Une
expérience
d'assemblée en France au printemps 2006
– Critique
de l'AG en lutte
Préambule
Les humains font le monde et le monde leur échappe. Au
premier abord, l’affirmation peut paraître triviale
mais elle contient un puissant paradoxe : l’ensemble de la
pensée se dérobe au genre humain qui pourtant le
produit. Dans sa progression, l’histoire tend à
l’exacerbation d’un tel paradoxe. On pourrait dire
que l’humanité échappe à
l’humanité, et que ça commence
à se voir. Nature et dieu, autrefois seules
entités autorisées à se disputer la
conduite du monde, ont perdu de leur centralité ne laissant
plus que des traces diffuses, dispersées. Mais
voilà, ce qui produit nature et dieu, le processus par
lequel la pensée des humains se sépare
d’eux, n’en reste pas moins à
l’œuvre et de façon toujours plus accrue
suivant l’expansion démographique. Quelques-uns
s’entendent aujourd’hui pour lui conserver le nom
d’aliénation, sur la base de son acception
hégélienne, même si son sens et son
utilisation ont notablement évolué depuis
l’époque où, du fait de sa
vulgarisation, il concentrait en lui tous les maux de la
société. Dans la conscience même et en
se communiquant, en s’extériorisant, la
pensée se transforme, échappe aux individus,
s’aliène ; son essence même devient
autre. Saisi comme phénomène
inévitable, ce mouvement de la pensée du genre
dévoile l’étendue de sa richesse, le
nous comme
totalité, comme territoire vierge à
découvrir et comme sujet à accomplir.
Occulté et refoulé, le même
phénomène se joue des consciences,
altère la perception du tout, laisse les rênes aux
choses contre des humains divisés, impuissants et soumis.
Nous pensons que le débat sur la totalité se joue
là, en tant que conflit entre ceux qui dissimulent le
phénomène exponentiel de
l’aliénation et ceux qui le
révèlent pour s’y confronter. De par sa
nature même, l’aliénation ne laisse plus
saisir deux camps clairement définis comme masses
d’individus, les partis sont identifiables en fonction des
moments. Ils ne sont pas déterminés
entièrement par un donné, ils se
déterminent aussi par des choix. Le premier parti est le
parti dominant, celui de la conservation, de l’ordre, de la
gestion, qui travaille à empêcher le
débat sur la totalité. Le second est
constitué de tous ceux qui se révoltent dans le
monde, au moment où ils le font. Nous considérons
leur pratique, le négatif, comme moteur de
l’histoire, comme ce par quoi nous pouvons comprendre le
monde parce que par leur biais surgit la nouveauté, ce que
l’humanité découvre en actes.
Mais la révolte ne peut être
appréhendée qu’à partir de
la connaissance de toutes ses expressions particulières.
Pour sortir de la simple particularité, elle demande
à être comprise dans sa totalité.
Alors, pour satisfaire l’exigence de ne formuler un discours
sur le monde qu’à partir de la manifestation de ce
qui le change, il faut se donner les moyens de connaître
l’ensemble de ces « faits négatifs
» qui jaillissent comme autant de débuts possibles
du débat sur tout. D’autres avant nous ont
posé cette condition et ont en conséquence
élaboré une méthode pour s’y
conformer. Nous avons choisi d’adopter un mode de
fonctionnement très proche qui consiste à se
doter d’un observatoire permettant par le
détournement de l’information dominante
d’isoler les faits, d’en retrouver le fil,
l’unité, de tisser les liens entre des
révoltes maintenues séparées dans
l’organisation du récit journalistique. Pour
sortir des discours idéologiques qui partent de
présupposés inamovibles, immuables, et qui
adaptent les faits à ce qu’ils ont
préétabli, il nous a fallu adopter la position
isolée de l’observateur tout en sachant en quoi
notre projet la remet en cause, se propose aussi à terme de
la supprimer.
Nous partons de ce que nous savons des révoltes modernes,
que ce savoir provienne des résultats de notre observation
ou de ceux obtenus par d’autres à l’aide
d’une méthode analogue qui donne la
primauté aux faits. Aujourd’hui les faits de
révolte de mars 2006 en France, parce que nous y avons pris
part et parce que nous prenons maintenant la parole pour en critiquer
les limites, implique l’exposition de ce que nous comprenons
de l’évolution du monde à travers le
négatif et ce qui obstrue sa progression. Se
côtoient ainsi deux manières de
connaître les faits, deux rapports à la
connaissance, celui de l’observateur et celui de
l’acteur ou du témoin. Il ne s’agit pas
de donner à ces faits particuliers une place
disproportionnée parce que nous y
avons participé. Il faut les situer dans
l’époque, et, après la
défaite, confronter ce qu’ils ont
été à ce qui se joue ailleurs sur le
théâtre des opérations. De plus, ce que
l’on sait de la révolte moderne et de ce qui
manque à son dépassement a grandement
influé sur notre décision de répondre
à l’appel à la constitution de
l’assemblée du 20 mars, future AG en lutte. Il est
donc important de considérer cet
événement et ses éléments
les plus remarquables du point de vue de la situation
générale et de ce qui y a conduit, tant pour
justifier l’intérêt que nous y avons
porté, c'est-à-dire le possible que nous y avons
vu, que pour faire l’analyse de ses principales lacunes et
contrer le traitement qu’en ont fait les commentateurs
autorisés.
C’est d’abord dans sa forme même que la
révolte s’est modifiée au cours des
dernières décennies et sans que ces modifications
et leur unité atteignent une véritable
notoriété. Le monde est en effet
organisé pour taire ou calomnier les expressions
d’insatisfaction offensives modernes. Alors que ce changement
dans la forme est inévitablement changement dans le contenu,
progrès, dépassement du contenu gelé
par les partis et idéologies de toutes sortes.
Par plusieurs assauts successifs, les révoltés
modernes ont rompu dans leur pratique avec l’encadrement
idéologique et policier issu de la
contre-révolution bolchevique, et du faux débat
sur le mode de gestion imposé par les
récupérateurs de la révolte et leurs
concurrents. L’émeute moderne a
été cette pratique ; ce moment de la
négativité « simple »
où toute médiation consciente susceptible de
diriger les actes de ses participants est prise de vitesse, excluant
préméditation et hiérarchie. La
conscience y est dépassée par un
phénomène collectif où
l’émotion prend le pas sur une
rationalité qui n’autorise plus que le constat.
Depuis la révolution en Iran où elle est apparue
au monde, puis entre 1988 et 1993 où elle s’est
généralisée
quasi-simultanément à
l’échelle du globe
accélérant notamment la chute des Etats
staliniens, l’émeute moderne s’est
répandue pour ne plus constituer que le dernier commencement
possible de la remise en cause de tout, seule manifestation de vie,
ultime étincelle.
Sous sa forme moderne, l’émeute a
été le négatif d’une
époque, révélatrice du mouvement
général de l’aliénation et
critique en actes de l’organisation de son occultation.
Mais l’émeute ne suffit pas, elle inaugure
seulement le débat, dessine ses conditions. Si elle semble
aujourd’hui plus présente encore qu’il y
a quinze ans, elle a aussi perdu de sa capacité à
s’étendre, à ouvrir
immédiatement les perspectives historiques de
l’insurrection. C’est son évidence
même qui semble maintenant faire défaut
à sa progression parce que le monde qu’elle
attaquait directement à l’époque
précédente s’est transformé.
La négativité « simple » tire
sa force, sa profondeur, de ce qu’elle nie, de ce avec quoi
elle rompt, chaque destruction est un cap de franchi, permet
l’éclosion de pensée neuve. Le sujet
collectif ébauché dans
l’émeute tire sa consistance de ce qu’il
a en face, or la consistance du monde attaqué par les
émeutiers modernes s’est
considérablement diluée. De la
réorganisation post-guerre froide où le faux
débat est finalement révélé
à la situation actuelle où les gestionnaires
n’ont plus que la menace du terrorisme pour justifier
l’absence – ou le perpétuel ajournement
– de projet pour la société, le
questionnement sur le sens a été
laissé vacant, sans réponse. En
étendant leur empire, la marchandise et
l’information propagent cette absence de sens comme
normalité, comme état naturel. Ces deux types de
médiation ne peuvent être
considérés comme sujets, ils se sont seulement
imposés toujours plus profondément en gardiens
omnipotents du rapport social, en colons de la communication. La
pensée dominante qu’ils véhiculent ne
porte que sur la perpétuation et la conservation de ce qui
est là, la communication totale autonomisée aux
dépens des humains mais qui les engage tous.
Les deux révoltes les plus importantes de la seconde
moitié des années 1990 ont consisté en
des attaques pratiques des moyens de la communication
autonomisée. En Albanie en 1997 et en Indonésie
en 1998, le pillage a été la principale
caractéristique du soulèvement des gueux. Au
cours de ces deux explosions de colère, des hordes de
pauvres non encadrés ont pratiqué une razzia sur
ce qui les maintient séparés au quotidien, ce qui
leur promet sans jamais les satisfaire, ce à quoi
l’accès est conditionné par la
soumission, et qui est le sacré de
l’époque moderne. Le point culminant de cet assaut
a été la mise à sac quasi
complète de Jakarta, la capitale indonésienne, du
13 au 15 mai 1998. Dans le pillage tel qu’il s’est
consommé ici, s’entame la
désacralisation de la marchandise, la mise en cause de sa
centralité. En temps normal objet de convoitise, elle a
été le plus souvent détruite
après avoir été arrachée
des commerces, qui partirent eux-mêmes en fumée.
Trop isolées et malheureusement non simultanées,
ces deux révoltes ont été battues,
récupérées ou
épuisées, sans avoir donné lieu au
débat qu’appelait logiquement la profonde
brèche qu’elles avaient ouverte.
Il faut attendre jusqu’en 2001 pour voir deux tentatives de
poursuivre le débat après
l’émeute. En Algérie et en Argentine,
deux types d’organisations sont apparus à la suite
d’intenses ruptures pratiques. Dans le premier de ces deux
Etats, la révolte forte mais extrêmement
concentrée contre l’Etat et qui a
laissé indemnes la marchandise et les journalistes, a
donné naissance à ce qui pouvait sembler de prime
abord une auto-organisation des émeutiers. Finalement, loin
de continuer sur la base de ce que l’émeute avait
posé, les coordinations de Kabylie se sont
révélées des organes
complètement inaptes au débat : fonctionnement
représentatif et faussement horizontal, réunions
réservées aux adultes, relent identitaire,
leaders, collusion avec la presse. En Argentine en revanche, le
soulèvement du mois de décembre n’a pas
épargné la marchandise, et il semble
qu’on puisse en partie attribuer à cette
différence la supériorité qualitative
de l’après-émeute qui a eu lieu. Les
pauvres de Buenos Aires, mis dans la rue par les
conséquences de la faillite de l’Etat, y sont
restés après les pillages, les manifestations
massives, les affrontements avec les flics, et la chute de deux
présidents en quelques jours. Face à la
banqueroute du pays dont ils ont été les
principales « victimes », ils ont
exprimé en actes et en paroles le rejet de leurs
gestionnaires et de l’ordre qui permet l’usurpation
du pouvoir. « Que se vayan todos » («
qu’ils s’en aillent tous ») y fut le
slogan principal, la constitution d’assemblées de
quartier sa traduction pratique. Par leur origine, leur forme, leur
mode de fonctionnement – elles étaient ouvertes
à tous et la parole de chacun y était
respectée – ces assemblées sont
apparues comme le moyen possible de dépasser la simple
émeute, de pousser le débat au-delà de
la rupture initiale qui le conditionne et qui l’appelle. Une
organisation est née qui permet la libération de
paroles sans Etat, ni marchandise, ni information dominante. De plus,
cette nouveauté s’est accompagnée dans
ce riche mouvement d’une pratique significative de
l’époque : le blocage de routes en tant
qu’acte offensif s’est affirmé comme une
réplique négative à la
dépossession de tous par le mouvement
incontrôlé de la pensée, dont la
circulation routière massive
autorégulée est l’exemplaire expression
visible.
Face à ce négatif qui selon ce que nous en savons
se manifeste encore régulièrement
aujourd’hui, même si c’est davantage sur
le mode de l’émeute que sur celui de son
dépassement dans le débat parlé,
l’ennemi possède un puissant pare-feu. Par un
essor proportionnel à celui de
l’aliénation, les spécialistes de
l’information jouent dorénavant un rôle
essentiel dans le devenir des actes de révolte. A
l’échelle du monde, cet intermédiaire
autodésigné entre les pauvres a pris la forme
d’un véritable parti, ce corollairement
à son acquisition du monopole de la parole publique sur les
faits. C’est davantage une conception commune des choses, une
somme de certitudes morales et idéologiques qui unissent
cette profession qu’une concertation consciente.
Concrètement cela se traduit par une hostilité
systématique à toute expression de
négativité non récupérable,
et par une réduction de ces expressions à des
épiphénomènes rattachables aux
catégories dominantes (économie, nation, race,
ethnie, religion), imputables à des facteurs objectifs. Le
mensonge n’est plus formel, sur les faits, comme au temps de
l’information d’Etat, il est dans
l’organisation de leur compte-rendu, dans leur subordination
au discours censé les expliquer. C’est ainsi un
travail permanent de réduction voire
d’occultation, comme de surexposition
d’événements qui ne valent plus que
pour confirmer ce que l’on savait déjà
avant qu’ils n’aient lieu. Les acteurs de la
révolte sont dépossédés du
sens de leurs actes toujours réinscrits dans un
présent perpétuel, et rendus publics suivant une
grille d’interprétation immuable. Ici, la
nouveauté est toujours cachée, ce qui en porte le
nom toujours du réchauffé.
Plus généralement, le juvénile parti
de l’information, en relais de la pensée dominante
moderne, véhicule l’effacement progressif de toute
compréhension du point de vue de la totalité,
comme l’effacement de la conception du temps historique,
saisi dans son irréversibilité, au profit du
quotidien individuel voué à la
répétition. Il est l’instrument de la
propagande comme son principal dupe, la pensée middleclass
qu’il diffuse lui doit son apparition et sa domination. Car
si la fin du mouvement ouvrier a permis
l’éclatement des carcans marxistes, le camp de la
conservation s’est aussi adapté à cette
évolution. Le ventre mou de la société
occidentale est devenu un modèle, la prétendue
majorité mondiale, institué ainsi par les
journalistes qui en font partie et le représentent
à merveille.
La middleclass n’est ni une catégorie
économique ni une catégorie sociologique, elle
désigne un état, un rapport au monde que les
explications économique et sociologique ne pourraient
décrire que partiellement. Résultat des
progrès les plus récents de
l’aliénation, elle est conditionnée par
la soumission et la collaboration aux moyens de communication
dominants, et vise, du fait de sa capacité à
s’autoreprésenter comme l’abouti,
à s’étendre de manière
hégémonique. De façon
générale, on pourrait dire qu’elle est
la manifestation de la conservation, positivité historique,
thèse, à un moment de l’histoire
où le nœud du conflit porte sur
l’actualité même de
l’histoire. Elle est le chien de garde de
l’aliénation qui ignore l’existence de
son maître. Encore une fois, elle n’est pas
entièrement perceptible en termes d’individus, car
tout en soutenant le mensonge sur leur intégrité,
elle procède de leur dissolution, les traverse plus
qu’elle ne les emplit.
L’Occident est la terre d’élection de la
middleclass. L’exportation de ses valeurs et conceptions hors
de ses frontières prend la forme d’une
néo-colonisation, elles sont imposées par la
force là où les conditions ne sont pas
réunies pour se propager par le seul
prosélytisme. Point de départ de cette campagne
idéologique, l’Occident est un consortium
d’Etats dont le périmètre et
l’influence se sont étendus depuis la dissolution
du bloc bureaucratique. Ce territoire dont fait aussi bien partie le
Canada que l’Australie, se distingue comme tête de
pont de la soumission à la marchandise. L’Etat y
est clairement inféodé à ses exigences
et s’est vu ravir le contrôle du discours public
par l’information dominante, la séparation entre
les humains y a atteint ce qui paraît son point
extrême. Une telle misère ne trouve pourtant que
rarement là son négatif, la vision middleclass la
travestit au contraire en apogée. Est ainsi
entérinée la remise des commandes aux choses.
C’est une dictature sans dictateur sinon une
pensée séparée de son
émetteur : la masse médiocre satisfaite
d’avoir le choix alors qu’elle n’a fait
que celui de son abdication.
La révolution en Iran a
révélé le déplacement
géographique du négatif, le terrain sur lequel il
s’était exprimé au cours des deux
siècles précédents n’est
plus son centre. Avec la fin du mouvement ouvrier, la
révolte a changé de forme et de contenu, elle a
aussi changé de lieu. Jouée sans conscience par
des adolescents intrépides ou menée par ceux qui
n’ont plus rien à perdre, joyeuse et dure,
incontrôlable et offensive, elle surgit aujourd’hui
en Algérie, en Bolivie, au Yémen ou en Chine.
L’Occident n’en donne
généralement qu’un ersatz
figé et ritualisé, largement relayé
par l’information pour qu’il passe pour la seule
contestation existante. Des traditionnelles
pérégrinations altermondialistes
calées sur le calendrier des chefs d’Etat aux
défilés plaintifs et périodiques
contre le démantèlement de l’Etat,
c’est la même indignation officielle et
tolérée qui n’exprime que son
appartenance à ce qui est là, que son
désir de le conserver.
Mû par la dialectique typique des petits
propriétaires, entre bonheur simulé et angoisse,
le petit enclos occidental continue à se faire
progressivement forteresse. Une zone habitable est
ménagée, protégée. A la
périphérie, est rejetée la
plèbe, la grande majorité silencieuse,
à laquelle il suffit de ne donner qu’une
très faible et très orientée
représentation dans le discours public pour
qu’elle ne se sache pas en tant que telle. Le
phénomène se produit également
à l’intérieur même de la
forteresse comme l’avait remarqué la
Bibliothèque des Emeutes. Les plus pauvres
matériellement sont refoulés à la
périphérie des grandes villes [1].
Si bien que pour
le malheur de l’Etat, il s’est
développé là une gueuserie.
En France, on a pu voir depuis le milieu des années 80 puis
surtout au début de la décennie suivante, ces
zones menacer d’exploser. Mais pour le bonheur de
l’Etat, conjointement au développement
d’un négatif, s’est creusé un
fossé entre les pauvres. Le massif mouvement social de 1995,
au lieu de rejoindre les émeutiers des quartiers dans leur
offensive et leur détermination, n’a su que se
couper de ces alliés potentiels sur lesquels il pouvait
prendre exemple, limitant sa portée à de faibles
revendications pour tenter de préserver l’Etat
social, cette usurpation si justement mise à mal en actes
dans les banlieues peu de temps auparavant voire au même
moment. On a vu là la middleclass à
l’œuvre, lorsqu’elle n’est plus
l’apanage des classes moyennes, mais que les pauvres
reprennent sa morale, ses valeurs, son conformisme.
Plus récemment, alors que les quelques expressions gueuses
occidentales végétaient en hooliganisme et en
beuveries estudiantines, certains signes nouveaux ont fait leur
apparition. Des pillards de la Nouvelle-Orléans aux petits
enragés de Belfast, des pauvres non domestiqués
apparaissent dans l’information au cours du second semestre
2005, au cœur même de la forteresse. Tandis
qu’à Ceuta et Melilla, d’autres
l’assaillent et tentent de franchir ses remparts.
En France, le même phénomène
émerge plus significativement encore. A l’automne,
l’unanime aversion des jeunes des quartiers
périphériques pour le premier flic du pays
déclenche une révolte pratiquée
simultanément dans les cités qui ne la
connaissaient jusque-là que successivement. A la suite
d’une bavure, des combats de rue avec les flics et des
destructions commencent à Clichy-sous-Bois à la
fin du mois d’octobre et s’étendent
rapidement à une bonne partie de l’Ile-de-France
puis aux villes de province. La fronde va se concentrer sur
l’Etat et ses institutions, touchant moins significativement
la marchandise et les informateurs. Par groupes de quelques dizaines
à 300, les adolescents déterminés
s’en prennent à leur triste décor, en
particulier aux voitures de leurs « voisins »,
signe qu’ils n’entendent rien conserver de ce qui
les entoure. Durant plus de deux semaines, c’est un incendie
sans représentants ni porte-parole, qui n’exprime
que la négation brute et immédiate.
Mais si les foyers se multiplient à grande
échelle, cela n’entraîne pas pour autant
une progression qualitative, la profusion de discours explicatifs sur
l’événement recouvre rapidement
l’inconnu libéré par la situation. Que
les observateurs officiels insistent sur une explication identitaire,
sociale ou économique des faits, il s’agit
toujours de consacrer la prétendue séparation
essentielle entre les auteurs des troubles (délinquants ou
victimes sociales) et le reste des pauvres (les honnêtes
gens, les riverains), comme de poser clairement des limites aux actes
en les objectivant. Circonscrire ce qui se jouait là
à une catégorie de la population, les jeunes de
banlieue, la caillera, a évidemment
été rendu possible par des faiblesses pratiques
de la révolte même. Il ne semble pas y avoir eu de
véritable émeute dans ce mouvement
baptisé rétrospectivement « les
émeutes de novembre ». En termes
d’effectifs, de rencontres, de cibles visées,
d’affrontements directs, les faits ne semblent pas avoir
permis à leurs auteurs de transcender cette
identité qui leur colle à la peau jusque dans
l’événement négatif, dans la
situation pourtant nouvelle, créée par eux. Dans
un sens comme dans l’autre, le résultat de ce
cloisonnement est d’empêcher toute jonction entre
les pauvres susceptibles de se reconnaître une insatisfaction
commune. Contrairement à ce que proclamait une partie de la
presse internationale, Paris n’a pas
brûlé au cours de ce mois de novembre.
Un tel événement n’en reste pas moins
typique de la révolte moderne, dans sa
négativité « simple » et sa
spontanéité initiale, comme est typique la
manière dont il a été battu, dont il
s’est épuisé. La répression
étatique directe n’est décisive que
parce que toute perspective historique est niée
préalablement par l’ensemble de ceux qui
confisquent les moyens de communication et dont l’influence
est d’autant plus forte en territoire middleclass.
A l’échelle du monde, les acteurs de faits
négatifs sont soumis à cette
problématique, comment donner collectivement une suite au
débat contre la dépossession du sens par
l’information dominante, contre les divisions
qu’elle impose ? Comment poursuivre après
l’émeute sans perdre ce qu’elle pose
comme exigences, comme principes négatifs ? Les
expériences de 2001 sont là comme premiers
essais, avec l’ensemble de leurs défauts comme
avec ce qu’elles ont montré de neuf, de possible.
Le parti de la vérification pratique, de
l’histoire, ne peut se passer d’élaborer
sa médiation, sa nécessité
s’impose, et les assembléistes argentins ont
montré que son organisation n’est pas
vouée inéluctablement à trahir les
actes qui la permettent.
Maintenant que les certitudes rudimentaires qui nourrissaient sa
potentialité se dissipent,
l’immédiateté de
l’émeute demande plus que jamais à
être dépassée.
L’évolution des actes négatifs semble
aller dans ce sens mais quand même le repère de
l’explosion originelle qu’est
l’émeute manque, leur évaluation
devient plus malaisée. Sachant que le débat
n’est possible que si ceux qui le mènent se sont
affranchis de ce qui l’empêche en temps normal. Le
débat parlé peut-il s’engager sans
avoir été inauguré par les
déflagrations de la rue ?
Cantonnés par la force des choses à une position
d’observateurs, car situés au milieu de la
répugnante domination middleclass, c’est avec ces
questions que nous-mêmes étions aux prises avant
que ne commence le mouvement étudiant contre le CPE
à la fin de l’hiver 2005.
L’assemblée constituée le 20 mars, dans
le sillage de plusieurs faits négatifs relativement faibles
mais déterminants pour le dépassement
qu’ils dessinaient, nous a paru la possibilité
d’y trouver des réponses pratiques. Plus
généralement, le temps que nous y avons
participé, nous l’avons fait avec la conviction
d’y jouer nos vies, d’y jouer le monde. Il
s’agissait d’étendre ce possible que nos
consciences savaient pourtant modeste, de prendre part à son
exploration, cela en se prêtant au jeu de
l’aliénation, sans programme
préconçu ni direction à
imposer.
Le temps du possible passé, notre récit de ce qui
a eu lieu, s’il a aussi pour but de faire la
lumière sur ce qui a été
éclipsé par la calomnie des informateurs en
place, ne peut prendre la forme d’un témoignage
qui prétendrait à l’illusoire
objectivité qu’ils prisent eux-mêmes
tant. Cela ne signifie évidemment pas que nous puissions
mentir sur les faits. Ce qui est dit ici est ce que nous avons vu, mais
seulement le point de vue de quelques participants. Nous aurions
préféré que
l’assemblée s’exprime
elle-même sur le sujet, elle n’a malheureusement
pas su aller jusque-là. Pour cette raison, ce texte est
aussi et surtout une critique de toutes les insuffisances qui se sont
opposées à la poursuite du débat
contre sa version spectaculaire.
1.
Aux Etats-Unis, la situation, inverse jusque-là,
semble depuis quelques années suivre cette même
tendance d’un nettoyage des centres-villes.
Préambule