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Tout en marchant, dans ce paysage grandiose, José nous explique que la minga est une affaire collective, où chaque membre de la communauté participe au travail. Mais il existe, ajoute-t-il, d'autres formes de solidarité. Le randi randi est un échange plus personnel de services entre deux personnes ou deux familles. Le makimañacki, enfin, est juste un coup de main donné sans attente de réciprocité. Il précise qu'aucun échange d'argent n'a jamais lieu dans ces circonstances : "Voilà, c'est la tradition."
Petit, vêtu d'un poncho rouge et coiffé d'un chapeau de feutre, José a une moustache fine comme un duvet d'adolescent et est d'une timidité qui relève du même âge, alors qu'il a déjà 49 ans. "Dans mon enfance, dit-il en désignant la vallée, c'était un lac ici. Nous l'avons recouvert de terre et maintenant c'est un pâturage."
C'est un Indien Puruhaes, un peuple, assure-t-il avec un sourire modeste, antérieur à la conquête de l'immense empire inca. "Vers 1900, ajoute-t-il, il y avait quatre grands propriétaires ici, quatre Blancs qui élevaient des chevaux. Chacun avait son hacienda et tout le monde travaillait pour eux. En 1965, avec la première réforme agraire, les choses ont changé. Trois ans de lutte, avec des morts, parce que la police défendait les propriétaires malgré la loi. Mais nous avons obtenu la victoire. Les quelque cinq cents familles du village se sont partagé les terres de façon équitable. Certains ont eu des parcelles à cultiver sur les montagnes, d'autres des pâturages dans la vallée."
José parle peu et répond aux questions les plus simples après un long temps de réflexion. Il assure, deux jours après notre première rencontre, qu'il ne serait pas allé au-delà d'un simple "bonjour, bonsoir", si je n'étais pas venu le voir accompagné de "mon ami Manuel".
Pour dire la vérité, Manuel Pomakeru n'est pas vraiment mon ami. C'est un homme de 39 ans assez méfiant et un peu déroutant. Il a une maigre barbiche un peu chinoise, une longue queue de cheval, il est vêtu d'un poncho, chaussé, tel un moine, de sandalettes de cuir et porte des petites lunettes cerclées de métal. Il a l'air d'un commissaire politique léniniste. Maître d'école à Riobamba, c'est un intellectuel de l'indigénisme.
Quand je l'ai enfin trouvé, dans une banlieue de Riobamba, sur le chantier de construction d'une maison de brique, à côté d'une petite église évangélique peinte en vert pomme, il m'a soumis à un interrogatoire en règle sur le type de village que j'aimerais visiter, le genre de questions que je voudrais poser. Pourquoi ? Comment ? Pour qui ?
Manuel n'a pas eu l'air convaincu par mes réponses et m'a annoncé qu'il était au regret de ne pouvoir m'aider. Puis il m'a soudain demandé s'il existait des "peuples aborigènes" dans mon pays. Corses, Basques, Berrichons, Bretons ou Alsaciens, réflexion faite, ne me semblant pas correspondre tout à fait à sa conception d'un peuple premier, je lui répondis que non, ce qui le laissa profondément perplexe.
Pour le consoler, j'évoquai alors les Gaulois, ajoutant aussitôt qu'il s'agissait d'une histoire ancienne et que l'on n'en rencontrait plus. Il eut l'air satisfait, hocha la tête en souriant et m'annonça que nous partions immédiatement pour San Martin, le village natal de sa femme. Le soir tombait.
C'est ainsi que nous nous sommes retrouvés en pleine nuit sur le seuil d'une masure faiblement éclairée, entourés de deux porcs noirs, d'une vache, de trois moutons et d'un chien féroce qui ne cessait d'aboyer, face à José Guacho qui opinait du bonnet en écoutant le long monologue en quechua de Manuel. J'ai demandé, cérémonieusement en castillan, la permission de revenir le lendemain, ce qui me fut accordé sans grand enthousiasme.
Le lendemain à l'aube, je retrouvais José au pied du chemin pentu dont nous avons commencé l'ascension ; lui, d'un pas lent, évoquant ses genoux douloureux ; moi, le souffle court, marmonnant des paroles de compassion tout en cherchant à aspirer l'oxygène raréfié de l'altitude. Là-haut, dans les champs, une dizaine de personnes, hommes et femmes, courbées en deux, moissonnaient l'avoine, une serpette à la main.
La scène était moyenâgeuse. Le travail lent et éprouvant était accompli silencieusement dans un vaste paysage qui n'avait pas été atteint par la modernité, sous un ciel bleu où passaient des nuages véloces. Vers midi, des femmes sont apparues, chargées de seaux de peinture en plastique remplis d'une soupe à base de riz dans laquelle flottaient quelques pommes de terre.
Ce repas était précédé d'une courte prière en quechua prononcée par un homme au visage buriné, à l'air sérieux. Il portait lui aussi ce chapeau de feutre qui est la coiffure nationale bien qu'il soit souvent un produit importé de Colombie.
Il s'appelle Manuel Guamingu, a 60 ans, est le pasteur évangéliste du village et est un beau-frère de José. Il a quatre filles et seize petits enfants, et a "rencontré le Seigneur Jésus" à l'âge de 26 ans. Depuis, il officie quatre jours par semaine dans le temple de l'Union missionnaire évangélique, un modeste édifice au bord du long chemin qui traverse San Martin, dans la vallée. "Ici, précise Manuel, environ 10 % des familles sont catholiques, et toutes les autres évangéliques. Mais, quand il faut lutter, nous sommes tous unis."
Il est difficile de croire que José et les siens, perdus dans leurs montagnes et courbés sur leurs champs, représentent une force politique émergente qui prend d'assaut depuis plusieurs années le pouvoir politique en Equateur. C'est pourtant ce qui se passe, depuis la fin des années 1980. Plusieurs émeutes ont eu lieu dans le pays. Les "indigènes" y ont joué un rôle moteur et plusieurs présidents n'ont pas pu achever leurs mandats, chassés du pouvoir par la pression de la rue.
Ecuarunari, la Confédération des nationalités quechuas de l'Equateur, lors d'un congrès à Cañar, non loin de Cuenca, a décidé le 21 mai de présenter un leader indigène comme candidat à la présidence de la République, à l'occasion des prochaines élections, le 15 octobre.
Deux personnalités étaient en lice, Auki Tituaña, maire de Cotacachi, dans la région d'Imbabura, au nord du pays, et Luis Macas, président de la principale organisation indigène locale, la Conaie (Confédération des nationalités indigènes d'Equateur).
L'assemblée de Cañar a adopté une série de résolutions qui répondent aux préoccupations politiques du moment. Elle a demandé la nationalisation des ressources naturelles et exigé le rejet du traité de libre commerce avec les Etats-Unis (TLC), dont les négociations, menées par Washington et Quito, ont été interrompues en raison du différend avec une compagnie pétrolière nord-américaine.
Occidental Petroleum - "Oxy", comme on l'appelle ici - exploitait des puits dans la zone amazonienne, dont elle a été expulsée par les autorités équatoriennes, qui estimaient que le pétrolier ne respectait pas les termes du contrat qui les liait.
Finalement, c'est le principal parti politique indigène, Pachakutik, qui aura tranché entre les deux prétendants qui s'étaient fait connaître lors du congrès de Cañar. Le 24 mai à Quito, à l'issue d'une assemblée houleuse, Luis Macas a été désigné par les délégués. Désormais, la question est de savoir s'il saura ou non tisser des liens avec les secteurs non indigènes de la gauche équatorienne, sans lesquels ses chances de gagner l'élection présidentielle sont faibles. Le souvenir de l'alliance avec l'ancien président Lucio Gutierrez, qui une fois élu a oublié son discours populiste et ses belles promesses pour mettre en oeuvre des réformes libérales, reste vivace. Gutierrez a été chassé du pouvoir par la rue.
Quand on demande à José s'il suit les péripéties de la vie politique et les déclarations des leaders indigènes qui s'expriment en son nom, il sourit et répond de manière assez énigmatique que, depuis que l'électricité est arrivée à San Martin, les gens peuvent connaître les nouvelles avec la télévision alors qu'avant il n'y avait que la radio.
Mais que pense-t-il de cette montée en puissance des indigènes dans la vie de son pays ? "Du bien", répond-il. Il note qu'il existe maintenant un préfet de région et plusieurs maires indigènes dans la province, notamment dans les villages de Colta, Alausi ou Yamote, et que c'est une bonne chose. Si un jour un président indigène accédait au pouvoir suprême à Quito, et s'il le rencontrait, lui, José, paysan de San Martin, que lui demanderait-il ? "Eh bien, je lui demanderais qu'ils nous aident, car nous sommes très pauvres."
José a cinq enfants et une femme joyeuse. Il dit être heureux entouré des siens, cette famille élargie qui l'aide à récolter son grain dans son petit champ tout en pentes et en bosses, et avec laquelle il a plaisir à manger, assis sur le foin. Il n'exprime aucune amertume à l'égard de l'histoire qui a si mal traité son peuple, aucun ressentiment à l'encontre de la conquête espagnole, du pillage des ressources du pays, sinon un haussement d'épaules qui suggère indifférence ou fatalisme. Il admet juste une certaine méfiance à l'encontre des Blancs, peu de sympathie pour les Etats-Unis, mais avoue en souriant qu'il aime bien, tout de même, boire du Coca-Cola.
José respecte les traditions, ou du moins s'en accommode, sauf quand elles heurtent de front sa foi chrétienne, dont par ailleurs il ne perçoit pas vraiment qu'elle est pour lui et les siens un produit importé.
Quand on l'interroge sur le droit coutumier et la justice traditionnelle, dont l'usage est permis dans les communautés indigènes par la Constitution de 1998, José confirme que l'on fouette parfois un petit voleur avec des orties et que, dans certains villages, il est arrivé que l'on brûle vif ou que l'on enterre vivant un assassin. Le fait-on ici, à San Martin ? "Non, répond-il, on ne fait pas ça ici, car seul Dieu peut nous reprendre la vie qu'il nous a donnée."
"La religion est l'un des problèmes des indigènes, nous explique Carlos Chimborazo, le directeur de La Prensa, le quotidien de Riobamba. C'est un facteur de division qui vient s'ajouter à d'autres, comme les différences régionales ou les options idéologiques. Pachakutik, par exemple, représente plutôt les catholiques. Ils ont tendance à être plus radicaux que les évangélistes, qui ont pour habitude de rechercher davantage les compromis et les alliances."
Un autre défi du mouvement indigéniste est la définition même de l'indigène dans un pays comme l'Equateur, où l'immense majorité de la population est plus ou moins métissée. Et, comme il est sage d'oublier le concept de "pureté" de la race, restent l'intime conviction ou la liberté de choix.
L'indigène, finalement, est celui qui se définit comme tel. L'ennui pour ceux qui prétendent le représenter, c'est que cette autodésignation est un choix que peu de gens souhaitent faire, car il est peu valorisant de s'identifier à des peuples oubliés du progrès, historiquement méprisés et systématiquement marginalisés. Ainsi, le dernier recensement des habitants de l'Equateur, réalisé en novembre 2001, signale que seulement 7 % de la population se définissent comme indigènes. "Ça a été un coup dur pour la Conaie", dit en souriant Chimborazo.
Pour le visiteur de passage, qui croise à tous les coins de rue de Riobamba des femmes coiffées d'un chapeau de feutre portant leur bébé sur le dos et des hommes au teint de cuivre, tout le monde ici semble être un enfant de l'Empire inca. Il est difficile de savoir, par exemple, si notre interlocuteur, le journaliste Carlos Chimborazo, petit, très brun, réservé, peu souriant, est un indigène ou un métis. Et je n'ose pas lui poser la question, de peur de froisser quelque secrète sensibilité. "Carlos est un métis, tranche Manuel Pomakero sur un ton sans appel. Il porte une cravate."
L'habit ferait-il donc le moine en Equateur ? Manuel pense que oui, car s'habiller comme un Occidental est l'expression d'une volonté d'identification, dit-il. "Je le sais, car moi-même j'ai vécu à Quito jusqu'à l'âge de 18 ans, et j'étais tourmenté par mon identité quand j'étais enfant. A l'école, mes camarades me battaient en me traitant d'Indien, et ma mère en souffrait. Elle voulait dissimuler notre condition, elle ne voulait pas que nous parlions quechua. Ce n'est qu'à l'âge adulte que j'ai décidé de retrouver mes racines et d'assumer que j'étais indigène, même si sans doute, comme tant de gens ici, je suis un peu métissé. Je suis revenu dans la montagne, j'ai appris ma langue, j'ai découvert une autre spiritualité. Je me suis reconnu dans cette identité retrouvée, je suis heureux."
Serait-il un autre homme aujourd'hui s'il avait décidé un jour de porter lui aussi une cravate ? "Sans doute, répond-il. Mais j'ai opté pour le poncho, et ainsi je suis en paix avec moi-même."