Une expérience d'assemblée en France au printemps 2006 – Critique de l'AG en lutte    





L’AG en lutte





1. L’occupation de la Sorbonne




Le mercredi 8 mars, 100 à 200 étudiants réunis en AG se prononcèrent pour l’occupation de la Sorbonne. A la différence des blocages d’universités déjà en cours, elle fut occupée de façon permanente : certains y passèrent la nuit ; le lendemain ils devaient être une soixantaine à garder la position. Le recteur décida la fermeture de l’université. Dans l’après-midi, des dizaines de personnes, étudiants ou non, se rassemblèrent pour soutenir les occupants, face à une entrée de la rue de la Sorbonne, côté place, à gauche de l’entrée de la chapelle cachée par un échafaudage. Tandis que des flics se déployaient dans les rues alentour, une trentaine d’autres barraient ces portes, des agents de sécurité employés de la fac postés derrière eux. Des fenêtres qui surplombent la rue, on s’interpellait entre occupants et manifestants de l’extérieur. A mesure que la nuit tombait, et que s’exprimait de part et d’autre le même désir de jonction, en bas la pression augmentait sur les flics : on se mesurait pack contre pack – dans une configuration après coup surprenante par rapport aux affrontements et aux méthodes répressives des semaines suivantes – jusqu’au nettoyage de la rue à la lacrymogène. Non sans opposer résistance, par l’érection de petites barricades rue des Ecoles et boulevard St Michel, par des jets de projectiles et le cassage de quelques mobiliers urbains, les manifestants se dispersèrent vers minuit.

Le vendredi au matin ils étaient encore une cinquantaine à occuper la Sorbonne (Un vendredi à la Sorbonne, fragments, tract signé de « Quelques occupants de la Sorbonne », le 12 mars 2006). « Après vote, nous acceptons [la] proposition [du recteur] : enlever les barricades formées dans la Sorbonne en échange de son ouverture aux étudiants. Notre part du contrat remplie, nous discutons avec les personnels administratifs présents et recevons la visite de quelques-uns de nos professeurs » (même source). Suivant ce témoignage, on sait donc qu’à ce moment, comme sans doute depuis le commencement de l’occupation, une majorité d’occupants acceptait de négocier avec ceux que d’autres auraient déjà déclaré leurs ennemis ; que leur intention était de se rassembler entre étudiants, qui plus est sans doute de la Sorbonne seulement, c'est-à-dire qu’ils en étaient encore à respecter ces règles censées régir l’appartenance à une catégorie parmi d’autres, et l’identification à cette catégorie ; en général un rapport était maintenu avec les représentants ou employés de l’autorité ; comme preuve du manque dominant de radicalité, les journalistes, qui bénéficiaient de la bienveillance de certains occupants, allaient et venaient à leur guise.

C’est à partir de l’extérieur que la situation allait changer, de l’après-midi à la nuit.

Le recteur n’ayant pas tenu sa parole – qui s’en étonne ? – une AG eut lieu au Panthéon à la mi-journée : elle décida le maintien de l’occupation, et le blocage du carrefour entre les boulevards St Germain et St Michel, « jusqu'à que la Sorbonne soit à nouveau accessible aux étudiants » – toujours cette manie de conserver les catégories imposées en s’y reconnaissant (Récit : Sorbonne, 10 mars 2006, message posté sur le site Indymedia Paris, le 12 mars 2006). Dans l’après-midi, plusieurs centaines bloquèrent l’endroit choisi, puis se dirigèrent vers l’université et surprirent les flics : un accès fut libéré par une fenêtre côté rue St Jacques, où s’engouffrèrent des manifestants. Cette intrusion modifia le rapport de force, ou même, elle l’instaura : l’augmentation du nombre d’occupants, qui n’étaient plus seulement des étudiants encartés à la Sorbonne, conféra à la situation une certaine dangerosité, absente jusque-là, qu’il restait encore à renforcer.

La rupture avec les agents de sécurité était consommée. Une AG se réunit – qui vit la tentative d’intrusion d’un grossier récupérateur, le sénateur degauche Mélenchon, fermement prié de déguerpir – au cours de laquelle « [furent] successivement votés : la souveraineté de l’AG, la résistance pacifique en cas d’intervention des forces de l’ordre et l’occupation des lieux jusqu’au retrait du CPE et l’ouverture totale de la Sorbonne aux étudiants » (Un vendredi à la Sorbonne, fragments). Outre le premier point qui laissait des perspectives d’approfondissement ouvertes, les suivants étaient autant de prises de position faibles et restrictives, puisqu’elles conservaient les principes d’une contestation défensive, revendicative, et corporatiste.

Dehors on se rassemblait en soutien. Des barrières empêchaient l’accès à la rue de la Sorbonne, on occupait la place et le tronçon du boulevard St Michel qui la borde. La circulation fut coupée d’une barricade moins rudimentaire que celle de la veille, un feu allumé. Tandis que certains faisaient face aux flics invectivés, d’autres ouvrirent des passages en tordant les tôles qui entouraient l’échafaudage. Certains s’y aventurèrent. Du toit, une poignée escalada un bout de gouttière, longea une corniche, entra par des fenêtres du troisième étage, côté rue. Une autre fenêtre, invisible d’en bas parce que donnant sur une partie de toit intérieure, offrait un accès plus facile : un certain nombre de personnes y pénétra. Il ne semble pas que l’information sur cet accès ait été transmise de façon systématique, ni par les occupants, ni par les nouveaux arrivants, même si des communications isolées s’établissaient entre gens de l’intérieur et de l’extérieur. Sans doute quelques dizaines de personnes se joignirent alors aux rangs des occupants.

Sur les bases des décisions prises par l’AG en fin d’après-midi, une certaine gestion du lieu tentait de s’organiser. Sans qu’on puisse désigner des groupes clairement déterminés, il y avait ceux qui défendaient la position définie par les déclarations citées plus haut, soit une tendance étudiante pacifique adepte des formes tolérées de contestation, plutôt représentée par la majorité des présents depuis le mercredi. Malgré elle, et grâce aux invasions imprévues de la journée, une tendance contradictoire se forma de fait, à qui il manquait encore de se définir.

Aux alentours d’une heure du matin, une nouvelle assemblée générale fut convoquée. La circulation de la parole ne dépendait pas des tours qu’aurait distribués une tribune, dont l’utilité fut négligée.   



(Passage écrit quelques jours après l’occupation, à peine modifié)

Le débat s’engage sur un mode désordonné. L’attitude qui domine n’est pas propice à l’écoute, à l’échange. Tous ceux qui devraient respecter la parole des intervenants ne se taisent pas ; certains de ceux qui interviennent ne paraissent pas vouloir alimenter un processus de réflexion collective, ils sont comme « en représentation », d’abord pour eux seuls plutôt qu’avec les autres.

Exemples d’interventions : un occupant évoque la nécessité d’une « résolution », c'est-à-dire de communiquer vers l’extérieur sur ce qui a lieu là, et d’appeler à une extension des pratiques contestatrices (« grève générale ») ; une occupante parle de la nécessité de s’approprier le lieu ; un occupant s’identifie comme venant d’une autre fac et propose de généraliser l’usage de carrés d’étoffe rouge pour symboliser la lutte contre le CPE ; une occupante intervient en tant que lycéenne ; un occupant envisage seulement l’attitude à adopter en cas d’arrestation ; un occupant s’insurge contre la présence supposée de militants syndicaux ou de partis, ceux qui pour lui prendraient jusque-là la parole pour la soumettre à des points de vue « réformistes », lui veut aller « jusqu’au bout », il dit « parler avec le cœur » ; deux occupants commencent de se mesurer verbalement, ils se menacent, s’insultent, provoquent l’intervention de plusieurs autres désireux de les séparer : à ce moment le fragile processus de débat en train de se mettre en place est perdu.

Plusieurs sont intervenus pour proposer des revendications, à propos des sans-papiers, des intermittents, du travail de nuit, qu’ils voudraient voir associées à ce qui sera décidé par ailleurs ; un enculé affirme que le plus important est d’avoir échangé, communiqué même si au final rien n’en sort ; pour prolonger le débat engagé mais qui ne peut plus se poursuivre dans les conditions d’alors, un « comité de rédaction » est créé auquel peuvent se joindre tous ceux qui le souhaitent (ce comité devrait ensuite soumettre ses résultats à une nouvelle AG prévue le lendemain dans la matinée).


       
Ce comité ne mena pas à terme son projet : d’abord interrompu par une fausse alerte aux flics qui, crue vraie, provoqua sa dislocation, il n’eut qu’à peine le temps de se reformer en partie lorsque l’évacuation policière fut entreprise effectivement, vers quatre heures du matin.

Les barricades bloquant les portes cédèrent rapidement, malgré des tentatives pour les renforcer et quelques projectiles jetés sur les flics ; la majorité des occupants se regroupa dans la cour intérieure ; puis tous sortirent repoussés jusqu’à la place et le boulevard St Michel, dont la remontée groupée vers le sud s’accompagna de quelques affrontements, cassages, nouvelles barricades de fortune. Dans cette nuit, c’était le second acte de confrontation directe, puisque l’avait précédé de quelques heures l’opposition entre manifestants de l’extérieur et flics les dispersant ; moment qui avait aussi révélé les divergences de vues entre occupants, quand certains décidèrent de bombarder l’ennemi à coups d’extincteurs, d’échelles, de chaises, d’ordinateurs, en soutien de leurs soutiens de l’extérieur, pendant que d’autres s’effarouchaient de cette violence, ou la condamnaient comme inutile, insensée, préjudiciable à leurs aspirations de merde molle.        


L’occupation était terminée. Du moment où elle s’était offerte comme situation propice à une extension du débordement, dans le cours de la journée du vendredi, trop peu de temps avait suivi pour parvenir aux premières affirmations susceptibles d’aller dans ce sens. L’intention y était, dans une volonté de maintenir la Sorbonne occupée, par davantage que des étudiants ou des individus se revendiquant en tant que tels, au-delà du week-end où cette conquête aurait pu en appeler d’autres, en provoquer d’autres. Mais alors, cette perspective n’a été ouverte que très étroitement, par l’ensemble de ceux qui étaient là, et qui n’ont pas pu, ou qui n’ont pas su, se donner les moyens pour pousser l’avantage, à ce moment – strictement, celui de l’occupation de la Sorbonne avortée.

Car dès les jours suivants, dans les rues proches ou plus éloignées, la confrontation se durcit, et l’occupation de la Sorbonne devint prémices de ce qui allait advenir comme son dépassement, à la fois réponse à ses insuffisances, et prolongement de ces paroles et de ces actes qui l’avaient parcourue comme autant d’amorces d’une critique plus profonde.





    L'AG en lutte > 1. L'occupation de la Sorbonne

<- ... ->
Invitations au Débat sur la Totalité