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A propos d’une note de lecture



La première réaction au texte mis en ligne à l’ouverture de debat-totalite.org en octobre 2006, Une expérience d’assemblée en France au printemps 2006 - Critique de l'AG en lutte, a été publiée le 21 octobre 2007 sur le site Téléologie ouverte [archive]. Présentée comme une note de lecture [archive], elle contient des remarques critiques sur ce texte également diffusé sous forme papier au début de l’année 2007, ainsi que quelques considérations sur notre activité d’observation de la révolte en général.

Comme il s’agit du seul écho à nous être parvenu concernant notre récit critique de cet événement, plusieurs des questionnements qu’il comporte seront l’occasion de clarifier la raison et l’objectif de notre démarche, peut-être encore trop peu développés et expliqués dans le texte tel qu’il a été rendu public à l’époque. C’est donc une interpellation bienvenue, au sujet de ces faits en particulier, et plus généralement aussi, puisque nous appelons à ce que nos publications soient discutées, mises en question, confrontées à des points de vue différents. Celle-ci l’est d’autant plus car provenant de ceux qui développent une théorie critique que nous avons reconnue comme la plus ample et la plus radicale à l’époque où nous sommes, de ce fait déterminante quant à la formation de nos propres convictions. Cependant, nous verrons, sur la base de cette proximité de point de vue, quelles divergences se dégagent des réponses que nous donnons aux mises en cause des téléologues modernes.

Il faut déjà dire que plusieurs des remarques critiques exprimées par ces lecteurs, à propos de notre appréciation de l’assemblée, nous semblent pouvoir être invalidées par le simple renvoi à ce que nous avons déjà écrit. Mais il est possible dans certains de ces cas-là que nous nous soyons mal exprimés et qu’ainsi nos positions aient pu être mal comprises. Il s’agira par conséquent de les développer ou de les reformuler quand cela nous semble nécessaire. D’autres remarques pointent par contre des défauts véritables de ce texte, comme certains de notre présentation des faits négatifs observés par le détournement de l’information dominante. Au sujet de ce que nous avons rendu public jusqu’ici, ce sont des points importants sur lesquels nous nous prononcerons.



Motifs de notre participation et de la publication du compte-rendu


Dans la deuxième et plus importante partie de cette note de lecture, intitulée « Critique », il nous est reproché une somme de prétendues inconséquences, qui se manifesteraient dans le compte-rendu que nous avons fait de cette assemblée. Elles seraient d’autant plus patentes au regard de notre activité de détournement de l’information, qui, par ailleurs, est globalement louée par les auteurs de la note – même si là aussi certaines objections sont émises.

La critique porte principalement sur la surévaluation que nous ferions de l’assemblée et du mouvement à l’intérieur duquel elle est apparue, au regard de ce que nous savons et que nous montrons par ailleurs des manifestations de la révolte à l’échelle du monde. L’assemblée et le mouvement de protestation, comme ses débordements, ne seraient notamment pas assez replacés dans leur contexte. Il nous semble que plusieurs parties du texte annulent ce premier reproche : le préambule introduit l’événement par rapport à l’époque, le « Point sur le "mouvement" de contestation du printemps 2006 en France, dit "anti-CPE", dans son ensemble » présente les origines de la protestation ainsi que les débordements auxquels elle a donné lieu, enfin la partie 2 de la critique de l’assemblée relativise fortement la négativité qui s’est alors manifestée dans les rues françaises comparativement à ce qui a lieu ailleurs dans le monde.

Notre surévaluation, et les illusions qu’elle aurait entraînées, se traduirait de deux manières, d’une part par notre « implication » dans l’événement, d’autre part par le fait d’y avoir consacré un « ouvrage volumineux », en fait un rapport d’une soixantaine de pages distribué dans quelques librairies parisiennes, trois mois après sa publication sur Internet.

Les raisons pour lesquelles nous nous sommes engagés dans cette assemblée, tout comme celles pour lesquelles nous sommes sortis dans la rue, nous paraissent avoir été exposées assez clairement dans notre compte-rendu : plusieurs débordements d’un mouvement encore effectivement réformiste nous ont laissé penser qu’il pouvait prendre un tour plus dangereux pour la société telle que nous la subissons. Nous avons jugé qu’il y avait là un possible en jeu, minime, mais tangible. Il est abusif de présenter les moments offensifs qui ont eu lieu dans les rues comme ayant été seulement décoratifs du mouvement étudiant. Aussi mineurs et insuffisants qu’ils aient pu paraître, ils n’en contenaient pas moins un début de critique des limites de ce mouvement revendicatif et pacifique. Comme l’AG en lutte a contenu, à ses débuts, la critique de l’organisation étudiante, c’est-à-dire de l’organisation officielle de la contestation, par la forme qu’elle a prise et par les exigences qui étaient les siennes.

Les téléologues modernes organisent leur argumentation à propos de notre supposée incohérence autour de l’absence de ces événements de mars-avril 2006 en France dans la chronologie de la révolte que nous avons par ailleurs mise en ligne (voir la section Ouvertures). Si nous n’y avons inclus ni les affrontements dans la rue, ni les occupations, ni l’assemblée, c’est donc que nous ne leur aurions reconnu aucune historicité. Ces lecteurs omettent de prendre en compte qu’il s’agit de deux moments distincts. C’est une chose de considérer après coup, une fois les faits de révolte terminés, qu’ils restent en deçà du niveau d’intensité et de profondeur à partir duquel nous estimons qu’un événement a sa place dans la présentation du mouvement du négatif dans le monde, ç’en est une autre lorsque ces faits sont en cours, voire qu’ils commencent. Comme nous le disons, plusieurs moments au cours du mois de mars ont révélé la volonté d’un nombre non négligeable de pauvres encadrés par l’Etat français de mettre en jeu une insatisfaction qui s’était peu, voire pas du tout, exprimée ces dernières années. Que l’antécédent d’octobre-novembre 2005, dont on a pu constater l’influence en 2006, ait été davantage offensif ne nous a pas semblé une raison de condamner absolument ce qui a affleuré au centre de Paris et en province au début du printemps suivant. Il est vrai par contre, qu’une fois le possible enterré, une fois les confrontations de rue ritualisées, nous avons estimé qu’il n’aurait pas été cohérent de faire apparaître ces faits sur un même pied d’égalité que les émeutes, à notre sens plus décisives, recensées dans la chronologie. Pour autant, il était nécessaire que ce moment, notamment du fait de la tentative d’auto-organisation auquel il a donné lieu, y figure, c’est pourquoi nous l’avons, tardivement il est vrai (le 16 octobre 2007), inscrit dans la chronologie, d’une couleur différente afin de le distinguer des autres événements qui y sont décrits. Cette distinction vaut pour le manque de négativité à s’être exprimée alors, mais également pour le moyen particulier par lequel nous avons pris connaissance de ces faits. Comme nous ne l’avons pas signalé de façon plus visible, ni sur notre page d’accueil ni sur celle qui introduit la section Ouvertures, nous comprenons que cet amendement de la chronologie, opéré cinq jours avant qu’ils ne publient leur note de lecture, ait pu échapper aux téléologues.

Les faits dont nous rendons compte habituellement nous parviennent à travers la médiation ennemie de l’information dominante, mais l’information dominante ne couvre pas tout, ne médiatise pas tout ce qui a lieu dans le monde, contrairement à ce qu’elle laisse entendre. Les téléologues modernes ont reconnu eux-mêmes que dans certains cas, le plus souvent ceux justement où des révoltés tentent d’organiser le débat entre eux, on ne peut s’en faire une idée que par d’autres moyens, car rien n’en transpirera tant que ces révoltés ne communiquent pas leurs tentatives aux autres pauvres. Nous partageons ce constat. Nous n’aurions pu passer par la critique du traitement médiatique pour juger de ce qui a eu lieu dans l’AG en lutte, parce que celle-ci est restée dans l’angle mort de l’information dominante. En tant que participants à cette expérience d’assemblée, ce constat réclamait par conséquent de prendre nous-mêmes la parole à son sujet. Ceci en phase avec l’une des raisons de notre pratique actuelle, telle que nous l’exposons pour l’ensemble de ce site : la réflexion et le discours, à partir de leurs actes, font cruellement défaut dans le camp des insatisfaits.

Il est assez étonnant de lire, de la part de gens qui ont si justement critiqué cette très forte tendance au déterminisme chez les informateurs dominants, qu’on aurait pu savoir à l’avance qu’il ne sortirait rien de bon de ces affrontements de rue comme de cette assemblée autoconvoquée, et de prouver ensuite la justesse de cette prévision une fois les faits passés, a posteriori. On ne peut prétendre au commencement d’une révolte, si infime soit-elle, en connaître les raisons, les buts, les limites indépassables, comme le font la plupart du temps ses ennemis. Simplement parce que ce ne sont plus seulement des facteurs généraux, objectifs, qui déterminent la suite, mais les auteurs de ces faits qui la décident tant qu’ils en ont la possibilité, et éventuellement ceux qui les rejoignent.

Nous avons décidé de notre participation à ce qui se passait sur la base de plusieurs critères à partir desquels nous avons reconnu qu’il y avait là du négatif, une mise en cause de ce à quoi nous sommes tous soumis au quotidien. Que d’autres aient été incapables de percevoir cette petite brèche sur le moment ne les autorise pas à railler ceux qui ont su la voir et s’y sont engouffrés. Une fois la décision prise de cet engagement, nous nous y sommes effectivement « jetés », livrés en entier, avec en tête les perspectives les plus grandes possibles. Cela ne signifie pas pour autant que nous nous soyons bercés d’illusions, y être entièrement signifiait y être avec toutes nos capacités critiques.


S’il a été révélé que la dialectique n’est pas l’explication centrale de la marche du monde, pas plus qu’une autre explication d’ailleurs, il est regrettable que ce constat mène à une dichotomie aussi simpliste que celle entre historique et anti-historique. Il manque dans cette opposition la complexité du processus, les médiations qui entrent en jeu, le passage du quotidien à l’histoire, le lien du particulier au général, le devenir historique d’un événement. Il ne s’agit pas de revenir à la vieille conception du saut de la préhistoire à l’histoire, mais d’essayer de saisir les phases par lesquelles les humains passent pour faire l’histoire. A partir de ce que nous savons des révoltes contemporaines, elle se joue pour l’instant hors des consciences de ses acteurs, qui restent maintenus séparés et isolés par les moyens de communication dominants. Seules l’observation et la synthèse théorique permettent d’en rendre compte : c’est un état de fait qui ne nous satisfait pas, nous projetons une phase supérieure de l’histoire. C’est la raison pour laquelle nous insistons sur la notion de potentiel contenu dans les faits négatifs. S’il est possible de se faire une idée de l’histoire, de son déroulement, à partir de l’observation de la révolte, il importe d’en envisager, d’en mettre en perspective, la menée subjective au-delà de la séparation de ses auteurs. Pour cela, la notion de débat, compris comme débat sur la totalité, nous paraît à l’heure actuelle la mieux à même de figurer cette nécessité d’une participation de tous, comme de signifier différents stades possibles, pour mettre en perspective le dépassement de la situation actuelle, le devenir de ce qui n’est encore qu’en puissance.

Par la publication d’un récit critique de l’événement, il n’était pas question de lui reconnaître une place primordiale dans l’histoire, mais plus simplement de donner une visibilité à ce qui a tout de même constitué à ses débuts une tentative collective d’organiser le débat sur des bases négatives qui émanaient pour une part de la rue. D’autre part, il nous a semblé qu’il était de la responsabilité de chaque participant à l’assemblée, ou au moins de chaque tendance qui s’y était manifestée, de formuler les errements, les manques, les raisons de l’échec de cette tentative, sans les attribuer entièrement au contexte a priori défavorable. Et ce d’autant plus au vu d’une des limites de la révolte actuelle lorsqu’elle commence à se poser la question de sa propre médiation : sans la prise de parole de ceux qui la font, leurs alliés possibles restent confinés à l’ignorance, à la spéculation.


Une fois ces éclaircissements apportés, nous reconnaissons que la forme sous laquelle a été publié le texte, le fait d’y avoir introduit des considérations théoriques assez importantes, sa relative longueur, son voisinage avec des événements bien plus profonds sur notre site, peuvent créer l’impression d’un traitement disproportionné. C’est un problème que nous avions à l’esprit au commencement de notre démarche, nous ne l’avons réglé qu’en partie en classant le texte dans une section à part lorsque nous avons donné au site sa structure actuelle, en avril 2007.
  

Nous dans l’assemblée


Une deuxième série de reproches traite de l’assemblée elle-même, à partir du compte-rendu que nous en faisons, et plus particulièrement de notre propre attitude en tant que participants. Nous aurions été là aussi insuffisamment critiques vis-à-vis de ce qui avait lieu.

Il faut d’abord récuser une première mise en cause concernant notre supposée crédulité à propos de la récupération de l’organisation du débat en assemblée générale qui s’opère depuis la défaite de l’insurrection argentine de 2001-2002. Le mythe ou le fétichisme de l’assemblée générale font justement partie de nos réflexions, pas tant à partir des caricatures aisément reconnaissables qui émergent à chaque événement fabriqué par les spécialistes de la protestation en France, mais bien plutôt là où cette récupération est à l’œuvre pour désamorcer des révoltes majeures, comme c’est le cas en Amérique latine. Nous abordons d’ailleurs cette question dans notre compte-rendu de la protestation des forajidos en Equateur en avril 2005, à propos de laquelle il nous semble quant à nous que les téléologues auraient eux-mêmes tendance à s’illusionner, sur la base d’appréciations visiblement approximatives, mais d’où résulte l’affirmation de jugements trop nets : en Equateur en avril 2005, nous ne soutiendrons pas comme eux qu’il s’est agi d’une insurrection, comme ils le font dans leur texte 2003-2005 du point de vue de la révolte (Le passage du Laboratoire des frondeurs), particulièrement si on compare ce qui a eu lieu alors à la situation de 2001-2002 en Argentine, ou à la Bolivie de 2003. Si nous admettons tout à fait comment des révoltés en France peuvent se gargariser par tradition d’une radicalité toute relative, il s’agit à l’inverse de ne pas prêter trop vite toutes les qualités à leurs contemporains, qui seraient forcément meilleurs parce qu’agissant hors de la gangue où nous sommes. Selon nous, en Equateur en avril 2005, les actes négatifs n’ont jamais vraiment atteint l’émeute, et la tendance assembléiste qui y a dominé a sans doute davantage été, malheureusement, celle de son mythe récupéré, qu’elle ne se serait révélée comme digne écho du mouvement des assemblées en Argentine. Nous aurions pu, si tel avait été notre objet, dénoncer la parodie d’assemblée en cours dans les universités françaises, mais il nous a paru assez peu à propos de le faire pour l’AG en lutte pour la simple et bonne raison que ce fétichisme, ce mythe, y étaient globalement absents. Ce n’était pas, loin de là, l’obstacle principal qu’a rencontré cet « assemblage de gens », et ce n’est pas non plus la raison pour laquelle cette assemblée n’a pas su réaliser ce qu’elle contenait en puissance. Nous présentons assez longuement dans notre texte pourquoi l’AG en lutte a échappé un temps à la simple imitation de l’assemblée générale « historique », par conséquent nous laissons volontiers aux téléologues modernes le soin de statuer catégoriquement, au chaud et a posteriori, sur ce qui est bon et ce qui est mauvais, sur ce qui est historique et ce qui est anti-historique.

Par la suite, il ressort de leur lecture que nous n’avons pas assez relayé le contenu des débats tenus dans l’assemblée, de même que les « actions » qu’elle a mises en œuvre. Il est vrai que nous nous sommes concentrés, quant au fond des échanges, sur ce qui nous a paru limité, rédhibitoire par rapport à l’enjeu du moment. Suivant l’orientation critique que nous avons choisie, nous avons certainement accordé trop peu de place à ce qui s’est dit comme à ce qui s’est fait d’excitant, de décisif, de critique. Comme le fond des débats a considérablement régressé avec l’évolution de l’assemblée, et parce qu’il a beaucoup oscillé, il était difficile d’en rendre compte sans lui donner l’apparence d’une homogénéité, et sans risquer de mettre exagérément en valeur des moments qui n’ont été que trop rares. De même lorsque nous critiquons la tendance activiste un temps apparue, il ne s’agissait pas de condamner la totalité des quelques actions qui ont émané de l’assemblée, seulement de montrer la vacuité de l’agitation pour l’agitation. Si les opérations élaborées par les participants à l’assemblée ne paraissent pas dans notre compte-rendu, c’est qu’il ne nous semblait ni adroit ni prudent d’en faire état dans un document public.

Il est assez amusant que, pour appuyer l’idée de cette illusion dans laquelle nous nous serions fourvoyés en participant à l’assemblée, les téléologues répètent ce que nous disons dans notre critique en la présentant comme un « dépôt » du mouvement de protestation plutôt que comme son dépassement, à la différence près qu’il s’agit selon eux de la nature de l’assemblée de son début à sa fin. Une nouvelle fois, l’étonnante incapacité à analyser un événement dans son processus, dans son évolution dans le temps, dans le rapport de forces qui le détermine, en tenant compte de la responsabilité de ses acteurs, donne lieu à une condamnation stérile, en bloc. Voilà un événement mauvais dès le départ, auquel il était inconcevable de se mêler, à propos duquel, si l’on avait fait l’erreur de s’y commettre, il aurait mieux valu se taire, et si là aussi l’on n’avait pas su résister à la tentation, au moins en dire beaucoup moins. Etablir un jugement de l’événement dans son ensemble n’exonère pas de reconnaître l’opposition qui s’y est montrée à un moment donné et qui a finalement abouti à son échec, nous-mêmes avons reconnu que le devenir middleclass de l’assemblée était l’axe par lequel il s’agissait de rendre compte au final de l’événement dans sa globalité, pour autant il fallait saisir comment ce devenir s’était opéré.

Il est facile de ne voir là que « teuf », « semi-squat », regroupement de marginaux, comme l’information l’a fait à propos de l’occupation de l’EHESS, mais il pourrait l’être tout autant pour réduire nombre de situations dans le monde quand les pauvres, dont nous sommes, commencent à rompre avec leur misère habituelle. Cette rupture n’est pas toujours, loin s’en faut, un passage immédiat à la richesse, à la révélation des qualités de chacun, à l’explosion des capacités critiques. Il s’y montre davantage une contradiction, un paradoxe pourrait-on dire, entre ce qui constituait la survie de tous ces gens jusque-là et ce qu’ils commencent à découvrir alors. C’est dans une certaine mesure ce à quoi on a pu assister dans la situation exceptionnelle, sinon nouvelle, créée au cours de ce printemps, une oscillation entre les façons de penser dominantes et des ouvertures vers leur mise en cause. Nous avons fait le constat par la suite que les premières ont progressivement pris le dessus, annulant par conséquent ce qui faisait tout l’intérêt de l’assemblée. Ce constat est certainement advenu trop tard, ou plutôt l’une des conséquences de ce constat, c’est-à-dire notre départ de l’assemblée, a peut-être trop tardé. Il nous a paru nécessaire, avant d’en arriver là, d’en avoir le cœur net. Le texte Une assemblée ?, distribué dans l’assemblée le 12 avril 2006, qui peut aussi être lu comme une exhortation, a permis cette ultime vérification. A ce sujet, lorsque nous critiquons les limites théoriques et critiques dont nous avons constaté l’apparition dans l’assemblée, jusqu’à leur domination stérile, nulle part nous ne reprochons aux autres participants d’avoir été « tributaires de pensées qui ne sont pas neuves », comme nos lecteurs l’interprètent – et où ils paraissent suggérer que nous-mêmes nous prévaudrions au contraire d’une nouveauté de notre pensée, mais usurpée en quelque sorte, parce qu’émanant d’eux à l’origine. Premièrement, ce n’est pas ce que nous disons : dans cette partie de notre critique, nous mettons l’accent sur cette tendance qui s’est fortement manifestée contre la poursuite et l’approfondissement du débat, qui consistait à rabâcher de vieux présupposés, de vieilles positions, quand ce genre de certitudes satisfaites et insuffisantes prend le pas sur la possibilité et la nécessité du débat. Deuxièmement, si nous nous sommes opposés à cette tendance, ce n’était pas seulement au nom de nos propres convictions théoriques, en effet principalement influencées par les positions développées par les téléologues, c’était justement dans la perspective que soient approfondis les principes de base d’une organisation du débat le plus libre.

Avant que nous la quittions, notre degré d’intervention à l’assemblée a été celui de participants réguliers. Le sens et le ton général de nos propositions peuvent être déduits des deux textes délivrés à l’assemblée et reproduits dans notre récit critique. On ne peut pas pour autant résumer notre participation à cela, tant que du possible nous paraissait encore ouvert, nous avons accepté de cohabiter avec des manières de faire et de voir qui n’étaient pas exactement les nôtres, jugeant alors que cette confrontation était plutôt bienvenue tant qu’elle se déroulait dans le cadre d’un débat ouvert et mû par l’insatisfaction de ses participants. Lors d’une première phase, nous avons donc fait des compromis. Il faut ici, pour évacuer la teneur péjorative du terme, le distinguer d’abord de la compromission qui équivaut à trahir irrémédiablement ses convictions, et affirmer que nous faisons tous les jours, tout le temps, des compromis, en prenant part à une société dont nous rejetons les croyances et les pratiques dominantes – la répudiation du travail et de la survie, la même actuellement qu’avant et pendant le printemps 2006, ne suffit pas à nous en affranchir. « (…) il faut garder à l’esprit que toute expression publique, même la présente, est écrite en langue ennemie. Un personnage, une théorie, une œuvre, un constat, dès qu’ils ambitionnent d’être connus par tous les insatisfaits, sont contraints d’utiliser les moyens de communication ennemie, et s’y conforment. »[1] Effectivement. Il y a bien sûr, au cours d’un événement tel que celui décrit, un temps pour le compromis et un temps pour l’intransigeance, il y a des choix à faire, des limites à définir en fonction de nos principes, en fonction de nos buts. A ce propos, il est important de reformuler ce qui n’était certainement pas assez clair dans notre texte concernant l’utilisation éventuelle de l’information dominante : nous, auteurs d’Invitations au Débat sur la Totalité, ne nous affichons pas de notre gré dans l’information dominante, pas plus sur Indymédia, que nous avons identifié comme en faisant partie, qu’ailleurs. Il est vrai que notre formulation (« On ne peut paraître dans l’information dominante qu’en ennemi de l’information dominante (…) ») pouvait prêter à confusion. Puisque ces lecteurs s’appuient sur cette phrase pour remarquer une nouvelle fois nos carences critiques, omettant de prendre en compte un chapitre entier du texte contre ce travers si courant consistant à considérer l’information comme neutre et son usage comme envisageable, il faut également dire que nous, auteurs d’Invitations au Débat sur la Totalité, refusons tout contact avec des journalistes quels qu’ils soient. On pourrait se demander au passage si « l’habitude soumise qu’a instituée la presse depuis cinquante ans » fut à l’origine de l’envoi aux informateurs, que les bibliothécaires signalaient dans leur bulletin n°4, d’un des bulletins de la Bibliothèques des émeutes. Une telle démarche, quelque intention qu’elle ait eue, choque notre propre intransigeance. Pour autant, nous ne franchissons pas ce cap de juger entièrement, sur la base de ce qui ne paraît qu’un égarement momentané, ceux-là mêmes qui exprimaient de si franches positions par ailleurs.

L’assemblée à laquelle nous avons participé utilisait Indymédia. Après avoir pointé au cours des débats le manque de discernement d’une telle démarche, nous nous sommes pliés à un semblant d’avis général la tolérant. Si dérangeante qu’elle pouvait être, nous avons décidé qu’elle ne constituait pas alors centralement un motif de rupture avec les autres participants. Nous parlons dans notre compte-rendu de l’utilisation tactique d’Indymédia par les protestataires au cours du mouvement, nous donnons des exemples de cette utilisation, c’est un état de fait que nous avons constaté. Nous remarquons également qu’avant la constitution de l’AG en lutte ce site a permis de créer une unité, un moyen de communication pour la frange la plus radicale du mouvement, qui n’en disposait alors pas. Au stade de la constitution de l’assemblée, cette utilisation, déjà bien entendu si problématique, n’avait plus raison d’être : la communication pouvait s’établir directement, sans intermédiaire, dans l’assemblée, et l’assemblée aurait dû se doter d’un moyen propre pour communiquer vers l’extérieur. Dans notre texte, le développement intitulé « Incompatibilité d’une assemblée souveraine et d’une médiation extérieure » consiste principalement en la critique de cette continuation insensée d’un usage tactique des médias dits alternatifs, de ce que nous avons généralisé sous le terme « médiation extérieure », entendue comme celle laissée à des intermédiaires dans un moment où ils ont commencé d’être supprimés dans une tentative d’organisation de la parole. Il faut être sacrément gonflé pour nous attribuer sur cette base une sorte de crédulité à propos d’Indymédia, en isolant une phrase, voire seulement le mot « tactique », d’un développement tout de même très explicite. Si la tactique gêne tant ces lecteurs, qu’ils s’interrogent sur leur utilisation d’Internet, sur leur « association loi 1901 », sur leurs choix de survie, ils verront peut-être que les questions « tactiques » ne leur sont pas si étrangères que ce qu’ils voudraient aujourd’hui laisser penser. Enfin nous n’avons pas ressenti le besoin d’évoquer la censure d’Indymédia Argentine en 2001, dont nous avions effectivement eu connaissance, pour critiquer Indymédia en général sans rien lui épargner, comme il est possible de s’en convaincre à la lecture, donc, de ce que nous avons déjà écrit. Et pour ce qui est de notre référence à l’Argentine, si nous n’avons pas non plus parlé de l’escrache, c’est parce que nous nous sommes concentrés sur la question de l’assemblée en général ; mais nous ne mettons pas sur le même plan l’expérience de 2006 en France et le mouvement de 2001-2002 en Argentine, comme pour identifier l’une et l’autre. Sinon, les téléologues ont raison à propos des coupures de route : dans la brève évocation que nous en faisons, nous avons omis de faire état de ce qu’étaient devenues les organisations piqueteros en 2001, c’est un tort.


Au final, sur l’ensemble de ces commentaires à propos de l’assemblée et ce que nous en avons dit, il s’opère une sorte de glissement de la « reconnaissance » initiale à la phrase de clôture, où l’intérêt manifesté au commencement, pour notre démarche et notre discours, se trouve finalement fortement tempéré, révisé, voire annulé en entier, parce qu’en quelque sorte, nous n’aurions usé du point de vue téléologique que pour donner une importance fallacieuse à un événement qui ne le méritait en rien. Mais le problème, c’est qu’ainsi la part critique de notre texte, qui en fait l’essentiel, a disparu, sinon qu’elle sert indirectement à étayer la condamnation que les téléologues prononcent eux-mêmes contre l’assemblée, et contre ce qui n’apparaît plus que comme nos exclusifs manquements critiques à son égard.

Nous savions au commencement de notre démarche le risque de démesure que comportait l’association d’un compte-rendu de faits, auxquels nous avions participé et dont nous reconnaissons le caractère mineur, avec la présentation de propositions théoriques générales les dépassant largement. Mais il était nécessaire, dès ce texte, une fois la décision prise de rendre compte de ce qui avait eu lieu, d’expliciter plus largement nos positions, notre point de vue, d’annoncer ainsi « d’où » nous parlions, tel que le développe et l’étaye ce que nous avons ensuite commencé, et continuons, à rendre public. Ces lignes pourraient donc servir d’avertissement rétroactif, contre cet effet de disproportion.

A la suite de cette expérience d’assemblée, nous avons voulu la relater et la critiquer, surtout parce que par elle, au final et malheureusement, d’une part nous avons pris acte directement d’un certain nombre d’habitudes et de réflexes qui peuvent encore scléroser les consciences contemporaines, les éloigner de toute disposition au débat, et cela même dans une situation en partie propice à sa menée, pour s’essayer d’autre part à analyser de quoi procèdent ces limitations, dans l’intention qu’elles soient surmontées, du point de vue des mises en cause plus franches et plus entières qui secouent le monde, avec aussi à l’esprit ce qui fait défaut dans la plupart de ces cas-là.



A propos de notre activité d’observation


Au sujet de notre activité d’observation, et de la présentation de ses résultats, les téléologues relèvent à juste titre une carence problématique, à savoir que nous n’offrons pas la possibilité à ceux qui nous lisent de consulter nos sources, en tant qu’instrument nécessaire à la possibilité de critiquer ce que nous élaborons nous-mêmes à partir de leur traitement. Lorsque nous avons conçu ce site, nous nous sommes posé la question de cette mise à disposition, sans trouver de solutions satisfaisantes et exécutables à ce moment. Nous avons fait le choix d’accorder la priorité à la présentation de ces premiers résultats, d’abord par le rapport chronologique général pour la période 2003-2006, puis par l’examen plus détaillé d’un certain nombre de faits et de situations contenus dans ce rapport. C’est là la phase en cours où nous en sommes à cette date.

Nous envisageons de remédier à cette carence, mais nous n’avons pas encore déterminé par quel moyen, ni sous quelle forme.

Il ne s’agit pas d’évacuer ce problème central. Mais dans les comptes-rendus que nous livrons jusqu’ici, nous attachons une attention toute particulière à retracer les déroulements des faits, d’après les sources que nous recoupons. Ainsi, nous veillons à une précision généralement absente de n’importe laquelle de ces sources prise indépendamment des autres, et même si ce qui se trouve retracé est aussi conditionné par nos jugements. Comme il nous paraît primordial que ce que les actes de révolte manifestent vienne au centre de tout, nous voulons que les actes des révoltés, tel que nous les présentons, constituent la base et le commencement de ce que nous montrons à chaque fois, et disons à partir d’eux. De la sorte, il nous paraît tout de même possible que ceux qui en prennent connaissance extraient ce qu’il en est des faits, par rapport aux interprétations que nous en proposons, pour former leurs propres appréciations sur les uns, et pour discuter les secondes. Si celles-ci peuvent paraître parfois limitées, à ce stade où, en effet, des mises en perspectives plus générales font encore défaut, c’est aussi parce que nous jugeons nécessaire d’atteindre une compréhension suffisante de certaines particularités, de certaines spécificités, des contextes où les mouvements de révolte interviennent. Et ce serait peut-être en cela, quoique nous ne saisissions pas bien cette assertion, que nos rapports sur les faits ressembleraient seulement à des articles de journaux d’opposition – on se demande bien de quels journaux d’opposition il est ici question.

Tant que le monde demeure sous la coupe d’une communication dominante dont les moyens et les contenus annihilent tout horizon historique, il est aujourd’hui crucial de rendre ainsi visible ce qui ne l’est pas. Il ne s’agit pas de « laisser aux révoltés dans le monde le soin d’inviter au "débat" » [*], nous pensons et nous disons que leurs actes constituent autant d’invitations au débat – pour leurs acteurs eux-mêmes, entre eux, et pour l’ensemble des humains –, les plus engageantes, et qu’il s’agit avant tout de les considérer en tant que tels, par leur charge négative, parce qu’ils dérèglent le prétendu immuable, cet ordre issu des phases antérieures du débat, où il a été accaparé pour l’interdire, pour faire croire à son achèvement.


A partir et au-delà de notre activité d’observation, et à propos de la téléologie moderne et de ses théoriciens


Sur la base de cette mise en évidence de la révolte contemporaine, nous essayons de saisir ce qui fait sa qualité unique, ce en quoi elle place ses acteurs à l’avant-garde du monde, mais qui s’avère dans le même temps ce qui cesse d’être, atteint un certain point, le « guide » de leur pratique. C’est ce que nous avons voulu aborder lorsque « nous avançons qu’un des points communs à toute révolte, qui participe à la définition actuelle de son essence, c’est l’aspiration des humains à se défaire, chacun et tous, de tout ce qui les détermine malgré eux, des conditions qui leur sont faites malgré eux », en établissant le lien entre cette proposition et ce qu’elle pourrait impliquer comme principes pratiques pour dépasser les limites de la révolte en général. Et au passage, cette banalité de base ne saurait s’appliquer à des mouvements sociaux entièrement soumis à l’expression et à la défense de revendications réformistes, d’étudiants ou de syndicalistes.

A propos du but, il était certainement maladroit d’utiliser ce terme pour désigner ce phénomène propre aux manifestations de révolte à l’époque actuelle, lorsque ses protagonistes commencent à s’affranchir de ce qui les détermine malgré eux. Disons plutôt qu’un tel affranchissement permet de définir des moyens, une ligne de conduite, des principes, sur la base desquels la question du but peut se poser et se débattre collectivement. C’est plus exactement ce que nous voulions dire, sans pour autant fixer cette exigence des moyens et des conditions comme un but satisfaisant, comme un état intermédiaire dont on se contenterait et qui tairait alors la question primordiale du but. Nous abordons plus directement cette question dans la dernière partie du texte, « Invitation au débat sur la totalité », avec retenue il est vrai : « Si la pratique maîtrisée du débat importe, c’est parce qu’elle est le moyen pour poser et discuter la question du but. But dont on pourrait donner une formulation prudente et provisoire : résoudre toute l’insatisfaction. » Nous n’en sommes que là sur cette notion, dont nous reconnaissons le caractère essentiel pour appuyer le parti de la révolte dans le monde, mais qu’il nous semble nécessaire de manier aussi avec réserve, d’une part parce que la définition du contenu ne dépend pas seulement de nos consciences isolées, d’autre part parce que nous n’anticipons pas sur l’inconnu qui s’ouvrirait dans le cas où les conditions de sa prise pour objet collective seraient réunies. A ce sujet, la modestie qui nous est par ailleurs reprochée nous semble donc plutôt à propos. La proposition « tout accomplir », que nous pourrions reprendre à notre compte, dit beaucoup et très peu à la fois, se prononcer sur le but ultime comprend ce problème de se cantonner à l’énonciation abstraite, comme celui, inverse, de poser des limites dans une représentation vulgaire, triviale.

A ce propos d’ailleurs, c’est mal nous lire que de suggérer que nous aurions plaqué l’analyse téléologique des assemblées argentines sur ce qu’a été l’AG en lutte, nous ne disons pas que le but de cette assemblée était de trouver son propre but. Par contre, effectivement, contre les multiples explications causales de la révolte diffusées par ses ennemis, nous avons voulu montrer que la question du but est l’orientation par laquelle les révoltés peuvent prendre et garder l’initiative, en dépassant les supposées limites dans lesquelles on voudrait les contraindre. Dans notre texte, nous faisons intervenir cette réflexion pour critiquer la reprise de l’appellation « précaires » dans l’assemblée, censée pour certains identifier ceux qui la constituaient.


Suivant la formulation générale que nous en donnons – résoudre toute l’insatisfaction –, atteindre ce but, à l’échelle de nos vies, pour l’humanité ici et maintenant, est ce projet suprême par rapport auquel nous envisageons la révolte. Ce serait là une autre façon de dire sa qualité unique, que par elle seule dans le monde la possibilité que ce projet se réalise est mise en jeu, pratiquement.

C’est ici que la notion de sujet intervient ; de sujet collectif, de sujet du projet, de ce sujet qui s’annonce, qui commence de se constituer, qui gagne en puissance, qui agit et qui par là connaît (depuis la vieille théorie de la connaissance, on n’apprendra pas aux téléologues que la notion de sujet s’est étendue à l’être agissant pour et par lui-même, comme, entre autres théoriciens, Lukács l’a bien montré), mais de sujet qui se rétracte aussi lorsqu’il se plie à ce qu’il n’engendre plus lui-même de nouveau : dans ce moment du débat, dans sa phase actuelle, c’est la question des conditions mêmes de sa maîtrise subjective et prépondérante qui paraît se poser avec le plus d’insistance. Par là, il ne s’agit pas d’envisager une espèce de fusion de tous en un, où on perdrait l’exigence de confrontation de tous entre tous, mais de projeter cette phase supérieure de l’effective auto-fondation de l’humanité dont les participants exerceront pleinement leur liberté et leur responsabilité.

C’est aussi de ce point de vue que nous mettons en cause la prédominance de l’individuel, dans les conditions généralisées où nous sommes pris, parce que les modes de pensée qui ont mené à leur instauration, et qui les entretiennent comme indépassables, se fondent notamment sur cette conception de l’humain pour l’essentiel compris en tant qu’individu. Lorsqu’elle promeut l’accomplissement par la satisfaction partielle, la société middleclass s’adresse à l’humain ainsi défini, ainsi réduit, et si l’on peut la considérer comme le stade dernier de la société de masse, ce n’est qu’en tant qu’agrégat d’éléments séparés. Que nous ne demeurions plus soumis à la représentation d’une telle dualité, entre individuel et collectif, au nom d’un de ses termes contre l’autre ou pour en dénoncer l’inessentiel, mais que nous atteignons un stade pratique où de telles représentations auront été jetées dans l’oubli : pour l’instant, cette opposition, comme outil de pensée, nous paraît à même de pointer un tel dépassement. Même si, effectivement, le phénomène de la middleclass tend à rendre floues, à effacer, les délimitations individuelles, par le biais notamment de la suppression de la singularité, c’est-à-dire de ce qui est censé définir l’individu. Comme nous l’avons montré, l’intermittence, cet autre facteur d’effacement des frontières de concepts tels qu’individu ou sujet dans la société middleclass, à laquelle nous n’échappons pas au quotidien, s’est manifestée dans l’assemblée. Mais il faut tout de même rappeler comment, lors de ses premiers jours, l’éparpillement de chacun dans ses petites préoccupations et satisfactions personnelles s’est aussi trouvé dépassé. Comme c’est le cas pour les événements négatifs que nous observons, ici dans une moindre mesure, une concentration exceptionnelle de la majorité des participants, sur ce qui les concernait alors tous, a pris le pas sur les multiples distractions « propres » à chacun. Dans l’intention de la dénigrer, quelques spectateurs de l’occupation de l’EHESS ont d’ailleurs relaté une dureté, un sérieux, alors partagés par les occupants, qui tranchaient sévèrement avec l’idée qu’ils se faisaient de la révolte, sur la base de ce qu’ils en connaissent, c’est-à-dire la récupération de mai 68 : enjouée, récréative et tolérante. Le peu qui a été dit sur l’occupation et sur l’assemblée, du point de vue middleclass, du point de vue de cette morale, dénonçait un outrage, en effet commis par des gens alors déterminés à « aller jusqu’au bout ».



En ce qui concerne la téléologie moderne, nous admettons que nous n’allons pas au-delà sur le plan strictement théorique, nous l’utilisons comme méthode, comme arme critique, il nous semble que c’est une théorie qui s’y prête, qui demande un tel usage. Les téléologues sont étonnés de ne pas trouver dans ce que nous écrivons de positions critiques vis-à-vis de « leur » théorie, là se montrerait notre frilosité. Nous ne sommes pas focalisés sur le contenu de la téléologie moderne comme s’il devait s’y trouver, une fois celle-ci critiquée, quelque sésame par lequel la société actuelle serait bouleversée. D’ailleurs, comme le montre par endroits leur critique de détail de notre texte, la critique forcée, systématique, la critique critique, alliée au ton péremptoire de rigueur, n’est pas toujours le gage de la pertinence quand comme ici, à plusieurs reprises, notre texte est simplifié, réduit, pour pouvoir passer dans la moulinette critique.

De même cette volonté de vouloir trancher systématiquement, de statuer catégoriquement sur tout et chaque chose, entraîne des contradictions assez déroutantes d’un bout à l’autre de leur note de lecture, tout comme, parfois, ce qui pourrait dénoter une intransigeance quelque peu obtuse ainsi que des prétentions assez « mal à propos ». Si l’intransigeance héritée des situationnistes nous semble un bon recours contre la médiocrité généralisée, son usage nécessite tout de même de se l’appliquer à soi-même. Ce n’est pas toujours le cas chez les téléologues. Pour les faire descendre de leurs grands chevaux, il semble qu’il faille leur montrer comment il arrive que ce qu’ils reprochent à d’autres, eux-mêmes le pratiquent parfois ; ceci non pour faire avancer le débat mais plutôt pour en poser les conditions. Un nouvel exemple au passage : lorsqu’ils convoquent « quelques albanais ou quelques pilleurs de Jakarta » pour railler la surestimation typiquement française de la révolte en France dont nous ferions preuve, après s’être indignés qu’on ait pu consacrer un écrit public à un événement qu’ils jugent anti-historique, on pourrait se demander quelle historicité ils ont reconnue à l’intervention de l’observatoire de téléologie sur un forum Internet post-situationniste au tournant des années 2000, pour l’avoir racontée en long et en large dans un ouvrage où par ailleurs ils rendaient compte des insurrections d’Albanie et d’Indonésie.

Il y a un autre problème à prononcer systématiquement des jugements définitifs, celui de simplifier ce dont on parle, ce qui a eu lieu. Par exemple, le motif de la rupture de plusieurs d’entre nous avec les téléologues reste, de notre point de vue, « d’importants différends sur la façon de fonctionner ensemble », comme nous le disons dans Partis pris et présupposés initiaux. Il est vrai qu’il est plus simple de faire comme si nous taisions un motif plus véritable en prétendant que nous le réduisons à des « divergences sur les modes de fonctionnement », c’est-à-dire à une question purement formelle. Comme il est plus valorisant après coup, pour les téléologues, de présenter la rupture comme issue d’une décision unilatérale de leur part, comme le simple abandon de « poids morts ». La chose est plus compliquée, on la réduit et on perd ses origines en la schématisant à son goût. C’est un problème à ce sujet, ce serait encore davantage le cas dans la relation de faits négatifs observés.


Ce qui nous rend honteux, ce sont les vies que nous menons ; ce qui nous préoccupe, ce sont les pratiques à mettre en œuvre pour en sortir. Voilà l’urgence qui détermine ce que nous faisons. A partir de ce que nous pouvons percevoir de la révolte actuelle, nous faisons aussi le constat des insuffisances théoriques du parti du négatif. A ce propos, une contradiction problématique, qui doit certainement contenir sa résolution dialectique, ressort de leur façon d’établir ce même constat : la téléologie moderne est développée publiquement depuis 15 ans, et ce négatif qui menacerait de « tournoyer sans fin » n’en fait apparemment pas usage. Nous comprenons comment la théorie provient des actes de révolte, comment également la téléologie moderne reste encore relativement confidentielle, qu’elle n’a pas fonction d’être un programme à l’usage d’un nouveau léninisme ; mais, tout de même, serait-ce inconvenant de se poser la question de ses effets dans le monde ? Etrangement, c’est un questionnement globalement absent dans ce que rendent public les téléologues. N’y a-t-il pas un moyen terme entre cette théorie publiée telle qu’elle l’est aujourd’hui et les actes de révolte spontanés dans le monde ? Les questions, non pas tactiques ici, mais stratégiques, seraient-elles devenues ces dernières décennies trop infamantes pour être envisagées ? Mettre en jeu la téléologie moderne directement serait-ce salir ce point de vue général, ce point de vue sur la totalité, au contact du vil particulier, du dégoûtant local ? Sur ce point essentiel, on pourrait leur renvoyer ici la modestie dont ils nous affublent, et dont des théoriciens antérieurs, Marx et l’IS par exemple, ne faisaient pas preuve, sans pour autant devenir d’affreux idéologues.

C’est comme s’il s’était institué un fossé, incomblable, entre la théorie, ce moment de la pratique, et l’ensemble de la pratique, comme si l’action de l’une à l’autre était vouée à ne plus se faire que dans un sens. Dans leur réaction à notre récit, un passage est éclairant à ce propos, lorsqu’ils s’interrogent sur notre intervention dans l’assemblée et qu’ils émettent des hypothèses, non sans ironie il est vrai, sur ce qui aurait pu rendre « un peu plus radical un tel assemblage de gens ». A la première lecture, leur liste d’hypothèses donne effectivement une impression de radicalité. Mais c’est une radicalité toute littéraire, une sorte de vernis comme ils disent par ailleurs, qui cache mal une incapacité à comprendre le moment, et par conséquent à se donner les moyens de l’action sur le présent. La plupart des propositions – mises à part, à la rigueur, la deuxième à propos des commissions volantes et la dernière sur les conditions de dépassement de l’assemblée – sont des abstractions très peu opportunes, seulement mises en valeur par la rhétorique. Il se manifeste là, étrangement pour des gens qui ont tant fait évoluer la question de la réalisation, non pas de l’imagination, mais plus exactement une sorte de blocage au stade de l’abstraction, qui pourrait bien constituer un problème majeur pour les insatisfaits contemporains, si les propositions théoriques les plus radicales, avec le risque qu’elles deviennent des satisfactions partielles pour ceux qui les émettent, n’étaient jamais rapportées au moyen de leur réalisation.


Cette contradiction est le cœur de nos interrogations : que proposer, que faire face à l’urgence qui nous commande, pour créer ou renforcer des conditions où les faiblesses d’une AG en lutte seront explosées, parce que ce qui se révèle en général par le négatif en actes servira de bases déterminantes à la poursuite organisée, prépondérante, du débat ? Qu’implique aujourd’hui le constat du manque, de théorie, de perspectives historiques, de but, de projet, quand on développe ou qu’on formule des propositions théoriques, des perspectives historiques, un but, un projet ? Les faire connaître au plus grand nombre, les communiquer à ceux qu’ils concernent directement, les mettre à l’épreuve des actes qui leur donnent leur contenu, qui les transforment, les mettre en jeu pratiquement là où le négatif ouvre des brèches par lesquelles le débat parlé peut s’inaugurer ; ce sont là des directions, dans des formulations qui en l’état ne traduisent pas toute la complexité de ce qu’elles impliquent. L’ampleur de ce qu’il y a à entreprendre est prodigieuse pour quelques individus peu nombreux et pressés. Nous ferons les choix que nous jugerons les meilleurs, hors de quelque néo-militantisme ou néo-léninisme que ce soit, sur la base des possibles qui nous apparaîtront, et de critères parmi lesquels l’effectivité devra avoir une place à part entière.  




Le 24 novembre 2007




1.  Cf. Révolution et contre-révolution sur Téléologie ouverte

[*] Correction du 3 février 2008 de la citation par rapport au texte original : « laisser aux révoltes dans le monde le soin d’inviter au "débat" ». Au passage : nous avons bien noté la réaction [archive] des téléologues à propos de notre réponse à leur première interpellation. Parce quelle est partielle pour de mauvaises raisons, dans sa tentative de diversion, parce quelle mêle des insultes infondées à de commodes amalgames et simplifications, nous ny donnerons pas une réponse à part entière. Sur ce qui concerne lactivité dobservation, en particulier, nous ferons part de ce que nous en pensons en temps voulu, dans un cadre plus général, relativement à ce qui nous occupe en priorité. Au regard des contradictions que nous avions ici soulevées, leur choix dun évitement, si mal justifié, reste étonnant. Les conclusions appropriées devront en être tirées.




    A propos dune note de lecture


Invitations au Débat sur la Totalité