Journal l'Humanité

Rubrique International
Article paru dans l'édition du 2 août 2005.

 

événement
Marc Lavergne : « On a voulu forcer les deux acteurs à faire la paix »

Entretien. Le directeur de recherche au CNRS et spécialiste du Soudan revient sur les causes et les conséquences du décès de l’ancien dirigeant de la rébellion sudiste.

Quelles peuvent être les conséquences de la mort de Garang ? Marc Lavergne. Elles peuvent être catastrophiques. Tout ce qui a été signé devient chiffon de papier. On pourrait assister à la fin du processus de paix dans la mesure où ce processus reposait beaucoup sur les épaules de Garang. Et il n’y a personne pour le remplacer au sein de son mouvement, le SPLM. Garang refusait de partager le pouvoir. Il fallait adopter une structure plus démocratique pour transformer un mouvement de guérilla en parti politique, mais la question n’avait pas été tranchée. Le dirigeant du SPLM n’avait pas de dauphin mais un challenger, Salva Kiir, derrière qui se regroupent la majorité de ceux qui en ont assez du comportement autocratique du chef. Si Salva Kiir assumait la direction du mouvement, ce dernier changerait sans doute de direction politique. Car la confiance n’est pas là, comme le montrent les émeutes qui ont lieu en ce moment à Khartoum. Quel sens donnez-vous à cet événement ? Marc Lavergne. C’est une sorte de conclusion logique aux négociations de paix lancées par George Bush il y a trois ans, à son arrivée au pouvoir. L’idée était d’essayer de faire la paix au Soudan par des moyens nouveaux, sans idées préconçues et sans aucune exigence en matière de démocratie. En forçant deux pouvoirs illégitimes, militaires et dictatoriaux - le gouvernement de Khartoum et le SPLM - à s’entendre, en faisant abstraction de toute autre dimension de la scène politique soudanaise. Les Américains voulaient cet accord et ils ont fait pression sur les deux parties. Mais tout le monde avait des arrière-pensées tactiques pour céder. Le gouvernement soudanais a fait la paix pour faire plaisir aux Américains, parce que, avant même le 11 septembre, il y avait un contexte international défavorable à son idéologie. Le SPLM, lui, dépendait de la CIA et des États-Unis pour ses efforts militaires. En réalité, du côté du gouvernement personne n’a jamais pensé sincèrement partager le pouvoir et les richesses. Inclure Garang était envisageable mais il n’était pas question de partage avec les sudistes sur une base d’égalité. L’implication des acteurs était d’autant plus faible que la communauté internationale n’a pas fait preuve d’une grande capacité à oeuvrer pour la paix au Soudan. On a forcé les gens à faire la paix, on a promis beaucoup d’argent, mais une fois que les textes ont été signés tout le monde a remballé ses affaires. Des millions de dollars ont été promis il y a deux mois lors d’une conférence de donateurs à Oslo, mais personne ne sait sur quels budgets les prélever et surtout personne ne sait où les affecter. Au final, Garang s’est retrouvé un peu tout seul pour faire avancer la paix. S’agit-il d’un accident ou d’un attentat ? Marc Lavergne. Personnellement, comme beaucoup de Soudanais je penche pour la thèse de l’attentat. Ça ne serait pas la première fois au Soudan que quelqu’un qui gêne meurt opportunément. Quand on est John Garang, et qu’on se trouve dans la position qui était la sienne, on vérifie la qualité du matériel. On imagine que c’est le genre de choses que font les mentors américains. Si on émet l’hypothèse d’un attentat mené par le régime, il faut comprendre que les membres du noyau dur du régime, ceux toujours aux manettes des premières années du Front national islamique, savaient que l’objectif de l’accord de paix était d’utiliser Garang pour dissoudre le pouvoir islamiste de Khartoum de l’intérieur. Dans cette perspective, leurs jours étaient comptés, car l’idéologie qui leur sert de colonne vertébrale et de source autoproclamée de légitimité était condamnée. Aussi, la question pour eux n’était plus que de savoir comment et quand faire sauter cet accord. Ils avaient six ans, le temps de la période transitoire avant le référendum d’autodétermination dans le Sud, pour le faire, et on peut imaginer qu’ils aient décidé de le faire tout de suite. Si le gouvernement de Khartoum a éliminé John Garang, c’est en prenant un risque calculé vis-à-vis de la communauté internationale, comme lorsqu’ils ont déclenché la guerre au Darfour. Bien qu’ils aient lancé cette guerre au plus mauvais moment, en pleines négociations de paix avec le Sud, ils ont réussi à ne pas être sanctionnés. Kofi Annan a bien été sur place, le Conseil de sécurité a adopté des résolutions, mais rien n’a été appliqué et l’ONU n’a rien fait. Maintenant, on en est à saisir la Cour pénale internationale, mais cela ne donnera rien. Aussi le régime a-t-il pu décider de se débarrasser de Garang en pariant sur la même logique : l’idée que l’événement va, comme au Darfour l’an dernier, attirer l’attention internationale sur le Soudan mais que, en faisant le dos rond et en niant sa responsabilité, la pression restera gérable. Entretien réalisé par C. B.

 

 
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