Une expérience
d'assemblée en France au printemps 2006 – Critique
de l'AG en lutte
4. Manifestation de la middleclass dans
l’assemblée
Middleclass
Le terme et la notion de middleclass ont été
définis en premier, dans le sens que nous reprenons
à notre compte tout en voulant le prolonger de notre propre
traduction, par les théoriciens de la
téléologie moderne. Poser cette
référence répond à une
exigence de clarté – ceux qui la connaissent
savent ce qu’il en est ; ceux qui l’ignorent
peuvent y aller voir. Car c’est ce que nous comprenons du
monde maintenant et, en particulier, ce à quoi nous avons
été confrontés en participant
à l’expérience de l’AG en
lutte, qui motivent surtout la convocation de ce terme et
de la notion
qu’il signifie, et l’usage central que nous en
faisons. C’est à la fois une validation de ce qui
a déjà été dit sur la
middleclass, et une volonté d’en analyser encore
le phénomène, dans son évolution
générale, et dans l’une de ses
manifestations récentes.
Middleclass est une désignation propre à
l’époque présente, qui vise
à signifier d’une des façons les plus
pertinentes possibles ce qui s’y joue de
spécifique, à ce moment de l’histoire
qui est le nôtre. Nouveauté dans les faits de
révolte, réorganisation chez les ennemis de toute
révolte, évolution dans
l’ordonnancement général du monde qui
en découle, réclament que de telles
désignations et leurs significations inédites
soient introduites, quand la théorie critique cherche
à coller au plus près de ce qui a lieu.
La middleclass consacre le renoncement à la
révolte. C’est l’occultation de
l’insatisfaction par l’acceptation de satisfactions
partielles, particulières, inessentielles. C’est
le renoncement à faire l’histoire, à
s’approprier le monde, à mettre sa vie en jeu dans
cette perspective.
On peut comprendre par middleclass un ensemble d’humains aux
limites concrètement définies, à
l’image des classes sociales du passé : il
engloberait alors tous ceux qui se placent dans le camp ennemi de toute
révolte. Pas seulement ceux qui s’emploient de
manière évidente, revendiquée, par les
fonctions et les rôles qu’ils occupent dans la
société, à la défense et
à la propagation de l’ordre dominant ; mais tous
ceux qui, pour une bien plus grande part en terme de nombre donc
d’influence sur la marche du monde, en acceptent les us et
coutumes, les directives et les justifications comme guides de leurs
existences séparées, dont le sens se trouve alors
tout entier sous l’emprise de cette dictature. Seule la mort
les y soustrait, quand elle vient consacrer
l’inaccomplissement fondamental de la vie demeurée
dans ses
conditions.
Mais, comme rien n’est figé, comme tout ce qui
n’est pas fini peut encore se transformer, comme tel individu
prisonnier hier de ce qu’on pourrait nommer son
identité middleclass peut s’en défaire
à la faveur d’un élan de
révolte qui demain l’emportera, il est plus juste
d’utiliser ce terme pour qualifier un modèle ou
une tendance, qui dominent actuellement à
l’échelle du monde. Ceci non pas pour en
suggérer le flou ou l’imprécision, mais
parce que quelle que soit la justesse d’une
désignation particulière à un moment
donné, appliquée à un individu ou un
ensemble d’individus, elle demeure relative,
déterminée par un complexe de règles
sociales, de croyances et de représentations, toujours
à la merci de leur dissolution par les bouleversements
imprévus de l’histoire.
Le modèle middleclass s’est forgé en
Occident, soit cette zone du monde qui comprend les Etats-Unis, les
Etats de l’ouest de l’Europe, avec le Japon et
l’Australie, où il domine sans partage. Son
influence tend à se répandre toujours davantage
à l’ensemble de la planète. Ceci dit,
la majorité des humains n’appartient pas
à la middleclass. Ils ne font que l’observer
s’ébattre, au travers d’une vitrine
protégée de fers barbelés.
S’ils se trouvent exclus du monde de la middleclass,
ignorants des dites libertés et satisfactions qui lui sont
autorisées, l’appréhension de leur
état est déformée par la vision de la
middleclass sur le monde qui s’impose à eux
malgré tout. C’est néanmoins parmi eux
qu’on se révolte le plus fort, mais la puissante
déformation par ce filtre, ce à quoi il
conditionne en termes de valeurs et de morale, est la plus difficile
dont se défaire.
La vision middleclass sur le monde privilégie un
système de gestion politique, dont elle promeut
l’excellence et qui la préserve en retour : la
démocratie dite représentative et multipartite,
adoptée par la plus grande majorité des Etats,
dont les plus hégémoniques visent à
son adoption la plus large, soit par une intervention directe de leurs
armées, soit par le biais de celles qu’ils
estampillent ONU, ce qui fait quand même mieux. Cette
expansion de la « démocratie »,
véritable renforcement du contrôle policier sur le
monde, est aujourd’hui principalement justifiée
par l’entretien de la menace terroriste, dont le
caractère opportunément nébuleux et
insaisissable autorise toutes les saloperies. Pour ce
néo-impérialisme ce n’est pas tant
l’extension des influences nationales qui importe, sinon que
les gestionnaires des Etats de seconde zone avalisent, dans leurs
discours et pour la forme, les idéaux mensongers sur la
« paix », le « progrès
», la « liberté »,
présentés comme conditions du «
bien-être » de ceux dont ils sont en charge de la
surveillance directe.
Dans le monde de la middleclass, les prérogatives de la
gestion politique demeurent subordonnées aux exigences de la
circulation marchande généralisée,
avec quelques différences superficielles ici ou
là, suivant qu’on y milite pour plus ou moins de
régulation. D’un point de vue
général, dans le monde de la middleclass,
s’achève la colonisation par la marchandise de
toute activité et communication des petits hommes ;
là où en d’autres zones elle
n’est pas aussi bien intégrée,
même si elle y établit sauvagement son empire
– et parfois pour son malheur, heureusement, quand la
frustration qu’elle cultive se libère en pillage.
Là où la middleclass est la norme, où
la marchandise est admise comme objet et satisfaction de tout
désir humain, on pille moins – même si
des comportements particuliers veulent signifier le refus de cette
soumission aux allures définitives : du moment
qu’ils n’excèdent pas une mise en cause
partielle, ils sont même encouragés, au nom de
cette tyrannie maquillée de tolérance qui
entretient l’illusion du choix dans le monde de la
middleclass.
Par le discours public qu’elle délivre
à l’échelle planétaire, avec
le monopole de ce pouvoir, l’information dominante se charge
d’unifier ce tout dans la représentation, en
l’affirmant comme la réalité
même du monde ainsi parvenu à une
espèce d’aboutissement indépassable. La
middleclass est traversée des discours de cette information,
qui en façonnent l’être et
l’esprit ; elle croit, elle dit, elle fait, ce qui lui est
montré qu’elle doit croire, dire, et faire.
Si on peut donc faire usage du terme middleclass pour
désigner un ensemble défini de personnes, par
opposition à ceux qui se révoltent, il est plus
approprié de le faire pour qualifier des attitudes, des
modes d’action et de pensée, des façons
de se comporter dans le monde et de le concevoir, suivant la situation
qu’on considère, qu’elle soit
définie dans des limites spatio-temporelles
particulières, ou à
l’échelle du monde entier, à un moment
donné de l’histoire.
Ceci en admettant le monde, dans la totalité de ses
particularités, comme un complexe sans cesse mouvant, comme
un jeu de forces en perpétuel bouillonnement, qui
s’opposent entre elles, qui peuvent suivant les moments se
soutenir ou bien prendre le dessus les unes sur les autres. La
middleclass est l’une de ces forces. Par leurs
pensées et par leurs actes, les humains sont à
l’origine de ce mouvement total, qui leur échappe
aussi à chacun, et donc à tous, au jour
d’aujourd’hui. Ce mouvement n’est pas
réductible, dans sa totalité – qui est
sa vérité en quelque sorte –
à ce que prétendent en expliquer quelques
consciences isolées, quelle que soit l’apparente
profondeur, et la diffusion, de leurs théories.
C’est pourtant cette prétention qui soutient, chez
ceux qui monopolisent le pouvoir de discourir à
l’adresse de tous les autres, l’amalgame
qu’ils présupposent et qu’ils
entretiennent entre ce que le monde est et ce qu’ils en
représentent, de son origine à son avenir ;
représentation centralement conditionnée par la
nécessité de justifier l’organisation
du monde à l’époque
présente, d’en expliquer les raisons et les buts
suivant la même logique, censés réguler
la menée de toute existence humaine.
Deux des points cardinaux orientant la manière de voir de la
middleclass, qui correspond exactement à ce genre de vision
sur le monde, sont le quotidien et l’individu. Le discours
dominant, qui est aussi bien le discours middleclass,
s’adresse à l’individu dans son
quotidien, pour en glorifier la pauvreté. Si le
présent prévaut, ce n’est pas au nom de
l’imprévu qui peut y surgir comme germe
d’un possible bouleversement de fond en comble, non,
c’est un présent de la
répétition, un présent
perpétuel qui lui ôte toute sa qualité
potentielle, à saisir, à réaliser.
Le présent qui passe de la sorte, comme éternel,
c’est le quotidien.
Le quotidien est à la fois
cette perception et cette gestion du temps en contradiction avec ce qui
le définit essentiellement, son
irréversibilité. C’est le passage du
temps tel qu’il est devenu la norme pour tous, le
régulateur de chaque existence, quand l’horizon de
tout accomplissement a été ramené aux
aspirations forcément limitées de
l’individu respectant la loi dans une organisation sociale
donnée, qu’il n’a pas
lui-même, ni aucun autre, fondée. Ces aspirations
selon la norme, érigées en seules ambitions
possibles, chacun est contraint de les faire siennes, sous peine
d’exclusion, de répression,
d’enfermement. La middleclass, qui n’existe
qu’au rythme du quotidien, est la validation massive de cette
résignation.
Les personnes qui lui appartiennent se considèrent
suprêmes en tant qu’individus, du moins
elles
adoptent des comportements qui signifient la croyance en cette
suprématie, en la possibilité d’une
satisfaction, d’un accomplissement, qu’on
atteindrait à cette échelle restreinte. Au
cœur de cette conscience de soi à partir de
laquelle le monde entier, la totalité, sont
appréhendés, ou plutôt simplement
ignorés, une différenciation fondamentale
d’avec les autres est consacrée. Comme si, chacun
se considérant unique, plaçait cette perception
de soi au dessus de tout le reste. Si on peut admettre qu’une
part de chacun lui appartient en propre en effet, et le
caractérise spécialement, une autre dimension,
qui le définit tout autant, et même de
façon primordiale, procède de sa participation au
monde, de sa participation à
l’humanité.
L’humanité
n’est pas l’ensemble de tous les humains compris
comme la grande somme de tous les individus mis côte
à côte ; elle est l’ensemble de tous les
humains qui gagnent, chacun, par la participation à cet
ensemble, la dimension essentielle qui les fait humains, justement.
Le mode d’existence actuellement dominant occulte cette
dimension générique. La
société middleclass est la
société organisée sur la base de cette
occultation, et qui s’emploie à la maintenir.
La middleclass se considère comme le centre ou le
cœur du monde, comme l’unique – de la
même manière que l’individu croyant en
sa suprématie –, voire comme le monde
même. Ce qui ne lui correspond pas, ce qui ne lui revient
pas, est traité, par la grâce de
l’information dominante, comme accidentel, manifestation
d’un retard ou d’une imperfection par rapport
à ce qu’elle est déjà
elle-même. C’est là exactement la
façon dont se comportent les informateurs professionnels
vis-à-vis des faits de révolte. Suivant leurs
localisations, ils sont mis dans le même sac que les
catastrophes naturelles, ou, lorsqu’il s’agit
d’en gloser davantage, un seul leitmotiv s’impose :
la raison de toute révolte, c’est
évidemment la volonté de parvenir à
l’instauration du modèle middleclass là
où il fait encore défaut, ou de le parfaire
là où on s’oblige de constater, pour
calmer les esprits à l’offensive, qu’il
demeure bien des dysfonctionnements à réguler par
la promesse de quelques réformes partielles. Rien qui ne
touche jamais aux fondations, idéologiques et structurelles,
du modèle middleclass.
Si parfois il est bien question d’histoire, de ces enjeux qui
dépassent l’horizon de l’individu
isolé, ceux qui en dissertent publiquement veillent
à toujours maintenir la séparation entre ces
enjeux et l’existence de ceux à qui ils sont
révélés. Si cette existence
s’en trouve affectée, le spectateur
impliqué doit savoir qu’il ne saurait
prétendre y changer quoi que ce soit, sinon suivant les
règles qu’on lui édicte, dont le
respect consacrera toute la passivité de sa soumission. Son
semblant de vie est séparé de
l’histoire. L’histoire fait partie de ces
abstractions supérieures dont seulement quelques
élus comprendraient la marche, sur laquelle ils seraient les
seuls à pouvoir exercer une influence – et encore,
après les mauvais exemples offerts au 20ème
siècle par quelques moustachus trop gourmands,
même ceux-là ont aujourd’hui appris
à concéder la relativité de leur
pouvoir, comme justification idéologique du
système de gestion étatique dominant, cette
« démocratie » soi-disant aux mains du
peuple.
Au contraire, l’histoire est là, permanente, et
notre but consiste à rompre avec cette séparation
illusoire, contre la middleclass et par la révolte.
La middleclass contre
l’assemblée
Dans un monde où domine le modèle middleclass,
qu’on pourrait dire le
monde de la middleclass à
ce moment de son évolution, qui plus est dans un Etat comme
la France, l’assemblée AG en lutte
n’a
pas échappé à ses influences
néfastes. Et même, si on s’entend sur le
développement qui précède, on peut y
prendre appui pour analyser encore ce sur quoi
l’assemblée a buté, ce par quoi elle
s’est trouvée fortement freinée, dans
sa quête d’une subversion conséquente
pourtant en germes, dans sa volonté d’approfondir
ce qui faisait vraiment sa nouveauté. Constater que
l’assemblée AG
en lutte n’a pas su
s’affirmer négativement, c’est aussi
bien dire qu’en elle ont pris le dessus des attitudes et des
réflexes middleclass, qui l’ont vaincue.
Toute l’assemblée n’a pas
été middleclass. Comme le monde l’est,
elle a été un complexe d’interventions,
d’actes, de communications, dont le sens a varié
suivant les moments, ouvrant des brèches qui laissaient
entrevoir tout l’inconnu à notre
portée, mais qui se refermaient aussi, parfois
aussitôt, parce que des préoccupations
qu’on croyait largement invalidées revenaient sur
la table.
Comme le monde, l’assemblée a
été un affrontement, plus ou moins
évident au cours de ses phases différentes, entre
des idées, voire même, entre deux idées
à la base de toutes les autres. D’un
côté, l’idée que certaines
limites connues, établies, ne sauraient être mises
en cause dans la définition de l’existence
humaine, demeurant hors de sa portée ; de l’autre,
l’idée qu’au contraire rien ne saurait
contraindre les humains, sinon ce sur quoi eux-mêmes ils
statuent, librement assemblés, au nom de leur pouvoir de
décision sur la totalité. La première
idée est encore une autre façon
d’expliciter ce qui fait la middleclass. La seconde, sa
négation, découvre comme projet
l’inconnu à explorer, à
réaliser.
En s’initiant, en se déclarant ouverte
à tous, comme lieu possible d’un
débat
lancé sur des bases critiques,
l’assemblée n’avait rien de middleclass.
C’est ensuite, lorsque certaines paroles et certaines
attitudes ont pris le dessus, que la middleclass est revenue par la
fenêtre, et même par la porte grande ouverte, avec
des effets sur l’assemblée qui s’en est
trouvée toute entière
sclérosée.
Car on persistait dans une espèce de défense de
l’individu, en présupposant encore
l’impossible intégrité de sa conscience
crue supérieure, en le maintenant sur son
piédestal au nom d’une liberté
illusoire, qui primait dès lors sur toute perspective de
libération véritable, par l’engagement
dans une pratique critique réellement collective.
Il manquait d’ambition historique ; on ne se
plaçait pas dans cette position où on se serait
considéré comme partie prenante d’une
pratique certes tout à fait limitée dans les
conditions réelles de son instauration, mais avec le monde
comme enjeu. On se satisfaisait donc de visées
pauvres, au
jour le jour, comme si on acceptait qu’il faudrait bien
qu’elles prennent fin, fatalement, en se contentant de
profiter de leur qualité momentanée, ainsi
souvent surfaites. Mais ce temps-là, il aurait fallu se
l’approprier pleinement, en le vivant comme un commencement,
et en projetant à partir de ce commencement un
accomplissement dont la fin sera celle qu’on
décidera, une fois conquise par
l’humanité la maîtrise sur son devenir.
La crainte dominait, de prendre cette responsabilité, chacun
et tous ensemble, de se déclarer maîtres de la
situation, de prononcer des jugements plus nets. D’abord
abandon progressif de tout ce que la situation contenait
d’hérétique, ce fut ensuite un
renoncement définitif à soutenir les convictions
initiales, au profit d’un faire à tout prix, sans
préoccupation pour la cohérence du sens, si
typique dans la société middleclass où
si rien n’est vrai, c’est bien n’importe
quoi qui est permis.
L’assemblée elle-même a permis que la
middleclass l’investisse. Là où elle
n’a pas été suffisamment
conséquente, et perspicace, l’assemblée
a laissé vacant ce champ qu’elle avait pourtant
libéré, en se créant, et
l’environnement extérieur, ennemi, y a repris ses
droits, jusqu’au rétablissement complet de son
empire. L’assemblée aurait pu se confronter au
phénomène de l’aliénation ;
au lieu de ça, elle y a été prise au
piège, et emportée par celle-ci elle
s’en est trouvée dissoute.
Critique de l'assemblée > 4. Manifestation de la
middleclass dans l'assemblée