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Février 2004 dans la wilaya d'Ouargla (Algérie)




Le 22 février 2004 à Ouargla, ville de 77 000 habitants selon Le Petit Larousse et « capitale » de la province du même nom située dans le sud-est du pays, des dizaines de personnes (« Des jeunes chômeurs, des enfants et des adolescents ») se réunissent devant le siège de la wilaya, vraisemblablement pour réitérer les revendications concernant l’emploi dans la région qu’une délégation de « jeunes » avait déjà exprimées « pacifiquement » durant la semaine écoulée. La principale consisterait à exiger l’embauche de la main d’œuvre locale par les sociétés qui gèrent l’exploitation du pétrole et qui préfèrent employer des travailleurs venus du Nord. Mais à quelques jours de la visite du chef de l’Etat, les gestionnaires d’Ouargla avaient alors fait comprendre aux chômeurs mécontents qu’il y avait plus urgent pour l’instant que leurs pénibles requêtes, qu’il fallait d’abord préparer l’accueil du président Bouteflika. Alors ce dimanche 22, la veille de l’arrivée de « Boutef » qui vient de s’annoncer candidat à sa propre succession pour les élections prévues en mars, la manifestation devant la wilaya ne reste pas pacifique longtemps. Lorsque les flics tentent de disperser les manifestants, la colère, qui ne demandait qu’un tel déclic, éclate. Les affrontements commencent avec les flics puis l’émeute prend forme.

Il faut s’imaginer une ville de province de la bureaucratie algérienne dont les responsables attendent sur leur trente et un la venue de leur chef suprême pour se faire une idée du cadre dans lequel cette émeute a lieu. Tout paraît réglé comme sur un plateau de cinéma, ou plutôt comme sur un plateau de télévision puisque le but de telles visites est la retransmission sur la chaîne d’Etat du chaleureux accueil réservé au maître de la maison Algérie par ses chiens. Ils sont censés lui faire la fête. Au centre-ville, ses portraits et des banderoles à sa gloire ornent les rues principales, les trottoirs du futur parcours présidentiel n’ont certainement jamais été aussi propres. Au milieu de ce décor factice, les jeunes manifestants mettent les pieds dans le plat. Ils s’en prennent d’abord au mobilier urbain, saccageant les lampadaires et les bancs publics. On voit d’ici la panique saisir les gestionnaires locaux devant les premières pierres lancées auxquelles répondent les premières lacrymogènes. Les deux mains sur les tempes en priant pour que tout cela n’aille pas plus loin. Sous leurs yeux, l’émotion grossit et se répand, banderoles et portraits partent en lambeaux et en flammes. Entre la mal nommée rue Che Guevara et la mal nommée rue de la Palestine, les flics s’agitent et distribuent les coups de matraque, leur zèle répressif ne fait qu’attiser davantage la rage des révoltés. Les gestionnaires endimanchés n’en verront pas plus, le siège de la wilaya est attaqué à coups de pierres, peut-être saccagé voire incendié. Et l’émeute continue, se déplace vers les commerces environnants – plusieurs seront saccagés – en ravageant le triste décor qu’elle rencontre : « Les jeunes manifestants ont détruit tout ce qui se trouvait sur leur passage et qu’ils pouvaient facilement détruire. Une rage indescriptible les animait. » Au passage, un bâtiment du groupe privé Khalifa part en fumée, plus loin deux maisons closes dont détruites. A peine arrivés en ville, les journalistes chargés de couvrir la venue de Bouteflika sont pris dans la tourmente. L’hôtel qui les abrite, propriété de la Sonatrach (entreprise publique d’exploitation des hydrocarbures), est pris d’assaut, ses fenêtres sont brisées par les jets de pierres. L’émeute commencée dans la matinée se poursuit jusqu’au soir, les flics se heurtent aux barricades enflammées érigées par les émeutiers.

Le lendemain, les journaux algériens rapportent les faits. Le Matin et La Tribune pour stigmatiser la surdité du pouvoir aux revendications légitimes des « citoyens ». Mais aussi El Moudjahid, le laquais officiel du gouvernement, qui, d’ordinaire muet sur ce type d’événements, est bien obligé ici de signaler les troubles le jour de la tournée du chef de l’Etat dont il se fait le relais fidèle, et cela pour les minimiser. Aux yeux du journaliste chargé du mensonge, il ne s’agit que d’un problème local. Les « jeunes » n’ont fait qu’exprimer leur ras-le-bol face aux défauts des procédures de recrutement dans la région. Maintenant tout va rentrer dans l’ordre essaie-t-il de se convaincre, hein ? N’est ce pas ? Car « Les Ouarglis sont toutefois conscients que la venue du Chef de l’Etat est porteuse d’espoirs certains. Connaissant les penchants de cet homme et ses efforts pour l’instauration d’un Etat fort, où règne une justice sociale, la population de Ouargla assure cependant que l’accueil d’aujourd’hui fera oublier les dérapages d’hier. » Il suffirait presque de se le répéter pour finir par y croire. Et d’ailleurs, une délégation citoyenne de Ouargla n’a-t-elle pas négocié avec le ministre des collectivités locales arrivé sur les lieux au moment de l’émeute, comme l’indique le menteur salarié de la Nouvelle République ? Ah, les biens utiles délégations citoyennes ! Ajoutez à cela un petit coup de balai sur les traces de l’émeute – la municipalité a travaillé toute la nuit à nettoyer les rues et les vitres du siège de la wilaya ont été remplacées en urgence – et il n’y a plus qu’à attendre l’arrivée du prince.

Le défilé triomphal ne se passe pas comme prévu, Bouteflika doit se contenter d’un petit parcours de 300 mètres encadré par son important dispositif de sécurité. Mais il échappe tout de même à la vindicte des émeutiers repoussés par tous les flics mobilisés autour du cortège. Alors la colère s’exprime un peu plus loin et un peu plus tard. Pendant que monsieur le président s’entretient avec le wali [1] dans la résidence de ce dernier, le commissariat à proximité est pris d’assaut et brûlé. De la même façon, les émeutiers font un sort à un centre commercial, à plusieurs maisons closes, à trois camions de la Sonatrach. Un café y passe également. Et les affrontements avec les flics reprennent.

Comme la veille l’hôtel El Ansar est caillassé parce qu’il est devenu le bunker des journaputes, deux d’entre eux échappent de peu au lynchage. Les émeutiers de Kabylie n’avaient pas habitué les journalistes à une telle critique, celui de la Nouvelle République en est tout retourné et il lui faut en chercher les raisons dans les récentes condamnations par des religieux de dessins parus dans la presse francophone : « Dans la nuit, les journalistes ont dues être escorté (sic) pour se rendre au restaurant situé à 200 mètres de l’hôtel. L’on se demande pourquoi autant de haine envers les journalistes, et si cela n’a rien avoir (sic) avec les prêches incendiaires contre les journalistes prononcées dans toutes les villes du pays ? » Mais lorsque tous les motifs d’insatisfaction se mêlent dans une telle orgie, ils n’ont plus de raison d’être isolés après coup bien à l’abri d’une salle de rédaction. Dans le moment de l’émeute moderne, Etat, marchandise et information dominante deviennent immédiatement des obstacles à ce qui est créé par la destruction, à ce qui est vécu dans l’émotion collective. Car la révolte des gueux d’Ouargla est bien de cette trempe, elle correspond dans sa forme à la rupture pratique observée par la Bibliothèque des émeutes en son temps. Elle se propage aussi et ce sont plusieurs quartiers de la ville qui s’y adonnent maintenant : « la place des Martyrs, la cité des 324-Logements et celle des 400-Logements ». Dans une zone industrielle un dépôt de boissons alcoolisées est brûlé, et dans la nuit c’est le centre des impôts qui est la proie des flammes.

On ne peut pas dire si l’émeute continue le mardi à Ouargla (ça semble être le cas) car Bouteflika, qui devait rester dans la ville, a finalement décidé de filer à Touggourt, commune voisine, et les journalistes le suivent. Malheureusement pour lui, l’émeute aussi. Les habitants de Touggourt sont déjà dans la rue à son arrivée et quand la sécurité présidentielle repousse « des nomades de la région » (Le Matin) venus soumettre une « lettre de doléances », leur réaction est immédiate. Le cortège est caillassé. La troupe présidentielle prend la tangente comme elle peut. D’autres représentations de l’Etat sont alors prises pour cible par les manifestants devenus émeutiers. Les sièges de la police, de la Sonelgaz et de la CAAR (Compagnie algérienne d’assurance et de réassurance) sont attaqués.

A Ouargla comme à Touggourt, l’émeute paraît retomber le mercredi et le jeudi. Dans la première ville, d’importants renforts policiers ont pris place et participent à la répression post-émeute, à la traque des « meneurs ». Elles entraînent de nouveaux affrontements mais apparemment moins intenses que ceux des premiers jours. Parallèlement à cette résorption de l’émeute, certains habitants s’organisent pour récupérer ce qui peut l’être, là ce sont des associations de chômeurs qui rencontrent la municipalité, ici ce sont plusieurs associations de la ville qui décident d’une marche pour exiger la libération des 70 émeutiers incarcérés. Les négociations s’avèrent complètement incongrues au beau milieu de la répression, quant à la marche prévue le jeudi 25, les flics anti-émeute dissuadent les potentiels manifestants de sortir leur nez. « La plate-forme d’Ouargla » dont on ne connaît pas encore le contenu, parvient tout de même au chef de Sûreté et au secrétaire général de la wilaya par le biais d’une délégation à qui un repas est offert. Ailleurs on ne s’est pas encore avoué vaincu. Dans la nuit du jeudi au vendredi, c’est dans les quartiers périphériques (au moins celui de Soukra) qu’on tient des barricades et qu’on résiste aux flics à coups de pierres. Au même moment, ce sont les jeunes de Mégarine, ville située à dix kilomètres de Touggourt, qui s’y mettent. Ils attaquent le siège de l’APC (mairie) dont ils ne laisseraient que des cendres, s’affrontent avec les flics présents puis avec ceux dépêchés en urgence des wilayas limitrophes. Davantage que la répression il semble que ce soient les appels au calme des élus locaux épaulés par les « sages du village » qui viennent à bout de l’émeute vers une heure du matin. Comme à Ouargla, des négociations sont promises.

Le lendemain vendredi 27 à Touggourt, les habitants organisent le barrage de la route nationale qui relie leur ville à Ouargla. Le piquet est musclé, les manifestants caillassent les véhicules qui tentent de passer. La colère n’est pas épuisée et au moins un bar est brûlé. Ce même jour, une nouvelle ville de la région se soulève. Entre Touggourt et Ouargla, dans la localité d’El Hadjira, plusieurs bâtiments publics subissent les assauts émeutiers. La mairie, le siège des impôts et un collège sont incendiés. Selon Le Matin, la colère des habitants provient du fait qu’ils n’ont pas été conviés aux négociations entamées par l’Etat avec les dits représentants de la population.

Car l’Etat ne met pas fin à l’émeute seulement par la répression directe. Deux ministres, celui « du travail et de la sécurité sociale » accompagné de celui « de l’emploi et de la solidarité nationale », ont fait le déplacement à Ouargla, apparemment ce même vendredi. Ils organisent une rencontre avec les élus locaux ainsi qu’avec une délégation de jeunes desquels ils reçoivent la plate-forme d’Ouargla. On en sait alors un peu plus sur ce qu’elle contient, visiblement des revendications pour un meilleur accès à l’emploi et pour la suppression du laissez-passer pour se rendre dans la ville voisine d’Hassi Messaoud. Les deux ministres quittent la ville après avoir assuré leur auditoire que l’ensemble de leurs doléances sera pris en compte lors du futur conseil du gouvernement prévu le jeudi 4 mars. Les gestionnaires nationaux se donnent ainsi un peu d’air et évidemment, une semaine plus tard, aucune réponse n’est donnée aux réclamations des dialoguistes d’Ouargla sinon quelques vagues réformes sans conséquences. Alors durant le week-end suivant, de nouveaux barrages de routes se mettent en place et il y a bien quelques affrontements avec les flics, mais contrairement à ce que proclame Le Matin l’émeute n’est pas de retour à Ouargla. Certains gueux se sont faits mettre par leurs pseudos représentants, leurs pseudos représentants se sont faits mettre par les gestionnaires locaux et les gestionnaires locaux se sont faits mettre par les ministres. L’indignation des enculés remplace la passion et la souveraineté des batailles de rue victorieuses. Pauvre représentant des jeunes : « Samedi après-midi, nous avons pris la décision de sortir dans la rue après que l’on a pris connaissance du compte-rendu du Conseil du gouvernement qui s’était tenu jeudi dernier. Ils se sont moqués de nous ! » Pauvre élu de l’APW : « Les décisions du gouvernement ne veulent rien dire, elles vont prendre un temps fou pour se réaliser, ce n’est pas ce que l’on attendait, c’est de la démagogie ! les ministres ont menti. »



L’Etat algérien n’est plus aussi maladroit et brutal qu’en 2001. Il a appris des révoltes qu’il a eu à subir, il sait maintenant qu’il peut compter sur l’exemple de l’après émeute de Kabylie. Si Zerhouni, le plus bourru des gestionnaires, émet encore la thèse de la manipulation pour expliquer les émeutes, Ouyahia la joue plus finement, il s’agit d’être à l’écoute ou au moins de le feindre. Officiellement il n’y a eu aucun mort durant ce mois de février pourtant très intense. Les sages, les faux représentants et les élus de l’opposition sont bien plus capables d’étouffer la révolte que les tirs à balles réelles des gendarmes. Là où il y a du citoyen, c’est-à-dire là où l’information dissidente parvient encore à imposer ce tampon entre le négatif et ce qu’il nie, on assiste à la stérilisation de l’émeute, ce sur quoi elle ouvre est tout de suite masqué par ceux qui détiennent la parole publique ou l’influence patriarcale.

Pourtant les émeutiers d’Ouargla ont fait apparaître quelques signes prometteurs pour l’avenir du négatif en Algérie. Un chauffeur de taxi de la ville interviewé par Le Matin en dévoile certains, réfutant d’abord la thèse de la manipulation : « Ils ne croient en aucun élu local ou député. Comment voulez-vous qu’ils les manipulent ? » ; puis faisant état du rapport entre les récupérateurs potentiels et les révoltés potentiels : « Les officiels ont compté sur les vieux et les notables pour canaliser les jeunes révoltés. Ils se sont trompés ; les choses ne se passent plus comme avant. Les jeunes se sont débarrassés d'une tutelle qui les a avilis. Quand les jeunes arrivent à travailler, ils sont considérés comme des esclaves. » Et de plus, comme on l’a vu, ces esclaves qui ne veulent plus l’être n’ont pas épargné la marchandise et l’information, contrairement à leurs devanciers de Kabylie.



Première rédaction en février 2005, révisé pour publication en juin 2007

1. Préfet.


Documents utilisés :

04-02-22 - El Moudjahid -- Des jeunes mécontents, protestent contre les lenteurs en matière de recrutement et d’attribution de logements
04-02-23 - AFP Algeria Interface -- Emeutes dans le sud algérien
04-02-23 - La Tribune -- Des émeutes pour l’emploi
04-02-23 - Le Matin -- L'annonce sous les émeutes
04-02-23 - Le Matin -- Ouargla brûle ses portraits   
04-02-23 - Middle East Online -- Riots in southern Algeria over job discrimination
04-02-24 - La Nouvelle République -- Après l’accueil, l’émeute
04-02-24 - Le Matin -- Le Président n'a pas eu son bain de foule à Ouargla
04-02-25 - Le Matin -- Le ministre de l'Intérieur attise le feu
04-02-25 - Le Matin -- Pas un mot sur les émeutes à l'ENTV
04-02-25 - Le Matin -- Touggourt : le cortège de Bouteflika attaqué
04-02-26 - La Tribune allAfrica.com -- A quelque chose malheur est bon
04-02-26 - Le Matin -- Emeutes à l'Est
04-02-26 - Le Matin -- Marche aujourd'hui à Ouargla
04-02-26 - Le Matin -- Zerhouni, la terre brûlée
04-02-28 - Le Matin -- Ouargla retient son souffle
04-02-28 - Le Matin -- Touggourt ne décolère pas
04-02-29 - Le Matin -- Des jeunes cassent tout à Touggourt
04-03-03 -
La Nouvelle République -- Ouvrez les yeux et regardez
04-03-08 - Le Matin -- Les émeutes reprennent à Ouargla
04-03-09 - L'Intelligent -- Scènes de violence dans des villes algériennes (journaux)
04-03-09 - Le Matin -- Vive tension à Ouargla


Aperçu des faits négatifs mineurs dans le reste de l'Algérie durant le soulèvement de février 2004 dans la wilaya d'Ouargla



    Février 2004 dans la wilaya d'Ouargla


Invitations au Débat sur la Totalité