08-04-2006
Zoom sur la presse turque

Le spectre du conflit ethnique de retour dans le Sud-Est de la Turquie.
Flambée de violence en Turquie : des affrontements entre Kurdes et forces de l’ordre ont déjà fait 15 morts en une semaine, dans ce que le Turkish Daily News décrit comme « le plus fort mouvement de protestation dans la région depuis le milieu des années 90 ».
Les émeutes ont débuté à l’issue des funérailles de militants présumés du PKK, qui avaient été tués par les militaires turcs à Mouch deux jours auparavant. Des obsèques qui ont « rapidement tourné à des manifestations de soutien au PKK et à son leader emprisonné, Abdullah Öcalan ».
Durant la semaine écoulée, c’est à Diyarbekir qu’ont eu lieu les incidents les plus violents. Plus de 300 émeutiers ont été arrêtés durant des incidents imputables selon Ankara à Roj-TV – la chaîne de télévision pro-kurde basée au Danemark. Aux dires de certains officiels, Roj-TV aurait récemment diffusé des appels à la désobéissance civile et à la fermeture des magasins dans la région.
Selon le Turkish Daily News, « les commerçants qui ignoraient ces appels ont vu leur boutique saccagée par les émeutiers, qui ont mis le feu à des banques, érigé des barricades et attaqué des reporters ». D’autres, après la mise à sac des boutiques de leurs collègues, ont refusé d’ouvrir leur magasin pour des raisons de sécurité, parce qu’ils n’avaient pas d’assurance. Ilknur Shahin, le numéro deux de la police de Diyarbekir, n’a pu les persuader de passer outre les consignes des militants kurdes.
A Kiziltepe, près de la frontière syrienne, des milliers de personnes ont entamé une marche, samedi 1er avril, en direction du siège local de l’AKP du Premier ministre Erdogan, pour protester contre les violences qui avaient déjà fait huit victimes en cinq jours dans le Sud-Est du pays. La police a alors tiré en l’air et utilisé des gaz lacrymogènes pour disperser la foule. Le rassemblement a alors dégénéré, selon le Turkish Daily News : les manifestants ont lancé des pierres, mis à sac une recette des impôts et mis le feu à une banque ainsi qu’aux bureaux locaux de l’AKP de M. Erdogan.
Ces incidents ont fait tache d’huile. A Istanbul, qui compte aujourd’hui une forte population kurde, une bombe a explosé vendredi 31 mars près d’un arrêt de bus, tuant une personne et en blessant treize autres. Un groupe nommé “ les Faucons pour la Liberté du Kurdistan ” a revendiqué cette action, présentée comme la réponse à la flambée de violence qui a embrasé le Sud-Est du pays.
Toujours au cœur d’Istanbul, près de Taksim, un bus municipal effectuant la liaison entre Beyazit et Demirkapi, avec une vingtaine de passagers à bord, a été arrêté dimanche 2 avril, comme le raconte Hürriyet, par « une centaine de partisans du PKK masqués qui ont lancé des cocktails Molotov sur le véhicule. Le chauffeur du bus a ouvert les portes pour laisser les passagers sortir et fuir en même temps les terroristes du PKK. En feu, le véhicule a d’abord heurté un arrêt de bus, puis un camion stationné dans la rue, avant de se renverser ». Bilan : deux passagers du bus et un passant ont été tués.
Hürriyet ajoute que cet incident a été précédé, toujours à Taksim, d’un mouvement de protestation impliquant environ 200 supporters du PKK, qui ont transformé Dolapdere, où ils se sont enfuis à l’arrivée de la police, en « zone de guerre ».
Mardi 4 avril, le ministre de l’Intérieur Abdülkadir Aksu a dressé le bilan officiel d’une semaine d’émeutes : 15 morts, 92 membres des forces de sécurité et 48 civils blessés, et 338 arrestations.
Face à cette recrudescence de la violence, Ahmet Türk, le coprésident du DTP kurde (le Parti pour une Société Démocratique) a appelé à la fin des émeutes dans le Sud-Est et demandé à Ankara de mettre en œuvre des réformes à long terme en vue d’établir une paix durable avec la minorité kurde. « La violence appelle la violence », a-t-il dit au micro de CNN-Türk.
Plusieurs responsables de son parti ont été accusés d’avoir provoqué en sous-main les émeutes. Ahmet Türk a admis que sa formation n’avait pas un contrôle total sur la population locale, précisant toutefois que ces émeutes étaient le reflet des problèmes politiques, économiques et sociaux qui sont la plaie du Sud-Est depuis des dizaines d’années. « Ces gens n’ont pas d’éducation et n’ont pas accès aux services de santé. Ils ont faim et subissent des privations. Comment peut-on contrôler ces masses ? », s’est interrogé Ahmet Türk.
Le dirigeant kurde a appelé le gouvernement turc à élaborer un projet global pour le Sud-Est, prévoyant d’accorder davantage de droits culturels et politiques aux Kurdes, d’assurer le développement économique et social de la région et de décider l’amnistie générale pour les militants du PKK. « Comment pouvez-vous espérer résoudre le problème par des méthodes uniquement répressives ? Nous voulons changer cette mentalité. Les Kurdes croient qu’ils sont toujours considérés comme des quasi-citoyens », a souligné Ahmet Türk.
Pour le quotidien Sabah, le journaliste Muharrem Sarikaya a demandé à un militaire expérimenté ce que l’armée comptait faire pour enrayer cette vague d’émeutes. Le militaire interrogé a estimé que la lutte contre le terrorisme ne pouvait être efficace que si elle était menée « en coordination avec les autorités politiques et d’autres institutions étatiques ». Les militaires pourraient prendre des mesures de prévention à titre provisoire, afin d’éviter l’escalade, à l’instar de ce qui s’est fait en France, pendant les émeutes de novembre dernier. Mais surtout, il préconise le limogeage des maires de la région qui soutiennent le PKK.
Dans sa chronique du mardi 4 avril, publiée dans la rubrique “ Opinions ” du Turkish Daily News, Mehmet Ali Birand reproche à M. Erdogan de ne pas chercher d’interlocuteur chez les Kurdes. Il essaie d’interpréter les propos du coprésident du DTP, Ahmet Türk, interrogé à ce sujet dimanche 2 avril sur CNN-Türk. Pour Birand, le message envoyé à Ankara est le suivant : « Tant que vous ne proposerez pas une solution ou un plan d’action démocratique, Öcalan verra sa position renforcée. Préparez un plan économique, politique et culturel, et traitez-nous en interlocuteur ! C’est seulement à cette condition que Öcalan sera mis de côté et que la population de la région nous suivra nous et non lui. »
Birand souligne également que Ahmet Türk a épinglé Deniz Baykal, le leader du CHP (la principale formation de l’opposition), pour avoir reproché au gouvernement son laxisme. « Si le CHP avait une petite chance de recueillir un soutien dans la région, il a tout perdu à présent, écrit Birand. L’attitude du CHP est plus dure encore que celle du MHP nationaliste de droite. Et personne ne sait pourquoi. »
« Tant qu’aucune mesure ne sera prise pour résoudre le problème kurde, les gens se tourneront vers le PKK et Öcalan. Aujourd’hui, le PKK a eu ce qu’il voulait, souligne le journaliste. On assiste à une escalade et les militaires sont obligés de retourner dans les zones urbaines. »
Face à cette situation, le gouvernement « ne fait rien en dehors de quelques déclarations ». Et si la visite de M. Erdogan, en août dernier à Diyarbekir, avait soulevé « l’enthousiasme général », on se demande aujourd’hui « si le Premier ministre a vraiment un plan » pour sortir de ce bourbier. « Au stade où nous en sommes, déplore Birand, j’en arrive à la conclusion que le Premier ministre ne considère pas les citoyens d’origine kurde comme une entité constituée. Il ne cherche pas d’interlocuteur pour résoudre le problème. Ses plus proches conseillers ont indiqué que c’était la raison pour laquelle il avait refusé d’offrir un poste au coprésident du DTP, Ahmet Türk. Pour le Premier ministre, les récents clashes ne sont rien moins que des actions terroristes. (…) Il pense que les Kurdes n’ont pas l’exclusivité des revendications culturelles, démocratiques et économiques, et que beaucoup d’autres dans le pays reprennent celles-ci à leur compte. Il croit inutile de prendre une initiative au niveau régional, et préfère se concentrer sur des mesures à l’échelle nationale. Or, ces opinions sont partagées par les autorités civiles et militaires à Ankara. Pour résumer, nous assistons à un dialogue de sourds. Des gens vont mourir et nous allons subir des préjudices financiers importants. Personne ne sera gagnant dans cette affaire. Tout le monde y perdra. »
C’est également l’avis de Türker Alkan, du quotidien Radikal, qui accuse pour sa part les leaders régionaux – DTP ou administrations locales – d’être à l’origine des violences. Le journaliste note également que ces émeutes tombent « juste au moment où le gouvernement a commencé à prendre des mesures positives en direction des Kurdes, comme l’autorisation de diffuser des programmes radio-télévisés en langue kurde ».
Pour Yusuf Kanli, l’éditorialiste du Turkish Daily News, tout tient en deux mots : démocratie et réformes. Dans ses éditoriaux des 3 et 5 avril, il envoie des messages à peu près identiques : si la Turquie « ne peut se permettre le luxe de négliger ses impératifs en matière de sécurité », elle doit néanmoins se résoudre à l’idée que la question kurde comme les autres problèmes sociaux du pays ne peuvent être réglés « à l’aide de seules mesures policières ». « Approfondir les réformes pour renforcer la démocratie et accroître les droits et libertés individuels sans porter atteinte à l’intégrité du pays est une obligation aujourd’hui, écrit Yusuf Kanli. Des méthodes comme le recours à l’état d’urgence ne peuvent qu’aggraver la situation. La démocratie ne peut arrêter le terrorisme, comme l’a dit Abdullah Gül, mais elle peut le marginaliser. » A cet égard, l’éditorialiste du Turkish Daily News se félicite que le paquet de réformes qu’Ankara s’apprêterait à annoncer montre « la résolution des autorités à garder le cap de la modernisation du pays, en dépit des derniers incidents provoqués par le PKK ».
La Turquie vit donc un contexte politique difficile, qui pose inévitablement des problèmes d’ordre économique. Kadir Akboz, le président de l’Association des Jeunes Hommes d’Affaires du Sud-Est, confie à Hürriyet que les récents événements ont effrayé les investisseurs potentiels, alors que ceux de Grèce comme d’Allemagne considèrent le Sud-Est de la Turquie comme une région facilitant les exportations vers l’Irak et le Moyen-Orient. Or, un homme d’affaires turc d’Allemagne, qui envisageait d’investir à hauteur de 7 à 8 millions de dollars, à Diyarbekir, pour créer une entreprise de boissons alcoolisées, a annulé son voyage dans la région en raison des événements. Pour Kadir Akboz, les principaux problèmes de la région sont de nature économique : le chômage et une productivité à la traîne. « Pour résoudre ces deux problèmes, dit-il, des investissements sont nécessaires. Mais les premiers que les événements actuels font fuir sont précisément les investisseurs ! ».
Au terme d’une semaine d’affrontements, le Premier ministre turc s’est exprimé sur les incidents devant les députés de son parti, l’AKP. Recep Tayyip Erdogan s’est engagé à apporter « plus de démocratie et de prospérité » à la région du Sud-Est. En réponse aux critiques du coprésident du DTP Ahmet Türk, qui reprochait au chef du gouvernement de ne jamais avoir voulu le rencontrer, M. Erdogan a posé comme préalable au leader kurde l’obligation de qualifier le PKK d’organisation terroriste.
Pendant ce temps-là, le Premier ministre turc doit faire face à une opposition très virulente. Deniz Baykal, le chef du principal parti d’opposition, le CHP, a estimé selon le Turkish Daily News que l’Etat turc n’était jamais apparu aussi faible dans toute son histoire. « Pendant que la Turquie était en proie aux émeutes, a-t-il ironisé, le Premier ministre admirait des danseuses soudanaises et le ministre de l’Intérieur était introuvable. » Il a ajouté que dans une municipalité, le drapeau turc avait même été remplacé par un drapeau kurde. « Le terrain a été abandonné aux représentants locaux d’un parti lié au PKK », a déclaré M. Baykal, dans une allusion explicite au DTP d’Ahmet Türk. « Voilà ce à quoi nous sommes confrontés sept ans après que le terrorisme a été éradiqué ! ».
Une situation délicate pour la Turquie, qui pose une nouvelle fois le problème de l’attitude pour le moins attentiste des Etats-Unis, dont Ankara attend une aide directe pour éradiquer le PKK et éloigner les risques d’une contagion kurde de l’Irak du Nord à la Turquie. Dans le quotidien Vatan, le chroniqueur Güngör Mengi rappelle qu’aux yeux de l’ambassadeur américain en Turquie, ces événements sont « les plus graves incidents survenus dans le Sud-Est du pays depuis des années ». Soulignant que le représentant des Etats-Unis en Turquie a appelé les forces de sécurité et la population locale à garder leur calme, le journaliste déplore que Washington n’ait rien promis de concret pour autant à Ankara. Il cite les propos tenus une semaine plus tôt dans la capitale turque par le général Peter Pace, chef d’état-major des forces armées américaines, qui conditionnait l’aide américaine à la Turquie pour lutter contre le PKK en Irak du Nord à la stabilisation préalable de l’Irak par les Américains. « Ces deux déclarations émanant des Etats-Unis ne prouvent-elles pas que la Turquie a été trahie ? », se demande le chroniqueur de Vatan.
Des Etats-Unis qui ont officiellement réagi, par la voix d’un porte-parole du Département d’Etat, Adam Ereli, aux émeutes qui ont secoué le Sud-Est de la Turquie. Washington déplore « les pertes en vies humaines, dues aux violentes manifestations de protestation organisées par les sympathisants du PKK dans le Sud-Est de la Turquie et à Istanbul durant la semaine écoulée ». Les Etats-Unis réitèrent leur « condamnation ferme de tous les groupes terroristes, dont le PKK », et appellent « toutes les parties à faire preuve de retenue ».
Face à cette situation pour le moins tendue, le Département d’Etat américain a conseillé à ses ressortissants résidant ou voyageant en Turquie d’éviter les zones où des rassemblements sont prévus, de rester prudents et de suivre attentivement les reportages des médias sur le sujet. « Même les manifestations à vocation pacifique peuvent se transformer en confrontation et ouvrir la voie à une escalade de la violence », a averti le communiqué du Département d’Etat.
Dans sa lutte contre le PKK, la Turquie ne peut donc compter que sur ses voisins iranien et syrien, alliés objectifs de la Turquie sur la question kurde. C’est ainsi que l’ambassadeur d’Iran en Turquie, Firouz Dowlatabadi, a pressé la Turquie, l’Iran et la Syrie de mettre au point une politique commune sur la question kurde. Dans un entretien accordé au quotidien Milliyet, l’ambassadeur iranien à Ankara a averti que les Etats-Unis exploiteraient la moindre brèche entre les trois voisins, pour tenter d’établir un Etat kurde dans la région. Selon lui, Washington cherche à créer des tensions entre l’Iran et la Turquie, en dépit « d’une amitié vieille de plus de 1 100 ans » entre les deux pays, car les Etats-Unis préfèrent que cette région soit composée « de petits Etats qu’elle peut garder sous son contrôle ».

EN BREF…
Trois ans après son interdiction en Turquie, Ararat, le film d’Atom Egoyan, pourrait être finalement diffusé sur la chaîne de télévision Canal-Türk. Marmara, le quotidien des Arméniens de Turquie, révèle que les dirigeants de la chaîne ont effectué un sondage, dont le résultat est clair : 3 000 téléspectateurs seulement sont hostiles à la diffusion du film sur 25 000 SMS envoyés. Rappelons qu’en 2003, Ararat avait été interdit en Turquie, sous la pression des autorités d’Ankara et des milieux nationalistes.
Tout autre sondage : celui réalisé en Turquie par l’Institut International de Recherches Stratégiques, auprès de 2 500 personnes sélectionnées à Ankara, Istanbul, Izmir, Bursa et Adana, sur la manière dont l’opinion publique turque perçoit la politique américaine. Parmi les résultats intéressants relevés par Mehmet Ali Birand, dans sa rubrique “ Opinions ” du Turkish Daily News, on notera que 94% des personnes interrogées ne soutiendraient pas une opération militaire américaine en Iran, que 95% seraient hostiles à une intervention similaire en Syrie et que 80% pensent que les Etats-Unis doivent se retirer d’Irak dans un délai d’un an. 80% des sondés croient que les Américains ont envahi l’Irak pour le pétrole, 12% pour y établir un Etat kurde, et 71% des personnes interrogées estiment que les Etats-Unis mènent une politique d’incitation à la guerre civile en Irak. 82% pensent que la création d’un Etat kurde dans le nord de l’Irak serait très dangereuse pour la Turquie, et 83% affirment que les Etats-Unis n’ont pas l’intention de fermer les camps du PKK en Irak du Nord. A noter enfin que sur la visite très controversée du Hamas en Turquie, 49% la voient d’un bon œil, 23% la désapprouvent et 28% sont sans opinion.


Diffusé chaque vendredi à 9h40 et chaque samedi à 8h30 sur AYP Fm (99.5 à Paris) et présentée par Varoujan Mardikian. © AYP-Fm


 
 
Droits de reproduction et de diffusion réservés © GAMKONLINE 2005