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Monde

Les ressortissants étrangers continuent de fuir massivement la Côte-d'Ivoire.
«Avec les viols, tous les verrous psychologiques ont sauté»

Par Thomas HOFNUNG
samedi 13 novembre 2004



Abidjan envoyé spécial

sur la base militaire française du 43e bataillon d'infanterie de marine (Bima), à Abidjan, les queues continuent de se former devant les bureaux en plein air installés par le consulat français pour enregistrer les candidats au départ. De petits groupes de personnes harassées sont débarqués en permanence par des véhicules ou par hélicoptère de la force Licorne. Près de 900 personnes devaient quitter la Côte-d'Ivoire vendredi, s'ajoutant aux 1 600 personnes déjà évacuées par le gouvernement français et aux centaines rapatriées par d'autres pays occidentaux. «Ils veulent tous partir le plus vite possible, mais il n'y a pas de place pour tout le monde sur les vols d'aujourd'hui», indique un responsable de l'enregistrement.

Les violences subies par la communauté étrangère, blanche devrait-on dire, sont sur toutes les lèvres. Ces «exactions graves» ont été dénoncées, vendredi, par le président Jacques Chirac. Selon une responsable des Français d'Abidjan, Catherine Rechenmann, «37 exactions graves» ont été répertoriées à ce jour par les autorités françaises : des blessés sérieux, comme cet homme dont l'oeil a été crevé, mais aussi des violences sexuelles visant les femmes blanches. «A ma connaissance, il y a eu trois ou quatre cas de viols», dit Catherine Rechenmann. Au Bima, une source française bien informée a recueilli le témoignage d'une Française de 68 ans violée lors du pillage de sa maison à Abidjan. L'ONU confirme de son côté celui d'une ressortissante roumaine, évacuée sur Paris en début de semaine. «Je préférerais que tous les Français rentrent, affirme Catherine Rechenmann. Pourtant, en janvier 2003, lors des émeutes qui ont suivi les accords de Marcoussis, j'étais la première à dire que nous ne devions pas partir. Mais cette fois tous les verrous psychologiques ont sauté avec ces viols.»

Cellule d'urgence. Selon une femme qui a participé à l'accueil des premiers blessés sur la base française, «Paris ne s'attendait absolument pas à une telle barbarie. Les autorités ont été prises de court». Une cellule d'urgence médico-psychologique a été mise en place depuis mardi : deux psychiatres et un psychologue prennent en charge les personnes «en situation de détresse», explique l'un d'eux. Il confirme lui aussi la réalité des viols, mais refuse d'en dire plus. «J'ai vu beaucoup de gens en larmes qui ne pouvaient même pas parler», confie pour sa part un témoin.

Au sein de la communauté française, beaucoup redoutent un bilan encore plus lourd. «Les soldats français extraient actuellement les personnes qui les appellent au secours, mais ils ne savent pas ce qu'on découvrira un jour ou l'autre derrière les portes», assure une autre femme. Selon le consulat, seul un cas de disparition d'un Français aurait été signalé à ce jour. Une chose est sûre : les exfiltrations par les commandos spéciaux à bord d'hélicoptères se poursuivent activement dans les quartiers au nord de la lagune, où la seule vue d'un blindé français suffit à déclencher une émeute. Une situation qui ne se limite pas à Abidjan : au sud-ouest du pays, dans le port de San-Pedro, des dizaines de Français sont toujours coincés, hors d'atteinte des soldats de Licorne. «L'arrivée de militaires français en ville risquerait de leur causer encore plus de problèmes», estime un diplomate français, qui précise que l'ONU a été sollicitée pour tenter de leur venir en aide...

«Barbarie». Dans les flots de haine distillés jour après jour par la télévision ivoirienne (RTI), les soldats de Licorne remplacent désormais les «rebelles» du Nord. Jeudi soir, la RTI a dénoncé leur «barbarie», assurant qu'ils auraient tué une cinquantaine d'Ivoiriens ces derniers jours. Le journal du soir s'est longuement attardé sur la visite de Simone Gbagbo, l'épouse du chef de l'Etat, au chevet de blessés. Mais aussi sur un graffiti écrit selon elle par un soldat français dans une salle mise à sac de l'aéroport : «A chacun son Noir !»

Dans ce contexte explosif, la force Licorne limite ses patrouilles aux quartiers jouxtant l'aéroport et le 43e Bima. Deux Jeep armées de mitrailleuses circulent sous le regard au mieux indifférent des passants, le plus souvent hostile. Quelques badauds sourient ou lèvent discrètement le pouce au passage des véhicules ; d'autres adressent des signes d'insulte aux soldats. Assise sous un parasol, au bord de la route, une femme murmure : «Salauds!»

Ramadan. Les autorités avaient prévu, samedi à Abidjan, la tenue au stade Houphouët-Boigny d'un rassemblement en mémoire des «martyrs» tombés sous les balles françaises. Le leader des «patriotes», Charles Blé Goudé, avait appelé la population à se mobiliser pour ce qui devait être la réponse ivoirienne à la cérémonie des Invalides, organisée mercredi par les autorités françaises en hommage aux 9 soldats tués à Bouaké, il y a une semaine. Vendredi soir, on apprenait l'annulation d'une manifestation qui menaçait de dégénérer rapidement. Officiellement pour cause de ramadan.

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