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Les affrontements d'Abidjan et la campagne de désinformation qui a suivi avaient été soigneusement planifiés. Ils devaient provoquer un carnage.
Combiné radio à l'oreille, pistolet au côté, entouré d'une poignée de marsouins, le colonel Destremau a tenu le sort des Français de Côte-d'Ivoire entre ses mains, autour de l'hôtel Ivoire. Son sang-froid et ses décisions ont épargné des vies, celles de Français et d'Ivoiriens. Il a sauvé la situation, évitant le dérapage sanglant dans lequel certains responsables ivoiriens voulaient les entraîner.
Le 9 novembre, Destremau et ses quelques dizaines de soldats épuisés mais vigilants ont mis en échec ces forces de mort, évitant à la force Licorne le carnage qui aurait dressé définitivement la population ivoirienne contre les Français et pourri, pour longtemps, les relations entre Paris et Abidjan.
Les accusations de massacre ne tiennent pas une seconde devant la multitude des témoignages. Dès le 6 novembre, les soldats français ont été victimes d'une campagne de désinformation savamment orchestrée, confirmée par Michèle Alliot-Marie, le 1er décembre à l'Assemblée nationale : " Il s'agit d'une opération qui vise à détourner l'attention de toutes les exactions, les pillages, les viols dont ont été victimes nos compatriotes, ( ), à la suite de campagnes haineuses d'appel à la "chasse aux Blancs", encouragées par les radios et télévisions d'Abidjan. "
Samedi 6 novembre : Le choc de Bouaké
Le colonel Destremau commande le RICM (régiment de chars-infanterie de marine), basé à Poitiers. Ce régiment de cavaliers appartient aux troupes de marine, l'un des meilleurs de la cavalerie blindée : c'est l'unité la plus décorée de l'armée française. Le RICM attire les meilleurs de chaque promotion. Le général Henri Bentegeat, l'actuel chef d'état-major des armées, l'a commandé. Destremau est lui aussi un "brillant", déjà éprouvé au feu. Lors de la crise d'Ouvéa (Nouvelle-Calédonie), en 1988, alors jeune capitaine, il avait déjà vu la mort de près, pris en otage par des terroristes canaques. Ce 6 novembre, trois jours de stress total à la tête de son régiment l'attendent.
Déployé à Bouaké, deuxième ville de Côte-d'Ivoire, le RICM forme l'ossature du groupement tactique interarmes n° 1 (GTIA 1) de l'opération Licorne (4 000 hommes en tout). Le 4 novembre, lors du déclenchement de l'offensive des forces loyalistes vers le nord, il a ordre de ne pas bouger : l'état-major français ne veut pas se retrouver en première ligne. Il s'en remet à la légalité internationale et attend une demande en bonne et due forme de l'Onu pour intervenir, en soutien des casques bleus de l'Onuci.
Au matin du 6, le poste français installé dans le lycée Descartes de Bouaké observe un nouveau raid aérien vers le nord. À 13 h 30, deux Su-25 reviennent faire deux passages. À la troisième passe, l'un des deux ouvre le feu. Surpris à la popote ou au repos, neuf marsouins du RICM sont tués, 38 blessés. C'est le choc.
Le centre de planification et de conduite des opérations à Paris (CPCO) est prévenu dans le quart d'heure suivant par le général Poncet, patron de Licorne. Parachutiste, Poncet a commandé les Forces spéciales. Homme de secrets, il ne passe pas pour un tendre. À Paris, dans les sous-sols du boulevard Saint-Germain, son interlocuteur est lui aussi un général para : Emmanuel Beth, ancien commandant de la brigade parachutiste de Toulouse. Beth a commandé les éléments français en Côte-d'Ivoire au début de la crise, en septembre 2002. Il connaît bien le terrain et les protagonistes. Le hasard des affectations a placé son jeune frère, Frédéric, colonel des troupes de marine, à ses côtés. Lui, a commandé le bataillon français de Libreville. Au CPCO, il est responsable du dossier Côte-d'Ivoire, le plus sensible du moment.
Bentegeat ne cache pas son émotion. Il connaît personnellement les sous-officiers du RICM tués dans le raid. Il approuve la première riposte : destruction des deux Su-25 responsables de l'attaque. Ancien chef de l'état-major particulier de Chirac à l'Élysée, Bentegeat sait qu'il n'a pas besoin de convaincre le président, malgré la prudence extrême du Quai d'Orsay, qui voudrait ne rien envenimer. " OK ! Allez-y ! ", répond Chirac. Le chef de l'État va plus loin. Il ordonne la destruction de toute la capacité aérienne de Gbagbo : bombardiers et hélicoptères d'assaut. " Pas de risque de nouvelles frappes sur nos troupes. Gardez la maîtrise du ciel ! "
En Côte-d'Ivoire, les choses s'emballent. Moins de deux heures après le raid de Bouaké, les militaires français de garde à l'aéroport voient débouler des pick-up bourrés d'hommes en armes. En civil ou en uniformes dépareillés, ils viennent pour tuer et casser. Un Transall français stationné sur le parking est touché par une roquette. Les Français ripostent. " Tirs sélectifs sur les leaders ! " Les insurgés se retirent avec une demi-douzaine de morts.
Rien n'est improvisé. À son QG de Port-Bouët, le général Poncet devine que les éléments les plus hostiles du régime viennent de passer à l'action. Depuis deux jours, les médias d'opposition sont interdits. Seule la propagande d'État passe. Un torrent de rumeurs, d'insultes et de haine antifrançaises va jeter des dizaines de milliers d'exaltés dans les rues.
La foule apprend la nouvelle de la destruction des avions avant l'information sur les morts français : " Vengeance ! ", " Mort aux Blancs ! ", " Chirac assassin ! ". Les premières villas de Français sont investies, pillées, brûlées. Brutalités, viols. Les expatriés les plus déterminés ou les plus chanceux arrivent à fuir. Pour les autres, c'est trop tard : un cauchemar de soixante-douze heures commence.
Les émeutiers sont entraînés par des "jeunes patriotes", la milice civile aux ordres du pouvoir, et par ceux qu'on appelle à Abidjan "les corps habillés" (militaires, policiers, douaniers). " D'emblée, les corps habillés ont monté des actions hostiles contre nous ", précise le général Beth. C'est mauvais. Cela signifie que des éléments au sommet du pouvoir ont donné des ordres.
Les militaires français ne sont pas assez nombreux à Abidjan pour tenir à la fois l'aéroport, le camp du 43e bataillon d'infanterie de marine de Port-Bouët et porter secours aux expatriés pris au piège. Une foule haineuse passe les ponts sur la lagune Ébrié et se dirige vers Port-Bouët, où s'entassent déjà des centaines de réfugiés. Armés de machettes, d'outils, et, pour certains, de fusils à pompe et de kalachnikov, les émeutiers utilisent des camions citernes transformés en véhicules béliers. Les grenades lacrymogènes et les balles "gomme-cogne" ne suffisent plus. Au carrefour Akwaba, un soldat est attaqué à coups de machette. Son agresseur est aussitôt abattu.
La situation est insurrectionnelle. Les casques bleus togolais restent terrés dans leur caserne. Les Français ne sont que 350 à Abidjan. " On allait au carnage, raconte un officier. Il fallait du monde et vite pour bloquer tout de suite les ponts De Gaulle et Houphouët donnant accès à Port-Bouët et à l'aéroport. " On envisage le largage sur l'aéroport du 2e régiment étranger de parachutistes (comme à Kolwezi en 1978). Des détachements des GTIA appelés d'urgence vers Abidjan.
À Bouaké, les marsouins du RICM n'ont pas le temps de pleurer leurs morts. Ils prennent la route du Sud dans la nuit du 6 au 7. Objectif : l'hôtel Ivoire. Impératif : passer coûte que coûte. C'est une course contre la montre. Il y va de la vie de milliers de Français. Le 7 à l'aube, les premiers barrages d'Ivoiriens hostiles font les frais de cette détermination, pulvérisés par les marsouins.
À chaque fois, les Français font preuve d'un étonnant sang-froid, confirmé par de nombreux témoins : ils ne tirent qu'après palabres et sommations. Maîtrise du feu et de ses effets, refus de la boule de feu préventive adoptée par les Américains en Irak et en Afghanistan. " Nos hommes n'oublient jamais "le jour d'après", explique un officier. Ils savent qu'après l'affrontement, il faudra s'entendre avec ceux qui restent. Les factions hostiles d'hier seront les interlocuteurs de demain. "
Nuit du 6 au 7: Interdire les ponts
Bentegeat a défini avec Poncet l'"effet majeur" : tenir l'aéroport pour pouvoir évacuer les Français (14 000 vivent encore à Abidjan). Il faut empêcher les émeutiers de passer au sud de la lagune. " La situation serait devenue ingérable ", reconnaît le général Beth. Les ponts De Gaulle et Houphouët sont stratégiques.
Les Puma Pirate (équipés d'un canon de 20 millimètres) tournoient toute la nuit au-dessus de la lagune pour dissuader les émeutiers. À plusieurs reprises, ils tirent : des "sommations", dans l'eau, puis de l'"interdiction", devant la foule. Les tirs de 20 millimètres illuminent la nuit, d'abord des obus fumigènes puis des obus explosifs. Deux voitures et leurs occupants sont pulvérisés. Cette action porte ses fruits. Vers 5 heures du matin, La foule est tronçonnée et reflue vers le nord. Les ponts sont "interdits".
Pendant cette première nuit d'émeute, l'état-major a reçu plus de mille appels à l'aide. Les portables sont saturés. La gorge serrée, les officiers suivent, minute par minute, la violence des émeutiers, des cris de femmes et d'enfants : " Ils enfoncent la porte ", " Ils ont pris ma femme ", " On est sur le toit ", " Ils mettent le feu ", " Sauvez-nous ! ". Chaque mission d'"extraction" est risquée. Les émeutiers ont des armes. Dans l'après-midi du dimanche, une batterie antiaérienne installée dans les jardins de la présidence ouvre le feu contre un hélicoptère de transport. La riposte est immédiate. Un missile Hot neutralise le canon bitube de 23 mm de fabrication russe, détruit ses occupants avec.
Vers 6 h 30, les paras du 2e Rep se posent enfin sur l'aéroport, en provenance de Libreville. Poncet et son état-major retrouvent une marge de manoeuvre. À la faveur du jour, les Français reprennent les patrouilles terrestres. L'important carrefour Akwaba, à l'entrée de Port-Bouët, est repris. À 14 heures, les ponts De Gaulle et Houphouët sont repassés sous le contrôle du 43e Bima. En ville, le carnage continue. Les raids héliportés lancés par les Forces spéciales ne cessent de récupérer des Français à bout de nerfs, les enfants agrippés aux jambes de leur père, des mères prostrées après les violences subies.
Lundi 8 novembre : Le colonel encerclé
À 6 heures du matin, après vingt-quatre heures de route, le RICM atteint enfin sur le parking de l'hôtel Ivoire. C'est l'un des principaux points de regroupement des expatriés français. La veille, l'arrivée des blindés français, tout près des locaux de la présidence, a affolé les "jeunes patriotes" : " Chirac fait un coup d'État contre le président Gbagbo. " Panique, violences supplémentaires. Les Français repoussent une violente tentative d'intrusion dans l'hôtel à coups de lacrymogènes.
Ils s'étonnent de la présence, "dans leur dos", d'une quarantaine de civils israéliens. Ces "coopérants" occupent tout le vingt et unième étage de l'hôtel, gardé par des Ivoiriens, interdit d'accès aux Français. Ils ont transformé les chambres en centre de guerre électronique. De là, les Israéliens écoutent toutes les transmissions de la force Licorne. Ils travaillent au profit du gouvernement ivoirien.
Depuis le choc de Bouaké, les marsouins de Destremau n'ont dormi que par intermittences, ballottés dans la caisse de leurs blindés. Malgré la chaleur, ils portent le casque en Kevlar et le lourd gilet pare-balles qu'ils appellent "la tenue Ninja". Trente-six heures de siège et de très haute tension les attendent à nouveau. Leur récompense : l'évacuation de plus de deux cents Français.
Toute la journée du lundi 8, les miliciens continuent de rameuter la foule. Les rangs grossissent. Leurs chants les galvanisent. Des "jeunes patriotes" en T-shirt et foulard blancs donnent les consignes. Leurs meneurs portent des pistolets-mitrailleurs israéliens Uzi, l'arme favorite des miliciens du régime. Quelque chose se prépare. L'enchaînement des faits, le lendemain, va le confirmer.
Mardi 9 novembre : Un carnage planifié
Mission accomplie à l'hôtel Ivoire, les soldats français s'apprêtent à repartir. Mais les émeutiers les assiègent. Ils sont encerclés. Destremau ne peut plus sortir en force, ce serait un carnage. C'est peut-être ce qu'attendent ceux qui manipulent la foule. À l'abri des rouleaux de barbelés, les soldats tentent d'éloigner les manifestant avec des grenades offensives ou assourdissantes, non létales. Ils sont presque soulagés quand arrivent une soixantaine de gendarmes ivoiriens, commandés par le colonel Georges Guiai Bi Poin. Ils vont vite déchanter. La présence de ce colonel n'a rien de rassurant. Il est proche du camp des "jeunes patriotes". Bi Poin commande l'école de gendarmerie ivoirienne. Il n'a rien à faire là. Est-il en service commandé ? Dès son arrivée, son jeu est ambigu. Ses gendarmes calment puis excitent la foule. Destremau s'étonne, menace, patiente.
Un groupe monte soudain à l'assaut d'un blindé français et tente de s'emparer de la mitrailleuse de tourelle. " Pour un tir de sommation ! Feu ! " Quelques irréductibles s'acharnent encore sur la mitrailleuse. " Pour un tir de neutralisation ! Feu ! " La foule emporte ses morts. La haine monte. La vague des émeutiers revient. Des Ivoiriens tentent de déborder les Français par la lagune. Nouvelles sommations, nouveaux tirs, dans l'eau. Pas pour tuer, pour faire peur.
Des coups de feu partent de l'épais magma humain qui ondule sur l'esplanade de l'hôtel. Qui a tiré ? Des gendarmes ivoiriens ? Des émeutiers ? Il faut riposter pour dissuader toute tentative de débordement du dispositif français. " Tir de dégagement ! Feu ! ", ordonne Destremau, adossé à son blindé, la radio à la main. Rafales sèches, courtes, vite stoppées sur l'ordre des chefs de groupe.
Des gendarmes très excités agrippent soudain un soldat français et le projettent dans la foule. C'est le lynchage assuré. Les coups de pied, de bâton et de machette commencent à pleuvoir. " Dégagez-le ! Feu ! " Les marsouins tirent en l'air, dans les jambes. Malgré le souvenir brûlant de leurs camarades tués à Bouaké, malgré la fatigue accumulée (certains soldats tomberont littéralement de sommeil à la fin de cette longue journée de tension), le réflexe professionnel joue : maîtrise de la violence, humanité. Sans cette discipline de feu, c'était le carnage assuré, des mois de réconciliation ruinés.
Le pouvoir a choisi l'épreuve de force. Il a déjà mis en doute la mort des neuf soldats français à Bouaké. Depuis deux jours, la radio ne cesse de mobiliser la population autour de l'hôtel Ivoire, l'épicentre de la crise ivoirienne. Laurent Gbagbo redoute l'entrevue avec le président sud-africain Thabo Mbeki, attendu ce mardi 9 à Abidjan, en mission de médiation (le 5 décembre, il finira par plier devant les arguments du Sud-Africain), à moins d'un kilomètre de la tour Ivoire.
Pour résister à la pression, Gbagbo cherche à se poser en victime. Pour cela, il faut empêcher les Français de quitter l'hôtel Ivoire, les pousser à la faute et provoquer un bain de sang. Des Blancs massacrant la foule noire : c'est le spectacle édifiant promis à Mbeki. Le général Bentegeat le confirmera le 6 décembre au Monde, en présentant son estimation des pertes de ces trois jours (une vingtaine d'Ivoiriens tués, 9 tués et 80 blessés côté français) : " Il était manifestement dans l'intérêt de certains que l'on puisse présenter au président Mbeki un bilan catastrophique avec des centaines de morts ivoiriens. Il y a eu certainement une organisation derrière ces événements. "
L'Histoire retiendra qu'un colonel français, entouré d'une poignée de marsouins, harassés mais d'une incroyable discipline de feu, auront évité un épouvantable carnage et empêché le naufrage des dernières positions françaises en Côte-d'Ivoire.
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