Une expérience
d'assemblée en France au printemps 2006 – Critique
de l'AG en lutte
Point sur le « mouvement » de contestation du
printemps 2006 en France, dit « anti-CPE », dans
son ensemble
Le mouvement de contestation du printemps 2006 en France a
été double. D’abord, d’un
côté, il y a eu le mouvement étudiant,
sous le contrôle des syndicats, reconnu en tant que tel par
l’Etat et l’information dominante. Et puis,
d’un autre côté, à la faveur
de cette mobilisation massive et molle, défensive et
revendicative, il s’est développé un
mouvement moins évident, plus souterrain, par bribes, de
débordements du mouvement officiel. Seuls ceux-là
méritent qu’on s’y arrête,
pour en dégager les spécificités, pour
en rendre visible les faits révélateurs, car
seuls ils ont contenu du négatif, même si tout
relatif vis-à-vis d’autres de ses manifestations
dans le monde. Et, sans une telle apparition, ce texte
n’aurait pas lieu d’être, car nous
croyons que sans elle, l’assemblée AG en lutte
n’aurait pas existé.
Suite à l’annonce en janvier 2006 de
l’instauration prochaine du CPE, nouveau contrat de travail
concernant les moins de 26 ans, et en parallèle de la
procédure étatique de sa validation, des
étudiants ont commencé de protester, dans le
courant du mois de février, et surtout au début
du mois de mars. Une première journée de
manifestations eut lieu le 7 février, où la
grève fut votée dans une université de
Rennes, une deuxième le 16 du même mois, suivie la
semaine suivante par la décision d’autres
grèves, dans les universités parisiennes de
Jussieu et Tolbiac. Alors qu’approchait la promulgation
effective de la loi sur le CPE, au début du mois de mars la
mobilisation s’amplifia : le 5 mars, une «
coordination nationale étudiante (composée de
délégués élus au sein de 39
universités) » appela à la «
grève reconductible des étudiants à
partir du 7 mars » ; le 7 mars, des manifestations furent
organisées dans 160 villes, des grèves
perturbaient alors une quarantaine d’universités,
des syndicats de profs appelèrent à
l’arrêt du travail pour ce jour. Face au refus
étatique de céder, les syndicats
étudiants entonnèrent le refrain connu de la
multiplication à venir des journées de
manifestations, et de l’extension des perturbations dans les
facs, jusqu’à l’obtention du «
retrait du CPE ». C’était là
le mot d’ordre dominant, et la limite acceptée par
les tenants de ce mouvement exclusivement étudiant,
revendiqué en tant que tel, en dépit de la
prétention à l’élargissement
qu’affichait la coordination nationale susnommée,
par la publication d’une plate-forme de plusieurs
revendications, prenant notamment pour cible l’ensemble de la
loi dite sur l’égalité des chances.
Voilà pour le décor, voilà pour le
contexte qui, s’il n’y avait eu que cela,
n’appellerait aucune considération, sinon la
simple mise en évidence des limites rédhibitoires
d’un mouvement sans intérêt. Si une
rapide description de sa mise en marche importe, c’est pour
le prétexte qu’il a offert, à la mise
en cause de ces limites, à leur possible suppression,
auxquelles certains faits ont entrouvert la voie.
Dès le mardi 7 mars, de petites étincelles ont
commencé d’éclairer les mornes
défilés habituels, à Lille
où « des « jeunes » ont
attaqué les forces de l’ordre », pour
une quinzaine d’arrestations, à Toulouse
où deux personnes ont été
blessées, et « trois émeutiers
» arrêtés. Mais c’est surtout
à la fin de cette semaine, au centre de Paris,
qu’une tension certaine a commencé de se
libérer, autour de la Sorbonne d’abord
occupée, puis évacuée, enfin
gardée en permanence par des escadrons entiers de CRS et
autres flics, pendant plus d’un mois. Entre le jeudi 9 mars,
où se rassemblèrent aux abords du
bâtiment les premiers soutiens des occupants, et le samedi 18
mars, où surveillance et blocus policiers ont atteint leur
déploiement le plus ample, plusieurs rounds se sont
succédés avec une gradation dans
l’intensité du face-à-face,
jusqu’au point culminant du jeudi 16 mars. Dès le
lendemain du lancement de l’occupation par des
étudiants le mercredi 8, plusieurs dizaines de personnes
manifestèrent leur désir de s’y
rallier, bien trop au goût des flics qui
déçurent leurs attentes à la
lacrymogène, non sans qu’ils reçussent
eux-mêmes en retour quelques projectiles de
derrière des barricades érigées
à la va-vite. Rebelote le jour suivant, vendredi 10, quand
les occupants virent leurs rangs grossis de dizaines de renforts, avant
une évacuation en force qui se solda par le même
genre d’opposition que la veille. Alors, la Sorbonne devint
le centre d’une attention spéciale, symbole
à reconquérir pour certains (les crieurs du
dégoûtant « La Sorbonne aux
étudiants ! »), et de façon plus
intéressante point de ralliement pour les insatisfaits des
jours suivants, qui n’étaient pas seulement des
étudiants, ou qui l’étaient encore mais
sans se revendiquer comme tels. Le mardi 14 mars, une manifestation de
quelques milliers, sans parcours strictement défini, se
termina, pour un nombre conséquent de participants, face aux
cordons des flics qui y furent malmenés, et 9
blessés, grâce aux premiers carrés de
dalle descellés de la place de la Sorbonne. Sur cette
lancée, ce fut le jeudi 16 mars que se créa la
situation conflictuelle la plus intense, la plus proche de
l’émeute. L’issue de la manifestation
rituelle qui échoua à Sèvres Babylone
fut l’occasion d’un premier
échauffement, de nombreux manifestants s’essayant
à percer les barrages policiers bloquant tous les
accès au carrefour. Puis, le cri de ralliement se propagea,
« Tous à la Sorbonne ! », et plusieurs
centaines y convergèrent pour la confrontation la plus dure
sur ce lieu : plusieurs fois des groupes de
révoltés firent reculer les flics les chargeant ;
c’est là que ces derniers usèrent
d’un canon à eau pour riposter aux jets de
morceaux de dalles, de chaises et de tables saisies sur les terrasses
des cafés de la place, et de quelques cocktails ; le feu
pris dans une libraire désaffectée à
l’angle de la place et du boulevard St Michel,
également vidée de tout ce qui pouvait se
transformer en projectiles ; quand les flics prirent finalement le
dessus, quelques voitures furent retournées et
incendiées, et des vitrines volèrent en
éclats ; dans les rues du centre de Paris, on novembrisait,
en quelque sorte. Ce jour-là, d’après
un comptage officiel, entre l’après-midi et les
alentours de minuit, 18 révoltés furent
blessés, et 92 flics. 187 personnes furent
arrêtées.
Dans un tel moment, qui ne fut donc pas le seul mais un des plus
significatifs, du moins à Paris, ceux qui firent de la rue
ce terrain d’affrontement direct et offensif sortirent
résolument des cadres du mouvement officiel
défensif. C’étaient alors leurs actes
mêmes qui importaient, qui primaient sur les termes
fixés de la protestation initiale, fondée sur
l’apparence d’opposition inconciliable entre
discours étatique et syndical, mise en scène par
le relais de l’information. Si au cours de ces situations
d’affrontements, on a pu observer des comportements typiques
des caricatures d’émeutes altermondialistes, qui
ont parfois dominé, quand des petits commandos se
préparent au « combat » en fonction des
rendez-vous que leur fixent gestionnaires dominants et leurs polices,
ça n’a pas été
systématiquement le cas. Et ça
n’était pas non plus les modes d’action
de l’automne précédent, parce que la
situation différait. C’était autre
chose, un négatif qui a pointé de
façon inattendue, surprenante au vu de ce que nous en
connaissons en Occident, et en France en particulier.
L’expression d’une insatisfaction restée
longtemps en sourdine, insoupçonnable avant la rupture de
novembre 2005, grâce à laquelle un certain
imprévu, une possibilité de progression
qualitative, dans les rues, étaient en jeu. Comme lorsque,
deux jours après l’affrontement de la Sorbonne,
des manifestants se détachèrent du troupeau se
disloquant place de la Nation, pour poursuivre le
face-à-face entamé là avec les flics,
Boulevard Davout et sur le cours de Vincennes, où par les
jets de projectiles, les voitures brûlées, les
commerces attaqués, ils semblent qu’ils se soient
encore davantage approchés de se qu’on pourrait
nommer une émeute.
Le cas de Paris n’a pas été le seul. A
Rennes, à Lille, à Toulouse, à
Marseille, à Clermont-Ferrand, au Raincy, à
Drancy, à Savigny-sur-Orge, à Dunkerque,
à Grenoble, à Nancy, à Lyon,
à Villeurbanne, à Saint-Denis, à
Rouen, à Caen, à Lorient, des «
incidents », des « heurts », pour
reprendre les qualificatifs de l’information, ont eu lieu,
dans cette même semaine du 13 mars, surtout le samedi 18 jour
de « mobilisation nationale », et dans le cours des
semaines suivantes, le plus souvent à l’occasion
de manifestations, soit les jeudi 23 et mardi 28 mars, et le mardi 4
avril. D’un côté, on peut y voir la
tendance à une généralisation,
d’un négatif qui aurait donc pointé
d’autant plus, expression de la même aspiration
à sortir des cadres imposés pour le
contrôle d’un mouvement vain ; mais, il
s’agit de ne pas se livrer à une
interprétation abusive de ce qui a eu lieu. Pour le coup,
les termes utilisés par les informateurs, de «
heurts » et d’ « incidents »,
étaient certainement assez appropriés.
D’après les descriptions des faits auxquels ils se
rapportaient, il ne semble pas qu’ils aient traduit une
minimisation. Que ce genre de faits ait lieu autour ou à
l’issue des manifestations encadrées ne plaide pas
forcément en leur défaveur, mais c’est
ici le cas dans la mesure où ils n’ont pas conquis
une place centrale, qu’ils sont demeurés
insuffisamment influents pour l’ensemble de la situation.
Relativement aux débordements plus évidents de
Paris, ils ont été à la fois le signe
possible qu’un négatif en actes plus profond
aurait pu se propager, et la preuve des limites de ce
négatif.
Si l’ensemble de ceux qui ont commis ces actes
négatifs était responsable de leurs limites,
elles ont aussi été le résultat de
l’action d’autres forces en présence,
l’Etat, les syndicats et autres usurpateurs de la
révolte dans le discours public, l’information
dominante.
L’Etat et ses polices ont paru un moment
débordés, en particulier autour de la Sorbonne
où l’objectif de sa reconquête ne fut
pas très loin d’être atteint, mais, une
fois la machine répressive mise en marche elle a
certainement constitué un pare-feu majeur contre
l’extension du danger négatif. Par exemple,
c’est après les affrontements du 16 mars que les
murs de barrières métalliques furent
installés tout autour de la Sorbonne, et le 18 mars, les
flics en patrouilles quadrillaient l’ensemble du quartier
Latin, procédant à de nombreux
contrôles « préventifs » au
milieu des badauds et touristes vacant à leur
misère. Déjà ce jour-là,
mais surtout à partir du 23 mars aux Invalides, les
dispersions de manifestations furent préparées en
bourrant de flics tout échappatoire, à
l’exception de l’issue
décidée avec les syndicats, dont les sbires
miliciens, le mardi 28 mars Place de la République,
prêtèrent main forte pour faire un sort
à ceux qui ne voulaient pas s’en laisser compter,
malgré la nasse où ils se jetaient. Chiffre
officiel, il aurait été
procédé à 3.400 arrestations au cours
« des cinq journées de manifestations nationales
organisées en deux mois (…) ». On ne
peut pas simplement mesurer le danger d’une
révolte à l’ampleur des moyens
répressifs qu’elle mobilise contre elle, mais ceux
qui ont été utilisés par
l’Etat français au printemps 2006 peut faire
penser que ses gestionnaires ont eu quelques frissons. Ils
s’employèrent donc à cadenasser la
situation, en usant lourdement de l’arsenal dissuasif fait de
comparutions immédiates et de condamnations à la
prison ferme.
Etrangers à la tendance pratique au débordement
manifestée dans les rues, les syndicats, et leur version
modernisée, plus présentable, nommée
« coordination étudiante nationale », en
ont cependant pris acte en bons récupérateurs, et
ils sont parvenus à garder le contrôle en
durcissant en apparence le discours qu’ils adressaient
à leurs complices gouvernementaux, refusant de
céder, pour les uns, sur leur revendication, et pour
l’autre, sur ses revendications. Cette «
coordination étudiante », qui se
prévalait d’une certaine indépendance,
a pu donc paraître porteuse d’un
dépassement des modes d’organisation, et du
discours, des récupérateurs traditionnels ; alors
qu’au contraire, elle n’était
qu’un progrès dans la
récupération, grâce à
l’affichage de notions, de principes
d’organisation, de prétentions, qui la
différenciaient pour l’ouverture de perspectives
plus larges, mais qui en vérité
n’étaient qu’apparence de critique,
parce que toujours partielle. Pour la juger, il n’y a
qu’à voir comment elle a disparu une fois la
revendication sur le CPE acceptée, cette revendication
qu’elle déclarait soi-disant inacceptable parce
que partielle justement. Par contre, elle a rempli son vrai
rôle en servant certainement à contenir la
colère qui commençait de s’exprimer
dans les rues, qui a peut-être cru voir sa traduction
conséquente dans le discours affiché par cette
coordination.
Pour sa part, l’information dominante a joué son
rôle d’intermédiaire traître.
En France, face aux débordements de rue, elle
s’est empressée de relayer les commentaires
étatiques, en consacrant la séparation entre bons
étudiants pacifiques, aux modes d’action par elle
ainsi adoubés, et mauvais « casseurs »
ivres de violence aveugle, dont nombre de ceux qu’elle
calomniait de la sorte ne se sont pas privés d’en
remontrer à ses agents. Elle a, d’une certaine
manière, reconnu la dualité dans le mouvement,
mais pour mieux en brouiller lourdement le sens. Là
où, du côté de ceux qui
débordaient, étaient contenus dans leurs actes les
germes d’une critique salutaire contre la vanité
des prétentions estudiantines, elle s’est
chargée d’y substituer la description de
comportements insensés, intolérables suivant les
préceptes moraux qu’elle promeut, qui
régulent la gestion sociale qu’elle
défend. Davantage dans le fantasme, les médias
étrangers ont en général
élaboré leur appréciation des faits
sur la base de deux représentations
déjà formées : dans la
continuité de leurs comptes-rendus de l’automne
précédent, ils ont poursuivi leur
exagération d’une France à feu et
à sang, en usant et abusant du refrain sur le «
nouveau » mai 68 qui se jouait là, double
confirmation de la méthode propre à ses
observateurs, qui évacuent a priori et de
façon
systématique toute nouveauté potentielle des
faits, dans leur déclenchement, dans leur
déroulement, ou dans les perspectives qu’ils
ouvrent. A l’intérieur du « mouvement
», ces jugements ont parfois été mis en
cause, mais de façon encore trop insuffisante,
confidentielle [2].
Du moment que la contestation est demeurée
dans ses cadres initiaux, il ne pouvait en être autrement,
tant catégorie étudiante et système
syndical modernisé font partie intégrante de la
vision générale sur le monde que
l’information dominante véhicule.
Au final, il faut également prendre acte du manque
d’ampleur de ces débordements. S’ils se
sont succédés sur une période de temps
relativement longue comparée aux nombreuses
émeutes éphémères dans le
monde, ils n’ont pas vu grossir significativement les rangs
de leurs auteurs. Représentation dominante et corporatisme
affiché de la contestation y sont certainement pour quelque
chose. Que la colère ne se soit pas manifestée
plus massivement est aussi l’indicateur d’une
résignation ancrée, profonde,
normalisée. A certains moments, les
échauffourées paraissaient même
happées par le quotidien se poursuivant autour
d’eux, l’exceptionnel se fondre dans
l’ordinaire plus que le détraquer.
Outre les pratiques convenues habituelles, grèves dans les
facs et manifestations encadrées, le mouvement
étudiant du printemps 2006 a vu se multiplier un autre mode
d’action, les blocages des voies de circulations,
routières et ferroviaires. Il est apparu tôt,
dès le 7 mars les gares de Poitiers et Rennes furent
occupées à l’occasion des
manifestations dans ces villes, et dans la deuxième des
« perturbations » touchèrent
l’aéroport et les transports publics, de
même qu’à Nantes. Le 10 mars la gare de
Tours fut également visée. A partir de la semaine
suivante, ce phénomène prit une certaine ampleur,
à partir du mardi 14 mars, puis le 23 du même
mois, jours de manifestations. Enfin, et surtout, l’usage de
ce moyen atteignit son apogée au cours des
dernière semaine de mars – en particulier le jeudi
30 où une douzaine de villes fut concernée
– et première d’avril –
notamment le jeudi 6 où environ 25 villes virent certaines
de leurs routes et voies ferrées envahies –,
jusqu’à l’annonce du retrait du CPE le
lundi 10 avril. L’extension des blocages s’est
faite en réaction aux refus étatiques
réitérés d’accepter la
revendication centrale d’annulation de l’article de
loi sur le CPE. D’abord seulement calés sur les
jours de « mobilisation nationale »,
manière pour les protestataires de signifier leur
« détermination » à soutenir
le bras de fer engagé, les blocages se sont
multipliés en une succession quasi quotidienne à
partir de la fin du mois de mars, de villes en villes, avec cependant
dans cette période une prédilection
conservée pour les jours de grands
défilés encadrés. En
définitive, cette pratique est restée une
pratique d’étudiants dans le mouvement
étudiant : sa nouveauté, dans le sens
où elle aurait pu signifier la déclaration et le
soutien d’un conflit tenace, ouvert à son
renforcement sur une telle lancée, n’a jamais
été mise en jeu, parce que la majorité
de ses acteurs se satisfaisait des termes du pseudo-conflit dominant.
C’est seulement l’idée du blocage qui
était présente, mais
édulcorée, vidée de sa part
dangereuse, contre l’intérêt
négatif qui se manifeste dans sa mise en pratique par
ailleurs dans le monde, notamment dans plusieurs Etats
d’Amérique Latine ces dernières
années. Ces blocages étudiants ne duraient que
quelques heures, ils étaient déclarés
et menés pacifiquement, avec pour l’essentiel en
point de mire le succès espéré que
représenterait leur relation au journal
télévisé de 20 heures. Sans doute que
tous les bloqueurs, et tous leurs blocages,
n’étaient pas si gravement limités,
sans doute qu’étaient aussi
éprouvés par ces acteurs et contenus dans ces
actes une perspective de débordement, parce que le blocage
peut être actif et offensif là où les
troupeaux guidés par les syndicats ne sont que passifs et
défensifs, parce qu’il peut déranger la
gestion dominante de la circulation en instaurant contre ses tenants un
rapport de force, parce qu’il peut provoquer sur la base de
l’insatisfaction dont il sert l’expression une
rencontre avec les autres pauvres qui s’y trouvent
confrontés, mais ces dimensions potentielles du blocage
n’ont été que trop ténues en
France au printemps 2006, jamais puissamment mises en pratiques.
Enfin, il y eut la manifestation sauvage dans la nuit du 31 mars
à Paris. A l’occasion d’un discours
télévisé de Chirac, des appels furent
lancés à un rassemblement Place de la Bastille,
en début de soirée. Quelques militants degauches
prirent alors la tête de la manifestation qui
commença son parcours à travers les rues de la
capitale, avec pour objectif l’assemblée
nationale, qu’elle atteignit mais pour la laisser
derrière elle face aux flics déployés
à son abord. Au fil des heures le nombre de manifestants
grossit, jusqu’à quelques milliers, au moins 3
000, peut-être 5 000 personnes. Sans doute
désireux de tout arrêter, les militants du
début disparurent,
s’éparpillèrent, perdirent leur
semblant de contrôle. Désormais,
l’avancée de la manifestation dépendait
de tous ceux qui la faisaient, au gré des idées
de directions lancées ou buts à atteindre,
suivant l’envie majoritaire qui l’emportait,
changeante sur l’instant. Suivie par les flics
déboussolés elle passa de nouveau devant
l’assemblée nationale, de là pris la
direction de la Sorbonne, longeant sur son chemin les murs du
sénat dont une porte fut sérieusement
secouée, tout près de céder, fit une
pause aux abords de l’université toujours
bunkerisée mais qui subit quelques assauts, remonta enfin
vers le nord, au cri de « Paris ! Debout !
Réveille-toi ! », message de l’instant
l’emportant sur les slogans officiels
éculés, fila tout droit jusque dans le
18ème arrondissement, faisant un sort aux enfilades
d’agences d’intérim du boulevard
Magenta, escalada les pentes et les escaliers de Montmartre, perdant
petit à petit de ses effectifs, parvint jusqu’au
Sacré Cœur qui malheureusement ne put
être envahi, où elle alluma un feu de joie, avant
que les flics ne viennent la ternir. Sous leur pression, aux alentours
de 4 heures du matin, progressivement elle se disloqua.
Cette nuit-là, ceux qui sillonnèrent les rues de
Paris le firent de façon imprévue,
incontrôlée, sans mots d’ordre,
à la façon qu’ils inventaient
eux-mêmes au fur et à mesure de leur
avancée. Ainsi, ce moment exprima aussi l’envie
hésitante mais présente de déborder le
mouvement officiel, il en fut une des manifestations pratiques,
collectives, découverte par ses acteurs de leur puissance et
de son inconnu, si attirant. Sur leur marche, personne ne disposait
seul ou en petit groupe du pouvoir, et tous conquéraient
là plus de force que jamais. Mais, l’effet de
surprise dominant, elle disparut avant qu’on s’en
saisisse. Par la suite, les tentatives de planifier d’autres
manifestations semblables échouèrent, et pas
seulement parce que les flics au courant des appels lancés
les tuaient dans l’œuf, bien plutôt parce
qu’il est des situations qui ne se planifient pas, qui ne se
provoquent pas de cette manière, c’est contraire
à leur essence. Pour autant, ce constat n’implique
pas la vanité de toute perspective d’organisation.
Au contraire, il indique en partie comment le faire et dans quel but.
La réalisation de pratiques nouvelles dépend
d’un engagement de chacun qui confère à
l’engagement de tous une qualité et un sens
impossibles sinon, parce que ce sens et sa qualité
résultent des pensées, des paroles, des actes de
tous ceux qui les élaborent, qui les expriment, qui les
décident ensemble, au moment où ils le font. Le
passage de la manifestation sauvage du 31 mars importe parce
qu’il a vérifié cette
possibilité, même si de façon furtive
parce qu’il a été à la fois
maîtrisé et perdu.
Contre la représentation dominante de l’agitation
de ce printemps 2006 en France, tout de même
fondée tant elle a effectivement et en masse
été menée pour la défense
minable d’intérêts corporatistes, au
fond déterminée par une acceptation des
conceptions qui maintiennent l’ordre social actuel en
invitant à s’y intégrer, quelques
espaces et quelques moments ont donc été
libérés, dans les faits, dont le
présent rappel démontre que cette
représentation dominante n’est que
représentation, partiale et partielle. En tant
qu’interprétation sur ce qui a eu lieu, ce rappel
est aussi représentation : entre les deux, c’est
une histoire de points de vue, de partis pris, radicalement
opposés. Pour l’un, quelque chose est
passé, qui a pris sa place dans l’ensemble et la
succession d’événements habituels, dont
des particularités éventuellement reconnues
n’importent pas, parce que leur appréhension reste
soumise à des croyances préalables
érigées en certitudes absolues. Pour
l’autre, le nôtre, il importe au contraire de
mettre l’accent sur certains faits, dans ce cas où
nous avons même été pris directement,
parce qu’il y a transparu, parce qu’il y a
été expérimenté, le passage
d’un temps différent, où ce qui est
établi est en passe de perdre son caractère
immuable, absolu. Contre l’absence de vie
revendiquée dans les cortèges massifs,
confirmations du bon ordre de la résignation habituelle
à la survie, l’insatisfaction de cette absence
s’est manifestée, la vie possible s’est
montrée. Et de la façon qui va au-delà
de tout constat isolé, de toute expression de cette
insatisfaction par la conscience esseulée, parce que des
humains s’y sont activés, collectivement,
même si très, même si trop
subrepticement. Sur la lancée des occupations de la Sorbonne
et de l’EHESS, l’AG
en lutte s’est
constituée comme si elle en prenait acte : elle a
elle-même été un
débordement, elle s’est offerte comme une
possibilité d’en approfondir le sens, en
dépassant l’immédiateté de
la rue sans en nier les aspirations brutes encore à
définir. Elle rendait possible l’affirmation de la
primauté de ces débordements, pour fonder,
élaborer par le débat de leurs auteurs leur
unité contre le mouvement officiel qui ne devait la sienne
qu’aux ennemis de la révolte. On verra que dans le
cours de son cheminement elle s’est aussi
égarée, de cette voie qu’elle avait
pourtant ouverte.
2.
Suite aux condamnations merdiatiques contre les «
casseurs », certains y ont répondu, dans les
cortèges notamment, par le lancement du slogan «
Nous sommes tous des casseurs ! ». Mais, ce ne sont
restés que des mots, dans la bouche de manifestants qui bien
souvent n’en ont pas en pratique mérité
l’honneur, qui ont bien plutôt reproduit ce vieux
paternalisme typique des degauches qui pardonnent une faute en
s’en portant responsables. Par cette proclamation, ils
n’ont en rien brisé la perception simpliste entre
bons « jeunes » et mauvais « casseurs
», ils ont plutôt amalgamé les deux en
occultant leur différence réelle qui, si elle
avait été reconnue, aurait pu les conduire
à casser eux-mêmes, à casser leurs AG
bureaucratisées, leurs défilés de
soumis, l’ensemble des cadres de leur contestation
tolérée.
Point sur le « mouvement » de
contestation du
printemps 2006 en France, dit « anti-CPE », dans
son
ensemble