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Actualité :

Banlieues. Etat d'urgence.
Magazine:2947 du 10/11/2005

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A la Grande-Borne de Grigny, un cocktail Molotov vient d'être tiré sur le groupe de policiers. Derrière, les jeunes continuent à les provoquer. Photo : Alvaro Canovas.

Parties de Clichy-sous-Bois, les émeutes se propagent dans les cités à travers toute la France. Voitures brûlées par milliers, autobus incendiés, entreprises et écoles ravagées...Et maintenant on voit apparaître des armes à feu.

Ce dimanche, à la Grande-Borne, une cinquantaine de policiers avaient reçu la mission de sécuriser la cité de Grigny. Après douze jours d’émeutes, un retraité de 60 ans était en train de vivre ses dernières heures dans un hôpital près de Stains. Il était la première victime directe de la folie qui s’est emparée de certains quartiers de banlieue, autour de Paris et dans toute la France, depuis la mort accidentelle de deux adolescents, Zyed et Bouna, électrocutés le 27 octobre, à Clichy-sous-Bois. Pour les policiers de Grigny une sale nuit commençait avec son lot d’insultes et de caillassage. Une nuit presque ordinaire, jusqu’au moment où un homme est sorti de la nuit, un fusil de chasse à la hanche. Le lendemain, le Premier ministre, Dominique de Villepin, lançait la riposte de la République : les préfets sont autorisés, par décret, à instaurer un couvre-feu dans les quartiers les plus sensibles. Ce couvre-feu peut durer douze jours. Il facilite les perquisitions. Il ne pourra être prolongé qu’après un vote de la Chambre.


A Grigny, les affranchis soutiennent que rien n’est organisé : “Les petits, ça les prend comme ça, à la sortie du Quick. Il suffit de voir une voiture de keufs pour qu’ils chauffent”

Reculez, mesdames, messieurs, les jeunes tirent à balles réelles ! » s’époumone la blonde dépêchée par la mairie de Grigny (Essonne). Dimanche 6 novembre, à l’heure où Chirac ouvre sa réunion de crise à l’Elysée sur le thème « tous au chevet de la banlieue », bataille rangée à la cité de la Grande-Borne. Ambiance « vraie émeute » alors que la veille, les mêmes jeunes ne se targuaient que de « simples échauffourées ». Ambiance « Nique ta mère », « Fils de pute » à fond. Dans cette cité labyrinthique de 12 000 habitants, on se passe de tout depuis suffisamment de générations pour se dispenser de bons sentiments. Au pied du quartier du Méridien, plus d’une centaine de 15-25 ans, cagoulés, masqués, hurlent leurs cris de guerre, brandissent doigts et pierres à la face d’une cinquantaine de policiers, casqués, harnachés, retranchés à l’ombre de la boulangerie, de l’autre côté de la nationale qui coince la Grande-Borne entre la prison de Fleury-Mérogis et l’autoroute du Soleil.

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A la Grande-Borne, un cocktail Molotov vient d'être tiré sur le groupe de policiers. Derrière, les jeunes continuent à les provoquer. Photo : Alvaro Canovas.

« Quand c’est comme ça, tu penses à toutes les fois où ils t’ont giflé et matraqué pour rien, toutes les fois où ils t’ont confisqué ton portable, ta montre, en te disant de venir les récupérer au “comico” [commissariat] muni des factures alors que t’en as pas, tu penses à tous ceux qui t’ont contrôlé comme un chien à Paris, juste à cause de ta gueule ou de ton immatriculation, alors que le reste du monde peut se promener tranquille... Et t’as la rage qui monte toute seule ! » dira Halim, 20 ans, triomphant à l’issue du combat. Lui comme les autres se retireront, plus tard, à l’appel des guetteurs signalant l’arrivée de renforts suffisants pour les envoyer tous, après comparution immédiate, au trou pour au moins six mois. « On risque des casiers qu’on traînera à vie même si on est mineur. Demain ils vont serrer n’importe qui, le premier qui leur tombera sous la main pour l’envoyer au C.j.d. [centre pour jeunes délinquants], mais c’est comme ça, y en a trop marre », ajoutera-t-il.

En attendant, des giclées de plomb n°4 jaillissent d’un fusil de chasse en direction de l’escadron de police, « les bleus », comme disent les Grand-Borniens. « Ils ont de l’humour, ils tirent sur des poulets avec des cartouches à tuer les pigeons », ricane un flic. « On percute », lance un autre en poussant, manu militari, ses renforts vers la bande déchaînée. A coups de grenade lacrymogène, ils tentent une énième percée, trébuchent, reculent, comptent leurs blessés à la moindre égratignure, surveillent leurs arrières, de peur d’une embuscade. Garder son calme, éviter la bavure. On sent quand même comme de la peur dans les injonctions, une panique dans les rangs, un manque certain de motivation.

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Le ministre de l'Intérieur Nicolas Sarkozy à l'hôpital d'Evry où, avec le préfet de l'Essonne, Bernard Fragneau, il rend visite aux C.r.s. blessés. Dans la main, une des cartouches, de calibre 12, tirée à la Grande-Borne. Photo : E. Grégoire/Gamma.

« J’espère que vous allez tous les massacrer, dit une passante à leur adresse. “Tais-toi, clocharde !” , répond un jeune de la Grande-Borne, Français deuxième génération, d’origine algérienne, la trentaine. Tu sais même pas de quoi tu parles... Comment tu réagirais, toi, si les keufs avaient buté ton frère ? »

« Sale race, rétorque-t-elle sans se dégonfler, mal éduquée qui brûle les voitures des pauvres gens qui se lèvent le matin. Les cités, j’y ai vécu, je connais, pas la peine de me les raconter, c’est de la sale race ! »

« C’est malheureux de parler comme ça. T’as de la chance qu’il y ait la police, sinon je te cracherais la bouche ! » conclut l’interlocuteur avant de s’inquiéter en aparté : « J’espère que mon neveu n’est pas là-bas. »

18 h 34 : un flic en civil au tapis. La pierre a creusé un profond sillon entre nez et lèvre supérieure. Il pisse le sang. « Bien fait pour sa gueule, franchement ça fait plaisir... » commente le spectateur. S’il n’est pas là-bas, de l’autre côté, parmi les siens, ceux de la cité, c’est parce qu’il a un fils, une peine en suspens avec sursis, « parce que, dit-il, je n’ai pas l’intention de faire un an au placard gratis ». Un cocktail Molotov bien balancé atterrit aux pieds des uniformes. Des pantalons bleus s’enflamment. Dans le dos de la police, des « ouais » saluent l’exploit. « On voit qu’ils ont même pas le B.e.p.c., rigole un ado en capuche, c’est vraiment pas des stratèges ! » Stéphane, animateur, se désole : « Ce n’est pas faute d’avoir prévenu, on sent venir le coup depuis deux ans. Avant, dans les quartiers, il y avait des commandants, des colonels pour canaliser les jeunes. Maintenant, il n’y a plus que des individus et, quand ils se transforment en soldats, c’est l’anarchie. Pourquoi il n’y a pas plus de policiers ce soir ? L’armée dort à un quart d’heure d’ici, le problème pourrait être réglé en dix minutes, s’ils voulaient. Ils font traîner, laissent dégénérer, rouvrent la pompe à subvention avant les élections. La gauche, la droite, ils font le plein d’argent pour financer leurs campagnes et, pour les seconds, le plein de voix aussi. Tous les quatre ans c’est la même histoire, il y en a qui en profitent, mais jamais ceux qui en ont besoin. » A Grigny, les affranchis soutiennent que rien n’est organisé, coordonné, en tout cas pas de l’intérieur. « Les petits, ça les prend comme ça, à la sortie du Quick, il suffit qu’ils aient regardé la télé la veille et qu’ils voient une voiture de keufs pour qu’ils chauffent. En ce moment, c’est la mode », explique un grand frère. « Les abus de paroles de Sarkozy, ce n’est qu’un prétexte. Bien sûr, ça déplaît qu’on nous traite comme de la crasse à nettoyer au Kärcher, mais ce mec-là, depuis son arrivée au ministère de l’Intérieur, il fait plutôt bien son boulot, malheureusement pour nous. Maintenant, tu prends quatorze piges pour un braquage sans mort d’homme, avant c’était sept ou huit ans, et on te coince plus facilement » : paroles de braqueur, anonyme évidemment, mâtinées d’un respect forcé et inattendu pour l’actuel locataire de la Place Beauvau. Dans les banlieues sud de Paris, il arrive que les caïds émargent à la mairie. « Une manière comme une autre d’acheter la paix sociale », disent-ils, avant d’avouer : « De temps en temps, faut qu’on cogne un peu sur les petits, histoire de leur montrer qu’on tient encore sur nos jambes. » Une sorte de police de proximité depuis qu’il n’y en a plus. « C’est con, dit Karim, 28 ans, c’était pratique pour arranger les problèmes de P.v., passer les messages, ça évitait d’aller direct au clash. » Plus désabusé qu’eux, tu meurs. Il n’y a que ce vétéran du Printemps d’Alger, en costume cravate, croisé deux jours plus tôt, vendredi soir, dans un hôtel deux étoiles au cœur de la cité de Clichy-sous-Bois pour rêver que « ce feu de paille » ne tourne à la révolution « bourgeoise » façon « la tête de Sarko ou la nôtre ». Pour les autres, ceux qui se rangent sincèrement dans la catégorie « caillera », se voir promettre encore une fois « l’égalité des chances » est bien plus insultant. « Tu vas dans les quartiers en ce moment, tu demandes : “Comment ça va le business ?” On te dit : “Mal, c’est la faute de Sarko”... », dit un gars de Grigny.

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Une voiture qui passe à proximité des forces de l'ordre est jugée suspecte et sommée de se détourner. Photo : Alvaro Canovas.

« C’est chaud, en ce moment, au quartier. Mais pour moi, non, j’ai une tête d’Arabe, une tête connue. Ceux d’ici, musulmans, Noirs et même Français, c’est quand ils voient une tête en uniforme ou une tête de couleur, blanche, étrangère, qu’ils commencent à caillasser... Il y a ceux qui sont vraiment en colère à cause des événements et ceux qui brûlent et se déchaînent pour que la flicaille ne profite pas de la situation pour venir planter ses cars devant leurs cages d’escalier remuantes, parce que ça ruine le business », résume Ahmed, 27 ans, « vigile dans la vie normale », résidant dans une barre de béton de Seine-Saint-Denis, « du 9-3 », comme il dit. Chaque cité a, en marge, sa petite spécialité. Ici on braque des camions, là-bas on vend de la coke ou du shit en gros, on élève des races hybrides de chiens de catégorie 1, des chiens dangereux. Ce que les gens polis d’éducation appellent « l’économie parallèle », les autres « le business » n’est plus un secret depuis longtemps.
Des « Wallah » ponctuent chaque phrase que Thierry – appelons-le Thierry –, la trentaine et déjà « une demi-vie en taule et l’autre à se défoncer » jette depuis son vélo par-delà la vitre ouverte de la voiture d’Ahmed roulant à sa hauteur en direction de Bobigny. Avec la nuit qui tombe ne vient apparemment pas pour lui l’heure de philosopher.

« Ouech ! y te plaît, mon vélo à 900 dollars de chez Decathlon, mec ? dit-il en pédalant comme un fou. Au fait, j’ai la scie sauteuse, j’ai aussi le marteau piqueur...

– 900 dollars ? demande, sceptique, le Marocain à papiers français.

– Direct picrave [volé] à Paris... J’en ai refourgué trois pour 100 euros tout à l’heure. J’y retourne chiner. Ça t’intéresse un G.p.s. pour voiture Blue Ooth [tooth en verlan].

– Non, mais si t’as du roro [de l’or...] je prends, j’ai du cash sur moi, appelle. »

« Ce n’est pas un monstre, précise Ahmed. Ceux comme Thierry, ils ne sont jamais sortis de leur cité, ils y ont créé leur propre emploi parce que dehors on voulait pas d’eux... Ils ont arrêté l’école, rencontré l’argent facile, protègent leur fratrie, nourrissent la famille. Leurs pères ont travaillé dur, construit des autoroutes, des H.l.m., pour rester, obtenir des papiers. Eux, ils les ont, et ça ne les intéresse pas de bosser pour 1 000 euros par mois alors qu’ils peuvent faire 300 ou 400 euros par jour avec le “business” et se lever à midi. » Eux, ils ne veulent pas survivre, ils veulent vivre. Parfois ils veulent « juste un pavillon pour mettre maman au chaud », parfois « pas du Chanel mais au moins du Nike, des M.p.3, des D.v.d., des D.v.x. et des écrans plasma », comme à la télévision. Après l’émeute, dimanche soir, Halim et trois de ses potes sont descendus dîner à Paris, « aux frais de la Banque de France ». A table, ils rejouaient la scène, morts de rire : « On les a bien niqués, les keufs, pour un moment y viendront plus gazer ici... » Chez lui, Stéphane, l’animateur, continuait de se lamenter : « L’étiquette de la Grande-Borne, c’est “toujours un cran au-dessus”. Ça va flamber dans toutes les cités rivales du sud. Alors, ceux du “9-3” qui pensent détenir un monopole en termes de misère et d’exclusion voudront reprendre la main et ce sera l’escalade... Pour deux ou trois semaines. Et puis, on les oubliera encore.»

« Au fait, cousin, ça va brûler ce soir ? demande Ahmed.

– Ça s’peut mec ! » répond Thierry qui pédale toujours.

Caroline Mangez est l’auteur de « La cité qui fait peur », éd Albin Michel.


Auteur : Caroline Mangez



   

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