Une expérience
d'assemblée en France au printemps 2006 – Critique
de l'AG en lutte
2. L’occupation de l’EHESS et la
constitution de
l’AG en lutte
Origines de l’occupation
Le week-end du 18 mars, deux messages sont postés sur le
site d’Indymedia Paris Ile-de-France :
« AG ouverte à tous
:
RDV dimanche 19 à 14 h à
l’annexe de
l’ENS occupée, face au 45 rue d’Ulm,
pour une AG ouverte à tous (salariés,
chômeurs, lycéens, fainéants,
étudiants, rien-du tout) pour organiser une occupation
ouverte à tous où tout pourra être
remis en cause et plus encore. »
« Préparation d’occupation :
RV dimanche 20 mars (sic) à 14 h à
l’ENS (46 rue d’Ulm) dans la salle mise
à disposition de l’AG de la Sorbonne, pour
préparer l’ouverture d’une occupation
sur le long terme à partir de lundi. Cette occupation aura
pour but de créer un lieu de vie et de discussions,
interprofessionnel et chouette. »
Les différences de ces deux « appels »
succincts, sans doute liées à la
subjectivité et aux envies de leurs rédacteurs
respectifs, ouvraient déjà sur plusieurs
perspectives, quant au projet d’occupation – ses
buts possibles – comme à celui de permettre des
conditions nouvelles de débat – le
débat parmi d’autres activités
égales, ou le débat comme pratique centrale. Avec
le rassemblement et les premières discussions du dimanche
19, finalement tenues aux Arènes de Lutèce car
l’annexe de l’ENS ne put être investie,
ces intentions multiples furent confirmées. On
s’entendit surtout pour un second rendez-vous, le lendemain
à l’annexe de l’EHESS au 150 boulevard
Raspail, avec pour objectif une occupation dont la menée
restait à définir.
Ce lundi 20 mars, dans le cours de l’après-midi,
une première assemblée de 100 à 150
participants se tint dans l’amphithéâtre
de cette annexe de l’EHESS : on se concentra surtout sur la
question de l’occupation permanente ou non. Certains,
plutôt des étudiants de l’EHESS qui
« bloquaient » l’école,
voulaient respecter les conditions fixées en accord avec la
direction, à savoir la mise à disposition des
lieux entre 8 et 20 heures. Les nouveaux arrivants étaient
traités comme des invités qui ne pouvaient pas
faire comme chez eux : plutôt
considérés comme d’autres
étudiants – tels ceux de la Sorbonne
privés de lieu de réunion et satisfaits de cet
hébergement possible – ils auraient dû
participer et se plier aux usages déjà en place,
se soumettre à un emploi du temps défini
malgré eux. Dans certaines têtes
d’étudiants de l’EHESS,
l’élargissement de leur «
occupation
» tolérée offrait cet
intérêt d’accueillir sous leur toit un
nouvel objet d’étude. Quelle aubaine pour ces
chercheurs en herbe déjà fanée
!
Contre ces vues, d’autres, plus nombreux et
arrivés ce jour, se prononcèrent pour
l’occupation permanente. Si cette question ne fut pas
tranchée à ce moment, un comité de
participants à l’assemblée
rédigea un appel qui confirmait une des intentions de la
veille : « il s’agit moins de se
réapproprier une école que d’en faire
un lieu ouvert, sans propriétaire ni corporatisme (y compris
étudiant), où nous tenterons d’inventer
des formes de lutte adaptées à la situation
» (à
l'EHESS, AG de lutte ouverte à tous).
Une assemblée fut convoquée à 19
heures. Cet appel lui fut présenté, et elle
l’approuva, mais le débat s’engagea
à nouveau à propos de l’occupation
permanente : des opposants se manifestèrent, la question du
rapport de force à assumer fut posée.
L’heure passant l’occupation devint de fait,
soutenue par la majorité des présents ; un
semblant de vote la valida ; elle fut enfin clairement
décidée lorsque quelques profs venus pour relayer
les menaces de la direction furent insultés et
virés.
L’EHESS était occupée ;
l’assemblée AG
en lutte constituée.
La prise du lieu par l’accord sur la pratique de
l’occupation marqua une rupture, sur la base de laquelle le
débat allait tenter de se poursuivre.
Caractéristiques de l’occupation
L’occupation plaça ses acteurs, participants ou
non à l’assemblée, dans une situation
inhabituelle, immédiatement conflictuelle. En imposant
ensemble l’occupation, contre les formes de contestation
tolérées, ceux qui étaient
là prenaient position sur des bases négatives. A
ce moment, il y avait entre ceux qui composaient ce regroupement une
entente collective, sur le principe de l’occupation, dont on
peut qualifier les premières caractéristiques
comme suit :
– Elle
était permanente ;
– elle était ouverte à ceux qui
voulaient la
maintenir ;
– flics et autres représentants de
l’Etat,
employés de l’information dominante, tous ceux qui
se déclareraient ou seraient reconnus comme tels,
étaient bannis ;
(présidente et profs de l’école
prolongèrent une présence intermittente
jusqu’au mercredi, réfugiés dans un
petit bâtiment plus proche de la sortie que de
l’édifice principal où l’on
s’activait. Dès le commencement de
l’occupation le conflit avait été
déclaré ouvert avec eux, face à leur
tentative de l’interdire par les menaces
d’intervention policière qu’ils
proférèrent) ;
– l’ambiance changea, par rapport à
celles qui font
le quotidien – ces ambiances connues qui emplissent, qui
traversent l’existence de chacun, que chacun trouve
déjà établies, sur lesquelles il
n’a aucune prise véritable, sinon illusoirement
à son échelle d’individu ou du groupe
restreint qu’il forme avec d’autres, famille, amis,
militance. Ces ambiances-là conditionnent bien plus
qu’on ne les crée.
La différence fondamentale, c’est que
l’ambiance de l’occupation dépendait de
tous ceux qui la faisaient. Cette ambiance neuve, extraordinaire,
présentait deux aspects différents, voire
contradictoires. Permise par l’entente
générale sur la prise du lieu, elle
annonçait le possible renforcement d’une pratique
fondée collectivement, suivant les exigences du moment.
Même si non posé en ces termes,
c’était là un des enjeux
immédiats qui s’offraient à
l’assemblée réunie grâce
à l’occupation. Dans le même temps, la
rupture alors marquée cassait toute règle, toute
loi, toute habitude établies. Dans le contexte
général du mouvement social en cours, par ses
propres caractéristiques, cette situation créait
un possible non mis en jeu par ailleurs. Mais comme possible, il
s’agissait de le formuler, de l’explorer dans
toutes ses implications, pour s’en saisir, pour s’y
inscrire, pour faire des choix. Détruire ce possible pour
avancer.
Dans ce sens, la décision d’occuper fut le
franchissement d’un cap. Soutenue par une forte
majorité des présents du premier jour, elle les
plaça dans l’obligation stimulante
d’aller au-delà, s’ils ne voulaient pas
perdre l’avantage pris alors. Les perspectives ouvertes
n’étaient plus indifférentes, mais
comme les définir dépendait de
l’ensemble hétérogène de
ceux qui étaient là, elles n’allaient
pas non plus de soi.
Pourtant, pendant les quatre assemblées
générales tenues chaque soir au cours de
l’occupation, la question de son organisation n’a
pas été centralement
considérée. Au contraire, occupation et
assemblée se sont plutôt trouvées
dissociées. Comme causes directes de cette
séparation, qui ne la justifient pas, il y a eu que
d’autres questions occupaient les débats dans
l’assemblée ; que tous les occupants ne
participaient pas à l’assemblée ; que
tous les participants à l’assemblée
n’occupaient pas comme ils l’auraient voulu
– certains ne pouvant maintenir une présence
suffisante, pour cause de travail par exemple ; ces
raisons-là n’expliquent pas en revanche pourquoi
certains occupants boudaient l’assemblée.
Ainsi, de fait, l’assemblée n’a pas
été le moment de prises de décisions
collectives sur l’occupation. C’est un
problème, dans la mesure où
c’était l’occupation qui rendait
l’assemblée possible, et
l’assemblée s’offrait comme le moyen
d’organiser l’occupation. On s’en est
bien remis à un « comité
d’occupation », plusieurs fois
évoqué, mais qui n’a jamais
été constitué en tant que tel par
volonté de l’assemblée. Tout au plus,
il dépendait d’investissements individuels, qui
n’avaient pas d’influence unifiante sur ce qui
avait lieu. Il a donc régné une cohabitation
désordonnée d’attitudes et de
comportements sans lien entre eux, jusqu’à
l’inconciliable, c'est-à-dire qu’il eu
fallu dans certains cas parvenir à les discuter en commun,
pour les adopter ou les rejeter en commun – avec pour
conséquence éventuelle des scissions entre
occupants, peut-être jusqu’au départ de
certains. Mais puisqu’en général le
problème des modalités de l’occupation
n’a pas été affronté
collectivement par ceux qui la faisaient, on n’en est pas
arrivé là.
Peut-être que le temps est un facteur à prendre en
considération : l’occupation a trop peu
duré pour que sa menée s’organise
mieux.
Mais c’est surtout que le possible
libéré n’a été
que survolé, expérimenté dans son
immédiateté, en surface, comme l’a
montré l’ampleur prise par une certaine
dérive festive, animale, picole, joints, musiques, tags ;
pour le coup rien de nouveau, seulement l’illusion largement
dépassée que ce genre d’attitude
contiendrait quelque fond subversif.
Au final, l’acte collectif initial n’a pas
donné lieu à une organisation collective de
l’occupation, qui aurait uni sur des bases nouvelles ceux qui
étaient là, sur lesquelles ils se seraient
entendus ensemble. L’assemblée en aurait
été le moyen, qui aurait mandaté un
véritable comité d’occupation,
proposant par exemple la garde des lieux en rotation, suivant les
possibilités de chacun, ou l’entente sur certaines
règles à respecter en
commun.
Après coup, c’est donc le constat d’une
insuffisance qui domine, sur ce qu’a
été l’occupation dans sa
totalité. De façon indirecte, c’est une
première critique des insuffisances de
l’assemblée réunie grâce
à cette occasion. Car cette assemblée
générale, en principe ouverte à tous
ceux qui occupaient, et à ceux qui les soutenaient,
n’a pas su, déjà à ce
moment, trouver sa cohérence pour s’affirmer
souveraine sur la question de l’occupation, comme sur toute
autre. Dans le temps où l’occupation se
déroulait, des dispositions ont pourtant commencé
d’être prises pour ce faire : on verra
qu’elles ont manqué d’être
suffisamment soutenues ou admises, de façon collective.
L’assemblée dans l’EHESS
occupée
Déroulements de
l’assemblée
Entre le lundi 20 et le jeudi 23 mars, quatre assemblées de
19 heures se sont tenues. L’horaire
n’était pas exactement respecté, en
général, les débats
s’ouvraient aux alentours de 20 heures. Chaque soir, entre
200 et 300 participants emplissaient le seul
amphithéâtre du lieu, pour trois à
quatre heures de discussions. Tous les sièges
étaient occupés, on se serrait sur les marches
séparant les rangs du centre et des
côtés, ça débordait aux
différentes entrées. On fumait, on buvait, on se
restaurait. Tous les âges se côtoyaient, beaucoup
étaient encore encartés dans diverses
universités ; ceci dit l’intention
exprimée dès le commencement de
l’assemblée fut confirmée : ni
l’âge ni les étiquettes
collées au quotidien n’impliquèrent une
quelconque séparation entre ceux qui étaient
là, au contraire c’était cette
présence collective, en ce
lieu et à ce
moment,
qui importait.
Dès le premier jour, des modalités de
fonctionnement furent adoptées, combinaison de
règles et principes qui régirent le
déroulement des débats ultérieurs,
dans l’EHESS occupée puis après. Un
à un, on peut les expliciter ainsi :
– Contre les
modes de fonctionnements adoptés par ailleurs,
dans les AG étudiantes, il n’y avait ni
présidence, ni tribune, ni ordre du jour, ni inscription des
tours de parole ;
– libre, l’assemblée était
ouverte
à tous les avis et propositions, à la condition
qu’ils proviennent de participants désireux
« de s’organiser pour prendre part à la
bataille actuelle » (à
l’EHESS AG de lutte OUVERTE à TOUS)
;
– un consensus fort s’exprima contre la
présence des
journalistes au cours des assemblées, comme dans les locaux
occupés. Un participant fut autorisé à
poursuivre ses enregistrements sonores, bien qu’il se
justifia en expliquant vouloir « garder une
mémoire de la lutte » pourtant en cours ;
– le vote, seulement envisagé le lundi 20 au soir
pour
décider d’une occupation permanente ou non, fut
alors largement rejeté (il eut vaguement lieu, environ un
tiers des présents y prirent part), sans que son
utilité possible n’ait été
débattue – par la suite, elle ne l’a pas
plus été. En gros, les cris d’alors
« justifièrent » ce rejet par
l’amalgame de tout vote au seul moyen de conserver le
système représentatif institué, ou
parce qu’il ne servirait qu’au maintien de la
dictature d’une majorité molle ;
– peu de décisions furent donc prises par
l’assemblée, en son nom. Les cas les plus probants
furent de rédiger les appels du lundi 20 et du mercredi 22
mars (à
l’EHESS AG de lutte OUVERTE
à TOUS et 24 heures de
grève, et après :).
Sinon, les
« décisions » dépendaient de
propositions particulières peu ou pas débattues,
suivies en fonction des affinités amicales ou
idéologiques de chacun ;
– quand l’assemblée décidait
de
rédiger ces appels signés collectivement,
quelques participants se réunissaient pour parvenir
à une proposition reprenant ce qui avait
été dit au cours des débats. Celle-ci
était présentée lors de
l’assemblée suivante, soumise à ses
éventuels amendements, son rejet ou son acceptation. Du
moment qu’aucune objection n’était
exprimée avec force par un ou plusieurs participants, la
proposition était considérée
validée ;
– l’assemblée elle-même ne se
dota pas de
moyen de formalisation pour assurer une continuité
d’une réunion à l’autre, qui
dépendait donc des intervenants se lançant les
premiers ;
– pour rendre public ce qu’elle exprimait, l’AG en
lutte utilisa le site Indymedia Paris, et
diffusa des
tracts.
On voit que dans l’ensemble, l’organisation du
débat visait à la libération la plus
large de la parole, comme si l’assemblée
reconnaissait là cet enjeu central. Une forte
défiance était partagée
vis-à-vis du principe de tolérance ailleurs
conservé, lorsqu’on voit dans un «
mouvement social » l’occasion d’une
« réflexion » différente,
entre projection de films vieux et tables rondes où sont
conviés des profs qui restent des profs. Lors de la
dernière assemblée dans l’EHESS
occupée, un de ces pauvres sires qui s’essaya
à imposer sa présence fut unanimement
expulsé. Car déjà critique en
elle-même, cette libération inaugurale de la
parole laissait vraiment ouverte la perspective d’approfondir
la critique en cherchant à la formuler collectivement. Une
réelle énergie habitait
l’assemblée, dans un bouillonnement
désordonné et prometteur, qui laissait entrevoir
la possible affirmation à venir d’une puissance
sûre d’elle-même et susceptible, dans un
deuxième temps, de se révéler au monde
en tant que telle. L’heure était alors
à la découverte de cette nouveauté,
à son appropriation, aussi incertaine et
hésitante qu’étaient nombreux et
différents les participants en train de se
reconnaître, de se confronter. Tandis qu’on
n’avait pas pris la peine d’adopter la gestuelle
débilitante en vogue dans les assemblées
universitaires, par moments des applaudissements ou des cris
d’arènes prenaient le dessus ; en
général ces substituts dus à
l’incapacité de parler étaient
coupés nets, de même qu’à
plusieurs reprises certaines interventions, comme si
l’assemblée dans sa majorité,
spontanément, les jugeaient intempestives ou
inappropriées. Parfois le fil du débat se
perdait, dans des interventions qui se succédaient sans se
répondre. Il régnait alors un assez grand
déficit d’écoute, probable
conséquence inévitable dans ce genre de
situations exceptionnelles où des pauvres se trouvent
réunis pour mettre en commun et en question leurs
insatisfactions et leurs colères. Si des paroles nombreuses
annonçaient autant d’engagements pour chercher
ensemble comment « aller jusqu’au bout »,
d’autres s’enferraient aussi dans des
déclarations d’intentions, ou
d’opinions, proches de la logorrhée solitaire
– sans doute l’effet de ce manque
généralisé de débat au
quotidien ; voire, mais heureusement c’est plus rare,
symptômes de perditions confinant davantage au pathologique.
On savait aussi se taire lorsqu’on reconnaissait dans les
mots d’un autre sa pensée sur tel ou tel point
formulée. C’était une oscillation
permanente, d’un extrême à
l’autre, en passant par tous les degrés
intermédiaires, qui dépendait aussi des sujets
abordés. Certaines voix se faisaient plus entendre que
beaucoup d’autres, dont nombre restèrent muettes,
mais c’est une calomnie d’en avoir fait la preuve
d’un contrôle par de soi-disant leaders, ces
« grandes gueules » que quelques
témoins, ou non d’ailleurs, ont
dénoncé pendant et après cette
expérience d’assemblée. Si en effet il
y a eu un usage inégal de la parole, c’est bien
plutôt parce qu’il n’est pas
aisé de s’en saisir, suivant qu’on
parvienne ou non à prendre le risque de dépasser
sa réserve, suivant qu’on en ait ou non une
certaine expérience. Et l’habitude de parler au
quotidien et en public, dans un travail qui le réclame par
exemple, n’implique pas qu’on y soit plus
à même dans une configuration telle celle de
l’AG en lutte,
quand on peut s’essayer à
formuler l’essentiel. Voire au contraire, car le maniement et
le pouvoir de la parole dans la société en place
procèdent de lois et de réflexes fondamentalement
contraires à sa mise en
cause.
Cette direction-là était pourtant bien
explorée, quoique qu’on puisse dire
qu’elle l’était davantage par le fait de
la situation créée, dans sa relative
immédiateté, plutôt que dans une
volonté qui aurait été reconnue
collectivement. Ainsi, à ce moment, les principes ou
règles de fonctionnement pourtant établis ne
furent pas saisis en tant que tels par
l’assemblée, qui ne les proclama pas de
manière franche, tout en gardant encore la
possibilité de le faire. On peut attribuer cette
réserve à un certain manque de temps, ou du moins
à une occupation du temps par d’autres
impératifs. Peut-être que primait alors,
simplement – mais c’est aussi essentiel –
une espèce d’effet de surprise, plongés
qu’on était dans la nouveauté de la
situation, quand on se rencontre et on se met à parler,
à davantage que deux ou dix, sur la base de son
insatisfaction. Ce n’est pas le lieu ici de faire
l’apologie de l’instant passé, comme si
on pouvait s’en contenter en insistant positivement sur son
souvenir, mais il faut dire ce qui a eu lieu à la fois de
façon si furtive et pourtant si profonde, quand dans une
telle assemblée et tout autour d’elle, chaque
conversation qui s’engageait place au centre le
dépassement en perspective de tout ce qui fait leur vide
d’habitude, et la conservation de ce qui est là,
et l’éclatement dans l’acceptation
admise ou forcée de l’ordre des choses. Quel
changement lorsque les premiers mots échangés
signifient un accord immédiat sur les raisons
d’être là, c'est-à-dire dans
le but de les partager, de les confronter, de les définir
ensemble. D’où la soif de débat
éprouvée, comme décuplée
quand elle commence d’être, à peine,
rassasiée, quand s’offre enfin la
possibilité réelle de commencer à la
tarir. Comme ce premier jour où, lorsque
l’assemblée se termina, un grand nombre de
participants quittèrent
l’amphithéâtre pour envahir les
pièces des étages, où ils
reformèrent une assemblée, tant la situation, si
singulière, réclamait que le débat se
poursuive.
Et, si cette assemblée a été rendue
possible, il
faut dire ici que c’est grâce à tous
ceux qui
étaient là, qui l’ont nourrie par leurs
présences et par leurs mots, qui ont fait
l’ensemble de
ces moments et de ces épisodes, tour à tour
décevants, chaotiques, captivants, incertains. Si dans la
suite
de ce récit, nous en rendons compte de notre point de vue de
quelques participants, c’est pour dans un deuxième
temps
le soumettre à nos jugements critiques, qui se veulent
justement
la reconnaissance de l’ensemble de ces engagements
inhabituels et
valeureux, qui ont permis les nôtres. Nous
espérons que
d’autres engagements viendront pour leur répondre,
les
critiquer, les prolonger, les dépasser.
Domination d’une
tendance activiste sur la majeure partie des
débats
Malgré cette mise en situation propice à un
débat des plus ouverts, dès le
deuxième jour un nombre considérable
d’interventions n’a plus consisté
qu’en des propositions d’actions. Comme si, une
fois la place conquise avec le lancement réussi de
l’occupation, beaucoup ne s’y joignaient plus
qu’en considérant l’assemblée
comme un point de rassemblement grâce auquel on pouvait
réunir davantage de bras et de jambes que lors de
regroupements groupusculaires.
Sans qu’on se posât la question de leur
efficacité possible, les propositions d’actions
fusaient et s’additionnaient, et elles furent
plutôt sans suite. Parmi les modèles
d’où elles provenaient, on trouve notamment celui
de l’activisme altermondialiste plus ou moins «
black-block ».
Sur le même registre, davantage du côté
du discours que de l’action symbolique, plusieurs voix
affirmaient la nécessité de formuler des
revendications. En général, celles-ci
n’étaient pas même
déterminées par une analyse de la situation
présente, elles renvoyaient à de vieilles
« luttes » particulières, surtout
défensives, prisonnières de leurs
présupposés corporatistes ou identitaires
– sans-papiers, intermittents, étudiants encore,
et même précaires compris comme une autre
catégorie.
Ce qui dominait là, c’étaient des
certitudes sur ce qu’on était, sur « nos
» raisons de « lutter », sur la
manière dont il fallait le faire. Mais ces certitudes,
peut-être valables, n’étaient pas
véritablement mises en jeu dans
l’assemblée, parce que celle-ci
n’était pas considérée comme
le moyen
nouveau pour aller au-delà de ce dont on
était déjà convaincu, des
résultats partiels déjà obtenus, des
expériences d’échecs
déjà plusieurs fois renouvelées.
Là où l’idée de rupture
aurait dû prévaloir, y compris avec ses propres
certitudes à confronter avec celles des autres, on
s’inscrivait plutôt dans une volonté de
continuité, mais désordonnée, confuse,
tant les visées de chacun divergeaient et
s’agrégeaient les unes aux autres sans en faire le
tri ensemble.
Puisqu’il a bénéficié de
quelque publicité ici ou là, on peut mentionner
à ce propos ce texte défraîchi connu
comme « l’Appel de Raspail » :
ses auteurs
y répétaient ce qu’ils
ânonnent certainement depuis longtemps, qu’ils
racontent
sans
doute encore dans leur cuisine. Libre à eux de le faire ; le
problème ici, c’est qu’ils ont
profité de leur présence dans l’EHESS
occupée pour laisser croire que cette déjection
aurait été le produit de davantage que leurs
seules petites personnes, en entretenant une confusion certaine dans
leur façon de le présenter et de le signer.
C’est
là l’illustration vulgaire de cette
incapacité à comprendre la situation du moment,
quand continuent de primer ce genre de conceptions moisies et
l’ambition malhonnête de vouloir les
répandre, en profitant de l'occasion pour leur donner un
crédit usurpé, au détriment
d’un
investissement entier dans la pratique collective en train
d’être découverte.
Dans ce magma, au milieu de cette incohérence, un noyau se
forma cependant, qui affirma sa volonté de
s’organiser de façon collective, et du point de
vue de l’évolution de la situation dans son
ensemble. C’est de là qu’est sorti
l’appel au blocage (24
heures de grève,
et après :), qui peut
être lu de deux
manières : sur la base de ce qui avait
déjà eu lieu et d’une analyse de la
partie en cours, on envisageait quels moyens s’offraient pour
passer un cap nouveau, contre les procédés des
récupérateurs habituels qui font passer leurs
initiatives comme le cœur et le moteur de la
révolte, et on se prononçait pour le choix
tactique estimé le meilleur ; ou bien, au vu de ce
qu’allait devenir l’AG
en lutte,
évolution préfigurée par
l’ascendant activiste de la première semaine, on
s’orientait plutôt vers l’organisation
centrale d’actions isolées, suivant
qu’on les jugerait au jour le jour les plus
appropriées.
Dans cette deuxième optique, il subsistait
l’illusion qu’on pourrait agir en nombre restreint
sur le cours des événements, par le biais
d’actions ciblées vaguement soutenues par des
déclarations d’intention tout en critique
superficielle. A ce moment, quand l’évacuation de
l’EHESS plaça ses ex-occupants dans
l’incertitude, cette tournure possible ne faisait encore que
pointer. Dans le prolongement des choix les meilleurs de la
première semaine, le passage à une
étape suivante encore supérieure restait une
possibilité.
L'AG en lutte > 2. L'occupation de
l'EHESS et le constitution de l'AG en lutte