Après trois semaines de siège, la ville, privée d'eau, est livrée aux pillages. Même des hôpitaux ont été attaqués. La colère monte contre les soldats de la coalition, accusés de laisser faire. Les militaires ont déclaré avoir encore besoin de quelques jours pour sécuriser l'ex-"Venise de l'Orient"
reportage "Le peu que nous avions est détruit. " "C'est pire qu'en 1991."
Bassora de notre envoyée spéciale
Triste "libération" de Bassora. Quarante-huit heures après l'entrée des troupes britanniques dans la ville, celle-ci restait, mardi 8 avril, livrée à des pillages de plus en plus généralisés, qui brouillaient toute émotion qu'auraient pu ressentir ses habitants.
Il n'était plus guère de bâtiment public, ou maison privée vide, qui n'ait été la proie d'innombrables Irakiens en guenilles, pour qui toute planche ou bout de fer est un bien précieux.
Mais aussi de pilleurs plus organisés, qui ont fait main basse sur les autobus publics, tracteurs et autres véhicules industriels pour mieux vider divers entrepôts.
Le chaos était tel que des hôpitaux ont commencé à être attaqués. On pouvait voir aussi, à l'entrée d'un campus d'enseignement technique, que les forces britanniques ont évacué mardi pour se regrouper ailleurs, un embouteillage de charrettes, voitures et bus : vides pour ceux qui attendaient d'y entrer, débordant de matériel et débris divers pour ceux qui cherchaient à en sortir... Comme si cette frénésie de rapine, ou de vengeance contre un ordre établi haï et subitement volatilisé, était une fatalité à laquelle nul Irakien n'imaginait pouvoir s'opposer. Elle semblait se dérouler d'ailleurs avec peu de violences, sans que soient menacées les échoppes du souk ni les maisons occupées - y compris, dit-on, celles des innombrables "baasistes" de rang moyen restés en ville. Mais en même temps, la colère montait contre les forces britanniques accusées de laisser faire.
"L'Université a été envahie par les pillards au moment où les chars britanniques y entraient ! Le campus continue d'être pillé alors que leur armée y stationne ! J'y ai ma maison, elle avait trois portes solidement verrouillées, mais je n'ai rien pu faire. Aujourd'hui, j'ai perdu tout ce que j'avais !"Celui qui parle ainsi est certes un "notable", nécessairement compromis avec le régime, mais il ne porte pas pour autant celui-ci dans son cur. Vice-doyen d'une des facultés de l'université, il en est sorti, à bord de sa Volkswagen de quinze ans d'âge, pour tenter d'alerter un officier britannique, mais personne ne lui prête attention.
"J'avais hâte, comme toute personne normale,dit-il, de voir un changement dans notre pays. Mais un changement en mieux. Or j'ai vu des soldats qui avaient l'air d'encourager les pilleurs, de plaisanter en les appelant "Ali Baba !" Je ne dirais rien si c'était une armée d'envahisseurs, mais ils se disent des libérateurs ! Comment ose-t-on parler de reconstruction quand sous nos yeux, le peu que nous avions est détruit ?" Au moins trois banques du centre ville, l'hôtel Sheraton, les supermarchés, les postes de police et tous les ministères et bâtiments publics ont été pillés et parfois incendiés - certains avaient déjà été frappés par les bombes, ces deux dernières semaines.
Il est vrai que la deuxième ville de l'Irak - avec ses vastes banlieues industrielles délabrées et son centre décrépi après des décennies de guerre, de dictature et de blocus onusien - était déjà aux antipodes de la "Venise de l'Orient" des anciens voyageurs. Au point qu'il est parfois difficile de distinguer les ravages des pilleurs d'aujourd'hui de ceux des fléaux passés. Mais jamais encore la métropole du sud n'avait subi un tel déferlement, "c'est pire qu'en 1991", disent des habitants en référence au grand soulèvement chiite réprimé, quelques semaines plus tard, par les chars de Saddam qui auraient fait des milliers de morts.
Au milieu du chaos, quelques îlots publics restent intacts : le "palais de Saddam" et quelques autres bâtiments situés sur la corniche du Chatt-al-Arab, car occupés par l'armée britannique. Mais aussi le meilleur et plus grand hôpital de la ville, l'hôpital universitaire Saddam, où sont soignés certains des centaines, au moins, de blessés civils. "Nous ne travaillons presque plus, sauf pour les urgences, car nous devons faire la garde contre les pilleurs", disent la demi-douzaine de médecins postés à son entrée. Ils ont obtenu que huit soldats anglais soient postés sur le toit, mais pas qu'un char stationne à l'entrée.
Ici, tout semble fonctionner encore comme avant et les médecins tiennent librement un discours "baasiste", expurgé seulement de toute louange de Saddam. Ils ne nient pas avoir soigné des "fedayins" étrangers, mais soulignent que ces derniers, "au nombre d'une vingtaine", ne sont venus qu'il y a deux mois, "par solidarité arabe", "pour se sacrifier sur les avant-postes de la défense". En ville, pourtant, parmi les groupes de jeunes qui déambulent sur la corniche, ces fedayins étrangers, que certains appellent "les gens d'Al-Qaida amenés par le gouverneur", suscitent autant de haine que les fedayins locaux. Lesquels, disent-ils, "ont aujourd'hui tous disparu".
Les militaires britanniques en doutent manifestement. Ils continuaient, mardi matin, à dire qu'il leur faut "finir de sécuriser la ville avant de pouvoir songer à y mettre de l'ordre". Ils affirmaient notamment avoir choisi un notable local pour en assurer l'administration provisoire. Mais c'était déjà une évolution de leur position : la veille encore, lorsqu'on leur demandait pourquoi ils n'intervenaient pas contre les pilleurs, ils répondaient qu'ils était là "pour faire la guerre et non la police". C'est le discours qu'ils avaient déjà tenu à Safouane et à Oum Qasr. Mais l'ampleur du chaos à Bassora est apparemment un choc, pour l'armée britannique comme pour ses près de deux millions d'habitants. Et les quatre mille soldats seulement qui y seraient entrés sont désormais obligés d'intervenir, au moins symboliquement..
Mardi, en début d'après-midi, des gamins en centre ville ont commencé à lancer des pierres sur un convoi de camions chargés de sacs de produits du programme onusien "Pétrole contre nourriture". Colère contre ces pillards organisés, ou simple désir de piller les pillards ? La question reste sans réponse, mais quand des militaires britanniques, juchés sur un char qui passait au même moment, ont tiré en l'air et obligé les camions à stopper, ils furent applaudis par la foule. "Nous avons arrêté douze camions de pilleurs avec leurs chauffeurs, assurait un officier, et nous allons distribuer les produits volés".
Mais ceux-ci n'intéressent pas grand monde : déchargés au bord de la route, à l'entrée de la ville, ces centaines de sacs de farine et de thé y gisaient toujours deux heures plus tard.... Comme aiment le dire les bassistes, "le peuple irakien n'a pas faim, car Saddam leur a distribué à chacun avant la guerre des provisions de base pour sept mois". Les experts de l'ONU parlaient, eux, de "deux à trois mois en moyenne", en soulignant que les Irakiens de base restaient privés de tout le reste : eau potable suffisante, produits frais et laitiers, etc. Un étudiant de Bassora l'expliquait ainsi : "Mon père, fonctionnaire et baasiste, gagne 3 euros par mois. Nous sommes huit enfants et je n'ai aucun espoir de vivre autrement. Ces pillards sont comme nous, sauf que ce sont des âmes faibles, créées par Saddam. Ces trente années de guerre, c'était pour nous apprendre à piller, au Koweït comme chez nous..."
Sophie Shihab