de Côte d'Ivoire (Fanci) élabore dès la mi-octobre des plans de reconquête du Nord. Prendre Bouaké, puis Korhogo, mettre la communauté internationale devant le fait accompli, forcer le destin en quelque sorte et adopter ensuite la posture gaullienne du libérateur : tel était le plan de Laurent Gbagbo. “ L'objectif, dira-t-il quelques jours plus tard, était d'obtenir la libération de la ville de Bouaké, le désarmement de la rébellion et la libération de la Côte d'Ivoire. ” Un coup de poker en somme, rendu d'autant plus urgent que les caisses de l'État siphonnées par “ l'effort de réarmement ” sont presque vides. Pour le réussir, les Fanci comptent sur leur supériorité aérienne totale - les ex-rebelles ne disposent plus d'aéronefs en état de voler - et, espèrent-elles, décisive. De septembre 2002 à début 2004, 45 milliards de F CFA ont été engloutis dans des achats d'armes diverses. Des hélicoptères d'attaque Mi-24 et Mi-8, des Mig-21 et 23 rapidement remplacés (car trop sophistiqués) par des chasseurs-bombardiers subsoniques Sukhoï 25 à la fois rustiques et efficaces ont ainsi été acquis en Biélorussie. Coût unitaire de chacun de ces appareils : environ 3 millions de dollars, y compris les pilotes mercenaires, indispensables en attendant que le cycle de reconversion sur Sukhoï des Ivoiriens formés sur Alphajets soit achevé. L'armée de l'air ivoirienne bénéficie en outre de “ dossiers d'objectifs ” préparés à l'aide d'images satellitaires obtenues auprès d'un fournisseur américain privé. Dès la fin d'octobre, des plans précis d'attaque circulent, dont certains atterrissent sur le bureau de l'attaché militaire de l'ambassade de France à Abidjan.  Le compte à rebours semble à ce point lancé que le mercredi 3 novembre, dans l'après-midi, Jacques Chirac téléphone à Laurent Gbagbo. Ce qui suit est plutôt ambigu. Si l'on réaffirme aujourd'hui, dans l'entourage du président français, que ce dernier a été particulièrement clair et net dans ses mises en garde contre toute rupture du cessez-le-feu, il n'est pas sûr que Gbagbo ait perçu autre chose qu'un renouvellement du feu orange. Quelque chose comme un “ allez-y, mais ne touchez ni aux forces françaises, ni à celles de l'ONU et, surtout, faites vite ”.  Jeudi 4 novembre, 7 heures. Après avoir décollé de l’aéroport de Yamoussoukro, sous l’œil attentif des soldats français qui y stationnent, deux Sukhoï 25 bombardent Bouaké. Une deuxième vague frappera la “ capitale ” de la rébellion en fin de matinée, puis une troisième en début d’après-midi. Cibles : le bataillon du génie, l’École des sous-officiers, le RAN Hôtel et la Télévision Notre Patrie. Le soir, la ville de Korhogo est à son tour atteinte. Le premier moment d’affolement passé, les chefs militaires des Forces nouvelles, le colonel Bakayoko et le “ comzone ” de Bouaké Cherif Ousmane, en tête, organisent la défense. Combattants et “ dozos ” (chasseurs traditionnels) descendent précipitamment du Nord pour bloquer les axes de pénétration au sol. Les premiers  accrochages avec les Fanci ont lieu en fin de journée. La direction politique des ex-rebelles, dont Guillaume Soro, Sidiki Konaté et Amadou Koné, se trouve alors à Lomé, au Togo, où la nouvelle de l’attaque la prend totalement par surprise. Soro et ses camarades ne rejoindront Bouaké que le surlendemain, via Ouagadougou.  Vendredi 5 novembre, les frappes aériennes continuent: Bouaké à nouveau, Seguela, Vavoua et Man sont atteints. L’eau et l’électricité, dont l’approvisionnement est commandé depuis Abidjan, sont coupés dans toute la zone Nord. Non loin de Bouaké, une colonne des Fanci qui s’apprête à pénétrer dans les faubourgs de la ville est stoppée par une unité marocaine de l’Onuci. Le face-à-face est tendu.  À Abidjan, depuis le début de l'offensive, Laurent Gbagbo est aux abonnés absents. Silence radio à la présidence, où le chef ne répond plus au téléphone. Silence aussi du côté de l'opposition et des médias non officiels - et pour cause. À l'issue d'une opération qui semble avoir été soigneusement coordonnée (voir “ Confidentiel ”, p. 126), des jeunes hommes masqués et cagoulés, portant des tee-shirts noirs parfois frappés à l'effigie du président, ont, le 4 novembre, pillé et incendié les sièges des partis RDR et PDCI, saccagé ceux de trois journaux d'opposition et saboté l'émetteur des radios étrangères diffusant sur la bande FM.  Paris condamne, mais ne bouge pas. “ Frappes ciblées et limitées ”, dit-on alors, “ il s'agit d'objectifs purement militaires et il n'y a pas de victimes civiles ”. Officiellement corseté par un mandat onusien qui le réduit à une force de réaction rapide aux ordres de New York, le contingent Licorne semble oublier qu'il dispose dans les faits d'une large marge de manoeuvre. Pour l'avoir rappelé avec un peu trop d'insistance, le représentant spécial de l'ONU à Abidjan, Albert Tévoédjrè, se fait d'ailleurs tancer par l'ambassadeur Le Lidec, qui s'en tient à la thèse des frappes chirurgicales. À l'évidence, les Français laissent faire les Fanci. “ En cas d'assaut frontal sur Bouaké, avec des morts parmi la population, il est évident qu'alors nous serions intervenus ”, assure aujourd'hui un proche du dossier. Est-il permis d'en douter ?  En ce vendredi 5 novembre au soir, alors que l'atmosphère devient de plus en plus électrique à Abidjan, les ex-rebelles eux, n'ont aucun doute. Paris a choisi le camp de Gbagbo et, pour bien le faire savoir, ils organisent à Man, dans l'Ouest, une violente manifestation contre un cantonnement de gendarmes français. Quant au Burkina voisin, base arrière des Forces nouvelles depuis l'origine, il a placé ses troupes en état d'alerte le long de la frontière - prêtes à la franchir au besoin.  Samedi 6 novembre, 14 heures. Retour de mission au-dessus de l’École des sous-officiers de Bouaké, deux Sukhoï 25 effectuent deux passages à basse altitude au-dessus d’un camp de militaires français installé dans les locaux de l’ex-lycée Descartes. Soudain, l’un d’entre eux lâche une bombe, qui explose au milieu du mess des sous-officiers en train de déjeuner. Dix morts – dont un Américain travaillant pour une ONG humanitaire – et trente-huit blessés. Bavure ? Erreur de cible ? Frappe volontaire ? Intention délibérée du  pilote biélorusse ? Exécution d’un ordre “ venu d’en haut ” – et, dans ce cas, jusqu’où remonte la chaîne de décision ? Faute d’enquête, toutes ces questions demeurent ouvertes.  Autant on comprend mal que le Sukhoï ait pu à ce point se tromper d'objectif - surtout dans le cadre d'un bombardement effectué à vue, après reconnaissance, sur un bâtiment surmonté d'un drapeau français. Autant on saisit mal l'intérêt qu'avait l'état-major des Fanci et a fortiori Laurent Gbagbo d'ordonner une action hostile contre ceux qui jusqu'alors faisaient preuve à leur égard d'une tacite bienveillance - au risque évident de les retourner contre eux. Pour Jacques Chirac, prévenu dans les minutes qui suivent, le doute n'est pas de mise : il faut riposter.  Peu avant 15 heures, les deux Sukhoï qui viennent de se poser sur l'aéroport de Yamoussoukro sont détruits au sol par des RPG français. Cinq mécaniciens ivoiriens sont légèrement blessés dans l'explosion des appareils. En début de soirée, les deux hélicoptères Mi-24 et le Puma de commandement stationnés à l'intérieur de l'enceinte du palais présidentiel de Yamoussoukro subissent le même sort. Au même moment, sur l'aéroport d'Abidjan, deux autres Sukhoï 25, un Mi-24, un Mi 8 et un drone d'observation sont détruits ou neutralisés à coups de canons. Au cours du bref combat qui s'ensuit entre Fanci et éléments de la force Licorne, l'un des deux Grumman de la flotte présidentielle (le G-3), mais aussi un Transall français sont légèrement endommagés. En quelques heures, la totalité du potentiel aérien militaire ivoirien reconstitué en deux ans à coup de dizaines de millions de dollars vient de partir en fumée.  Nuit du samedi 6 au dimanche 7 novembre. Peu à peu, au fur et à mesure que parviennent les nouvelles sur la riposte française au bombardement de Bouaké, l’hystérie s’empare d’Abidjan. Vers 17 heures ce samedi, l’ambassadeur Le Lidec se rend à la présidence pour obtenir de Laurent Gbagbo qu’il lance un appel au calme. Peine perdue : ses gardes du corps sont brutalement refoulés du palais, et l’entretien ne débouche sur rien. À la télévision, le leader des Patriotes, Charles Blé Goudé, théoricien de la “ deuxième guerre de libération nationale ”, ordonne à ses troupes de libérer l’aéroport occupé par les forces françaises. Des dizaines de milliers de jeunes descendent alors sur Port-Bouët, via Marcory et la Zone 4, pillant et détruisant au passage tout ce qui rappelle la présence française : librairies, stations-service, boutiques de téléphonie. À Cocody, le lycée Mermoz est incendié. Dans les quartiers de Riviera 1, 2 et 3, des résidences européennes sont prises d’assaut. Il y a des viols et des sévices, une évidente volonté  de faire peur et d’humilier les “ Blancs ”, quels qu’ils soient – français, belges, britanniques, libanais –, peut-être des meurtres. Dans la foule des manifestants, au milieu des tam-tams, des sifflets, des machettes et des chants de guerre, on trouve de tout : des chômeurs, des étudiants, des droit commun évadés de prison (sur les cinq mille détenus de la célèbre Maca, trois mille se sont évadés cette nuit-là), mais aussi des enseignants, des commerçants et de simples ménagères, tous issus des classes moyennes et populaires sudistes séduites par le discours ultranationaliste des partisans de Gbagbo. Des militaires et des gendarmes, fusils en bandoulière, avides de venger le désastre infligé à leur armée de l’air, fournissent la force de frappe. Très rapidement, l’émeute prend l’allure d’une tornade.  Cette nuit-là, Abidjan est en guerre. Venues au secours des Européens terrorisés, les forces Licorne passent très vite des grenades lacrymogènes aux balles réelles. Les hélicoptères, tous feux éteints, tirent de longues rafales au canon de vingt millimètres pour dégager les deux ponts qui enjambent la lagune Ébrié. Ils arrosent aussi les alentours de la chancellerie de France que des Patriotes déchaînés et armés de cocktails Molotov menacent d'incendier. Des balles perdues atterrissent dans le jardin mitoyen, où se situe la résidence présidentielle, contraignant le couple Laurent et Simone Gbagbo à descendre dans un bunker souterrain. Ces opérations de “ nettoyage ” effectuées par l'armée française font évidemment des victimes : plusieurs centaines de blessés, selon diverses sources, et une vingtaine de morts.  Lorsque, le lendemain, dimanche 7 novembre, alors que les pillages reprennent, un proche de Gbagbo parle de “ répression coloniale ”, nombre d'Abidjanais approuvent. Si les médias français, obsédés par la “ chasse aux Blancs ”, prêtent peu d'attention à cet aspect des choses, un autre drame passe, lui, totalement inaperçu. Dans les quartiers populaires d'Abidjan, notamment à Abobo, où vivent de nombreux “ nordistes ”, mais aussi à Treichville, Koumassi et Adjamé, des hommes en tee-shirts noirs venus en camions militaires ou en pick-up 4 x 4 mènent la chasse aux opposants, aux Dioulas, voire aux Baoulés. La numéro deux du RDR, Henriette Diabaté, ne doit son salut qu'à la discrétion de ses voisins qui l'on cachée, puis à la protection de l'ambassade des États-Unis où elle s'est réfugiée. Son domicile est pillé et saccagé, tout comme ceux d'Alphonse Djédjé Mady, secrétaire général du PDCI, et de Youssouf Soumahoro, ministre des Forces nouvelles.  Alors que s'achève ce week-end de cauchemar, les militaires français occupent la moitié sud d'Abidjan et tentent de prendre pied au nord, afin d'y regrouper les expatriés terrifiés. Un détachement blindé, venu “ sécuriser ” l'hôtel Ivoire à Cocody, se retrouve nez à nez avec Charles Blé Goudé - qui a fait de l'établissement son QG - et ses gardes du corps, ainsi qu'avec les experts en sécurité israéliens recrutés par la présidence. On se regarde en chiens de faïence, le doigt sur la gâchette, mais le pire est évité. Tout comme il sera évité de justesse, une heure plus tard, lorsqu'une colonne de véhicules militaires français descendus de Bouaké s'égare après avoir longtemps erré à la recherche de l'hôtel. Selon de bonnes sources à Paris, les blindés de tête auraient pénétré à l'intérieur de la concession présidentielle, s'arrêtant à quelques dizaines de mètres de la résidence de Laurent Gbagbo, présent sur les lieux. On comprend mieux, dès lors, les rumeurs de coup d'État imminent qui allaient enfiévrer les deux jours suivants.  Dimanche 7 novembre, 22 h 30. Première apparition télévisée de Laurent Gbagbo depuis le début de la crise. Le costume est sombre, la lecture un peu mécanique. Dans son message, le président explique pourquoi il a déclenché les hostilités : “ Toutes les ressources du dialogue pour mettre fin à la guerre sans faire la guerre ont été épuisées. […] J’ai donc décidé d’agir pour libérer le pays et restaurer son unité. ” Il exprime ses regrets “ pour les débordements observés ” et présente ses condoléances “ aux familles des victimes  ivoiriennes, françaises et américaine ”. Il remercie la communauté internationale, sans citer, comme il le fait d’habitude, la France, pour son assistance. Replace enfin sa guerre de libération dans le contexte du “ péril qui menace l’ensemble des États de la sous-région, de la Côte d’Ivoire à la Mauritanie ”. Un discours de combat en somme, plus  qu’un discours d’apaisement. Sans doute sait-il que ce même dimanche, des accrochages ont opposé les troupes françaises en route vers Abidjan depuis la “ zone de confiance ” aux  Fanci qui tentaient de s’opposer à leur progression. À Douékoué, Dibobly, Guessabo, Tiebissou et Sinfra, si l’on en croit l’état-major, les heurts ont fait plusieurs victimes.  Lundi 8 novembre. Avant l’aube, un violent orage a douché Abidjan et calmé les esprits. Pas pour longtemps. La nouvelle d’un renversement imminent de Gbagbo par les Français se répand comme une traînée de poudre, et des milliers d’Abidjanais rameutés par la radio, venus à pied, en bus ou à bord de barges convergent vers l’hôtel Ivoire. Parmi eux, quelques Français, arborant des pancartes sur lesquelles est écrit “ Honte à Chirac ” ou encore “ Touche pas à Laurent ”, sont vivement applaudis. Objectif des manifestants : se placer entre la résidence présidentielle et l’hôtel Ivoire, séparés par à peine un kilomètre, et servir de “ bouclier humain ” au chef menacé. Des automobilistes klaxonnent en signe de solidarité, d’autres s’arrêtent pour distribuer de l’eau et des vivres.  Mais l'atmosphère se tend. À l'abri d'une barrière de barbelés, les canons de leurs VAB pointés sur la foule, les éléments Licorne tirent en l'air pour éloigner les plus agressifs. Un peu plus loin, un bitube antiaérien de 23 millimètres installé dans l'enceinte du palais présidentiel tire sur un hélicoptère français, avant d'être pulvérisé d'un lâcher de missiles Hot. Il faudra toute la fraternité d'armes - malgré tout - entre les généraux Mathias Doué, Abdoulaye Fall et Henri Poncet, réunis à l'Ivoire pour une réunion de crise, afin de mettre au point un système de patrouilles mixtes destinées à ramener un semblant d'ordre. Pendant ce temps, le risque d'une implosion à l'échelle de toute la Côte d'Ivoire se précise. À Gagnoa, dans la Boucle du cacao, des affrontements entre Bétés et Dioulas ont fait une quinzaine de morts ces deux derniers jours, et des bandes de miliciens venus du Liberia voisin, attirés par l'odeur des pillages, franchissent la frontière.  Mardi 9 novembre. Nouvelle flambée de violence devant l’hôtel Ivoire. Les militaires français veulent en sortir, emmenant avec eux les civils européens qu’ils y ont regroupés.  La foule pense que l’offensive contre la résidence de Gbagbo a commencé. L’affrontement est inévitable. Appuyés par les gendarmes ivoiriens des patrouilles mixtes, les “ Licorne ” tirent pour se dégager sur les Patriotes, dont certains sont armés de kalachnikovs. Bilan: sept Ivoiriens tués – dont un gendarme – et une vingtaine de blessés. L’émotion est vive, au point que les évêques ivoiriens publient dans la journée un communiqué condamnant la “ réaction disproportionnée ” des Français, lesquels auraient,  depuis samedi, effectué des “ tirs à balles réelles sur des enfants, des jeunes, des femmes aux mains nues ”. Les prélats, catholiques il est vrai, ne disent rien, ou presque, des autres victimes, mais leur réaction est significative d’un climat de mobilisation nationaliste très sensible à Abidjan. Jamais, depuis les répressions de l’époque coloniale, l’armée française n’avait fait autant de morts et de blessés en Afrique. Jamais non plus, depuis l’attentat contre l’immeuble Drakkar à Beyrouth il y a vingt ans, elle n’avait subi autant de pertes en un jour. De part et d’autre, le traumatisme s’apparente désormais à une déchirure.  Mardi après-midi, alors que les armes crépitent encore devant l’Ivoire, le président sud-africain Thabo Mbeki regagne l’aéroport d’Abidjan après un entretien de trois heures avec Laurent Gbagbo. Quel Mbeki a prévalu ? Le défenseur de Mugabe et d’Aristide, panafricain sourcilleux hostile à toute intervention étrangère au continent, ou le démocrate qui refusait de reconnaître l’élection de Gbagbo en octobre 2000 ? Un peu des deux sans doute, pour une médiation courageuse, mais aléatoire tant le marigot ivoirien recèle de caïmans et de sables mouvants…  Mercredi 10 novembre. Réquisitionnés par le gouvernement français, les premiers avions décollent de l’aéroport Félix-Houphouët-Boigny avec à leur bord des centaines d’expatriés aux allures de rapatriés d’Algérie. “ Pour eux, c’est la valise ou le cercueil ”, dira d’ailleurs le soir, sur la chaîne LCI, un commentateur particulièrement exalté. Certains ont déjà fui, en bateau de pêche ou de plaisance, jusqu’au Ghana voisin. D’autres attendent à Lomé, transformé en parking aérien et en QG tactique avancé par l’armée  française. Mais que veut la France au juste ? Que cherche, où va Paris dans sa politique  ivoirienne ? Après une semaine de violence, de drame, parfois d’horreur, une chose est sûre : ni l’Élysée ni le Quai d’Orsay n’entendent dévier de l’application des accords de Marcoussis et d’Accra. “ Les deux camps sont désormais affaiblis, aucun n’est en situation  de dominer l’autre, l’occasion est donc réelle de fragmenter ces blocs de haine et de les obliger à se réconcilier ”, juge un diplomate très proche du dossier, avant d’écarter le scénario à la haïtienne d’une déposition de Laurent Gbagbo : “ Il est légitime auprès de l’ONU et de son Conseil de sécurité, je ne vois donc pas pourquoi la France prendrait ce  risque seule.” Cette personnalité, l’une de celles qui font la politique africaine de la France, se prononce par ailleurs contre toute “ partition ” de la Côte d’Ivoire et conclut qu’il n’y a pas d’autre solution que de tenir l’élection présidentielle à la date prévue.  “ Wishful thinking ” ? Sans doute. Mais la France, qui joue en matière ivoirienne sa crédibilité tutélaire dans ce qui fut son pré carré africain, ne veut plus jouer aux faiseurs et défaiseurs de rois comme à l'époque de Léon Mba, de Jacques Foccart et de l'opération Barracuda. “ Il faut que ce soit clair : même si j'ai entendu ces derniers jours certains chefs d'État de la région parfaitement sensés nous suggérer cette solution, nous n'avons aucunement l'intention de renverser Gbagbo ”, précise notre homme. Reste donc à la France son fardeau : celui d'un arbitre juge et partie, contraint de par son passé colonial à une impossible neutralité aux yeux des protagonistes, sans cesse soupçonnée de jouer le jeu de l'adversaire. Une France qui ne gagne rien à confondre la défense du droit avec celle de ses intérêts. Une France dont la politique et la “ vocation ” africaines ressemblent à ce vestige des années Houphouët, années d'or, de gloire et de cacao rutilant, qu'est désormais l'hôtel Ivoire après le passage des pillards, mardi 9 novembre 2004 dans l'après-midi : un champ de désillusions.  François Soudan (Avec Élise Colette, Samy Ghorbal, Muhamed Junior Ouattara et Jean-Pierre Moraux à Lomé)

Les acteurs de la crise

Loyalistes ou rebelles, forces impartiales ou “ médiateurs ”, tous, à des degrés divers, sont montés au front. Les uns pour défendre le régime ou l’abattre. Les autres pour éviter le pire. Revue de détail...

Les “ Gbagbo boys ”  Mamadou Koulibaly  Classé parmi les “ durs ” du régime, le président de l'Assemblée nationale fait partie, de source concordante, de ceux qui ont convaincu Laurent Gbagbo de passer à l'offensive, le 4 novembre. Partisan de la première heure de l'option militaire pour dénouer la crise - il a claqué la porte en janvier 2003, en pleines négociations à Marcoussis, pour rejoindre Abidjan -, Koulibaly ne quitte pratiquement plus la résidence de Cocody du chef de l'État depuis l'éclatement des hostilitésSauf pour des sorties médiatiques qui font froid dans le dos.

Dans l'après-midi du 7 novembre, il a ainsi jeté un pavé dans la mare, après la destruction de l'aviation ivoirienne et la prise de l'aéroport d'Abidjan par la force Licorne. Koulibaly a promis “ pire que le Vietnam ” à la France, et des réactions “ hyper barbares ” contre ses ressortissants.

Il devait opérer le lendemain un revirement brutal pour clamer la “ disponibilité de l'État à négocier ”, et se retrouver le 8 novembre en train de discuter avec les généraux Fall de l'Onuci et Poncet de Licorne afin d'obtenir que l'armée ivoirienne soit associée aux patrouilles des troupes françaises qui se sont rendues maîtres d'Abidjan.

Qu'est-ce qui a fait tourner si rapidement casaque à cet agrégé d'économie, Dioula et musulman de 41 ans, devenu la “ bête noire ” de ses “ frères nordistes ” ? Une instruction contraire venue “ d'en haut ” ?

Mathias Doué

Ce général de brigade de 58 ans, chef d’état-major de l’armée ivoirienne depuis octobre 2000, est celui qui a empêché le pire. Avec une bonne lecture des rapports de force,

Doué a choisi, contre l’avis des boutefeux de l’entourage présidentiel, de ne pas exercer de représailles après la destruction des Sukhoï SU-25 et des Mi-24 de ses troupes, ni de venir à la charge après la prise de l’aéroport par la force française. Refusant l’affrontement sur un terrain dangereux pour les institutions ivoiriennes, il a préféré négocier et obtenir, le 8 novembre, l’association des Fanci aux patrouilles des forces

Licorne et Onuci à Abidjan, et la “ libération ” des deux ponts d’Abidjan tombés quarante-huit heures plus tôt aux mains des militaires français.

Ce Saint-Cyrien originaire de l’ouest du pays, réputé être une forte tête, n’a pas mené jusqu’au bout “ la libération de la Côte d’Ivoire ” qu’il avait promise le 4 novembre aux “ Jeunes patriotes ”. Est-ce parce qu’il n’a jamais voulu de l’option militaire comme solution à la crise ?

Charles Blé Goudé

“ Devant le défi qui lui a été lancé par les rebelles, nous sommes venus soutenir notre armée nationale, lui dire que nous sommes derrière elle jusqu’à la libération totale de

notre pays. ” C’est en ces termes que Charles Blé Goudé, accompagné de centaines de “ Jeunes patriotes ” assis dans l’enceinte du camp Gallieni (siège de l’état-major de l’armée), a galvanisé les Fanci dans la matinée du 4 novembre.

On n’a plus revu le leader des “ Jeunes patriotes ” jusqu’à ce qu’il réapparaisse à la télévision ivoirienne le 7 en fin d’après-midi, la mine défaite et les yeux exorbités, pour appeler “ [ses] compatriotes à réagir à la destruction des aéronefs ivoiriens par la force Licorne ”. Depuis, Blé Goudé organise des manifestations continues : devant l’aéroport après sa prise par les Français, en face du 43e Bima, devant les chars de Licorne stationnés dans le parking de l’hôtel Ivoire le 8 novembre, puis devant le siège de la Radiotélévision ivoirienne (RTI) et la présidence de la République… Blé Goudé s’est assigné une tâche : maintenir en permanence un bouclier humain contre la progression des blindés de Licorne vers le palais présidentiel. Le 9 novembre, introduit par Gbagbo auprès de Thabo Mbeki, il a tenu à lui marteler “ la position de la jeunesse patriotique ”: “ Non à un coup d’État contre le président Gbagbo ! ”

Le rebelle

Guillaume Soro

Dès qu’il a senti l’escalade du 4 novembre venir, Guillaume Soro a déclenché une offensive diplomatique. Après avoir dépêché un des cadres des FN, Tuo Fozié, auprès du numéro un togolais Gnassingbé Eyadéma (médiateur désigné par la Cedeao qui a conduit en novembre et décembre 2002 les premières négociations entre les protagonistes de la crise), Soro a fait lui-même le déplacement de Lomé le 3 novembre, en compagnie de Lansana

Kouyaté, le représentant spécial de l’OIF à Abidjan. Reçu le lendemain par Eyadéma, alors que les Fanci déversent des bombes sur Bouaké et Korhogo, le secrétaire général des FN lui demande de tout faire pour empêcher le basculement de la Côte d’Ivoire dans la guerre. De la capitale togolaise, Soro reçoit les appels du secrétaire général de l’OIF Abdou Diouf, du chef de l’État sénégalais Abdoulaye Wade, de son homologue burkinabè Blaise Compaoré… Arrivé à Katiola, via Ouagadougou, dans l’après-midi du 4 novembre, il déclare que les FN ne peuvent rester les bras croisés face aux tirs répétés des forces gouvernementales.

Après la destruction de l’aviation loyaliste par Licorne, le 7 novembre, il mobilise les chefs militaires de son mouvement pour réorganiser les troupes qui avaient été éloignées de certaines de leurs positions par les frappes aériennes.

Abidjan bouclé par la force Licorne, Soro ne se prive pas d’accabler Gbagbo, en montant de nouveau au créneau pour demander sa démission.

Il révélera par la suite son intention de ne pas se rendre à Pretoria pour les négociations auxquelles les FN ont été conviées. Est-ce sa façon de réagir au “ snobisme ” de Thabo Mbeki, qui s’est abstenu de passer le moindre coup de fil au secrétaire général des FN et au Premier ministre Diarra au cours de son passage à Abidjan ?

Les soldats français

Général Henri Poncet

Le général de division Henri Poncet commande la force Licorne depuis le 3 juin 2004. Il a succédé au général Pierre-Michel Joana. Ce parachutiste de 55 ans, né à Oran, en Algérie,

est un ancien de Saint-Cyr et de l’école de Guerre. Homme de terrain, rompu aux missions opérationnelles, il a “ fait ” le Liban, dans les années 1980, et a aussi connu plusieurs affectations au Tchad et à Djibouti, notamment. Il participe, en avril 1994, à l’opération Amaryllis d’évacuation des ressortissants français au Rwanda, aux toutes premières heures du génocide. Après quatre ans au cabinet du ministre de la Défense, de 1995 à 1999, il hérite du commandement de la 11e brigade parachutiste de Toulouse. Il assume ensuite le commandement de la brigade multinationale Nord de la Kfor, au Kosovo (ex-Yougoslavie), entre octobre 1999 et février 2000. Puis devient, le 17 avril 2001, commandant du Commandement des opérations spéciales de Taverny, l’état-major des célèbres forces spéciales de l’armée française, engagées, par exemple, dans la traque de Ben Laden en Afghanistan.

Les “ médiateurs ”

Alpha Oumar Konaré

Alpha Oumar Konaré a hérité du dossier ivoirien lorsqu’il a été élu président de la Commission de l’Union africaine (UA) en juillet 2003, mais l’ancien chef de l’État du Mali suivait de près les soubresauts du pays depuis le coup d’État du général Gueï, le 24 décembre 1999. Dès le 4 novembre, date de l’attaque des avions militaires sur Bouaké, il a rappelé pour consultation son représentant spécial en Côte d’Ivoire, André Salifou, ancien ministre des Affaires étrangères du Niger. Le 6, il se rend à Ota, chez le chef de l’État nigérian Olusegun Obasanjo, président en exercice de l’UA. Les deux hommes sont sur la même longueur d’onde et ont à cœur d’obtenir des résultats diplomatiques probants et rapides. Ils vont mandater leur autre complice, le président Thabo Mbeki, dont

l’expertise en matière de médiation est reconnue depuis ses interventions en République

démocratique du Congo, aux Comores et au Burundi. Courant octobre, Alpha Oumar Konaré avait alerté à plusieurs reprises la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), le Comité de suivi des accords de Marcoussis et Kofi Annan sur la nécessité d’un plan de suivi de proximité. Dans les prochains jours, il tentera de le

faire adopter lors du prochain sommet extraordinaire de l’UA sur la Côte d’Ivoire.

Albert Tévoédjrè

Albert Tévoédjrè a été nommé, le 7 février 2003 par Kofi Annan, représentant spécial du secrétaire général des Nations unies pour la Côte d’Ivoire. Ce Béninois de 75 ans, président du Comité de suivi des accords de Marcoussis et d’Accra III, plusieurs fois ministre dans son pays, est calme et prudent. D’abord contesté par les rebelles et l’opposition politique, qui le trouvaient trop porté à satisfaire le pouvoir, il est aujourd’hui honni par les partisans du président Gbagbo. Pourquoi ? Parce qu’il est resté l’homme de confiance du Conseil de sécurité dont il s’est appliqué, contre vents et marées, à faire respecter les décisions. Il a relayé auprès des soldats de l’Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire (Onuci), la force de maintien de la paix, la décision

de maintenir à tout prix la “ zone de confiance ” qui sépare le Nord rebelle du Sud loyaliste. Il soutient également qu’il faut sécuriser Abidjan par des patrouilles mixtes composées de Casques bleus, de soldats français et de militaires des Fanci, une initiative habile, déjà prise en mars dernier mais qui s’était effilochée avec le

temps, qui rend obligatoire la collaboration entre Français et Ivoiriens au moment où le sentiment antifrançais cause des ravages. Albert Tévoédjrè insiste aussi pour que soit appliquée la troisième recommandation des Nations unies : l’accueil des familles étrangères victimes de pillages dans les zones sécurisées par l’Onuci.

Par Valérie Thorin, Cheikh Yérim Seck et Samy Ghorbal

Objectif 2005

A un an de la présidentielle, le chef de l'État sortant comme ses adversaires politiques sont déja en campagne. Et préparent l'échéance alors que le processus de paix reste bloqué.

Les Ivoiriens n'en finissent pas de découvrir les arcanes de l'accord d'Accra III signé le 30 juillet dernier et destiné à relancer le processus de paix et à préparer les élections présidentielle et législatives de 2005. Entre les retransmissions télévisées des débats parlementaires sur les réformes à venir, les spéculations autour d'une éventuelle révision de l'article 35 de la Constitution (relatif aux conditions d'éligibilité) et les pas de deux auxquels se livrent en permanence les leaders politiques, chacun y va de son petit commentaire, de ses pronostics, de ses préférences.
Et, de ce point de vue, l'humour ivoirien n'est pas en reste : “ On verra bien en 2005 qui est garçon ”, ironise un instituteur abidjanais.  En attendant, la vie politique nationale a pris, ces derniers temps, les traits d'un véritable théâtre d'ombres. Et toute l'agitation politicienne non dépourvue d'arrière-pensées autour des projets de loi en discussion à l'Assemblée nationale donne le ton des joutes à venir et préfigure les futures alliances électorales. Pour l'heure, le poids des mots et le choc des photos, par médias interposés, tiennent lieu de déclarations de candidature, voire de stratégies nées, le plus souvent, dans l'imagination de prétendus analystes politiques. Toujours est-il qu'à un an des élections générales chaque camp se prépare et affûte ses arguments.  Peu importe que les listes électorales et les cartes d'identité “ infalsifiables ” soient toujours une vue de l'esprit, que l'intégrité territoriale n'ait pas été recouvrée ! Que le calendrier d'adoption des réformes politiques par la représentation parlementaire établi à Accra ne puisse être respecté - l'Assemblée nationale a bouclé le 28 septembre sa session extraordinaire et ne pourra se pencher sur les textes qu'à partir du 6 octobre. On fait comme si les prochaines élections, notamment la présidentielle - dont rien n'indique aujourd'hui, bien au contraire, que la date sera respectée - étaient censées marquer la sortie de guerre. C'est dire la portée considérable de ces scrutins par leurs enjeux immédiats et les révisions déchirantes qu'ils ne manqueront pas d'entraîner sur l'échiquier politique. Il y a là de toute évidence la perspective d'une nouvelle photographie électorale qui risque de remettre en question les schémas traditionnels accolés à la Côte d'Ivoire.  Comme semblent l'indiquer les affrontements récurrents entre le camp présidentiel et le “ G7 ”, creuset des partis d'opposition, notamment le Rassemblement des républicains (RDR) et le Parti démocratique de Côte d'Ivoire (PDCI-RDA), tous deux associés à l'ex-rébellion, l'actuel chef de l'État, candidat probable à sa propre succession, devrait normalement avoir comme principaux adversaires l'ex-président Henri Konan Bédié et l'ancien Premier ministre Alassane Dramane Ouattara. Dans la réalité, ce scénario est loin d'être définitivement acquis, entre autres parce qu'une éventuelle candidature de Ouattara demeure subordonnée à la révision de l'article 35 de la Constitution qui réserve la consultation aux seuls “ Ivoiriens d'origine nés d'un père et d'une mère eux-mêmes ivoiriens d'origine ”. La focalisation de l'opinion ivoirienne sur les conditions de l'éligibilité à la présidence de la République, hier source de toutes sortes d'empoignades, est, aujourd'hui encore, annonciatrice des profonds clivages.  De l'imbroglio tout à la fois juridique, politique et institutionnel qui prévaut, une seule certitude se dégage pour l'instant : Laurent Gbagbo est déjà en campagne. À travers les voyages qu'il a effectués dans certaines régions et ses fréquents séjours à Yamoussoukro, en plein pays baoulé, ou encore ses rencontres avec les représentants des populations, le président sortant retrouve son terrain de prédilection, celui du contact direct avec les Ivoiriens. L'homme aime souvent à dire qu'il est le seul, en dehors de Félix Houphouët-Boigny, à avoir sillonné le pays de long en large et visité les plus petits villages. Devant l'adversité qui se profile à l'horizon 2005 et dont l'unique objectif est de l'écarter du pouvoir par les urnes, à défaut d'avoir réussi à le faire par les armes, il sait que ses compatriotes le jugeront moins sur son bilan (difficilement mesurable du fait de la guerre), que sur la détermination et le courage physique dont il a su faire preuve au cours des années de braise.  Partant de là, c'est certainement autour des thèmes de la paix, de l'unité nationale et de la souveraineté bafouée depuis le 19 septembre 2002 qu'il entend rallier les suffrages des Ivoiriens à sa cause et interpeller les autres candidats. Sans pour autant renier la formation politique - le Front populaire ivoirien (FPI) - qui l'a porté au pouvoir en octobre 2000, encore moins son programme de “ refondation ”, tout porte à croire qu'il cherchera à élargir sa base populaire et à mordre sur l'électorat des partis traditionnels, singulièrement sur celui du PDCI-RDA. Il en aura besoin pour un deuxième mandat. Car, à défaut d'une alliance en bonne et due forme, on voit mal, au regard du rapport des forces, quelque candidat que ce soit l'emporter en 2005 sans être rejoint par un large pan de l'électorat des autres.  En Côte d'Ivoire, comme ailleurs en Afrique, l'exercice du pouvoir et les multiples avantages qu'il génère étant des arguments-massues en période électorale, le chef de l'État a réussi à tisser depuis plusieurs mois des relations aussi discrètes qu'intéressées avec des personnalités de tous horizons et d'envergures différentes, qui, le moment venu, peuvent se révéler très utiles, pour peu qu'on les réactive. Ainsi de vieux compagnons du président Houphouët, comme Mathieu Ekra, Camille Alliali, Maurice Séri Gnoléba ou encore Laurent Dona Fologo. C'est en ayant à l'esprit toutes ces données et assuré de pouvoir compter sur le vote légitimiste qu'il a entrepris un travail de “ séduction politique ” en direction des “ grands électeurs ” et du “ pays profond ”, même amputé depuis deux ans de sa frange septentrionale.  La prime au sortant et la ténacité face aux épreuves suffiront-elles à lui garantir un nouveau quinquennat ? “ Même si tout le monde est autorisé à figurer sur la ligne de départ, Gbagbo est quasiment assuré d'être présent au second tour, assure un universitaire ivoirien. Il a impérativement besoin des élections de 2005 pour asseoir sa légitimité. L'opposition, pour ce qui la concerne, a besoin du scrutin pour se défaire de Gbagbo. Et la communauté internationale, les Nations unies et la France en tête, pour se désengager d'une crise qui n'a que trop duré. ”  Instruits par les événements de ces dernières années, les adversaires déclarés ou supposés du chef de l'État s'efforcent de présenter un front uni et de transformer leur slogan - “ Tout sauf Gbagbo ” - en alliance politique et électorale durable. Certains ont même caressé l'idée d'une candidature unique face au sortant. C'est dans cette perspective qu'il faut inscrire la création du “ G7 ”, regroupant l'essentiel des forces d'opposition, et le rapprochement récent, non dénué d'arrière-pensées, entre l'ancien président Henri Konan Bédié, naguère théoricien de “ l'ivoirité ”, et sa victime expiatoire d'hier, l'ex-Premier ministre Alassane Dramane Ouattara.  À en croire l'un et l'autre, désormais unis face à Laurent Gbagbo, “ le passé, c'est le passé ”. Iront-ils pour autant aux élections sous la même bannière ? “ Je me suis fixé comme ligne de conduite de ne plus accorder d'interview jusqu'à ce que la situation soit clarifiée ”, souligne, au téléphone, Ouattara. “ Il est encore prématuré de parler des élections, explique son proche entourage. Il y a des préalables techniques, constitutionnels et autres. Après, on avisera. ” Bédié, comme à son habitude, n'a pas cru bon de donner suite aux multiples appels téléphoniques.  Les deux hommes ont dîné ensemble le 23 septembre au domicile parisien de Bédié. Une rencontre prévue de longue date dans le prolongement de celle organisée en marge du sommet d'Accra III. Ils ont joué cartes sur table, écarté toute idée de candidature unique - un moment caressée par certains partisans de l'ancien chef de l'État comme monnaie d'échange contre le soutien du PDCI pour la révision de l'article 35, et immédiatement réfutée par le RDR -, appelé à la signature d'un pacte politique “ complet ” à Yamoussoukro en novembre (voir J.A.I. n° 2281). Séduisante sur le papier, mais surtout destinée à galvaniser des troupes un peu “ en déshérence ” depuis le début de la guerre civile, cette perspective d'alliance visant à mettre en échec électoralement le président Gbagbo pourrait se heurter sinon à la rancune entre les deux hommes, du moins à la méfiance de leurs partisans respectifs.  La raison politique parviendra-t-elle à faire oublier les affrontements et les blessures d'hier ? Un rapprochement des deux leaders et, au-delà, de leurs formations politiques résistera-t-il aux querelles de personnes et de leadership de plus en plus perceptibles au sein du PDCI-RDA ? Dans cet ordre d'idées, l'annonce (non démentie par l'intéressé) de la candidature de Charles Konan Banny, gouverneur de la Banque centrale des États de l'Afrique de l'Ouest (BCEAO), est lourde de menaces pour Bédié, qui se targue d'être le “ candidat naturel ” du PDCI-RDA. Par ailleurs, plusieurs questions demeurent, pour l'heure, sans réponse. Le RDR présentera-t-il un autre candidat si son leader venait une nouvelle fois à être recalé ? Fera-t-il cause commune, dans la bataille électorale, avec la rébellion ? Se dissociera-t-il d'un mouvement dont une partie est en voie de criminalisation ?  La rébellion ira-t-elle au front sous son propre étendard ? Son leader politique, Guillaume Soro, est de jure hors course parce qu'il n'aura pas atteint en 2005 l'âge minimal requis par la Constitution (40 ans) pour briguer la magistrature suprême. Qui donc défendra “ l'héritage ” et la “ spécificité ” des insurgés du 19 septembre 2002 ? Le sergent-chef Ibrahim Coulibaly, dit “ IB ” ? L'ancien sous-officier putschiste, en guerre ouverte avec Soro, a récemment annoncé dans nos colonnes qu'il voterait en 2005 pour... Ouattara. Alors qui ? Louis Dacoury Tabley, ex-ami de Gbagbo rallié à la rébellion ? Peut-être trop impulsif et doctrinaire. Le général Bakayoko, leur chef militaire ? “ Son tempérament ne s'y prête guère, lâche un de ses proches. Sans oublier qu'il est militaire... ”  Autant dire que les mois qui nous séparent du scrutin d'octobre 2005 peuvent encore réserver bien des surprises. Mais quoi qu'il en soit, les consultations électorales interviendront dans un contexte totalement différent de ceux que le pays a connus. Pour, au moins, deux raisons. En dehors des souffrances qu'elle a causées aux populations tant du Nord que du Sud, la guerre civile va sans conteste modifier les comportements électoraux et bouleverser les schémas “ ethniques ” dont sont généralement friands les “ anthropologues ” et autres “ spécialistes ” de l'Afrique. Par ailleurs, il faut s'attendre à une transformation radicale de la géographie électorale, la grande métropole économique, Abidjan, représentant à elle seule pas moins du tiers des électeurs ivoiriens...  Francis Kpatindé

Ambiguïtés…

La crise ivoirienne paraît apaisée, mais elle n’est pas résolue, ni en voie de l’être. Elle rebondira, cela ne fait, hélas !, aucun doute.  Je voudrais profiter du répitactuel pour vous inviter à réfléchir avec moi aux facteurs qui ont été à l’origine de la crise, ont favorisé le pourrissement que nous observons et contrarié ou empêché la guérison.  J’en citerai trois et nous verrons, chemin faisant, qu’ils sont liés l’un à l’autre par un fil conducteur : l’ambiguïté.  Je suis profondément convaincu qu’on ne sortira pas la Côte d’Ivoire – et l’Afrique de l’Ouest – de la crise tant qu’on ne se décidera pas à s’attaquer aux équivoques et aux ambiguïtés qu’on a laissé s’instaurer.

1.       L’ivoirité : ce concepta fait surface en 1995, à peine deux ans après la mort d’Houphouët, dans l’entourage d’Henri Konan Bédié.  Intronisé par Houphouët comme son successeur constitutionnel, Bédié a estimé de son devoir de recourir à l’ivoirité “ pour protéger la mainmise des Baoulés, plus largement des Akans, sur le pouvoir ”. C’est lui-même qui a fait cette confidence à l’un de ses amis, non sans préciser qu’il se sentait en première et en dernière analyse “ le chef des Akans ”.  Près de dix ans se sont écoulés, qui ont vu la chute de Bédié et un exercice agité du pouvoir par deux autres présidents : aucun d’eux n’a osé ni se réclamer de l’ivoirité ni  la renier : tout se passe donc comme si ce concept demeure la doctrine inavouée des deux successeurs de Konan Bédié.  C’est la première ambiguïté ivoirienne.  2. Côte d’Ivoire-Burkina : ces deux pays sont non seulement voisins, mais… entremêlés. Une partie substantielle – le quart – de la population du second vit depuis des décennies  dans le premier. Ces trois à quatre millions de Burkinabè considèrent la Côte d’Ivoire, dont ils constituent 20 % à 25 % de la population, comme leur seconde patrie, un pays qu’ils ont contribué à développer, où ils possèdent des biens et dans lequel ils ont des droits.  C’est précisément ce que les trois successeurs d’Houphouët ont mis en question.  Mais aucun des trois ne s’estdonné la peine d’indiquer ce qu’il voulait changer – ni de le distinguer des droits qu’il acceptait de maintenir aux Burkinabè de Côte d’Ivoire.  Cette deuxième ambiguïté a fait passer les relations entre les deux pays de la nécessaire “ entente et coopération ” à une suspicion permanente, aux accusations croisées  de déstabilisation.  3. Côte d’Ivoire-France : les deux pays sont liés par un accord de défense qui date de… 1961, signé entre le Premier ministre français de l’époque, Michel Debré, et Houphouët.  Les successeurs de ce dernier ne l’ont ni dénoncé ni renégocié. En sont-ils satisfaits pour autant ? Estiment-ils qu’il a joué son rôle et que la France l’a convenablement  appliqué ?  Il y a tout lieu d’en douter, mais aucun d’eux ne s’est exprimé clairement sur le sujet.  Comment justifie-t-on la présence de plusieurs milliers de soldats français en Côte d’Ivoire (certains sont cantonnés dans la capitale même du pays !) – de même que, par ailleurs, au Sénégal, au Gabon et à Djibouti ?  Quelle doctrine militaire fonde cette présence ? La France supporte-t-elle la charge financière de ces cantonnements dans son propre intérêt ou dans celui des pays où elle les maintient ? Ou bien encore dans celui des régimes qu’ainsi elle protège ?  Si les militaires français protègent les pouvoirs en place, où commence et où s’arrête cette protection ? Pourquoi n’a-t-elle pas joué pour empêcher la destitution d’Henri Konan Bédié ? Et pourquoi, surtout, Laurent Gbagbo s’est-il senti, au début de ce mois, plus menacé que protégé ?  Last but not least. Lorsque des avions ivoiriens bombardent un cantonnement français, tuant plusieurs soldats, que l’armée française détruit des avions ivoiriens, tuant à son tour des Ivoiriens civils et militaires, les deux pays sont-ils encore amis ou déjà adversaires ?  Cette présence militaire française – ni le Royaume-Uni, ni le Portugal, autres ex-puissances coloniales, n’ont de troupes basées dans leurs anciennes colonies – est ressentie par les Africains comme une pesante anomalie. Lorsque la ministre française des Armées, Michèle Alliot-Marie, s’autorise à critiquer publiquement (et de manière répétée) les décisions du président, qu’elle dit elle-même “ démocratiquement élu ”, d’un pays africain indépendant, on se dit qu’elle se trompe d’époque.  Mais est-on indépendant quand on “ héberge ” de façon durable des milliers de militaires étrangers dans sa capitale ?  S’ajoutant aux deux précédentes, cette troisième ambiguïté ferme en tout cas le triangle dans lequel se trouve enserrée la Côte d’Ivoire.  Depuis dix ans et, on peut le craindre, aussi longtemps qu’on ne s’attellera pas à les lever.

2.   Béchir Ben Yahmed

Les dessous de la crise

Du conclave des chefs d’État à Abuja aux secrets des rencontres de Pretoria, des “ patriotes ” d’Abidjan

aux rebelles de Bouaké, de Paris à Lomé, ce dossier dissèque le jeu des différents acteurs d’une partie de

poker dramatique.

Dans quelques jours, les 26 et 27 novembre, se tiendra à Ouagadougou un Sommet de la Francophonie au sein

duquel la langue de Molière aura à coeur de rappeler qu'elle fut aussi celle de Napoléon et de Clemenceau. Sur fond

de fiasco ivoirien et de naufrage de ce qui fut son plus beau showroom en Afrique subsaharienne, c'est une France

traumatisée, qui se voulait médiatrice avant de se retrouver, début novembre et pour quelques jours, en état de quasi-

guerre contre un régime reconnu par elle-même et toute la communauté internationale, que représentera en effet

Jacques Chirac.

Désormais simple protectrice de ses ressortissants en fuite, en deuil de ses neuf militaires tués, mais aussi coupable, aux yeux d'une partie de l'opinion africaine, d'une répression aux images néocoloniales dont le nombre exact de victimes demeure à établir, pourra-t-elle échapper aux questions de fond sur la politique qui est la sienne, depuis près d'un demi-siècle, sur le continent ? Sans doute. Ouagadougou ne sera pas le lieu où des chefs d'État trop polis auront l'impolitesse d'ouvrir cette boîte de Pandore, dans l'hypothèse hautement improbable où l'un d'entre eux en ressentirait le besoin. Et puis, le calme semble revenu à Abidjan. L'heure est donc, une fois de plus et pour quelques semaines encore, à la comédie des vraies-fausses promesses, aux négociations en trompe l'oeil, mais aussi aux révélations sur une semaine folle - celle qui, du 3 au 10 novembre 2004, vit la Côte d'Ivoire perdre la raison. Du huis clos d'Abuja aux secrets de Pretoria, des “ patriotes ” d'Abidjan aux “ rebelles ” de Bouaké, de Paris à Lomé, ce dossier expose le dessous des cartes d'un jeu de poker dramatique. Et répond, pour commencer, à quelques questions jusqu'ici sans réponses.  Quel rôle ont joué les Casques bleus de l'Onuci ?  Sentant monter les périls et redoutant une attaque des forces ivoiriennes contre le Nord, l'Élysée a, aux environs du 20 octobre, fait passer le message suivant à Kofi Annan, via le patron des Opérations de maintien de la paix à l'ONU, Jean-Marie Guéhenno : “ Il est nécessaire de durcir d'urgence les règles d'engagement de l'Onuci et, par voie de conséquence, celles du contingent Licorne. ” Réponse du secrétariat général : “ Tout à fait d'accord, mais il faut d'abord en convaincre les Américains. ” Une démarche qui, comme on s'en doute, sera prise de court par les événements. Lorsque les Forces armées nationales de Côte d'Ivoire (Fanci) font accompagner, dès le 4 novembre, les premiers bombardements aériens par une tentative de progression au sol en direction de Bouaké, l'Onuci ne reste cependant pas inerte. Une unité de Casques bleus marocains et une autre de Bangladais ont ainsi ouvert le feu contre des colonnes ivoiriennes. Pour le reste, les événements ont fait une (potentielle) victime collatérale : le représentant spécial de Kofi Annan en Côte d'Ivoire, Albert Tévoédjrè. Ses relations avec les Français, et notamment avec l'ambassadeur Gildas Le Lidec, se sont à ce point dégradées que Paris réclame aujourd'hui, sans trop se cacher, le départ du diplomate béninois et son remplacement par “ quelqu'un de meilleure envergure, type ancien Premier ministre maghrébin ou personnalité européenne ”. Rien ne prouve évidemment que Tévoédjrè, qui n'a pas démérité, quittera le navire.  Qu'a dit Chirac à Gbagbo ?  Le dimanche 31 octobre, Michel de Bonnecorse, le conseiller Afrique de Jacques Chirac, téléphone à Laurent Gbagbo. Objet : mettre en place un rendez-vous téléphonique entre les deux présidents - lequel aura lieu le mercredi 3 novembre dans l'après-midi. Bonnecorse prépare alors un argumentaire pour Chirac, lequel, très remonté par les indications de plus en plus précises sur l'imminence d'une offensive des Fanci, va le durcir considérablement. Au cours de l'entretien, qui durera vingt minutes et auquel assistent, côté français, Michel de Bonnecorse et le ministre des Affaires étrangères Michel Barnier, Chirac se veut précis et menaçant. “ Si tu déclenches la guerre, ça va te retomber dessus, dit-il à Gbagbo. En outre, personne ne te défendra, tu seras complètement isolé. ” La réponse du président ivoirien est alors surprenante : “ Jacques, il faut que tu le saches : si je ne les lâche pas, ils vont se retourner contre moi. ” Simple habileté, ou reconnaissance de l'existence d'un clan des durs prêts à renverser Gbagbo au moindre signe de faiblesse ? Les dés, en tout cas, sont jetés. Le lendemain à l'aube, les bombardements commencent.  Pourquoi, pendant quarante-huit heures, les Français n'ont-ils rien fait ?  Les raisons de cette étrange inertie demeurent aujourd'hui encore un mystère. Alors que les Sukhoï-25 frappaient les villes du Nord, Paris a mis en alerte des Mirage F1 à Libreville et demandé à New York d'accélérer les règles de durcissement de l'Onuci. Mais certains de ses représentants sur place n'ont cessé pendant deux jours de minimiser la portée et les objectifs de l'offensive des Fanci, alors qu'il apparaissait clairement qu'elle visait à “ libérer ” l'ensemble du Nord. “ Nous n'aurions pas laissé prendre Bouaké sans réagir, et nous attendions le premier mort civil avéré pour le faire, confie une source autorisée à Paris. Notre réaction aurait alors automatiquement conduit à la neutralisation des Sukhoï. ” Reconstruction a posteriori ? Peut-être. Ce qui est sûr, en revanche, c'est que Laurent Gbagbo a pris cette passivité pour un “ feu orange ”.  Qui a donné l'ordre de bombarder le contingent Licorne ?  Selon nos informations, recoupées auprès de diverses sources, Laurent Gbagbo n'est pas coupable, même si les Français le tiennent pour responsable. Le président ivoirien a en effet appris, en plein déjeuner le samedi 6 novembre, qu'un de ses Sukhoï avait pulvérisé le lycée Descartes de Bouaké, causant la mort de dix personnes (dont neuf soldats français),... au moment même où on lui a annoncé la destruction de sa propre aviation. Totalement “ sonné ” par ces deux événements, il mettra de longs moments à s'en remettre, d'autant que, Abidjan s'embrasant, il se persuadera bientôt que les Français ont décidé de le renverser - ainsi que pourrait en témoigner Michel Barnier, qui le joint au téléphone le dimanche 7 vers 1 heure du matin. Qui est donc le (ou les) donneur d'ordre ? En l'absence de véritable enquête, le faisceau de présomptions français s'oriente vers le clan des “ faucons ” qui entoure le président ivoirien, en l'occurrence les conseillers à la Sécurité Bertin Kadet et Moïse Lida Kouassi, ainsi que la première dame, Simone Gbagbo, partisans d'une politique de rupture avec la France. Le colonel Philippe Mangou, un Ébrié ultranationaliste, patron du théâtre des opérations au moment des faits et successeur du général Mathias Doué au poste de chef d'état-major des Fanci, aurait également sa part de responsabilité. “ Ce sont ces gens qui, persuadés que l'alliance entre Alassane Ouattara et Henri Konan Bédié sonnait le glas d'une victoire électorale de Gbagbo en octobre 2005, l'ont persuadé de déclencher les hostilités contre les ex-rebelles avant la fin du ramadan, espérant sans doute qu'ils seraient émoussés ”, assure à Paris un proche du dossier ivoirien. Reste qu'une présomption n'est pas une conviction, encore moins une preuve, et que seule une enquête indépendante - si tant est qu'elle voie le jour - pourra clarifier l'origine de ce que Laurent Gbagbo qualifie désormais de “ méprise ”.  Qu'ont fait les Israéliens dans cette galère ?  Discrètement exfiltrés le 12 novembre par un avion italien, la cinquantaine d'experts israéliens présents à Abidjan ont joué un rôle décisif dans les bombardements du Nord - y compris, semble-t-il, celui du lycée Descartes. Ce sont eux en effet qui pilotaient à distance les drones de reconnaissance, lesquels fournissaient aux Sukhoï les coordonnées GPS de leurs cibles. Ils écoutaient également, depuis le sommet de l'hôtel Ivoire, les communications de Licorne et de l'Onuci. Selon les Français, dont l'ambassadeur en poste en Israël a été chargé d'effectuer une démarche de protestation tant l'agacement de Jacques Chirac est vif, ces mêmes “ coopérants ” auraient planifié et encadré la répression sanglante de la manifestation du 25 mars 2004 à Abidjan. Facteur d'ambiguïté supplémentaire : quelques Israéliens figurent également, en toute discrétion, dans l'environnement sécuritaire de la présidence burkinabè, à Ouagadougou. Ceux-ci ne seraient-ils pas en contact avec ceux-là ? C'est la version ivoirienne de la théorie du moukhattat (“ complot ”, en arabe).  Comment ont réagi les chefs d'État africains ?  Pas un n'a condamné la riposte française, et beaucoup ont appelé Jacques Chirac pour le soutenir et le féliciter. Gnassingbé Eyadéma, Paul Biya (qui a décidé de se rendre au Sommet de Ouagadougou rien que pour cela), Mamadou Tandja, Mathieu Kérékou, Omar Bongo Ondimba, Abdoulaye Wade, Amadou Toumani Touré, Blaise Compaoré, Denis Sassou Nguesso, François Bozizé, Olusegun Obasanjo..., le téléphone de l'Élysée n'a cessé de sonner. Soutien sans réserves également de l'Algérien Abdelaziz Bouteflika (qui s'est entretenu à deux reprises avec Chirac), ainsi que du Libyen Mouammar Kaddafi, chez qui le président français se rend en visite officielle sur le chemin de Ouagadougou. Via son “ monsieur Afrique ”, Ali Abdessalam Triki, le colonel a en effet fait savoir à l'Élysée que, s'il avait aidé Laurent Gbagbo à ses débuts (armes et argent), il avait cessé de le faire : “ Abidjan nous a fait croire qu'il y avait urgence à rééquiper l'armée ivoirienne afin d'empêcher les chrétiens de massacrer les musulmans ; nous nous sommes fait avoir. ” Au total, assure-t-on à Paris, “ tous nos interlocuteurs sont unanimes à souhaiter le départ du pouvoir de Laurent Gbagbo, mais aucun ne sait comment y parvenir ”. Seuls deux chefs d'État, non frontaliers de la Côte d'Ivoire, il convient de le préciser, ont suggéré à Jacques Chirac de “ finir le travail ”, c'est-à-dire de renverser Gbagbo. De qui s'agit-il ? Secret d'État. “ Il n'y aura ni coup d'État ni assassinat, cette époque est révolue ”, poursuit notre interlocuteur, avant de préciser : “ du moins, pas de notre fait ”.  Quelle solution pour la Côte d'Ivoire, vu de Paris ?  Rarement le décalage aura été aussi grand entre les déclarations officielles et les arrière-pensées, entre la Realpolitik et les sentiments. Certes, la France continue de croire à une sortie de crise négociée dans le cadre des accords de Marcoussis et d'Accra III, d'autant que le Conseil de sécurité de l'ONU suit jusqu'ici sans trop renâcler. Certes, elle fait savoir que, communauté française ou non, ses troupes resteront en Côte d'Ivoire, même si Laurent Gbagbo en exigeait le retrait : “ Nous sommes sous mandat onusien, l'abrogation des accords de défense n'aurait donc aucun effet sur notre présence ”, assure-t-on au Quai d'Orsay - sauf si, comme il en est désormais question du côté de Pretoria, une force de l'Union africaine venait à remplacer le contingent Licorne. Mais, dans le fond, c'est-à-dire du côté de Jacques Chirac lui-même, le malaise est réel. Le président français n'a plus aucune confiance en son homologue ivoirien : “ Même s'il ne l'exècre pas comme il exécrait, par exemple, l'Espagnol José María Aznar, Chirac ne le supporte plus guère. Il est un peu dans le même état d'esprit qu'un Obasanjo qui, lorsqu'il nous a annoncé qu'il passait le témoin à Thabo Mbeki, nous a expliqué qu'il ne pouvait plus voir Gbagbo en peinture ”, confie un proche du chef de l'État. Laurent Gbagbo, il l'a dit, pense de son côté que Chirac le “ déteste ”. Mais cette déchirure ne signifie pas pour autant que la France a “ son ” homme et “ sa ” solution pour la Côte d'Ivoire. En réalité, ni Alassane Ouattara, dont Jacques Chirac se méfie d'autant plus qu'il est proche de Nicolas Sarkozy, ni Henri Konan Bédié, jugé aboulique et inerte, ne trouvent grâce aux yeux de Paris en ces heures de fièvre. Le premier, surtout, agace et intrigue. Les Français, qui considèrent qu'il a barre sur Guillaume Soro, et sur le Nord en général, font par son entremise passer leurs messages en direction des Forces nouvelles - en l'occurrence : ne profitez pas de la situation pour bouger le petit doigt, sinon nous frapperons. “ Mais le problème avec Ouattara, c'est qu'il ne nous dit pas la moitié de ce qu'il pense, ni la moitié de ce qu'il veut ”, s'exaspère un proche du dossier. Incontrôlable, donc. Alors, que faire ? Revenir à Gbagbo, clé de la crise et donc de la sortie de crise ? “ Vous n'y pensez pas ! ” s'exclame notre interlocuteur. Si, pourtant. À défaut de politique ivoirienne de la France, rien n'est exclu.

François Soudan


 

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