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Proclamée au fronton de l'église locale, une citation biblique sur les vertus de la sagesse et les ravages du péché rappelle l'emprise morale des pasteurs.
Sur la chaussée, rôde encore une odeur de pneu brûlé et de goudron fondu, vestige des trois nuits d'émeutes qui ont opposé, du 10 au 12 septembre, les groupes armés loyalistes aux soldats et aux policiers. Des affrontements prémédités et orchestrés par les paramilitaires, d'une violence oubliée, côté protestant, depuis une bonne dizaine d'années : grenades artisanales, bombes incendiaires, tirs à balles réelles, et, finalement, quelque 60 blessés parmi les forces de l'ordre.
Dans les rues protestantes de Belfast, le paysage urbain, miteux et tourmenté, reflète l'état d'esprit de leurs habitants. Il est à l'image d'une communauté, certes toujours majoritaire en Irlande du Nord (46 % de la population contre 40 % de catholiques), mais chez qui règnent le doute, l'inquiétude et la colère, et qui, dépassée par le cours de l'Histoire, se dit trahie par Londres.
ÉTERNEL "DR NO"
"Il y a vingt ans, se souvient Adrian Guelke, historien à l'université de Queen's, les quartiers protestants ressemblaient à ceux de n'importe quelle ville ordinaire. Les quartiers catholiques présentaient les stigmates de la guerre civile : graffitis injurieux, peintures murales vengeresses, population méfiante ou fuyante. Aujourd'hui, c'est pratiquement l'inverse. C'est comme si une insurrection protestante avait pris la place de la rébellion catholique." Ce chassé-croisé historique est au coeur de l'Irlande du Nord d'aujourd'hui. La confiance et l'optimisme ont changé de camp.
Longtemps, les protestants ont brocardé les catholiques, qualifiés de "pleurnichards" , alors que ceux-ci subissaient une indéniable discrimination. En proie à une crise d'identité, les protestants se disent maintenant méprisés, mal-aimés, voire, avec emphase, "citoyens de troisième classe". Adoptant une posture d'autodéfense, ils affirment recourir à la violence "pour être enfin entendus".
"Nous éprouvons un sentiment d'insécurité, et nous ne sommes pas en paix avec nous-mêmes", explique David Ervine, ancien paramilitaire reconverti en politique, dans son bureau du Stormont, le palais où siégeait l'Assemblée provinciale, suspendue en octobre 2002.
"Les protestants ressemblent aux catholiques d'hier, et vice-versa" , convient le révérend presbytérien Mervyn Gibson, avant de préciser fièrement que la rue de Belfast-Est, où il habite, compte, à elle seule, sept églises réformées.
Retour sur Shankill Road, la grande artère protestante de Belfast-Nord, à deux pas de Cambrai Street. Dans le hall du club des supporteurs de l'équipe de football d'Irlande du Nord, Jeffrey, la trentaine sportive, résume le sentiment général : "Ils -les catholiques- obtiennent tout ce qu'ils veulent, et nous, rien." Le football, élément central de l'identité masculine en milieu populaire protestant, se prête aux métaphores politiques : "Tout se passe, poursuit David Ervine, comme si depuis des années le gouvernement Blair et les catholiques jouaient secrètement au football. Nous avons préféré être absents du terrain, mais nous protestons parce que nous ne sommes pas contents du résultat du match."
Dans la cantine de Stormont, Ian Paisley Junior, l'un des chefs des Démocrates unionistes (DUP), cloue au pilori, entre deux gorgées de soupe, la mise en oeuvre des accords de 1998, que son père, attablé non loin de là, le vieux et tonitruant pasteur Paisley, éternel "Dr No", avait maudit d'emblée : "C'est un processus unilatéral et partial. Il y a eu deux poids, deux mesures. On a donné, donné, donné, sans rien recevoir. Je veux bien être réaliste, pourvu que Londres nous traite équitablement." David Ervine renchérit : "Nous n'aurons pas tout ce que nous voulons, mais qu'on nous donne, au moins, ce dont nous avons besoin !"
Le malaise protestant est ancien. Il a pris corps lorsque la campagne des catholiques pour leurs droits civiques (1969) puis l'imposition par Londres de l'administration directe (1972) obligèrent peu à peu la majorité à partager le pouvoir, les emplois, les logements. Son statut dominateur s'est érodé dans la douleur d'une guerre civile de trente ans. La paix de 1998 divisa la communauté unioniste, favorable au maintien de l'Ulster dans le royaume, mais depuis toujours hétérogène : le Parti unioniste de l'Ulster (UUP), modéré, de David Trimble, joua le jeu du partage du pouvoir, et le DUP radical le refusa. Devenu le premier parti en Ulster, avec un tiers de tous les suffrages, le DUP domine aujourd'hui le camp protestant.
Le ressentiment protestant a une dimension sociale. La fermeture des chantiers navals, où l'on faisait carrière, comme technicien, de père en fils tandis que les catholiques travaillaient sur les docks , a brisé cette aristocratie ouvrière. Ses héritiers, le plus souvent privés d'études, ont découvert la pauvreté et l'exclusion, faute du bagage technique et de la formation nécessaires à leur reconversion dans l'industrie des services. Animés par un désir de rattrapage, les catholiques ont beaucoup plus investi dans l'éducation de leurs enfants.
DE CONCESSION EN CONCESSION
Mais le coeur du problème est politique. Les unionistes voient disparaître accord de paix oblige ce qui leur était cher depuis des générations : l'ancienne police, monopolisée par les protestants et remplacée par une nouvelle, ouverte à tous ; le Régiment royal irlandais, dont les bataillons locaux, qui recrutaient leurs "boys" , doivent être dissous. Ils disent que Londres piétine leurs traditions, disloque leur identité.
Surtout, ils enragent et souffrent qu'on paraisse les tenir pour quantité politique négligeable, eux, "braves serviteurs de la Couronne" depuis toujours. Hanté depuis 1998 par la nécessité absolue d'arracher à l'Armée républicaine irlandaise (IRA) un adieu aux armes irrévocable, le gouvernement Blair a privilégié le dialogue avec le Sinn Fein, "aile politique" de l'IRA, au prix d'une longue patience et de quelques grosses offrandes sur l'autel de la paix.
Les loyalistes ont ainsi le sentiment que les républicains sont les vainqueurs d'une paix pour laquelle Londres, de concession en concession, les récompense abondamment, quels que soient leurs manquements ou leurs crimes : activités mafieuses, cambriolage de la Northern Bank en décembre 2004, assassinat de l'ouvrier catholique Robert MacCartney en janvier 2005. "Nous sommes le peuple", proclame un vieux slogan loyaliste. Cette prétention identitaire, qui faisait fi de "l'autre peuple", appartient définitivement au passé.
Le taux d'analphabétisme reste étonnamment haut en Ulster (20 %), largement à cause d'un médiocre système local d'enseignement. "Moins de 2 % des enfants d'ouvriers protestants entrent à l'unive rsité" , précise David Ervine, un élu protestant à l'Assemblée provinciale. Le prolétariat protestant nourrit envers les catholiques une sorte de jalousie sociale, qui se fonde en partie sur une fausse perception de la réalité économique (exemple : le chômage reste plus fort chez les catholiques). C'est, comme on dit ici, une affaire "de po rtes et de parquets" . "Vous verriez leurs cuisines, déclarait une protestante un soir d'émeute. Et les portes de leurs maisons. Du chêne bien solide, alors que les nôtres sont des coquilles d'oeuf." Tout est bon pour entretenir la rancoeur : une maternité qui ferme, un centre commercial qui n'ouvre pas. (Corresp.)