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Le 29 janvier 2005 à Port-Soudan (Soudan)



Parmi tous les Etats africains, le Soudan est celui chargé du contrôle du plus vaste territoire. Ses 2 505 800 km² font la jonction entre les Etats arabo-musulmans du nord du continent (Egypte, Libye) et ceux de l’Afrique subsaharienne (RDC, Kenya, Ouganda). La maîtrise policière d’un tel espace est facilitée par des divisions ethniques, tribales et religieuses déterminant des groupes humains prétendument distincts suivant les zones géographiques dans lesquelles ils vivent. Les conflits entre pauvres à partir de ces divisons, qui préexistaient à la création de l’Etat soudanais « moderne » au milieu du vingtième siècle, sont depuis entretenus par ses successifs dirigeants autoritaires et intégrés à leur mode de gestion. En contribuant à la fixation de leurs motifs inessentiels, l’instabilité chronique due aux seuls affrontements militaires permet à la plus importante force en présence, l’armée régulière soudanaise, de maintenir l’ensemble des pauvres du pays sous sa domination. Plusieurs régions éloignées du pouvoir central basé à Khartoum sont ainsi embourbées dans des situations de guerre civile. Le plus important de ces conflits se déroule dans le Sud, présenté comme animiste et chrétien, face au Nord généralisé comme arabe et musulman, entre les rebelles de l’Armée populaire de libération du Soudan (APLS) et les troupes étatiques appuyés par des milices locales. Depuis 2003, un autre front s’est ouvert dans l’Ouest, au Darfour, où opère là aussi l’APLS aux côtés du « Mouvement pour la justice et l’égalité » (MJE), l’armée soudanaise y étant soutenue par les milices « arabes » de la région. Derrière les motifs ethniques et religieux de ces deux principaux foyers de guérilla, les analyses journalistiques les moins superficielles décèlent d’autres raisons, principalement économiques et politiques, comprendre : marchande et policière. Les processus de communautarisation basés sur le lien du sang, de la croyance religieuse déiste et du langage, sont désignés par certains spécialistes comme étant seulement ce qui permet d’identifier, de souder, et par là d’opposer et de séparer, non comme ce qui fonde réellement les motivations déterminant ces affrontements.

A l’intérieur du territoire soudanais, la majorité des 39 millions d’humains est donc maintenue sous la coupe d’une minorité armée, subissant par endroits la famine organisée et les massacres, à d’autres les seules humiliations du quotidien, et celle de supporter le monologue des usurpateurs militarisés. A l’extérieur du territoire soudanais, ceux qui garantissent leur survie en usurpant la parole publique ne présentent cette grande majorité que comme une sorte de matière première bonne à faire tourner la machine guerrière. A travers ce prisme, il n’y a là, pour le spectateur occidental, que barbares ou victimes au milieu d’un contexte particulier qui les détermine et les déterminera toujours. En somme, seulement une raison de soupirer en passant sur une sauvagerie incompréhensible. Si l’information internationale relaye les multiples épisodes des conflits militaires en s’en lamentant, se désolant d’un nouveau génocide dans le monde à propos du Darfour, elle n’en continue pas moins d’assurer la promotion de la prétendue réalité économique et du pouvoir séparé, ou pour le dire plus concrètement celle de la marchandise et de la police.  

Le samedi 29 janvier 2005, quelques gueux du Soudan ont semble-t-il ébauché la mise en cause du contexte qui leur est imposé. C’est dans l’Est, où la situation de guérilla n’est encore à ce moment que latente, qu’une manifestation aurait possiblement donné lieu à une émeute. La veille, le Congrès Béja, principal parti d’opposition de la zone orientale du pays, aurait appelé à défiler dans les rues de Port-Soudan. Cette coalition de leaders tribaux qui prétend représenter les populations de la région, et plus particulièrement l’ethnie Béja, a donné, au cours d’une première manifestation deux jours plus tôt, 72 heures au pouvoir central pour satisfaire une batterie de revendications concernant la politique de la santé, de l’énergie, et la répartition de la gestion dans la province de la mer Rouge. Les dirigeants du Congrès Béja se basent sur les accords de paix passés entre le régime et le Mouvement pour la libération du Soudan, la branche politique de l’APLS,  au début du mois de janvier, censés déboucher sur un partage du pouvoir ainsi que de la manne pétrolière dans le Sud, mais dont les opposants de l’Est sont écartés. Face à la lenteur du régime devant l’ultimatum, des habitants de la ville côtière de Port-Soudan sortent protester le vendredi 28 janvier. Le parti au pouvoir, le Congrès National, aurait pourtant assuré le Congrès Béja, dès le 26 janvier, de la tenue d’une réunion visant à discuter de ses réclamations. Difficile de dire par conséquent si les impatients du 28 sont vraiment encadrés par les militants régionalistes. La marche reste apparemment pacifique, bien qu’une minorité des articles recueillis signale de premiers affrontements entre flics et manifestants. Le lendemain une nouvelle manifestation a lieu, constituée de plusieurs centaines de personnes qui se dirigeraient vers le siège du gouverneur local selon les dires d’une association humanitaire. Les différentes sources disponibles divergent sur la suite des événements, les flics soudanais subiraient des jets de pierres, auxquels ils répondraient par des tirs à balles réelles. D’après les déclarations des gestionnaires soudanais, la manifestation se changerait alors en émeute, les révoltés s’attaquant à des commerces et des logements privés qu’ils pilleraient, ils incendieraient aussi des véhicules.

La porte-parole de l’ONU sur place conteste cette version des faits, récusant tout acte offensif de la part des manifestants. La façon dont les responsables de l’Etat martèlent leur douteux compte-rendu des événements pourrait bien avoir pour seul objectif de justifier les conséquences de leur répression, dont ils établissent tout de même un bilan officiel de 14 morts et 64 blessés. D’après les cadres du Congrès Béja qui nient également l’émeute, le nombre de victimes serait bien plus important et s’élèverait à 25 morts et 165 blessés, le moment le plus intense de la répression aurait eu lieu après la manifestation, avec des descentes de flics dans des habitations, des tirs dans le tas et des jets de grenades. Pour ce qui est des possibles actes négatifs, on ne peut vraisemblablement se fier à aucune de ces deux sources très partiales, congrès étatique et congrès d’opposition ; les journalistes quant à eux s’accordent pour reconnaître des manifestations qui ont dégénéré en « riots ». Car deux autres villes de l’Est seraient touchées par des événements similaires : « Les forces de sécurité déployé par Khartoum ont vivement réagit au mouvement prenant des allures d’émeute et qui se sont étendu à Kassala et Sinkat… » (Dixit l’article DW-WORLD.DE du 29 janvier, qui n’en dit pas plus sur les troubles touchant ces deux localités). Les tirs des flics ne semblent pouvoir s’expliquer par la seule impunité dont ils jouissent dans un Etat tel que le Soudan, leurs représailles après les faits laissent penser qu’ils ont bien été la cible de la colère des manifestants. Les manifestations dites « pacifiques » du 26 et du 28 n’avaient apparemment pas donné lieu à d’importantes mesures répressives, on peut par conséquent supposer que celles prises le 29 sont consécutives à une radicalisation de la protestation (en plus des tués et des blessés, il y aurait selon un bilan officieux plus d’une centaine de personnes arrêtées ce jour-là). L’instauration d’un couvre feu dans la soirée semble confirmer cette hypothèse. Par contre, la présence de pillage paraît moins probable, apparaissant ici dans la seule bouche des responsables de la répression.

Avec un rapport aussi pauvre sur les actes des protestataires, qui n’existent dans le compte-rendu de l’information dominante que comme quantité de cadavres, l’événement se retrouve noyé dans le contexte spectaculaire soudanais : un Etat particulièrement brutal, des minorités ethniques réclamant d’être reconnues et, entre les deux, les instances internationales qui font ce qu’elles peuvent. Rapidement, ce ne sont plus que ces trois figures qui se disputent le contenu de l’information. Un des principaux gestionnaires du pays, ministre de l’agriculture et secrétaire politique du parti au pouvoir, prend la tête d’une délégation qui se rend à Port-Soudan pour enquêter, négocier et promettre. Car s’il est permis de battre les pauvres en révolte en reconnaissant leurs récupérateurs comme interlocuteurs, les tirs de mitrailleuses, nécessaires dans une première phase, font mauvaise impression au niveau international pour un Etat déjà relativement mal vu. Il faut donc que les bureaucrates soudanais prennent sur eux. Dans le cadre de la circulation de la marchandise comme dans celui du contrôle policier des pauvres, il y a des règles de gestion que l’Occident middleclass entend bien faire observer. Le sermon de l’organisme Amnesty International, édifiant de fausse neutralité, rappelle ici les codes de conduite des bons gestionnaires :

« Selon les principes adoptés par la communauté internationale, les organes responsables de l’application des lois doivent mettre en place un éventail de moyens aussi large que possible et avoir recours à des moyens non violents avant de faire usage de la force ou d’armes à feu. Les agents ne doivent avoir recours aux armes à feu que si les autres moyens restent sans effet ou ne permettent pas d’escompter le résultat désiré. Les armes à feu ne doivent être utilisées contre des personnes, après avoir donné un avertissement clair, que si cela est absolument inévitable pour protéger des vies humaines et lorsque des mesures moins extrêmes sont insuffisantes pour atteindre ces objectifs. Lorsqu’ils ont recours à des armes à feu, les responsables de l’application des lois doivent respecter et préserver la vie humaine et s’efforcer de ne causer que le minimum de dommages et d’atteintes à l’intégrité physique.

« Le recours excessif et sans discrimination à la force à Port-Soudan contrevient aux normes internationales relatives au respect des droits humains, qui disposent que les forces de sécurité ne peuvent recourir intentionnellement à l’usage meurtrier d’armes à feu que si cela est absolument inévitable pour protéger des vies humaines, a ajouté Kolawole Olaniyan. Rien ne suggère que la vie des policiers ait été mise en danger par des manifestants qui n’étaient armés que de bâtons et de pierres. »

Voilà donc l’essentiel du désaccord entre les bons gouvernants occidentaux et les mauvais dictateurs africains, quelques divergences à propos de la méthode quant à leur tâche principale : contraindre les révoltés à rentrer dans le rang.


Au cours de l’année 2005, les « rebelles »  Béjas reprendront la lutte armée, s’appuyant sur le prétexte de la répression de Port-Soudan pour s’opposer à l’armée régulière et embrigader de nouvelles recrues. Le maintien du statu quo par la guerre civile s’étend ainsi à une autre partie du pays, dans ce cas c’est apparemment une réelle impulsion du négatif qui semble bien être à l’origine d’une telle extension.



Première rédaction en octobre 2005, révisé pour publication en septembre 2007


Documents utilisés :

05-01-29 - Romandie News -- Au moins 14 morts et 16 blessés dans des émeutes à Port Soudan
05-01-29 - BBC News -- Protesters die in Sudan clashes
05-01-29 - DW-WORLD.DE -- Répression au Soudan : 23 morts
05-01-29 - AP Yahoo! Actualités -- Sanglantes émeutes dans le nord du Soudan
05-01-29 - El Imparcial -- Al menos 14 muertos y 16 heridos por violencia en Sudán
05-01-29 - Turkish Press -- At least 14 killed in riots in Port Sudan
05-01-30 - Seattle Post-Intelligencer -- Sudan tribesman says 25 dead in rioting
05-01-31 - Christian Today -- Renewed Violence Erupts in East Sudan
05-01-31 - Arab News -- Eastern Sudan Tense After Deadly Riots
05-01-31 - BigNews – U.N. : More violence, disruptions in Darfur
05-01-31 - The Seattle Times -- Tribesmen say riot led to police rampage
05-01-31 - Misna Vigilance Soudan -- Port-Soudan : protestation ethnie Béja, la tension demeure haute
05-02-01 - IRIN -- Scores killed during riots in Port Sudan
05-02-15 - AFP Yahoo! News -- Sudan agrees to talk with opposition Beja Congress official





    Le 29 janvier 2005 à Port-Soudan (Soudan)

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