 |
EPA |
CORRESPONDANT PARTICULIER À PORT-AU-PRINCE
La prise de plusieurs villes par des insurgés secondés par d'ex-militaires déterminés à en finir avec le régime du président Jean-Bertrand Aristide a plongé la capitale dans l'effroi. Nombre d'habitants de Port-au-Prince craignent une guerre civile imminente. La présence, parmi les insurgés haïtiens, de Louis-Jodel Chambelain, l'ancien homme fort des putschistes auteurs du coup d'Etat sanglant de 1991, fait peur à la population, où les gens -et pas seulement les autorités- sont désormais sur leurs gardes.
La rue adjacente à la prison centrale est depuis peu fermée de jour comme de nuit à la circulation automobile, afin d'éviter des débordements comme ceux qui se sont produits à Hinche et à Gonaïves, où une centaine de détenus au moins -la plupart de droit commun, dont certains condamnés à perpétuité- ont été libérés par les rebelles. L'annonce de la prise du commissariat de Hinche par des supplétifs de l'ancienne armée d'Haïti dissoute au retour d'exil du président Jean-Bertrand Aristide s'est répandue comme une traînée de poudre.
Pris de panique, les policiers de la ville frontalière de Belladère, 60000 habitants, ont même donné à la population tout le mobilier du commissariat, dont des matelas, avant de se réfugier à Mirebalais, une bourgade misérable à 60 km de Port-au-Prince.
Mirebalais offre aujourd'hui l'aspect d'un camp retranché et de nombreux camions en bloquent l'accès afin de contrer une éventuelle attaque des insurgés.
Les rebelles, très mobiles avec des véhicules tout terrain de fabrication récente, se contentent pour le moment d'incursions sporadiques dans des localités environnantes, abandonnées de leurs fonctionnaires et de leurs policiers. Mais tous savent que leur objectif final est la capitale.
Le retour du Père Lebrun
A Port-au-Prince, des dizaines de milliers de personnes évitent désormais de se trouver en rue à la tombée du jour.
Comme Molière, responsable d'un atelier graphique, qui, dès 17 heures, fait son sac pour sortir au plus tôt du centre-ville. «Les différentes artères de Tabarre, lieu où réside le président Aristide, ont été fermées par la police par crainte d'un assaut des rebelles. La police anti-émeute était retranchée dans la seule bretelle laissée ouverte à la circulation automobile. Il y avait un embouteillage monstre.»
Incapables d'assurer l'ordre dans l'arrière-pays, les 5000 policiers formés à grands frais par la communauté internationale dans les années 90 ont reçu l'ordre de sécuriser Port-au-Prince coûte que coûte. «La priorité a été donnée à Port-au-Prince et au siège de la présidence car l'Etat haïtien ne dispose pas de moyens financiers pour faire face aux événements», avoue Jonas Petit, coordonnateur national de Fanmi Lavalas, le parti d'Aristide, vilipendé par les classes moyennes, tout ce qu'Haïti compte d'entrepreneurs et de commerçants ainsi qu'une majorité de la population.
Méfiance envers les rebelles
Mais le Président n'est pas sans atout. Un ancien directeur général de l'administration publique, qui tient à garder l'anonymat, estime qu'il «peut toujours solliciter l'aide de la population, qu'il pourra lâcher comme des fauves pour contrecarrer les assaillants». Une partie de la population seulement: les Organisations populaires (OP), qui abritent notamment les fameuses chimères, ces gangs armés issus des bidonvilles, sur lesquels s'appuie le président Aristide pour écraser toute opposition. «Si Louis-Jodel Chambelain revient au pays, le Père Lebrun (le supplice du collier, un pneu enflammé autour du cou...) doit revenir aussi», lancent Paul Raymond et René Civil, deux chefs d'OP. Les rebelles, eux, cherchent en vain à s'attirer la sympathie de la population, très déçue de l'incapacité du président Aristide à faire entrer Haïti sur la voie du développement et de la démocratie. Ainsi à Hinche, le porte-parole des insurgés, le sergent Jean-Baptiste, s'est rendu au siège du Mouvement des paysans de Papaye pour en solliciter l'appui.
Jean-Baptiste Chavanne, leader du Mouvement, a refusé, soulignant que «si l'objectif des insurgés était le même que le sien, à savoir le départ d'Aristide, les méthodes différaient radicalement».
Les femmes se méfient aussi beaucoup du mouvement rebelle, particulièrement des ex-militaires, responsables de la mort de plusieurs milliers d'innocents et de multiples viols suite au coup d'Etat qui renversa Aristide en 1991: «Nous ne sommes pas amnésiques», affirme Danièle Magloire, responsable d'une organisation féminine de Port-au- Prince opposée à Aristide.
Elle rappelle que ces rebelles ont pour seul projet politique la prise du pouvoir et l'instauration d'un régime fort, sans aucun rapport avec les revendications de démocratie et de justice sociale portées pacifiquement par l'opposition politique et les organisations paysannes, syndicales et estudiantines.
© La Libre Belgique 2004