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Evénement
Sur le terrain «C'est ça, votre démocratie par les bombes?», tonne Ali, médecin à Bassora, en montrant des blessés.
Dans Bassora mis à sac
Les pillages, tolérés par la coalition, provoquent la colère des habitants.
Par Christian LOSSON
mercredi 09 avril 2003
Bassora envoyé spécial A Bassora, l'Etat s'est liquéfié. Il n'y a plus de police, plus de justice, plus d'armée. Plus de loi. Plus de foi. Toutes les administrations sont récurées, sous les yeux des troupes anglaises, jusqu'à la moquette. L'hôtel de ville, déjà éventré par les bombardements, a été éviscéré de ses moindres câbles électriques. Le ministère de l'Information ? Une chasse à l'ordinateur. Les banques ? Tout y a été volé. Les écoles ? Touchées par les vagues d'assauts successives. Les maisons inoccupées n'ont plus rien. Les magasins qui ont survécu ont tiré leur devanture ou monté des parpaings devant leurs vitrines. La dictature vacille et tombe, façon Albanie, dans l'anarchie. «C'est une tragédie de plus, mais là, on touche vraiment le fond», résume un étudiant. Sur les rives du majestueux Chatt al-Arab, l'hôtel Sheraton vit ses dernières heures, parcouru d'ombres et de flammes. Seul le palais de Saddam Hussein a échappé au pillage intégral. Normal, il était déjà presque vide. A la sortie de Bassora, le paysage est surréaliste. Bus (volés) remplis de sacs de blé (volés). Tracteurs tractant des montagnes de chaises. Fenwicks transbahutant des contre-plaqués. Un exode vers le troc, après la ruée vers les biens. «Tout se monnaye, raconte un pillard. C'est une question de temps.» Plomb dans l'aile. Les forces britanniques pensaient alterner guerre et militaro-humanitaire. Les voilà sommées maintenant de s'occuper de maintien de l'ordre. «On n'aurait jamais pensé qu'il faille près de 20 jours pour prendre Bassora», résume un officier des Irish Guards, qui confie, fusil en joue, avoir perdu deux hommes, la veille, près de la faculté de littérature. «Là, on découvre aussi qu'il n'y a pas de résistance dans le centre. Mais en même temps, on découvre l'ampleur des pillages. Du délire.» La mise à sac est telle qu'elle fait passer, du coup, au second plan la prise de la ville sans bain de sang. Les habitants se sont réveillés, hier matin, furieux. Et ça, personne ne l'avait anticipé. Ni les Irakiens, ni les «libérateurs». Pourtant, Oum Kasr, première ville sécurisée, avait subi les mêmes pillages. Ils y avaient d'abord été presque facilités par les Anglais, qui y voyaient délibérément ? une preuve de la rupture avec le passé. Logique de la table rase. Puis ils ont été tolérés. Un peu moins quand la base anglo-américaine du seul port du pays a été «visitée», en plein jour, par des centaines de gamins. A Bassora, le même schéma se répète. Mais à en autoriser la reproduction à l'échelle d'une ville de 1,2 million d'habitants, la «mission» libératrice de la coalition pourrait prendre du plomb dans l'aile. Cynisme. Il n'y a qu'à écouter ces trois jeunes, relève annoncée d'un pays en ruine. Ils sont médecins, rassemblés devant le plus grand hôpital de la ville. Que disent-ils ? «Pourquoi les Anglais laissent-ils faire, sous leurs yeux, de tels actes ? interroge Ahmed. Parce qu'ils comptent faire profiter leurs entreprises pour reconstruire le pays ?» A ses côtés, il y a Hassan qui dit, cynique : «Ils avaient dit qu'ils préserveraient les infrastructures pour bâtir leur nouvel Irak. C'est réussi. Les Anglais ne préparent pas le futur, ils l'interdisent en laissant l'anarchie se développer.» Puis il y a Ali. Ali, qui se croit à Bagdad. Il fait visiter les chambres d'enfants blessés : «Voilà, ils sont là nos Oussama ben Laden. Nos tyrans. Des gosses. C'est ça, votre démocratie par les bombes ?» Ali est en colère, il ne sait pas, ne sait plus ce qu'il veut. Saddam ou la coalition ? «Je préfère encore vivre avec un diable que je connais qu'avec un diable que je ne connais pas», lâche-t-il. Le coefficient de sympathie entrevu lundi pourrait vite se dilapider. Les Anglais semblent enfin avoir pris la mesure du danger. Hier, des troupes ont commencé à réagir. Deux camions volés, remplis des vestiges du programme «pétrole contre nourriture» de l'ONU (thé, riz, etc.), ont été interceptés par les troupes. Le conducteur du camion a échappé de peu au lynchage. Puis le canon d'un blindé a fait irruption dans une banque dévalisée. Trois hommes ont été faits prisonniers. Après les prisonniers de guerre, les prisonniers de droit commun de l'après-Saddam ?.assora ne parle que de ça. Ne voit que ça. Ne pense qu'à ça. Non pas fêter sa libération, lundi, par les forces anglo-américaines. Mais pleurer, mardi, ce que la fin d'un régime a tout de suite libéré, avec une énergie sourde : le pillage, la mise à sac, le saccage à une formidable échelle. La chape de plomb a été soulevée et la ville du pays a plongé dans le chaos. L'insécurité n'est pas venue du haut d'un immeuble, de «snipers». L'insécurité est venue de la rue, éclipsant la liberté promise. Elle est venue de la foule, d'ouvriers, de paysans, de chômeurs, de petites frappes. Des plus pauvres : 60 % de la population de Bassora vit avec moins d'un dollar par jour. Résultat, la seconde ville d'Irak a des allures de ville fantôme, sillonnée par les colonnes de chars, et par des pick-up dont les suspensions peinent à supporter le poids des pillages.