Une expérience d'assemblée en France au printemps 2006 – Critique de l'AG en lutte    






Point sur le « mouvement » de contestation du printemps 2006 en France, dit « anti-CPE », dans son ensemble



Le mouvement de contestation du printemps 2006 en France a été double. D’abord, d’un côté, il y a eu le mouvement étudiant, sous le contrôle des syndicats, reconnu en tant que tel par l’Etat et l’information dominante. Et puis, d’un autre côté, à la faveur de cette mobilisation massive et molle, défensive et revendicative, il s’est développé un mouvement moins évident, plus souterrain, par bribes, de débordements du mouvement officiel. Seuls ceux-là méritent qu’on s’y arrête, pour en dégager les spécificités, pour en rendre visible les faits révélateurs, car seuls ils ont contenu du négatif, même si tout relatif vis-à-vis d’autres de ses manifestations dans le monde. Et, sans une telle apparition, ce texte n’aurait pas lieu d’être, car nous croyons que sans elle, l’assemblée AG en lutte n’aurait pas existé.   


Suite à l’annonce en janvier 2006 de l’instauration prochaine du CPE, nouveau contrat de travail concernant les moins de 26 ans, et en parallèle de la procédure étatique de sa validation, des étudiants ont commencé de protester, dans le courant du mois de février, et surtout au début du mois de mars. Une première journée de manifestations eut lieu le 7 février, où la grève fut votée dans une université de Rennes, une deuxième le 16 du même mois, suivie la semaine suivante par la décision d’autres grèves, dans les universités parisiennes de Jussieu et Tolbiac. Alors qu’approchait la promulgation effective de la loi sur le CPE, au début du mois de mars la mobilisation s’amplifia : le 5 mars, une « coordination nationale étudiante (composée de délégués élus au sein de 39 universités) » appela à la « grève reconductible des étudiants à partir du 7 mars » ; le 7 mars, des manifestations furent organisées dans 160 villes, des grèves perturbaient alors une quarantaine d’universités, des syndicats de profs appelèrent à l’arrêt du travail pour ce jour. Face au refus étatique de céder, les syndicats étudiants entonnèrent le refrain connu de la multiplication à venir des journées de manifestations, et de l’extension des perturbations dans les facs, jusqu’à l’obtention du « retrait du CPE ». C’était là le mot d’ordre dominant, et la limite acceptée par les tenants de ce mouvement exclusivement étudiant, revendiqué en tant que tel, en dépit de la prétention à l’élargissement qu’affichait la coordination nationale susnommée, par la publication d’une plate-forme de plusieurs revendications, prenant notamment pour cible l’ensemble de la loi dite sur l’égalité des chances.

Voilà pour le décor, voilà pour le contexte qui, s’il n’y avait eu que cela, n’appellerait aucune considération, sinon la simple mise en évidence des limites rédhibitoires d’un mouvement sans intérêt. Si une rapide description de sa mise en marche importe, c’est pour le prétexte qu’il a offert, à la mise en cause de ces limites, à leur possible suppression, auxquelles certains faits ont entrouvert la voie.   


Dès le mardi 7 mars, de petites étincelles ont commencé d’éclairer les mornes défilés habituels, à Lille où « des « jeunes » ont attaqué les forces de l’ordre », pour une quinzaine d’arrestations, à Toulouse où deux personnes ont été blessées, et « trois émeutiers » arrêtés. Mais c’est surtout à la fin de cette semaine, au centre de Paris, qu’une tension certaine a commencé de se libérer, autour de la Sorbonne d’abord occupée, puis évacuée, enfin gardée en permanence par des escadrons entiers de CRS et autres flics, pendant plus d’un mois. Entre le jeudi 9 mars, où se rassemblèrent aux abords du bâtiment les premiers soutiens des occupants, et le samedi 18 mars, où surveillance et blocus policiers ont atteint leur déploiement le plus ample, plusieurs rounds se sont succédés avec une gradation dans l’intensité du face-à-face, jusqu’au point culminant du jeudi 16 mars. Dès le lendemain du lancement de l’occupation par des étudiants le mercredi 8, plusieurs dizaines de personnes manifestèrent leur désir de s’y rallier, bien trop au goût des flics qui déçurent leurs attentes à la lacrymogène, non sans qu’ils reçussent eux-mêmes en retour quelques projectiles de derrière des barricades érigées à la va-vite. Rebelote le jour suivant, vendredi 10, quand les occupants virent leurs rangs grossis de dizaines de renforts, avant une évacuation en force qui se solda par le même genre d’opposition que la veille. Alors, la Sorbonne devint le centre d’une attention spéciale, symbole à reconquérir pour certains (les crieurs du dégoûtant « La Sorbonne aux étudiants ! »), et de façon plus intéressante point de ralliement pour les insatisfaits des jours suivants, qui n’étaient pas seulement des étudiants, ou qui l’étaient encore mais sans se revendiquer comme tels. Le mardi 14 mars, une manifestation de quelques milliers, sans parcours strictement défini, se termina, pour un nombre conséquent de participants, face aux cordons des flics qui y furent malmenés, et 9 blessés, grâce aux premiers carrés de dalle descellés de la place de la Sorbonne. Sur cette lancée, ce fut le jeudi 16 mars que se créa la situation conflictuelle la plus intense, la plus proche de l’émeute. L’issue de la manifestation rituelle qui échoua à Sèvres Babylone fut l’occasion d’un premier échauffement, de nombreux manifestants s’essayant à percer les barrages policiers bloquant tous les accès au carrefour. Puis, le cri de ralliement se propagea, « Tous à la Sorbonne ! », et plusieurs centaines y convergèrent pour la confrontation la plus dure sur ce lieu : plusieurs fois des groupes de révoltés firent reculer les flics les chargeant ; c’est là que ces derniers usèrent d’un canon à eau pour riposter aux jets de morceaux de dalles, de chaises et de tables saisies sur les terrasses des cafés de la place, et de quelques cocktails ; le feu pris dans une libraire désaffectée à l’angle de la place et du boulevard St Michel, également vidée de tout ce qui pouvait se transformer en projectiles ; quand les flics prirent finalement le dessus, quelques voitures furent retournées et incendiées, et des vitrines volèrent en éclats ; dans les rues du centre de Paris, on novembrisait, en quelque sorte. Ce jour-là, d’après un comptage officiel, entre l’après-midi et les alentours de minuit, 18 révoltés furent blessés, et 92 flics. 187 personnes furent arrêtées.   

Dans un tel moment, qui ne fut donc pas le seul mais un des plus significatifs, du moins à Paris, ceux qui firent de la rue ce terrain d’affrontement direct et offensif sortirent résolument des cadres du mouvement officiel défensif. C’étaient alors leurs actes mêmes qui importaient, qui primaient sur les termes fixés de la protestation initiale, fondée sur l’apparence d’opposition inconciliable entre discours étatique et syndical, mise en scène par le relais de l’information. Si au cours de ces situations d’affrontements, on a pu observer des comportements typiques des caricatures d’émeutes altermondialistes, qui ont parfois dominé, quand des petits commandos se préparent au « combat » en fonction des rendez-vous que leur fixent gestionnaires dominants et leurs polices, ça n’a pas été systématiquement le cas. Et ça n’était pas non plus les modes d’action de l’automne précédent, parce que la situation différait. C’était autre chose, un négatif qui a pointé de façon inattendue, surprenante au vu de ce que nous en connaissons en Occident, et en France en particulier. L’expression d’une insatisfaction restée longtemps en sourdine, insoupçonnable avant la rupture de novembre 2005, grâce à laquelle un certain imprévu, une possibilité de progression qualitative, dans les rues, étaient en jeu. Comme lorsque, deux jours après l’affrontement de la Sorbonne, des manifestants se détachèrent du troupeau se disloquant place de la Nation, pour poursuivre le face-à-face entamé là avec les flics, Boulevard Davout et sur le cours de Vincennes, où par les jets de projectiles, les voitures brûlées, les commerces attaqués, ils semblent qu’ils se soient encore davantage approchés de se qu’on pourrait nommer une émeute.

Le cas de Paris n’a pas été le seul. A Rennes, à Lille, à Toulouse, à Marseille, à Clermont-Ferrand, au Raincy, à Drancy, à Savigny-sur-Orge, à Dunkerque, à Grenoble, à Nancy, à Lyon, à Villeurbanne, à Saint-Denis, à Rouen, à Caen, à Lorient, des « incidents », des « heurts », pour reprendre les qualificatifs de l’information, ont eu lieu, dans cette même semaine du 13 mars, surtout le samedi 18 jour de « mobilisation nationale », et dans le cours des semaines suivantes, le plus souvent à l’occasion de manifestations, soit les jeudi 23 et mardi 28 mars, et le mardi 4 avril. D’un côté, on peut y voir la tendance à une généralisation, d’un négatif qui aurait donc pointé d’autant plus, expression de la même aspiration à sortir des cadres imposés pour le contrôle d’un mouvement vain ; mais, il s’agit de ne pas se livrer à une interprétation abusive de ce qui a eu lieu. Pour le coup, les termes utilisés par les informateurs, de « heurts » et d’ « incidents », étaient certainement assez appropriés. D’après les descriptions des faits auxquels ils se rapportaient, il ne semble pas qu’ils aient traduit une minimisation. Que ce genre de faits ait lieu autour ou à l’issue des manifestations encadrées ne plaide pas forcément en leur défaveur, mais c’est ici le cas dans la mesure où ils n’ont pas conquis une place centrale, qu’ils sont demeurés insuffisamment influents pour l’ensemble de la situation. Relativement aux débordements plus évidents de Paris, ils ont été à la fois le signe possible qu’un négatif en actes plus profond aurait pu se propager, et la preuve des limites de ce négatif.


Si l’ensemble de ceux qui ont commis ces actes négatifs était responsable de leurs limites, elles ont aussi été le résultat de l’action d’autres forces en présence, l’Etat, les syndicats et autres usurpateurs de la révolte dans le discours public, l’information dominante.

L’Etat et ses polices ont paru un moment débordés, en particulier autour de la Sorbonne où l’objectif de sa reconquête ne fut pas très loin d’être atteint, mais, une fois la machine répressive mise en marche elle a certainement constitué un pare-feu majeur contre l’extension du danger négatif. Par exemple, c’est après les affrontements du 16 mars que les murs de barrières métalliques furent installés tout autour de la Sorbonne, et le 18 mars, les flics en patrouilles quadrillaient l’ensemble du quartier Latin, procédant à de nombreux contrôles « préventifs » au milieu des badauds et touristes vacant à leur misère. Déjà ce jour-là, mais surtout à partir du 23 mars aux Invalides, les dispersions de manifestations furent préparées en bourrant de flics tout échappatoire, à l’exception de l’issue décidée avec les syndicats, dont les sbires miliciens, le mardi 28 mars Place de la République, prêtèrent main forte pour faire un sort à ceux qui ne voulaient pas s’en laisser compter, malgré la nasse où ils se jetaient. Chiffre officiel, il aurait été procédé à 3.400 arrestations au cours « des cinq journées de manifestations nationales organisées en deux mois (…) ». On ne peut pas simplement mesurer le danger d’une révolte à l’ampleur des moyens répressifs qu’elle mobilise contre elle, mais ceux qui ont été utilisés par l’Etat français au printemps 2006 peut faire penser que ses gestionnaires ont eu quelques frissons. Ils s’employèrent donc à cadenasser la situation, en usant lourdement de l’arsenal dissuasif fait de comparutions immédiates et de condamnations à la prison ferme.

Etrangers à la tendance pratique au débordement manifestée dans les rues, les syndicats, et leur version modernisée, plus présentable, nommée « coordination étudiante nationale », en ont cependant pris acte en bons récupérateurs, et ils sont parvenus à garder le contrôle en durcissant en apparence le discours qu’ils adressaient à leurs complices gouvernementaux, refusant de céder, pour les uns, sur leur revendication, et pour l’autre, sur ses revendications. Cette « coordination étudiante », qui se prévalait d’une certaine indépendance, a pu donc paraître porteuse d’un dépassement des modes d’organisation, et du discours, des récupérateurs traditionnels ; alors qu’au contraire, elle n’était qu’un progrès dans la récupération, grâce à l’affichage de notions, de principes d’organisation, de prétentions, qui la différenciaient pour l’ouverture de perspectives plus larges, mais qui en vérité n’étaient qu’apparence de critique, parce que toujours partielle. Pour la juger, il n’y a qu’à voir comment elle a disparu une fois la revendication sur le CPE acceptée, cette revendication qu’elle déclarait soi-disant inacceptable parce que partielle justement. Par contre, elle a rempli son vrai rôle en servant certainement à contenir la colère qui commençait de s’exprimer dans les rues, qui a peut-être cru voir sa traduction conséquente dans le discours affiché par cette coordination.

Pour sa part, l’information dominante a joué son rôle d’intermédiaire traître. En France, face aux débordements de rue, elle s’est empressée de relayer les commentaires étatiques, en consacrant la séparation entre bons étudiants pacifiques, aux modes d’action par elle ainsi adoubés, et mauvais « casseurs » ivres de violence aveugle, dont nombre de ceux qu’elle calomniait de la sorte ne se sont pas privés d’en remontrer à ses agents. Elle a, d’une certaine manière, reconnu la dualité dans le mouvement, mais pour mieux en brouiller lourdement le sens. Là où, du côté de ceux qui débordaient, étaient contenus dans leurs actes les germes d’une critique salutaire contre la vanité des prétentions estudiantines, elle s’est chargée d’y substituer la description de comportements insensés, intolérables suivant les préceptes moraux qu’elle promeut, qui régulent la gestion sociale qu’elle défend. Davantage dans le fantasme, les médias étrangers ont en général élaboré leur appréciation des faits sur la base de deux représentations déjà formées : dans la continuité de leurs comptes-rendus de l’automne précédent, ils ont poursuivi leur exagération d’une France à feu et à sang, en usant et abusant du refrain sur le « nouveau » mai 68 qui se jouait là, double confirmation de la méthode propre à ses observateurs, qui évacuent a priori et de façon systématique toute nouveauté potentielle des faits, dans leur déclenchement, dans leur déroulement, ou dans les perspectives qu’ils ouvrent. A l’intérieur du « mouvement », ces jugements ont parfois été mis en cause, mais de façon encore trop insuffisante, confidentielle [2]. Du moment que la contestation est demeurée dans ses cadres initiaux, il ne pouvait en être autrement, tant catégorie étudiante et système syndical modernisé font partie intégrante de la vision générale sur le monde que l’information dominante véhicule.

Au final, il faut également prendre acte du manque d’ampleur de ces débordements. S’ils se sont succédés sur une période de temps relativement longue comparée aux nombreuses émeutes éphémères dans le monde, ils n’ont pas vu grossir significativement les rangs de leurs auteurs. Représentation dominante et corporatisme affiché de la contestation y sont certainement pour quelque chose. Que la colère ne se soit pas manifestée plus massivement est aussi l’indicateur d’une résignation ancrée, profonde, normalisée. A certains moments, les échauffourées paraissaient même happées par le quotidien se poursuivant autour d’eux, l’exceptionnel se fondre dans l’ordinaire plus que le détraquer.

Outre les pratiques convenues habituelles, grèves dans les facs et manifestations encadrées, le mouvement étudiant du printemps 2006 a vu se multiplier un autre mode d’action, les blocages des voies de circulations, routières et ferroviaires. Il est apparu tôt, dès le 7 mars les gares de Poitiers et Rennes furent occupées à l’occasion des manifestations dans ces villes, et dans la deuxième des « perturbations » touchèrent l’aéroport et les transports publics, de même qu’à Nantes. Le 10 mars la gare de Tours fut également visée. A partir de la semaine suivante, ce phénomène prit une certaine ampleur, à partir du mardi 14 mars, puis le 23 du même mois, jours de manifestations. Enfin, et surtout, l’usage de ce moyen atteignit son apogée au cours des dernière semaine de mars – en particulier le jeudi 30 où une douzaine de villes fut concernée – et première d’avril – notamment le jeudi 6 où environ 25 villes virent certaines de leurs routes et voies ferrées envahies –, jusqu’à l’annonce du retrait du CPE le lundi 10 avril. L’extension des blocages s’est faite en réaction aux refus étatiques réitérés d’accepter la revendication centrale d’annulation de l’article de loi sur le CPE. D’abord seulement calés sur les jours de « mobilisation nationale », manière pour les protestataires de signifier leur « détermination » à soutenir le bras de fer engagé, les blocages se sont multipliés en une succession quasi quotidienne à partir de la fin du mois de mars, de villes en villes, avec cependant dans cette période une prédilection conservée pour les jours de grands défilés encadrés. En définitive, cette pratique est restée une pratique d’étudiants dans le mouvement étudiant : sa nouveauté, dans le sens où elle aurait pu signifier la déclaration et le soutien d’un conflit tenace, ouvert à son renforcement sur une telle lancée, n’a jamais été mise en jeu, parce que la majorité de ses acteurs se satisfaisait des termes du pseudo-conflit dominant. C’est seulement l’idée du blocage qui était présente, mais édulcorée, vidée de sa part dangereuse, contre l’intérêt négatif qui se manifeste dans sa mise en pratique par ailleurs dans le monde, notamment dans plusieurs Etats d’Amérique Latine ces dernières années. Ces blocages étudiants ne duraient que quelques heures, ils étaient déclarés et menés pacifiquement, avec pour l’essentiel en point de mire le succès espéré que représenterait leur relation au journal télévisé de 20 heures. Sans doute que tous les bloqueurs, et tous leurs blocages, n’étaient pas si gravement limités, sans doute qu’étaient aussi éprouvés par ces acteurs et contenus dans ces actes une perspective de débordement, parce que le blocage peut être actif et offensif là où les troupeaux guidés par les syndicats ne sont que passifs et défensifs, parce qu’il peut déranger la gestion dominante de la circulation en instaurant contre ses tenants un rapport de force, parce qu’il peut provoquer sur la base de l’insatisfaction dont il sert l’expression une rencontre avec les autres pauvres qui s’y trouvent confrontés, mais ces dimensions potentielles du blocage n’ont été que trop ténues en France au printemps 2006, jamais puissamment mises en pratiques.

Enfin, il y eut la manifestation sauvage dans la nuit du 31 mars à Paris. A l’occasion d’un discours télévisé de Chirac, des appels furent lancés à un rassemblement Place de la Bastille, en début de soirée. Quelques militants degauches prirent alors la tête de la manifestation qui commença son parcours à travers les rues de la capitale, avec pour objectif l’assemblée nationale, qu’elle atteignit mais pour la laisser derrière elle face aux flics déployés à son abord. Au fil des heures le nombre de manifestants grossit, jusqu’à quelques milliers, au moins 3 000, peut-être 5 000 personnes. Sans doute désireux de tout arrêter, les militants du début disparurent, s’éparpillèrent, perdirent leur semblant de contrôle. Désormais, l’avancée de la manifestation dépendait de tous ceux qui la faisaient, au gré des idées de directions lancées ou buts à atteindre, suivant l’envie majoritaire qui l’emportait, changeante sur l’instant. Suivie par les flics déboussolés elle passa de nouveau devant l’assemblée nationale, de là pris la direction de la Sorbonne, longeant sur son chemin les murs du sénat dont une porte fut sérieusement secouée, tout près de céder, fit une pause aux abords de l’université toujours bunkerisée mais qui subit quelques assauts, remonta enfin vers le nord, au cri de « Paris ! Debout ! Réveille-toi ! », message de l’instant l’emportant sur les slogans officiels éculés, fila tout droit jusque dans le 18ème arrondissement, faisant un sort aux enfilades d’agences d’intérim du boulevard Magenta, escalada les pentes et les escaliers de Montmartre, perdant petit à petit de ses effectifs, parvint jusqu’au Sacré Cœur qui malheureusement ne put être envahi, où elle alluma un feu de joie, avant que les flics ne viennent la ternir. Sous leur pression, aux alentours de 4 heures du matin, progressivement elle se disloqua.

Cette nuit-là, ceux qui sillonnèrent les rues de Paris le firent de façon imprévue, incontrôlée, sans mots d’ordre, à la façon qu’ils inventaient eux-mêmes au fur et à mesure de leur avancée. Ainsi, ce moment exprima aussi l’envie hésitante mais présente de déborder le mouvement officiel, il en fut une des manifestations pratiques, collectives, découverte par ses acteurs de leur puissance et de son inconnu, si attirant. Sur leur marche, personne ne disposait seul ou en petit groupe du pouvoir, et tous conquéraient là plus de force que jamais. Mais, l’effet de surprise dominant, elle disparut avant qu’on s’en saisisse. Par la suite, les tentatives de planifier d’autres manifestations semblables échouèrent, et pas seulement parce que les flics au courant des appels lancés les tuaient dans l’œuf, bien plutôt parce qu’il est des situations qui ne se planifient pas, qui ne se provoquent pas de cette manière, c’est contraire à leur essence. Pour autant, ce constat n’implique pas la vanité de toute perspective d’organisation. Au contraire, il indique en partie comment le faire et dans quel but. La réalisation de pratiques nouvelles dépend d’un engagement de chacun qui confère à l’engagement de tous une qualité et un sens impossibles sinon, parce que ce sens et sa qualité résultent des pensées, des paroles, des actes de tous ceux qui les élaborent, qui les expriment, qui les décident ensemble, au moment où ils le font. Le passage de la manifestation sauvage du 31 mars importe parce qu’il a vérifié cette possibilité, même si de façon furtive parce qu’il a été à la fois maîtrisé et perdu.


Contre la représentation dominante de l’agitation de ce printemps 2006 en France, tout de même fondée tant elle a effectivement et en masse été menée pour la défense minable d’intérêts corporatistes, au fond déterminée par une acceptation des conceptions qui maintiennent l’ordre social actuel en invitant à s’y intégrer, quelques espaces et quelques moments ont donc été libérés, dans les faits, dont le présent rappel démontre que cette représentation dominante n’est que représentation, partiale et partielle. En tant qu’interprétation sur ce qui a eu lieu, ce rappel est aussi représentation : entre les deux, c’est une histoire de points de vue, de partis pris, radicalement opposés. Pour l’un, quelque chose est passé, qui a pris sa place dans l’ensemble et la succession d’événements habituels, dont des particularités éventuellement reconnues n’importent pas, parce que leur appréhension reste soumise à des croyances préalables érigées en certitudes absolues. Pour l’autre, le nôtre, il importe au contraire de mettre l’accent sur certains faits, dans ce cas où nous avons même été pris directement, parce qu’il y a transparu, parce qu’il y a été expérimenté, le passage d’un temps différent, où ce qui est établi est en passe de perdre son caractère immuable, absolu. Contre l’absence de vie revendiquée dans les cortèges massifs, confirmations du bon ordre de la résignation habituelle à la survie, l’insatisfaction de cette absence s’est manifestée, la vie possible s’est montrée. Et de la façon qui va au-delà de tout constat isolé, de toute expression de cette insatisfaction par la conscience esseulée, parce que des humains s’y sont activés, collectivement, même si très, même si trop subrepticement. Sur la lancée des occupations de la Sorbonne et de l’EHESS, l’AG en lutte s’est constituée comme si elle en prenait acte : elle a elle-même été un débordement, elle s’est offerte comme une possibilité d’en approfondir le sens, en dépassant l’immédiateté de la rue sans en nier les aspirations brutes encore à définir. Elle rendait possible l’affirmation de la primauté de ces débordements, pour fonder, élaborer par le débat de leurs auteurs leur unité contre le mouvement officiel qui ne devait la sienne qu’aux ennemis de la révolte. On verra que dans le cours de son cheminement elle s’est aussi égarée, de cette voie qu’elle avait pourtant ouverte.





2. Suite aux condamnations merdiatiques contre les « casseurs », certains y ont répondu, dans les cortèges notamment, par le lancement du slogan « Nous sommes tous des casseurs ! ». Mais, ce ne sont restés que des mots, dans la bouche de manifestants qui bien souvent n’en ont pas en pratique mérité l’honneur, qui ont bien plutôt reproduit ce vieux paternalisme typique des degauches qui pardonnent une faute en s’en portant responsables. Par cette proclamation, ils n’ont en rien brisé la perception simpliste entre bons « jeunes » et mauvais « casseurs », ils ont plutôt amalgamé les deux en occultant leur différence réelle qui, si elle avait été reconnue, aurait pu les conduire à casser eux-mêmes, à casser leurs AG bureaucratisées, leurs défilés de soumis, l’ensemble des cadres de leur contestation tolérée.





    Point sur le « mouvement » de contestation du printemps 2006 en France, dit « anti-CPE », dans son ensemble

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