En Haïti, l'opposition refuse tout compromis, mais envisage une médiation de l'Afrique du Sud
La "restitution" des dédommagements de l'indépendance et la "réparation" pour l'esclavage, demandées à la France par le président Aristide, trouvent un écho au Congrès américain.
Port-au-Prince de notre envoyé spécial
Malgré ses efforts, la coalition réclamant la démission immédiate du président Jean-Bertrand Aristide n'a pas réussi à déranger les cérémonies du bicentenaire de l'indépendance d'Haïti, les jeudi 1er et vendredi 2 janvier à Port-au-Prince.
Les manifestations convergeant vers le centre-ville de la capitale ont toutes été bloquées par la police et les bandes armées proches du parti Lavalas au pouvoir, avant d'avoir pu approcher le palais national, où se déroulaient les célébrations.
Le même scénario se répète régulièrement : des cortèges se forment dans les quartiers "bourgeois" sur les collines de la périphérie et progressent sans difficulté tant qu'ils restent sur les hauteurs. Mais dès qu'ils pénètrent dans la basse-ville et les quartiers pauvres, fiefs du parti Lavalas, la police les disperse avec violence.
Les manifestants refluent alors vers les quartiers hauts, où ils se sentent chez eux. Ils couvrent leur retraite en barrant les rues avec des rochers et en mettant le feu à des pneus et à des tas d'ordures, consacrant ainsi la division de la ville en deux zones antagonistes.
En revanche, à Gonaïves, la ville du nord du pays où fut proclamée l'indépendance il y a deux cent ans, les manifestants, emmenés par "l'Armée cannibale", une bande armée récemment passée à l'opposition, ont réussi à troubler sérieusement la fête en déclenchant des émeutes et en tirant sur les forces de l'ordre.
Le président Aristide, arrivé à Gonaïves vers midi par hélicoptère, s'est contenté de prononcer un bref discours avant de repartir. La grand-messe prévue dans la cathédrale a été annulée, car le clergé local a refusé de la célébrer. Le président sud-africain Thabo Mbeki, le seul invité de stature internationale, avait prévu d'accompagner M. Aristide à Gonaïves, mais il a décidé au dernier moment de rester à Port-au-Prince après avoir reçu des rapports alarmants de ses services de sécurité dépêchés en éclaireurs.
Malgré ce revers, les festivités ont repris à Port-au-Prince dans la soirée. Toute la basse-ville était plongée dans l'obscurité à cause d'une panne d'électricité, à l'exception du palais national, dont la façade et les toits étaient puissamment illuminés en rouge et bleu, les couleurs du drapeau haïtien. Dans les rues alentour, des bandes de jeunes gens, souvent ivres ou drogués, avaient placé des barrières de police au milieu des rues, pour obliger les automobilistes à crier des slogans favorables au président et parfois pour les rançonner.
A l'intérieur du palais, tout était luxe, calme et sérénité. Les notables du régime et les délégations étrangères ont assisté à un concert donné par un orchestre philharmonique, puis à un "montage poétique" en onze tableaux, retraçant l'histoire d'Haïti, en insistant sur la période de l'esclavage et la guerre victorieuse contre les Français.
"21 COUPS DE CANON"
La France était modestement représentée par son ambassadeur et par deux députés, mais on a beaucoup parlé d'elle au cours de ces deux jours. Dans son discours officiel, Jean-Bertrand Aristide a répété que la France doit à Haïti la somme de 21 milliards de dollars, en remboursement des 90 millions de francs or payés par les Haïtiens au XIXe siècle pour dédommager les colons français après l'indépendance. A cette "restitution" pourraient s'ajouter des "réparations" pour les trois siècles d'esclavage.
Le président haïtien n'a pas hésité à développer un programme de développement décennal en 21 points - un point par milliard dû par la France -, comparés à "21 coups de canon".
La congressiste américaine Maxine Waters, amie du président, a appuyé cette revendication, et a annoncé qu'elle avait déposé à la chambre des représentants de Washington un projet de résolution où cette "dette" serait mentionnée. Pour clore les cérémonies, M. Aristide a organisé une visite du Musée national du panthéon haïtien, où sont exposés des instruments de torture jadis utilisés par les Français sur leurs esclaves.
Dès la fin des festivités, vendredi à midi, l'opposition a lancé une nouvelle offensive politique, avec l'appui des délégations étrangères. Avant de quitter le pays, le président sud-africain Thabo Mbeki a rencontré dans un grand hôtel les principaux opposants. Ils lui auraient proposé d'assumer un rôle de médiateur dans la crise haïtienne, sans obtenir de réponse positive. Le soir même, une dizaine d'entre eux sont allés rendre une visite amicale à l'ambassadeur de France dans sa résidence, pour réaffirmer leur refus de tout compromis avec Jean-Bertrand Aristide.
Yves Eudes