Actualité Internationales
Samedi 5 novembre 2005
No - 15598


VIOLENCES EN BANLIEUE PARISIENNE
Ces nuits qui ont fait trembler Clichy
Une banale ronde policière et la mort de deux adolescents atrocement électrocutés ont enflammé cette cité de la banlieue parisienne. Pourquoi et comment cette colère monte-t-elle de plus en plus vite ?

C’est un volcan qui s’est réveillé ces derniers jours à Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), après l’annonce de la mort, par électrocution, de deux adolescents, dans un transformateur de l’éléctricité de France (EDF). Une éruption soudaine de colère et de haine, s’échappant d’un magma d’incompréhension. Une flambée de violence venant s’ajouter à la liste des «troubles urbains», qui en disent long sur l’état précaire de certaines banlieues prêtes à s’embraser. Ces événements montrent qu’à tout moment elles peuvent basculer dans la guérilla. Récit de ces jours et de ces nuits brûlantes qui ont fait trembler Clichy, et menacent de contagion toute la Seine-Saint-Denis, comme l’ont montré des affrontements dans d’autres cités, dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre.

Tout part d’un coup de téléphone à la police. Il est environ 17 h 15, ce jeudi 27 octobre, lorsqu’un habitant de Livry-Gargan signale que des jeunes pénètrent dans un chantier de démolition. Sur la dizaine d’adolescents - qui reviennent d’un match de football de quartier - plusieurs se seraient déjà glissés à travers les palissades lorsqu’une voiture de la brigade anticriminalité, alertée par radio, s’arrête sur les lieux et interpelle l’un d’eux, qui semble faire le guet.

Les jeunes paniquent et s’éparpillent en courant. Une attitude habituelle en banlieue à l’approche d’un véhicule de police, même si l’on n’a rien à se reprocher. Cinq mineurs, rapidement interpellés par d’autres agents appelés en renfort, seront d’ailleurs remis à leurs parents dans la soirée. Trois garçons, Bounna, Ziad et Metin, se précipitent alors pour se cacher au bout d’un terrain vague, à quelques centaines de mètres de là, dans l’enceinte du transformateur de Clichy-sous-Bois, où deux d’entre eux vont trouver la mort. Cette centrale extrêmement dangereuse est pourtant protégée par des murs élevés et des panneaux à tête de mort. Ont-ils été pourchassés par la police? C’est l’une des questions cruciales de cette affaire. Cette rumeur, en tout cas, immédiatement répandue, va embraser toute la cité.


« Mais pourquoi on court ? »

On ne connaît le récit du comportement des jeunes que par le témoignage du survivant, miraculé et grièvement brûlé, Metin, d’origine turque. Interrogé par les policiers sur son lit d’hôpital, le jeune blessé a expliqué qu’il avait suivi ses deux copains, qui lui criaient de courir. «Mais pourquoi on court?» leur a-t-il demandé après plusieurs minutes. Arrivés devant le transformateur, les trois garçons gravissent à toute allure les deux murs d’enceinte, malgré les barbelés.

Planqués à l’intérieur du bâtiment, les jeunes reprennent leur souffle et se parlent: «Si je me fais choper par les civils, mon père va me renvoyer au bled», aurait dit l’un des camarades à Metin, qui l’a rapporté aux enquêteurs. Un seul était pourtant connu des services de police et, encore, pour une affaire bénigne. Environ une demi-heure plus tard, l’un d’eux, probablement Metin, se rapproche du transformateur: le courant de 20 000 volts le traverse - ce qui expliquerait sa survie - et tue ses deux camarades, atrocement brûlés vifs. Les policiers, qui ont procédé à l’interpellation des jeunes, sont alors au commissariat depuis un quart d’heure. Ils rédigent leur rapport quand intervient une coupure de courant, à 18 h 12 précisément, l’heure à laquelle les garçons sont frappés par le phénomène d’arc électrique.

Quand il se réveille, Metin a les vêtements qui brûlent. Malgré son état de choc, il a la force de remonter les murs en parpaings - creux à l’intérieur - et de marcher plusieurs centaines de mètres pour prévenir ses copains dans un centre commercial. Ce sont eux qui alertent les pompiers à 18 h 44. Sept minutes plus tard, un véhicule de la 14e compagnie arrive sur place.

Les pompiers sont contraints de franchir la porte de la rue du Bois, qui est fermée. Ils voient les deux corps calcinés, mais ne peuvent entrer dans le transformateur avant qu’EDF ne coupe le courant. Pendant ce temps, ils aperçoivent Metin, qui est revenu près du bois. Celui-ci est aussitôt confié au Samu, arrivé sur place.

Mais des proches et des badauds des cités alentour sont déjà là. Inquiets, ils s’impatientent. L’ambiance s’échauffe. Certains s’énervent et s’approchent de la voiture du Samu, qui essuie des coups. Elle est obligée de s’enfuir. «Le garçon a été médicalisé un peu plus loin, dans une rue tranquille», confie un infirmier.

Rapidement, la tragique nouvelle se répand dans la cité du Chêne-Pointu, dans le centre de Clichy, d’où sont originaires les victimes. «On s’attendait à éteindre des voitures cette nuit-là», glisse un pompier. Mais pas à ce niveau-là. La situation dégénère en émeute le soir: Plus d’une centaine de jeunes commencent à attaquer commerces et bâtiments publics. Une quinzaine tentent de s’introduire dans la mairie. Certains affrontements se déroulent devant la caserne des pompiers, où stationnent les forces de l’ordre. Au passage, un camion de pompiers subit des attaques.


Un tir de 9 millimètres

Le lendemain, vendredi soir, la situation empire. Les échauffourées tournent à la guérilla urbaine: 400 personnes se heurtent aux forces de l’ordre, qui tirent plus de 150 flashballs au cours de la nuit, ces balles en plastique dont ils sont désormais équipés. Plus de 300 grenades sont lancées par les CRS. «Nous avons eu chaud, car les effectifs, ce soir-là, étaient un peu justes», confie un responsable de la sécurité publique. Les bennes situées à côté du poste de police de la cité Utrillo, à Montfermeil, sont incendiées, tout comme 29 voitures.

Plus grave: un fourgon de CRS essuie un tir de 9 millimètres qui passe à seulement 5 centimètres d’une vitre - la police a déposé plainte pour tentative de meurtre. Un pompier se souvient de la détonation: «A un moment, on s’est retrouvés avec une cinquantaine de manifestants derrière nous et on a entendu le coup de feu. Là, on a vraiment flippé.» Samedi, le dispositif est renforcé. Nicolas Sarkozy, lui, hausse le ton en promettant la tolérance zéro pour les violences urbaines. Il ira, chaque semaine, dans un quartier sensible et augmentera les effectifs policiers. Les affaires de Clichy marquent un tournant pour le ministre de l’Intérieur dans la lutte contre les délinquants des cités et révèlent l’état éruptif des banlieues: comme une traînée de poudre, Sevran, Neuilly-sur-Marne, Bondy, Aulnay-sous-Bois ont connu depuis des affrontements, des caillassages et des incendies de véhicules.

On le sait depuis longtemps: le développement des zones de non-droit où l’Etat a baissé les bras nous éclate à la figure. Ou les méthodes dures de Nicolas Sarkozy font reculer la criminalité et apaisent les cités pour que l’Etat y retrouve sa place. Ou, au contraire, en haussant la barre et en brandissant la répression, le ministre provoque une aggravation de la situation et une dérive à l’américaine. Le risque d’un embrasement général des banlieues n’est pas une fiction. C’est aussi le produit de décennies d’abandon.

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