Une expérience d'assemblée en France au printemps 2006 – Critique de l'AG en lutte    





3. Limites théoriques et critiques




Durant les premiers jours de l’AG en lutte, l’occupation de l’EHESS a compensé le manque de profondeur de la rupture entamée dans la rue. En partageant cette pratique, les participants à l’assemblée se trouvaient acteurs d’une entreprise offensive qui nourrissait leur débat d’une négativité immédiate. L’occupation nécessitait que l’on fasse des choix, que l’on agisse, que l’on se lie, et cela dans l’urgence de la situation conflictuelle. D’un jour à l’autre, les flics pouvaient débarquer et mettre tout ce beau monde dehors. Il n’y avait pas alors de franche distinction entre les questions essentiellement pratiques et les débats de fond plus théoriques, le moment vécu permettait de faire le lien entre les deux. Mais ce va-et-vient entre l’objet de la pensée et sa réalisation commença très tôt à se perdre, avec la dissociation provoquée plus ou moins consciemment de l’assemblée générale et de l’occupation laissée à un comité qui n’a jamais été défini concrètement. L’occupation ne devint plus qu’un moyen pour tenir ce forum quotidien où chacun pouvait passer sans endosser la responsabilité qu’avaient les occupants initiaux. Avec l’évacuation et le déplacement de l’assemblée rue Servan, la séparation entre considérations générales et actions à mener fut parachevée et la qualité des débats s’en ressentit. Et cela fut d’autant plus le cas que la plupart des participants à l’assemblée qui manifestaient pourtant leur intérêt pour ce qui avait lieu là par leur seule présence répétée, ne semblaient pas saisir entièrement comment la tenue de ce débat était déjà une pratique, constituait déjà une atteinte à une société qui interdit le débat, qui organise son absence. En s’offrant une telle agora, on esquissait en actes la critique de l’organisation de la société, critique qui ne demandait qu’à être prise pour objet pour s’élever au-delà de la particularité, pour dépasser sa seule potentialité. Ce passage qui semblait pourtant à portée fit défaut, et comme l’assemblée s’était ôtée les moyens d’être sujet, la nouveauté de la situation s’évapora pour laisser la place à l’exposition des conceptions individuelles que chacun portait antérieurement à l’entreprise collective, et à la litanie des propositions d’actions qui leur correspondaient.

Malheureusement, une fois abandonnée, l’activité qui fait le lien entre le particulier et le général, entre la pensée et sa réalisation, ne se retrouve pas à moins d’un regain du négatif. Les pauvres ne créent de la richesse que lorsqu’ils se révoltent, qu’en agissant collectivement contre le monde qu’ils subissent. Lorsque la critique disparaît, ils redeviennent ce qu’ils étaient. On vit alors dans l’AG en lutte les vieux réflexes militants reparaître accompagnés des plus périmés présupposés ; quand peu de temps auparavant un jeu s’était opéré dans la confrontation des pensées particulières au profit d’une élaboration collective, d’une recherche fondée sur la pratique en cours.

Si les attitudes militantes se manifestèrent assez tôt, elles restèrent tout d’abord à la remorque de ce qui avait lieu. Qu’il soit transcendé ou totalement désemparé, le militant n’a plus la place pour reproduire sa petite activité quotidienne dans le moment où tout est bouleversé, où ses repères disparaissent. Par la suite, quand le négatif perdit de son tranchant, le militantisme dévoila son influence sur certains intervenants. Ce fut souvent à propos du rapport à l’extérieur, au sujet des textes à publier, qui suscitaient alors un type bien particulier d’objection. Alors que ces derniers avaient été rédigés dans le souci de correspondre au contenu des débats tenus dans l’assemblée, des voix se faisaient entendre à la suite de leur lecture pour leur reprocher leur côté trop direct, pas assez nuancé. Le contenu n’était pas remis en cause mais c’est la manière dont il serait reçu qu’il s’agissait d’anticiper. Il apparaissait alors que les intentions avaient évolué pour une partie des personnes réunies, il n’était plus tant question de faire entendre notre voix sur la base de notre pratique, que de s’adapter à un interlocuteur fantasmé nécessairement en retard, à un stade inférieur de la conscience. Ainsi, l’autre, l’extérieur, n’était plus la même chose que nous de par l’ubiquité de la misère, mais une représentation entièrement présupposée telle que dans les milieux militants. Cette conception ne s’exprima pas seulement au sujet des textes mais aussi à propos des actions à mener sous la forme d’un volontarisme totalement vain et décalé. Il fallait « aller chercher » tantôt les banlieusards, tantôt les « ouvriers », que ce soit pour leur « ouvrir les yeux », leur « parler », les « réveiller » ou les « convaincre ». Ces appels étaient proclamés en opposition à la recherche collective d’un discours, d’un contenu et donc en partant du principe qu’on savait bien tous pourquoi on était là et ce qu’on voulait sans avoir besoin d’en débattre. Il transparaissait même un certain mépris de l’assemblée au profit d’une fétichisation du prétendu véritable sujet, l’ouvrier ou le jeune de banlieue tout-puissants. La représentation de l’extérieur, inévitablement fausse, balançait ainsi entre mythification et dépit, les conclusions auxquelles elle donnait lieu entre impuissance et inclination à l’activisme. On peut signaler au passage deux propositions symptomatiques de la névrose militante sans qu’elles illustrent pour autant le palier le plus haut atteint en matière d’incohérence. Il y eut celle de définir à l’adresse des « casseurs » les cibles à attaquer. Avec d’un côté l’évident ennemi politique : les agences d’intérim, les banques et les coupables multinationales, et de l’autre les innocents petits commerces à épargner. L’autre fut d’organiser des forums en fin de manifestation à l’aide d’un mégaphone qu’on aurait fait circuler. Pour l’une et pour l’autre, il s’agit bien toujours de canaliser ou de déclencher ce qui ne se canalise pas et ne se déclenche pas. Il faut dire que si la marchandise militante ne trouvait pas preneur dans la rue, les attitudes consommatrices de certains participants à l’assemblée pouvaient parfois laisser penser qu’il reste encore, dans un petit secteur, des amateurs pour une telle camelote.

La question de l’extension du mouvement, qui consistait plutôt en celle de son débordement, était évidemment essentielle mais dans l’assemblée qui s’était fondée pour y répondre, on refoulait ce début de réponse et son prolongement possible qui se dessinait logiquement dans l’appel à la reproduction de cette pratique du débat et dans la publicité du contenu particulier issu de l’AG en lutte. Seul le texte rédigé durant l’occupation de la bourse du travail exprima, mais encore de façon très floue, la nécessité d’un tel dépassement. Il invitait à « poursuivre la formation de collectifs dans les quartiers, les lieux d'étude, les lieux de travail, et à leur coordination ».

En négligeant notre propre pratique, ce que l’on avait commencé à faire, on refoulait finalement notre position d’acteur, de sujet. Et par conséquent toutes les initiatives prises une fois ce cap passé se révélaient en retard sur ce qu’avaient déjà entrepris des étudiants parfois mous et tièdes mais pas encore complètement sclérosés par des modèles de ce que devait être la « lutte ». Les vieilles antinomies entre objectivité et subjectivité, fond et forme, extérieur et intérieur, théorie et pratique, se maintenaient chez des individus qui vivaient là le seul moment à même de les dépasser, celui de l’activité potentiellement historique. Le temps de la recherche collective écoulé, les poussiéreuses théories issues des révoltes du passé resurgissaient, servant de négatif réchauffé, et palliant la perte de la remontée logique que seule la pratique permet, de la situation particulière aux considérations générales. Comme le débordement des cadres de la contestation n’avait été ni massif ni très profond, les consciences des participants n’étaient qu’en partie délestées de l’influence des pensées dominantes.

Si la constitution en assemblée d’anonymes sur la base d’une rupture pratique et au cours d’un mouvement social empêchait l’imposition d’une idéologie particulière, une bonne partie des intervenants partageait tout de même – au milieu d’un folklore anarchiste et modedevitiste plus diffus et plus stérile encore – d’archaïques conceptions marxistes. Ces échos de théories aujourd’hui dépassées dans le monde ne manquaient pas de nous étonner car nous savons à quel point les révoltes modernes les plus ambitieuses les ont balayées. Mais l’Occident n’étant plus le terrain où s’exprime le négatif, la rhétorique et les conceptions héritées du mouvement ouvrier refaisaient ici surface. Cette survivance est d’autant plus surprenante que l’antique théorie marxiste n’a pas seulement été dépassée en actes mais que depuis les années 1960, elle l’a été dans la théorie. Les critiques de l’idéologie, de l’économisme marxien, de l’économie comme forme athée de la religion, semblaient ici inconnues ou mal comprises.

Tant que le débat était encore dans une phase ascendante, les scories communistes ne s’exprimaient que dans la reprise d’un vocabulaire daté qui ne paraissait pas empiéter encore véritablement sur la recherche ébauchée dans l’assemblée. L’emploi du terme « en lutte » pour caractériser l’AG, s’il est évidemment vieillot et qu’il se réfère déjà explicitement à quelque chose de connu, laissait tout de même la place de définir le contenu et les buts de cette « lutte ». Mais, progressivement, on vit comment les présupposés économistes contenus dans ces vieux schémas venaient recouvrir l’inconnu ouvert par la situation nouvelle, du moins parasiter sa prise pour objet. Ils servaient de raccourcis, là où l’on s’était proposé de tout remettre en cause, on tolérait, peut-être la plupart du temps davantage par paresse que dans une réelle intention d’imposer ses a priori consciemment, leurs apparentes évidences. Ils apportaient, sans avoir trop d’efforts à faire, ce fond, ce général, qu’on se lamentait souvent dans l’assemblée de ne pas assez aborder. Or ce fond, avec ce qu’est devenu le monde, ne pouvait être qu’à la traîne, qu’en décalage avec les faits comme avec la pratique entreprise, donc fondamentalement conservateur. Qu’elle soit clairement stalinienne ou radicalement anti-léniniste, la théorie communiste reste profondément idéologique. En prétendant à la réalité de ses présupposés, elle s’oppose à toute tentative de les vérifier tous, de les supprimer tous. De l’Internationale entonnée dans l’amphithéâtre de l’EHESS à la reprise de tous les fétichismes marxistes, du travail, de la grève, de la survie, du besoin, la vieille opposition entre gestion capitaliste et gestion communiste servait de repère pour situer le positif et le négatif qui n’étaient là que sous leurs formes embaumées. Du coup, l’étape consistant dans le débat, pour tous ceux qui le menaient, à se découvrir des conceptions générales communes à l’aune de leur pratique, de leur situation dans le monde, de leurs buts respectifs, était éludée par l’instauration d’une espèce d’horizon indépassable issue de la théorie communiste : la fin du salariat, la fin du capitalisme. Le matérialisme et l’objectivisme étaient parfois clairement remis en cause, qu’un intervenant définisse le capitalisme comme étant avant tout un rapport social ou qu’un autre critique sévèrement la reproduction d’une phraséologie usée pour enrober un tract appelant au détournement d’une manifestation, mais dans l’ensemble, leurs fausses évidences restaient des obstacles à l’approfondissement du débat. On se donnait du « camarade » pour bien valider cette communauté d’idées non débattues.

Le déclencheur de la protestation, l’assouplissement du contrat de travail en faveur de l’employeur, avait posé la généralisation de la précarité comme l’un des thèmes principaux du mouvement. De telle manière que n’importe quel idéologue était obligé de s’y pencher, de prendre cette évolution pour objet. Pourtant dans l’AG en lutte, à partir de ce constat, la proposition pratique qui devait permettre l’élargissement du mouvement consistait encore le plus souvent en l’appel à la grève générale, que son caractère complètement velléitaire n'empêchait pas de revenir comme un leitmotiv. Mais ce qu’implique justement la précarisation généralisée est l’impossibilité pour les employés de toutes sortes de faire grève au risque de se couper immédiatement de leur moyen de survie. Le vieux fond économiste de l’idéologie marxiste brouillait ici cet état de fait. Il n’était pas envisageable que la « lutte » ne se déroule plus sur le lieu du travail, l’AG en lutte en était pourtant une illustration directe, elle contenait en effet un nombre non négligeable de travailleurs. Pour apprécier au mieux la situation générale, les données relativement nouvelles ne prévalaient pas sur les valeurs sûres de la mythique révolution prolétarienne. Avec ce seul modèle en tête, l’évolution du travail, qui ne date pas d’hier, doit s’avérer désespérante lorsqu’on s’affirme partisan d’un bouleversement social. Le développement des secteurs des services, de la communication, le parachèvement de l’automatisation dans le domaine industriel, le dégoût justifié de tout le petit personnel pour le turbin et pour les syndicats, l’augmentation des chômeurs et des précaires en général, la propagation des valeurs d’une classe moyenne conservatrice, voilà quelques exemples qui semblent de sérieux obstacles à la prise en main des moyens de production par un prolétariat doué de la sacro-sainte conscience de classe. Conjointement à ce progrès de l’aliénation, les méthodes et les actes des insatisfaits modernes remettent dorénavant en cause l’enlisement de leurs prédécesseurs dans la trivialité du travail et leur soumission à la division économiste des humains. C’est bien pour cela qu’il n’y a plus de « lutte », que ce terme ne correspond plus à la situation des pauvres en rupture en tant qu’il désigne un combat permanent d’un front uni contre un autre suivant un enjeu prédéfini. Lorsqu’ils se révoltent, les pauvres ne le font plus selon l’encadrement bureaucratique et idéologique qui leur avait été imposé policièrement au cours du 20ème siècle. Les insurgés de Hongrie, il y a cinquante ans, avaient, les premiers, été décisifs dans la critique de sa forme, les gueux d’Iran puis les émeutiers modernes se sont affranchis de son contenu. Si au premier abord, ils semblent y avoir perdu en terme de perspective, ils y ont surtout gagné en défrichant le terrain de la dispute, en révélant l’emprise de la gestion sur le débat de l’humanité sur l’humanité. De même, les formes récentes d’organisation des pauvres en révolte n’ont pas pour théâtre le lieu du travail, ni pour lien des relations de travail, elles sont des créations suivant des données nouvelles, à partir d’une rupture. Que ce soit dans les assemblées de quartier en Argentine, dans les comités villageois de Kabylie, l’organisation de la parole a fui l’entreprise, l’usine ou la corporation, qui sont laissées au quotidien, à l’ordinaire. La centralité du travail et par conséquent l’essentialité de la satisfaction des besoins ont été dépassées dans la pratique même, l’évolution dans la gestion y est pour quelque chose, la nécessité toujours plus urgente du débat qu’elle contribue à appeler, encore davantage. Là où les humains sont encore massivement entassés dans des usines ou sur des chantiers, tel que c’est plus particulièrement le cas dans certains Etats asiatiques, syndicats et théories ouvriéristes, quand ils existent, ne servent qu’à désamorcer des colères, qui, lorsqu’elles s’expriment, se traduisent plutôt en destructions des moyens et des produits du travail.

Ouverte à tous, l’AG en lutte se refusait à représenter une catégorie particulière. La seule chose qui pouvait définir l’identité de tous ceux réunis était leur implication dans « la bataille », on sortait ainsi de l’identité subie au quotidien pour un engagement choisi subjectivement. Or là encore, l’économisme régnant insinua une catégorie existante objectivement, c’est à dire définie suivant la pensée dominante. De l’assemblée des « riens du tout » telle que formulée dans l’un des appels lancés sur Indymedia Paris et au cours de certaines séances, elle devenait de plus en plus dans les bouches de ceux qui la constituaient l’assemblée des précaires. Si l’appellation contenait implicitement l’idée que tous les pauvres sont des précaires en devenir et qu’ainsi l’assemblée conservait son ouverture à tous, cela consistait malgré tout à avaliser une conception conservatrice du monde, la précarité ne définissant qu’un rapport à la survie et l’identité de précaires étant directement définie suivant ce même critère utilitariste. Alors que l’autoconvocation de l’assemblée, à la suite des affrontements de rue, manifestait la volonté d’un dépassement de leur déclencheur direct pour s’offrir la possibilité de définir collectivement les raisons de la révolte en formulant ses buts, l’évolution de l’assemblée menaçait de cautionner les causes données par les ennemis de la révolte pour élaborer son discours et décider de ses actes. Une telle évolution rapprocha l’AG en lutte des collectifs préexistants au mouvement et spécialisés dans une agitation contestataire toujours défensive, seulement réactive parce que partielle.

Pour beaucoup, l’assemblée ne semblait plus être considérée que comme un nouveau pôle activiste au milieu du petit réseau parisien de la contestation. Et cela d’autant plus qu’une partie du noyau dur de l’assemblée avait vraisemblablement fait ses armes parmi les petits groupes qui le constituent. De ce fait, le caractère neuf de la situation était en permanence nuancé, son possible escamoté par des attitudes qui dénotaient une habitude voire carrément une routine. La composante de l’assemblée qui paraissait au départ privilégier la recherche collective plutôt que la reprise de schémas préétablis, affichait finalement un grossier pragmatisme qui réduisait les perspectives à zéro. Il n’était plus question que de s’adapter au jour le jour pour élaborer des actions ponctuelles dans une communauté d’idées qui ne seraient là aussi jamais mises en débat, l’urgence à agir à court terme prenant le pas sur la critique, sur l’approfondissement des contradictions.

Outre son incapacité à se déterminer, ce fut là une des principales carences de l’assemblée, son refoulement de la critique au fur et à mesure que les effets exaltants des occupations s’estompaient et que le mouvement perdait de sa force, de sa dimension. L’expérience de l’activisme n’était pas la seule partagée par les « assembléistes » les plus engagés, nombreux étaient ceux qui avaient déjà vécu celle d’une assemblée « libre », en 1998 lors de l’assemblée des chômeurs à Jussieu. De manière récurrente, cet événement antérieur servait de référence positive, c'est-à-dire sans qu’il soit passé au crible de la critique mais plutôt comme un modèle adéquat en l’état, à partir duquel on ne pouvait aspirer qu’à sa reproduction. Ainsi plusieurs caractéristiques de l’AG en lutte ont certainement leur origine dans cette espèce d’acquis commun. Le rejet du vote et de la parole collective en paraît l’héritage le plus regrettable, celui des journalistes le plus intéressant. Mais dans l’ensemble un tel antécédent a surtout dispensé de débattre véritablement de ces points et par conséquent de ce que pouvait être cette assemblée nouvelle. Ce que l’on faisait ne pouvait dépasser ce qui avait déjà eu lieu. C’est le principe de cette notion à la mode dans les milieux alternatifs activistes, la zone autonome temporaire, qui parce qu’elle est toujours temporaire est irrémédiablement vouée à la répétition, n’a jamais la prétention d’aller au-delà de l’expérience ponctuelle. La situation était pourtant radicalement différente de celle des chômeurs de 98 et pas seulement à cause du contexte, mais par ce qui avait appelé à ce que l’on s’organise hors et contre les organisations en place et connues, les débordements dans lesquels les insatisfaits s’étaient rencontrés.

Mais là aussi, pour ce qui concerne l’AG en lutte, cette rencontre d’anonymes était toute relative. Une partie notable des participants se connaissait antérieurement et les relations qu’ils entretenaient avant l’assemblée se maintenaient telles quelles. On y retrouvait l’absence de critique de tous les petits milieux où tout et n’importe quoi est toléré afin de conserver la potentialité du nombre, le quantitatif aux dépens du qualitatif. L’emploi des prénoms pour s’interpeller d’un bout à l’autre de l’amphithéâtre durant les premiers jours révéla l’existence d’une petite compagnie soudée par l’assurance de sa radicalité, tout comme traversée par d’anciennes mais intactes rancoeurs. S’il n’est évidemment pas rédhibitoire pour l’assemblée que des gens se connaissent préalablement, c’était notre cas, ça le devient quand, jusque dans de tels moments, le débat n’est pas ce qui fonde le rapport social de ces « amis » ou « camarades ». En dessous de cette exigence, il reste le même que celui vécu dans la famille ou dans la bande de copains ; à chacun son petit rôle, à chacun sa petite place. Les désaccords sont laissés au pourrissement, ne donnent pas lieu à des conséquences choisies, un consensus est partagé pour laisser dans l’ombre tout ce qui risquerait de mettre en péril la communauté. Dans le cas où de tels rapports persistent encore pour une partie des participants à une assemblée, soit l’assemblée y met fin en en posant un autre, soit elle fonctionne elle-même suivant cette logique. De tels rapports se sont donc transmis à l’intérieur de l’assemblée et peuvent expliquer en partie le refus de l’explicitation, de la formulation, le refoulement du négatif, et de manière générale la myopie devant la nouveauté.  

L’ensemble des croyances préexistantes a finalement pris le dessus sur l’occasion qui s’offrait là pour les mettre en débat, pour les soumettre à la vérification. La disposition à l’exploration collective de la pensée a été trop faible, pas assez partagée pour faire vaciller les certitudes individuelles. A tel point que l’on peut même s’interroger sur la réelle insatisfaction d’une partie de ceux qui étaient là. Quand le négatif n’est pas le moteur de l’activité, c’est bien que l’on se contente de ce qui est, de ce que l’on a déjà fait. Une telle satisfaction a supplanté la critique comme elle le fait au quotidien dans l’organisation sociale que l’on subit, si bien que ceux qui ont le moins perçu tout l’extraordinaire de l’assemblée furent finalement ceux qui se contentèrent du minimum, parurent ravis d’avoir au moins vécu ça. Cela exactement en phase avec l’intermittence qui rythme aujourd’hui l’existence d’une partie des occidentaux et que la résignation dominante maquille en riche diversité, quand l’addition de petits moments irrémédiablement séparés les uns des autres suffit à remplir l’étroite représentation autorisée de ce que peut être l’accomplissement.





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