Partis pris et présupposés initiaux
- Engagement
- Situer notre temps
- Le
rôle possible de l’observation
- Objet et
principes de base de notre activité d'observation
Engagement
Invitations au
Débat sur la Totalité
résulte de
l’association de quelques individus sur la base de leur
propre
insatisfaction, unis par la ferme volonté, contre une
tendance
de plus en plus générale, de ne pas la ravaler,
de ne pas
l’étouffer. Pour nous, il s’agissait
avant tout de
se tenir à ce simple engagement de départ,
fondé
sur le refus de s’oublier dans ce qui est
mensongèrement
présenté comme la vie par le radotage
ininterrompu des
haut-parleurs de supermarchés et des commentateurs
salariés.
Tout commence pour chacun dans le particulier sordide, par
l’expérience de la fade survie, des existences
séparées, de la soumission
généralisée à
l’absurdité du
travail. Au milieu de cette grisaille, la vie ne se rencontre que
rarement. L’époque est à
l’abdication. Il est
devenu exceptionnel de trouver l’écho de son
propre
dégoût sinon entaché des traces souvent
indélébiles du renoncement
désabusé. Notre
alliance s’est faite dans ce trou, au milieu de cette
misère, c’est de là que nous parlons
aujourd’hui. La conjugaison d’une colère
sûre
d’elle-même, d’une
négativité qui ne
soit pas une posture, au désir de
l’accomplissement, au
goût du jeu, est à l’origine de notre
collaboration.
Au-delà de ce quotidien qui aurait dû rester notre
seul
horizon, au-delà du particulier, nous avons voulu comprendre
de
façon la plus générale possible les
conditions
avec lesquelles nous avions à faire, nous avons voulu savoir
précisément ce avec quoi il fallait en
découdre.
Plus attentivement encore, nous devions saisir les manifestations de ce
que nous pourrions reconnaître comme la mise en cause la plus
conséquente d’un statu quo donné
quotidiennement
pour immuable. Dans le monde unifié par la marchandise, il
s’agissait de lier notre propre insatisfaction, comprise
dialectiquement comme une négativité
indissociable
d’un désir, à celle que nous pourrions
constater
à l’œuvre ailleurs. Les raisons de la
voir
s’exprimer nous paraissent nombreuses. Une, à la
base de
toutes, essentielle : nos vies nous filent entre les mains, notre temps
se perd, et, depuis le remplacement des derniers souverains par de
ternes gestionnaires, c’est dorénavant le lot de
toute
l’humanité. Ainsi, l’écart
entre ce qui peut
être vécu, qui est soigneusement
occulté, et le
peu, ou plus souvent le rien, dont il faudrait se suffire, reste
incommensurable. Voilà l’urgence qui nous lie dans
l’association que nous formons, et ce par quoi tous nous
sommes
liés au-delà de cette association ; en se
soumettant le
rapport social de l’ensemble des humains, les moyens de
communication dominants assurent la pérennité des
règles du jeu qui déterminent un tel moment, une
telle
époque.
Il n’y a pas d’accomplissement pour
l’individu seul,
le nôtre dépend essentiellement de celui de tous
les
autres pauvres en vie ici et maintenant et il passe par la suppression
de ce qui médiatise les humains contre eux. C’est
de ce
constat, aux implications immédiatement scandaleuses, que
nous
partons.
Comme éléments de
l’humanité, nous
dépendons de la révolte pratique qui a lieu
partout dans
le monde. Contre le volontarisme borné issu de la mauvaise
observation que la révolte est absente et contre
l’impuissance assumée des spectateurs de
l’immuable,
nous avons simplement voulu faire preuve d’une
conséquence
minimale : prendre connaissance de la partie en cours, et des forces en
présence, pour y prendre part ; garder l’orgueil
de
s’y confronter sans en réduire l’enjeu.
De la recherche de ce négatif, nous portons maintenant les
premiers résultats sur l’Internet. Choix hautement
contestable tant ce lieu, pour ce qui concerne le domaine du discours,
est désormais majoritairement dédié
à la
célébration du renoncement, à la
prétention
dérisoire à la maîtrise
théorique, ou plus
banalement aux salmigondis d’esclaves satisfaits. Mais
c’est pour essayer d’y faire entendre les actes
collectifs
par lesquels il nous a paru que des humains ridiculisaient une telle
indigence qui voudrait se faire passer pour le tout.
Situer
notre temps
Nous pensons qu’au moins depuis la révolution
française la nouveauté pour
l’humanité
naît de la révolte des pauvres, les pauvres
étant
ceux qui n’ont aucun pouvoir sur l’emploi de leur
vie – les seuls actes des gestionnaires (un temps
appelés
« bourgeois », dorénavant
«
décideurs », pour nous « valets parmi
les pauvres
») sont des actes de police, de conservation, principalement
des
guerres. C’est à partir de ce point de vue que
nous
essayons de situer l’époque dans laquelle nous
sommes. Il
s’agit d’un présupposé qui
peut
paraître très discutable aujourd’hui,
mais qui se
vérifiait encore aisément il y a peu, sur lequel
chacun
pouvait globalement s’entendre en prenant connaissance des
faits.
Il dit simplement que dans l’histoire,
l’initiative,
l’invention, le mouvement proviennent de la plèbe
quand
elle critique en actes la société
qu’elle
subit.
De 1793 à 1848, il aura fallu près de soixante
ans avant
de voir succéder aux acteurs anonymes de la
révolution
française une nouvelle génération de
révoltés dans le monde. De même,
cinquante ans
séparent la révolution russe des troubles les
plus
conséquents venus fissurer la glaciation de la guerre
froide,
cette mesure de gestionnaires complices. Ces périodes de gel
sont longues, même si quelques étincelles viennent
en
annoncer la fonte (1830, 1905, 1956, par exemple). Il y est
asséné la conviction que le changement
opéré, en apparence fondamental, est une
réussite,
une libération, et dès lors que la situation
n’appelle plus qu’à être
défendue. La
menace des tenants de la restauration devient le principal point
d’appui des nouveaux maîtres qui travaillent
à faire
taire la critique, à imposer le « nouveau
» mode de
penser dominant, l’idéologie qui a su prendre en
compte
certains aspects de la dispute pour y mettre fin.
Le zénith de la révolution iranienne a eu lieu il
y a 28
ans. C'est-à-dire qu’on peut
considérer, au regard
des événements négatifs qui se sont
produits
depuis, et sans vouloir faire d’analogie qui sous-entendrait
un
quelconque déterminisme, que la nature de sa
contre-révolution constitue toujours ce qui maintient la
société actuelle en l’état.
On pourrait dire
que l’on est toujours dans la contre-révolution
iranienne.
L’occultation du négatif et la glorification du
présent dans le discours dominant en sont des signes tout
à fait typiques.
Entendons-nous sur la notion de révolution. Contrairement
à l’une de ces définitions courantes,
qui lui
ôte toute la pertinence de son usage, nous ne
l’employons
pas pour désigner un changement de régime dans un
Etat
particulier. Elle est le moment où
l’idée que les
humains se font du monde change parce qu’ils sont alors les
acteurs subjectifs
de son changement effectif. Il s’agit par
conséquent d’un phénomène
sans autre limite
spatiale que tout l’espace connu, et qui concerne davantage
la
suppression du principe même d’Etat que celle de
quelques
valets ici ou là. De même, on ne peut
réduire une
révolution à son climax. Moins encore
aujourd’hui
au stade avancé de l’unification mondiale
qu’au
moment de la révolution française, elle
n’est
l’affaire de quelques heures ni de quelques jours.
De ses prémices à la fin des années 60
à
ses manifestations les plus récentes au début des
années 90, la dernière vague de
révoltes –
dont la désignation provient de son moment le plus fort : la
révolution iranienne – a
ébranlé les
puissances chargées de conserver la
société
capitaliste. L’équilibre entre capitalisme
libéral
et capitalisme d’Etat a cédé. Il
s’est
exprimé, durant l’ensemble de ce mouvement du
négatif, une aversion égale pour la colonisation
marchande accélérée et pour
l’encadrement
bureaucratique marxiste. Et elle a d’abord surgi de cette
zone du
monde qui avait été
reléguée aux oubliettes
de l’histoire dans la représentation dominante,
dans le
spectacle, qui l’unifiait alors sous l’appellation
de
tiers-monde.
L’Iran et le Nicaragua ont été les
principaux
théâtres de ce changement
d’époque.
C’est à Téhéran que des
humains semblent
s’être, ensemble, approchés au plus
près de
la prise pour objet de la totalité. De ces premiers
épicentres jusqu’aux banlieues anglaises et la
Pologne, ce
fut une charge soudaine et profonde contre le matérialisme
et
l’économisme régnants. Des pauvres,
souvent
très jeunes, imperméables aux vieilles
idéologies,
commencèrent à fracasser ce qui, en sacralisant
la
survie, les empêchait de vivre. Le prolétariat, ce
sujet
historique que les théories
« révolutionnaires »
d’antan avaient
modélisé,
n’était plus reconnaissable chez ces adolescents
pressés qui firent alors l’histoire sans parti ni
syndicat. Appelés à la rescousse,
récupérateurs religieux et gauchistes
commencèrent
quant à eux à prendre du galon.
A la fin des années 80, l’émeute
moderne devient la
marque de fabrique de cette nouvelle génération
de gueux
qui ne veut plus rien savoir des façons de voir et de faire
de
ses aînés. Ce sont l’Intifada,
l’insurrection
birmane, puis « Octobre 88 » en
Algérie,
qui
inaugurent plusieurs années d’offensive
émeutière. Les Etats d’Europe de
l’Est et
leurs voisins d’Asie centrale, qui n’appartiennent
plus
pour longtemps à l’URSS, se trouvent aux prises
avec des
agitations populaires. De toutes parts, les bureaucraties staliniennes
prennent l’eau. Le déplacement du
négatif se
confirme. Les plus importants foyers de la révolte
s’allument en Afrique (Algérie, Somalie,
Zaïre) et
dans le sous-continent indien (Bangladesh, Népal, Inde). En
Amérique du Sud, seul le Venezuela paraît
touché
par des troubles conséquents, tandis que le Moyen-Orient,
soumis
depuis la révolution en Iran à plusieurs guerres
majeures
(Iran-Iraq, Liban, Golfe, et, plus à l’est,
Afghanistan),
connaît une révolte importante avec le
soulèvement
massif contre l’Etat iraquien au cours de
l’année
1991.
Partout où elle éclate, la colère
collective
s’exprime de façon analogue. Elle n’est
pas
organisée, s’accompagne de pillages,
privilégie la
destruction plutôt que les revendications et le discours.
Mais, outre la répression directe, elle fait face
à de nouveaux ennemis, de nouvelles méthodes. De
moins en
moins contrôlée par l’Etat,
l’information
occidentale s’est trouvée une sorte
d’autonomie. Par
le biais de sa relation ou de son occultation des faits de
révolte, et à partir d’un point de vue
anti-historique, elle participe à leur
répression. Ici on
tait la portée négative des
événements mis
en lumière en les ethnicisant, on cache
l’ubiquité
des actes offensifs à l’échelle du
monde pour
grossir l’influence des particularismes et des contextes
locaux.
Là, au contraire, des insurrections sont réduites
à des détails au détour d’un
entrefilet,
alors qu’on voue par ailleurs les premières pages
aux
spectacles internationaux (chute du mur de Berlin, Tienanmen, guerre du
Golfe). Si bien que l’assaut de cette
génération de
gueux passe inaperçu pour la majeure partie des humains,
dont
ses acteurs eux-mêmes. Ce qui est dangereux pour le pouvoir
isolé n’est plus complètement
dissimulé, il
est seulement calomnié pour que plus personne ne puisse
s’y reconnaître.
L’absence de communication entre les émeutiers de
tous les
lieux du globe s’avère le principal
écueil pour ce
parti pratique. En l’état, ce sont des
observateurs qui
parlent à leur place. L’information ne joue pas
seule ce
rôle, elle passe par des intermédiaires qui, le
plus
souvent, lui doivent leur poste. Pour ce faire, les
récupérateurs marxistes,
discrédités
partout, ne font plus l’affaire. Islamistes
étatistes et
réformateurs middleclass se disputent
l’héritage.
Là où cette récupération ne
suffit pas,
quand les choses sont allées trop loin, comme sur le
continent
africain, c’est la guerre, « civile » le
plus
souvent, qui éteint les velléités
subversives.
Montée en grade et mondialisation de
l’information,
écroulement de la division des humains en classes sociales
et de
l’opposition spectaculaire issue de la
contre-révolution
russe, déplacement de la révolte et modifications
de son
expression, voilà une partie de ce qui s’est
donné
à voir dans ce grand conflit, dont la publicité
s’est révélée enjeu
à court terme et
moyen décisif.
Il se déroule, aux abords du siècle suivant, une
réorganisation du monde par ceux qui s’emploient
à
le conserver. Les nouveaux parapets sont installés, les
assaillants repoussés et renvoyés à de
prétendues particularités ethniques, raciales ou
nationales. Plus que jamais la marchandise dicte le processus
d'unification, tandis
qu’une
homogénéisation de la morale, des modes de vie,
des
mœurs, des conceptions, s’applique partout sur le
modèle de l’individu occidental dans son
quotidien. La
révolte n’est plus qu’intermittente, des
situations
insurrectionnelles ont lieu, mais, isolées, elles se
succèdent sans se trouver ; d’abord des
séries
d’émeutes au Bahreïn au milieu de la
décennie,
l’insurrection albanaise ensuite, enfin l’incendie
en
Indonésie suivi d’escarmouches prometteuses au
Yémen et en Algérie. Il se dessine un portrait de
l’insatisfaction pratique une fois la tentative marxienne de
lui
donner une unité jetée avec l’eau du
bain marxiste
: la vigueur de l’attaque ne se suffit plus à
elle-même, les perspectives ne se trouvent plus seulement
dans la
suppression d’un adversaire ni dans le passé
théorisé de la révolte, les
productions
théoriques manquent pour se forger un langage.
On peut voir l’année 2001 comme la sortie de cette
période transitoire, même si de nouveaux fronts
semblent
s’être déjà ouverts
l’année
précédente sans parvenir à une
visibilité
importante dans l’information, par exemple en Bolivie et en
Chine. Au printemps, il éclate sur le territoire
algérien
la plus forte multiplication d’émeutes et
d’affrontements contre l’Etat depuis la chute de
Suharto
trois ans auparavant à Jakarta. Deux principales vagues
offensives dans les villes et villages de Kabylie prennent pour cibles
chiens de garde et représentations étatiques. De
cette
furieuse bataille débouche une organisation partisane de la
protestation, pour ne pas dire de la révolte, tandis que
celle-ci commence à s’étendre au reste
de
l’Algérie. A travers ses gendarmes et ses
représentants de tous bords, c’est le pouvoir qui
est
attaqué et l’iniquité qui le
caractérise,
appelée « hogra » par les pauvres de cet
Etat.
Après avoir bravé la répression, la
colère
dans la rue va finir par se ritualiser. L’organisation kabyle
a
figé un discours, établi des perspectives
limitées
sans se donner les moyens de les mettre en discussion. En bon soutien
middleclass, l’information francophone algérienne
s’en est faite l’écho. D’une
mise en cause
possible de l’Etat, le mouvement s’est
dirigé vers
la seule mise en cause de la dictature de Bouteflika, qui plus est en
Kabylie, sa portée universelle s’en est ainsi
trouvée dissoute.
A la fin de la même année, alors que des
émeutes
majeures l’ont ponctuée d’Addis-Abeba
jusqu’au
Manipur, ce sont les pauvres d’Argentine qui se
soulèvent
après que l’Etat a essayé
d’éponger
ses dettes avec l’argent de leurs comptes en banque. Plus
clairement encore qu’en Algérie, c’est
toute la
représentation politique qui est rejetée. Une
nouvelle
fois en quelques mois, la révolte pousse ses acteurs
à
s’inventer une organisation propre, et, comme en
Algérie,
ils le font avec d’autres intentions que celles d’y
trouver
un simple palliatif aux encadrements traditionnels et
étatiques.
La gestion, cette trivialité que la morale
économiste
sacralise et dont elle fait le cœur indiscutable de
l’organisation sociale, n’est pas le motif de leur
communication. Au contraire, il s’agit de pratiquer la
communication une fois expurgée de ce qui la contraint en
temps
normal. Sur les ruines d’un pouvoir
méprisé, elle
se cherche, elle se découvre, lorsqu’on
décide
ensemble de la manière de la mener hors de toute
prédétermination. L’apparition de cette
préoccupation dans la pratique des pauvres en
révolte
fait de 2001 ce moment charnière, celui d’un
possible,
certes isolé alors, mais qui s’est
révélé.
2001 est aussi le moment où finit concrètement
cette
décennie de latence qui a succédé
à la fin
officielle de la guerre froide. Les attentats du 11 septembre aux
Etats-Unis donnent au terrorisme islamiste une place de choix sur la
scène du spectacle international, couronnant
l’instauration progressive d’une nouvelle
bipolarité
dans le camp de la conservation. Au moment de l’effondrement
de
l’opposition mondiale basée sur la gestion, les
islamistes
ont su être, depuis l’Iran
jusqu’à
l’Algérie, les plus sûrs
récupérateurs
de la critique en actes du matérialisme et de la
marchandise.
Moyen de gouvernance éprouvé par le
passé, depuis
la Russie tsariste du début du siècle
jusqu’à l’Italie des années
1970, le
terrorisme est, lui, mis à profit pour amplifier la menace
et,
par sa malléabilité, assurer à
l’Etat la
possibilité d’entretenir cette menace suivant son
bon
vouloir. Sur la base de cet opportun mariage, l’entreprise
totalitaire d’homogénéisation
middleclass se
poursuit sous une forme plus belliciste qu’au cours des
années 1990.
C’est le temps qui vient ensuite que nous prenons plus
directement pour objet, sur la base de cette considération
du
caractère contre-révolutionnaire de
l’époque, mais aussi à la lueur des
mouvements
sociaux qui en ont manifesté la critique. Nous le faisons
à partir d’une confrontation à
l’information
dominante qui n’est plus soumise à son rythme
quotidien,
à la consommation de ses fragments distribués au
jour le
jour, à l’entretien d’une utile
amnésie,
à la reproduction permanente de son point de vue ; mais qui,
fondée sur une hostilité
déclarée, est
pensée et méthodique.
Le
rôle
possible de l’observation
Contre les déblatérations
d’intellectuels
séparés et soumis, la publicité de la
misère, par des temps qui passaient pour glorieux, parut aux
situationnistes le moyen adéquat de s’en prendre
aux
fondements de la société marchande. Prenant la
méthode de Marx pour exemple, cette critique
s’appuya
à partir du milieu des années 1960 sur les
événements les plus récents au cours
desquels des
humains avaient sérieusement remis en question les visions
et
idéologies alors dominantes. Au cours de la
décennie
précédente, le collectif Socialisme ou Barbarie
avait
déjà su mettre en évidence le
caractère
révolutionnaire des soulèvements ouvriers dans
les pays
de l’Est de l’Europe en se basant sur des faits que
staliniens et capitalistes libéraux calomniaient, chacun
suivant
leurs propres intérêts. La démolition
du faux choix
et la révélation de la vraie
complicité des
conservateurs appelaient à sortir des dogmes existants, la
meilleure manière de le faire consistait à rendre
compte
de ce qui avait lieu dans les rues.
Les apparents héritiers de ces théoriciens
critiques
n’ont généralement gardé que
les
résultats sans se préoccuper outre mesure de la
méthode, comme les marxistes avaient
déjà pu le
faire avec la théorie de Marx. Post-situs et ultragauche,
progénitures des théories radicales de cette
génération antérieure, ont en commun
la
fâcheuse tendance de considérer que la conscience
qu’ils ont du monde prime toujours sur les
événements qui s’y produisent, en
partant du
principe que les événements du passé
expliquent
ceux à venir dans leur totalité. Niant ainsi, de
concert
avec les idéologues d’autres bords, toute
nouveauté
possible des révoltes contemporaines, quand
l’histoire
démontre pourtant qu’elle est justement, hier
comme
aujourd’hui, l’irruption de la
nouveauté.
Contre ce mépris des faits, il y eut bien, au
début des
années 1980, quelques groupes, tels Les fossoyeurs du vieux
monde et Revue
de préhistoire contemporaine, qui avaient rompu
avec l’orthodoxie marxo-situationniste alors
répandue dans
les milieux dits radicaux, qui firent la publicité de
certaines
révoltes de leur temps en s’essayant à
en
dégager les spécificités nouvelles.
Mais il
revient à la Bibliothèque
des émeutes, quelques
années plus tard, d’avoir
systématisé une
pratique de l’observation du mouvement du négatif.
Ses membres mirent au point une méthode pour prendre
connaissance des faits de révolte dans le monde à
partir
de ce qu’en rapportait l’information, «
les
médias », qui s’articulaient alors
principalement
autour de la presse écrite. Il s’agissait
d’une
observation fondée sur la prise en considération
de cette
force conservatrice en plein essor, qui s’arrogeait
à ce
moment-là le pouvoir exclusif d’organiser la
communication
au sujet des événements nouveaux pour
l’humanité. A partir d’un parti pris
radicalement
ennemi de cet observateur s’affirmant neutre, à
partir de
la compréhension des façons de voir de cet
intermédiaire en fin
d’homogénéisation, la
Bibliothèque
des émeutes entreprit
d’extirper les
faits de la part rédactionnelle des articles, de
l’interprétation journalistique qui se les
soumettait. En
recoupant les articles disponibles sur un
événement, il
apparaissait un ensemble de faits inaccessibles à partir
d’un seul d’entre eux, et un sens souvent en
contradiction
avec les conclusions qu’en tiraient leurs
rédacteurs.
Contre l’apparente illisibilité de
l’époque,
on pouvait donc se servir de cette force anti-historique qui
s’employait à cultiver cette
illisibilité, pour
savoir ce qui se jouait alors dans l’histoire des
hommes.
Ce détournement permit de mettre en évidence le
foisonnement de faits de révolte au tournant de la
décennie des années 1990, et, à partir
d’une
vue globale, l’unité de ces faits qui prenaient
pour la
majeure partie d’entre eux la forme de
l’émeute.
C’était comme si l’organisation avait
déserté le camp de l’histoire, comme si
le discours
lui-même était trop chargé des vieux
fardeaux de la
raison. Comme si le négatif, la rupture avec le quotidien
verrouillé, avec la séparation par les choses, ne
passait
plus que par le moment de l’effervescence collective, quand
la
vie se découvre dans l’émotion
partagée de
la critique en actes, quand il faut que les choses aillent vite. De ce
grand bouillonnement dont la spontanéité et
l’urgence ont fait la force et la faiblesse, n’est
pas
né un dépassement de la pratique de
l’émeute. Le commencement de communication qui
s’établissait entre émeutiers dans les
rues des
villes du monde, ne s’établissait pas entre ces
villes,
entre les émeutiers dans le monde.
L’unité de leurs
actes n’apparut clairement que dans le compte-rendu
relativement
confidentiel qu’en fit la Bibliothèque des
émeutes.
La pratique de l’observation critique semblait alors le moyen
possible de contrer les effets séparateurs de
l’information en s’affranchissant de son empire.
Pour ces observateurs, l’enjeu du moment pour
l’humanité tenait dans la question de
l’aliénation. Que fait naître la
communication des
humains ? Quelle maîtrise est possible sur la
pensée
collective ? Par quoi la communication est-elle dominée ?
Par
quoi la maîtrise de la pensée collective est-elle
rendue
impossible ?
Les premiers travaux de la Bibliothèque
des émeutes,
principalement axés sur les faits, sur leur
découverte et
leur publicité, donnèrent lieu par la suite
à des
développements théoriques. Ils furent poursuivis
par
l’Observatoire
de téléologie. Il était
question de refléter dans la conscience les puissants fracas
qui
avaient secoué, davantage en actes qu’en mots, les
digues
du parti de la conservation. Traduire cette subjectivité
radicale et soudaine, s’essayer à une proposition
d’interprétation de sa remise en cause de tout ;
des
concepts, de l’absolu, de l’infini.
A l’initiative de ce groupe, un congrès de
téléologie eut lieu à
l’automne 2002.
Certains d’entre nous y participèrent. Il y fut
beaucoup
question des derniers soulèvements importants
d’Argentine
et d’Algérie, l’une de ses principales
résolutions fut de réactiver une
activité
d’observation, abandonnée depuis la dissolution de
la B.E.
Il s’agissait de mettre en place un nouveau moyen de
détourner l’information dominante en tenant compte
de son
évolution. En 2003, d’importants
différends sur la
façon de fonctionner ensemble mirent fin à
l’élaboration commune de cette activité.
Nous l’avons poursuivie de notre côté,
en
formalisant une méthode, en acquérant des
réflexes, des connaissances générales
nécessaires, en reconstituant une organisation.
Malgré le
caractère inabouti du traitement de ce que nous avons pu
voir,
il nous a semblé important de commencer à en
faire part.
Simplement parce qu’il s’y montre
déjà un
panorama de l’époque qui
n’apparaît nulle part
sinon.
Objet
et principes de base de notre activité d'observation
S’il est important de faire part de l’ensemble de
ces
choix, conceptions et partis pris initiaux, c’est pour donner
à voir d’où nous partons. Nous
affichons nos
présupposés pour qu’ils puissent
être remis
en cause, nous affirmons notre subjectivité pour que notre
point
de vue sur les faits puisse être compris.
Faits
négatifs
Notre observation se porte sur les événements par
lesquels les humains rompent avec ce qui organise la communication
contre eux, nous considérons cette rupture comme le
début
possible du débat maîtrisé,
c’est-à-dire de la communication sur des bases
critiques.
Il s’agit d’explorer les faits de
révolte dans le
monde en pensant que s’y trouve la richesse de
l’époque, et par conséquent que
s’y jouent
les possibilités de dépasser notre propre
situation.
Au travers d’événements en apparence
séparés par des contextes particuliers se
dévoilent des tendances, des manières et des
cibles
similaires. Ce sont des actes auxquels
l’universalité de
ce qu’ils commencent à mettre en cause
confère une
dimension générique : la question
qu’ils
soulèvent et la critique qu’ils manifestent
concernent
l’humanité entière. Nous utilisons pour
cette
raison la notion de « négatif
» pour
identifier de
tels faits, estimant qu’ils sont la négation
radicale de
ce qui domine à l’échelle mondiale. En
s’affranchissant de ce qui d’ordinaire les met en
rapport,
en brisant l’organisation du quotidien, leurs auteurs
entament
une libération, accèdent à une
situation de sujet,
projettent la possibilité d’une maîtrise
collective.
Nous prenons pour objet des moments, des ouvertures. Le
négatif
ne vaut que parce qu’il dessine un dépassement,
l’accès à un approfondissement de tout,
à
une connaissance pratique. L’issue et la continuation de
chacun
de ces embryons sont très indécises. Rien
n’est
joué d’avance, on entre ici sur le terrain de
l’imprévisible, de l’oscillation, de la
colère au plaisir, du rien à
l’aspiration au tout,
de la négation immédiate aux projets les plus
ambitieux.
Suivant ce que nous avons été amenés
à
comprendre de l’époque
précédente, notre
regard s’est tourné vers
l’émeute moderne,
c’est cette manifestation collective de
l’insatisfaction
que nous avons recherchée en premier lieu. Mais nous sommes
en
quête de nouveauté, nous n’avons pas
figé
l’émeute comme la pratique idéale, elle
n’est
jusqu’ici que le minimum, le début encore
nécessaire d’un plus vaste débat. Notre
dispositif
doit laisser possible la découverte d’autres
faits, la
prise en compte d’autres types
d’événements.
Pour ce faire, il nous a semblé important de
définir les
conditions « de départ » sans lesquelles
il nous
paraît que l’événement
observé ne peut
être considéré comme un «
fait négatif
» :
Nous avons fait le choix
d’observer des actes collectifs, parce
que supérieurs en terme de possible, aux manifestations de
révolte individuelle. C’est
précisément le
lien social nouveau qui se crée dans le moment de
révolte
qui nous importe. Dans l’acte négatif, les
identités, contraintes en temps normal, commencent
à
être supprimées, les acteurs
s’identifient
désormais par rapport à ce qu’ils sont
en train de
réaliser et qu’aucun d’entre eux
n’a
prémédité. Il y a une
égalité de
base dans l’engagement entre tous les anonymes qui se
révoltent au moment de cette rencontre imprévue.
Personne
n’agit sous la contrainte. Il ne doit y avoir ni organisation
préexistante – à notre connaissance,
toutes les
organisations, existantes aujourd’hui, et en mesure
d’organiser des rassemblements, sont ennemies de la
révolte – ni hiérarchie : le choix est
libre, de
participer ou non à ce qui est mis en jeu.
Pour cela, il nous a semblé qu’en dessous de 200
protagonistes, le risque est important que cette rencontre
n’ait
pas lieu, que la plupart des participants se connaissent
déjà et qu’ils conservent pour cette
raison les
rapports et rôles qui étaient les leurs avant les
faits.
Ces actes doivent être offensifs. Il importe que soient
dépassées la défense ou la promotion
d’intérêts particuliers, liés
à
l’ordre ancien de la société ou
à la mise en
cause partielle de cet ordre qui la tolère alors, dont on
commence justement à rejeter, discuter, critiquer les
principes.
De même, il est indispensable que le rassemblement de
personnes
trouve sa raison d’être, ce qui le
définit alors
essentiellement, dans l’attaque contre une ou plusieurs
forces
conservatrices de l’ordre actuel de la
société,
voire des conceptions qui le soutiennent. L’offensive se
mesure
également à l’intensité et
à la
nature des actes de destruction, s’ils deviennent centraux en
surpassant les conditions qui les ont fait naître ou si, au
contraire, ils y restent soumis par leur faiblesse ou leur peu
d’envergure.
Etat, marchandise et information dominante sont les principales forces
autonomes qui empêchent le libre débat des humains
sur
leur vie. Personne n’échappe à leur
médiation. Chaque charge collective contre l’une
ou
l’autre de leurs représentations nous
paraît un
possible pas vers la critique de leur domination. Destructions de
bâtiments étatiques, pillages de commerces,
attaques de
journalistes, ces pratiques collectives ouvrent des brèches,
façonnent des perspectives, libèrent une
puissance
subjective. Nous retenons les émotions contemporaines qui
touchent significativement ces cibles.
Ces critères de base nous servent à
repérer un
événement dans l’information, ils nous
indiquent le
possible moment fondateur d’une communication authentique
entre
des individus, lorsque la rupture ouvre un inconnu et appelle
à
son exploration. Ils nous permettent de disqualifier des faits aux
limites rédhibitoires, par exemple les manifestations ou
grèves encadrées sans débordements
significatifs,
les protestations dans des lieux clos (mutinerie dans des prisons sans
évasion significative, protestation même violente
dans les
universités) ou des contextes confinés
(émeute
ritualisée de type altermondialiste par exemple).
On verra que si l’émeute reste un
repère essentiel
pour situer le négatif, elle vaut surtout comme moment
initial,
le débat et l’offensive pouvant ensuite prendre
d’autres formes sans perdre pour autant sa portée
subversive.
Une classification plus précise des faits
négatifs que
nous avons pu observer est disponible dans la présentation
de la
chronologie générale de la révolte sur
la période 2003-2006.
Avertissements
Il faut d’abord dire, à propos de chaque
événement que nous observons,
qu’à
l’inverse de l’expert, à
l’inverse du
spécialiste, nous ne visons pas
l’exhaustivité.
Nous avons fait le choix de privilégier une vision
d’ensemble, parfois au détriment de
l’investigation
détaillée sur un événement
particulier.
Ceci est d’abord déterminé par nos
possibilités, le temps dont nous disposons, le nombre
limité d’individus que nous sommes ; dans le cas
où
il nous serait possible de les traiter en conservant une vue globale,
nous ne sacrifierions évidemment pas des
éléments
supplémentaires potentiellement instructifs. C’est
aussi
un choix décidé à partir
d’une façon
de concevoir la pensée. Du point de vue de notre objet
d’observation, il nous a semblé plus juste
d’essayer
de saisir la révolte dans sa plus grande
généralité, pour lire le rapport entre
ses
manifestations particulières, que de se focaliser
exclusivement
sur l’une ou l’autre de ces manifestations
particulières. Contrairement à la pratique
universitaire,
nous n’isolons pas définitivement de la
totalité
l’objet de notre analyse, en s’imaginant ainsi
mieux le
comprendre. Il s’agit au contraire de conserver le tout comme
repère au risque, sinon, de se perdre dans des analyses
parcellaires. De même, l’accumulation
d’un maximum
d’informations sur un événement
particulier ne nous
semble pas le gage d’une meilleure connaissance, quand cette
quête ne connaît plus de terme et qu’elle
ne sert
qu’à repousser toujours le moment où il
faut
arrêter un avis.
Avec l’affirmation de notre parti pris à propos
des
événements dont nous rendons compte, ce souci de
considérer le général est la base
méthodologique de notre activité. Pour
l’instant,
la chronologie 2003-2006 a cette fonction de replacer, les uns par
rapport aux autres, l’ensemble des faits négatifs
observés sur la période.
Une telle exigence méthodologique n’indique pas
pour
autant une prétention à l’omniscience.
Elle demande
seulement de porter son regard au plus loin,
d’acquérir
ainsi une mesure, une capacité
d’appréciation. Ce
n’est qu’en confrontant l’ensemble des
faits
négatifs accessibles qu’on peut espérer
tracer le
plus juste portrait de ce qu’est la révolte de
l’époque. Pour autant, nous restons
dépendants de
ce que rapporte l’information dominante, de
l’orientation
de ses projecteurs, de ce qu’elle laisse dans
l’ombre.*
Nos
comptes-rendus restent, eux, relatifs à nos
présupposés d’individus
isolés. Nos efforts
pour être le plus rigoureux possible ne signifient pas la
volonté d’une recherche de
scientificité, ni celle
d’ériger un système abouti,
d’atteindre une
vérité dans la théorie.
Notre relation des faits est la plus juste possible mais nous
revendiquons ensuite l’incomplétude de nos
résultats, de nos conclusions. Ils sont propositions,
interprétations à débattre. Un tel
observatoire en
appelle d’autres, il ne se suffit pas à
lui-même,
n’entend pas se limiter au remplacement d’une
représentation par une autre. Comme arme contre la fixation
de
la représentation, contre sa fétichisation
actuelle, il
se veut avant tout moyen de communication.
Nous éviterons donc les jugements péremptoires
à
propos de ce que les faits mis en évidence nous disent,
à
propos de ce qu’il faut en déduire. La
première
étape est de rendre la visibilité de leur
unité et
de montrer que ce détournement critique de
l’information
dominante est possible. Que les catégories, les motifs, les
causes, les limites, dans lesquels elle enferme la révolte
restent relatifs à son parti pris, à ses
présupposés.
Nous veillerons également à ne pas nous
égarer
dans des interprétations fantasmées et
à signaler
quand nous mettons les pieds sur le terrain toutefois indispensable de
la spéculation.
avril 2007
*
Correction dans cette phrase le 23 août 2007
: «
ses
projecteurs » au lieu de «
ces
projecteurs ».
Partis pris et présupposés initiaux