Une expérience
d'assemblée en France au printemps 2006 – Critique
de l'AG en lutte
Critique de l’assemblée
1. Insuffisances pratiques. La question de la prise de
décision et celle du rapport à
l’information
Autoconstitution de l’assemblée
Si l’on ne veut pas se suffire d’un simple constat
négatif sur ce qu’est devenue l’AG en
lutte et sur ce qu’elle n’a pas su
être,
il faut dire aussi ce qu’elle a été
à son commencement, ce qui a permis cela, ce
qu’ont été les conditions de ce
possible. Tout en les prenant en compte, on ne peut se limiter
à l’exposition des facteurs contextuels qui
expliqueraient rétrospectivement son échec, comme
si cet échec était prévisible et
inévitable. Nous considérons
l’échec de notre point de vue, au regard de ce qui
manque à la révolte dans le monde,
d’autres pourraient penser qu’elle a
échoué pour d’autres raisons que celles
que nous exposons.
D’après ce que nous en savons, les deux appels
à l’origine de l’assemblée et
de l’occupation émanaient d’initiatives
individuelles. Et il semble que les individus qui ont lancé
publiquement cette idée aient été
quasi-immédiatement dépassés par la
tournure des événements. Ils ont simplement
répondu à un besoin alors présent,
seulement fait part publiquement d’une opportunité
qui s’offrait là pour donner une suite
à l’occupation de la Sorbonne et au conflit qui
s’était ouvert dans les rues. Si l’un
des deux appels anticipait déjà quelque peu sur
ce que devaient être cette occupation et cette
assemblée, davantage d’ailleurs par son ton que
par une réelle explicitation du contenu, les deux avaient
tout de même en commun d’être
très lapidaires, de ne pas outrepasser la simple proposition
de s’organiser, de débattre, et pour cela de
s’en donner les moyens matériels en occupant un
lieu adéquat. De ce fait, l’assemblée
du 20 mars a d’abord été une rencontre.
Aucun de ses participants ne pouvait se prévaloir
d’une véritable
préméditation, seul le débat de tous
ceux réunis alors pouvait décider de la suite. Un
tel commencement est important pour ce sur quoi il ouvre, et il
implique que l’assemblée dans sa critique soit
saisie comme un tout, comme un objet à part
entière dont les mécanismes et les
épisodes ne peuvent être compris
qu’à partir de l’interaction de tous ses
éléments. Il s’agit de comprendre
à partir de ce point de départ ce qui a fait
pencher la balance entre cette situation nouvelle d’une
assemblée qu’on pourrait qualifier
d’autoconvoquée et les modes de pensée
qui conservent l’organisation sociale en place.
Les quelques principes et modes de fonctionnement posés par
l’AG en lutte
l’ont été sur
la base des appels parus sur Internet puis dans
l’immédiateté du premier jour, comme
réaction à ce qu’étaient les
AG étudiantes. Lors des deux assemblées du lundi
20 mars, les étudiants de l’EHESS – pour
la majorité opposés à
l’occupation – ont servi de point d’appui
à ceux qui étaient venus là pour aller
plus loin que la seule protestation étudiante contre la loi
incluant le CPE. Chacune de leurs tentatives pour ordonner le
débat suivant le modèle de
l’organisation officielle estudiantine s’est
heurtée au refus de l’assistance de se laisser
enfermer dans des dispositifs par lesquels les étudiants
maintenaient leur mouvement dans ses particularités, dans
ses tristes limites. C’est avec enthousiasme et en se
reconnaissant les unes les autres, que les interventions se
succédaient pour rejeter pêle-mêle
présidence, tours de parole, tribune et circonscription du
discours à la sphère étudiante. Ce que
les affrontements et les manifs sauvages ont été
aux manifestations encadrées,
l’assemblée se proposait de
l’être aux AG universitaires. Dans cet
élan initial porté par ce qui avait eu lieu dans
la rue, l’assemblée se débarrassait des
lourdeurs et de l’étroitesse de
l’organisation étudiante et par ce biais se
donnait les moyens d’ouvrir à tous et à
tout le lieu du débat. Mais cette volonté
d’ouverture se manifestait alors logiquement en posant les
premières déterminations de
l’assemblée.
Déjà contenu dans l’un des deux appels,
a continué à s’exprimer le besoin de ne
pas se fixer de limites en sortant du cadre revendicatif et
corporatiste. Dans le déroulement des séances, la
plupart des intervenants faisaient preuve d’une certaine
attention à ne pas nier les raisons
d’être ensemble des autres pour mettre les leurs
à la place. Etait au contraire
privilégiée la recherche de valeurs communes, de
nombreux participants commençant leur prise de parole par le
consensuel rappel qu’ici la lutte ne se réduisait
pas au seul CPE. Mais une fois l’assemblée face
à elle-même, c'est-à-dire une fois les
étudiants de l’EHESS les plus conservateurs
clairement rejetés comme minorité
réactionnaire, cette intention très louable de ne
pas se poser de limites commença pourtant à en
toucher. La recherche du sens commun se concentra sur la
désignation de l’adversaire notoire, soi-disant la
plus générale, ne partant plus des
données présentes et nouvelles ni d’un
« nous » à définir. Ces
présupposés n’étaient pas
pour autant imposés, on préférait
privilégier le fait d’être ensemble.
L’assemblée exprimait la volonté
d’être ouverte à tous,
évolutive, tout en se déterminant même
si elle ne le fit alors que minimalement.
Pour illustrer ce fragile équilibre, on peut dire que la
majorité de l’assemblée rechignait
à décider quoi que ce soit sur
elle-même dès après le premier jour
– plus rien ensuite ne sera d’ailleurs
décidé sur l’assemblée
elle-même, sinon seulement dicté par les
circonstances.
L’assemblée s’est
autoconstituée dans une immédiateté
négative, après laquelle elle n’a plus
su se percevoir en tant que sujet-objet, ou par conséquent
faudrait-il dire ses membres ne l’ont plus su. Elle
s’est poursuivie dans un refoulement de ses principes
fondateurs, quelque chose est bien resté mais seulement de
manière latente, sans être formulé et
porté par tous. Une lacune aussi rédhibitoire
s’est manifestée de manière exemplaire
avec l’impossibilité de soutenir collectivement ce
qui avait lieu là, avec celle de prendre des
décisions collectives et dans le rapport
inconséquent à la médiation
extérieure à l’assemblée.
Sur le rejet du vote
La décision d’occuper l’EHESS
s’est prise à l’issue d’un
rapport de force à l’intérieur de
l’assemblée. La manière dont il
s’est résolu s’est posée
d’elle-même comme une évidence, comme un
principe général acquis.
Deux tendances semblent s’être données
la main pour rejeter l’emploi du vote. Celle, relativement
spontanée, composée d’individus
déterminés qui face aux étudiants de
l’EHESS tentant de faire échouer
l’occupation permanente en recourant au vote comme
dernière solution, assimile tout vote à une
arnaque, à une légitimation de
l’usurpation du pouvoir, et ceci simplement parce que la
représentation dominante l’associe à
l’élection de représentants. Et celle
plus marxiste pour laquelle toute soumission à la
majorité ne peut être que sclérosante.
L’utilisation systématique du vote dans les
universités bloquées a également servi
de repoussoir. Il faut savoir qu’à ce
moment-là la majorité des participants
à l’assemblée exprimaient clairement
leur volonté d’occuper, un vote dans les
règles aurait été en faveur de
l’occupation.
A aucun moment la question ne s’est posée
centralement de la manière dont seraient prises des
décisions collectives à l’avenir. Et
puisqu’il était sûr qu’il
allait falloir en prendre, par qui allaient-elles
l’être puisqu’elles ne pouvaient plus
l’être collectivement ? Aucune alternative
n’a été proposée par ceux
qui refusaient le vote, comme aucun argument n’a
été avancé.
Par la suite, les initiatives et les textes collectifs furent
validés une fois que plus aucune objection ne venait
s’y opposer, une fois atteint
l’épuisement des arguments ou des participants.
Laissant toujours la sensation que la décision
n’était pas vraiment collective, plutôt
le résultat du compromis des derniers débatteurs
les plus endurants, voire même laissant le doute sur ce qui
avait été décidé si
informellement, laissant plusieurs interprétations
possibles. Parfois, ceux-là mêmes qui
s’étaient si véhémentement
opposés au vote, se lamentaient qu’aucune
décision ne soit prise clairement à
l’issue d’une discussion de plusieurs heures,
interrogeant l’assemblée aux trois-quarts vide :
« Alors, on fait ça ? Personne n’y
trouve rien à redire ? », n’obtenant
pour réponse que quelques « non »
maugréés. Si bien que la plupart du temps, les
scrupules existant tout de même à ne pas trahir le
contenu de l’AG, les initiatives mises en œuvre par
les comités étaient les plus consensuelles,
l’épuration des propositions en
s’appuyant sur ce qu’elles avaient en commun ne
donnait lieu qu’à des entreprises assez pauvres,
souvent à la traîne du mouvement
étudiant, tout en laissant penser qu’avec ce qui
s’était dit dans l’assemblée
elles étaient au contraire les plus en avance. Pour les
mêmes raisons, les textes collectifs restaient relativement
fades et convenus, et nombre de propositions et remarques sans suite
faute d’avoir pu être validées par tous.
Du coup ceux qui avaient ôté à
l’AG la possibilité de décider,
c'est-à-dire son pouvoir en s’opposant
systématiquement à la mise en place
d’un fonctionnement collectif, trouvaient là
l’occasion de montrer que l’entreprise collective
ne pouvait mener qu’à un appauvrissement des
discours et des actes.
L’impossibilité pour
l’assemblée de s’affirmer,
d’exprimer son accord avec un intervenant par exemple,
donnait lieu à de la frustration. Puisque le vote
était écarté, la tendance majoritaire
devait bien se faire entendre d’une autre façon,
ce fut par le bruit, que ce soient les applaudissements pour approuver
ce
qui était dit, ou les cris pour au contraire marquer sa
désapprobation. C’est d’ailleurs de
cette façon que le refus du vote a été
entériné.
A aucun moment n’a été
proposé de mettre le vote en débat, de revenir
sur son rejet. Ce choix paraissant un des principes fondateurs de
l’assemblée, de son identité, de sa
singularité, la proposition de voter serait certainement
passée pour rétrograde.
Mais ce que permet le vote, ce qu’il demande, c’est
que les contradictions soient formulées, qu’on se
hisse à l’expression la plus précise
des oppositions, pour les résoudre, et pour trancher. Sa
perspective donne l’intensité au débat,
ce qui est dit et échangé doit
l’être en en saisissant toutes les implications
parce qu’au bout se profile un choix avec le
caractère irréversible qu’il comporte
dans de tels moments. Il n’est pas question ici de promouvoir
l’usage du vote à tout propos, mais de relever
comment l’évacuer a priori, sans
considérer sa possibilité aux moments du
débat où il aurait fallu choisir ensemble, a
contribué à ankyloser l’organisation
naissante.
Les décisions qui sont issues du vote engagent tous ceux qui
y prennent part, tous les participants à
l’assemblée qui l’utiliserait,
à moins qu’il ne donne lieu à une
scission. Or les décisions informelles prises par
l’AG en lutte
n’engageaient pas tous ses
participants, on pouvait très bien rester silencieux,
spectateurs du débat. Très peu ressentaient
finalement la nécessité d’assumer sans
réserve les résolutions si mal prises.
Sur la décision en général
Non seulement le vote était rejeté, mais
c’est l’idée même de prendre
des décisions collectives qui trouvait des adversaires.
L’engagement dans des actes ou discours qui
émaneraient d’une association
d’individus provoquait de la défiance. On pourrait
s’expliquer cette crainte du fait que
l’assemblée n’avait su faire
l’effort de se constituer plus explicitement et que certains
pouvaient légitimement appréhender de se
retrouver embarqués dans une entreprise dont rien ne leur
permettait de connaître vraiment les visées. Mais
il semble surtout qu’une frilosité et une
incapacité à s’engager
entièrement déterminaient une telle attitude qui
se drapait généralement d’arguments sur
la liberté individuelle qu’il se serait agi de
préserver. Comme si l’assemblée
menaçait d’y mettre fin, cette fameuse
liberté individuelle revenait sur la table sans que
l’on sache vraiment ce que contenait cette formule creuse.
L’argument permettait bien plutôt aux
indécis de ne pas avoir à répondre des
actes ou des paroles de l’assemblée, et
d’empêcher pour cela que cette dernière
devienne effective. Une partie de l’assemblée se
retrouvait sur ce préjugé : endosser des
décisions prises par tous ne pouvait que mener à
une tyrannie.
C’est un trait de l’époque, toujours
plus écartés de toute responsabilité
dans les situations qu’ils subissent au quotidien, il arrive
maintenant que les pauvres ne soient plus capables d’en faire
preuve dans celles où s’offre la
possibilité de jouer leur vie. Nous-mêmes
n’avons que mépris pour la
responsabilité telle qu’elle nous est
proposée dans l’organisation humaine existante,
parce qu’elle équivaut dans ce cas à
une soumission active à un ordre qui n’est pas le
fruit du débat maîtrisé. Pour autant,
il serait insensé d’associer cette exigence de
responsabilité au parti ennemi, il serait insensé
de lui laisser cette qualité et de permettre ainsi la
reproduction de son monopole par quelques arrivistes
intéressés. Là encore,
l’absurde conviction d’être libre
individuellement alimentait cette peur de s’engager. Pourtant
chacun peut se convaincre que le discours dominant entretient justement
cette illusion parce que les illustrations qu’elle
n’est qu’une illusion s’accumulent dans
le monde. Où sont-ils ces individus libres ? Quelle est-elle
cette liberté qu’il s’agirait de ne
surtout pas aliéner ? Un état, une
potentialité, la seule liberté de laisser le
possible en tant que possible sans jamais le détruire, en
renonçant par conséquent à en ouvrir
du nouveau. Elle se situe bien là la tyrannie moderne. Il
faut croire qu’il restait encore, chez certains qui vivaient
là l’expérience de cette
assemblée, de telles croyances de
résignés, de telles conceptions de vaincus. Mais
pour le malheur des pauvres illusionnés, se passer de
prendre des décisions en s’imaginant conserver sa
précieuse intégrité individuelle,
c’est voir autre chose les prendre à sa place. La
profonde différence qualitative entre la survie quotidienne,
où l’on subit, où l’on
compose, où l’on s’adapte, et la
configuration nouvelle créée par la rupture
pratique où, avec
les autres, on se donne les moyens de
maîtriser, de faire des choix, de décider, semble
n’avoir été saisie consciemment que par
quelques-uns. On a même vu finir par poindre
l’idée qu’on n’avait pas
besoin de prendre de décision du tout, après
tout. Mais à ce stade, la proposition était trop
ahurissante pour être seulement l’œuvre
d’illuminés, il fallait bien y voir des intentions
malhonnêtes de récupérateurs.
Dans une situation aussi exceptionnelle de débat, on peut
tout à fait comprendre que durant une phase initiale le
collectif se refuse à décider seulement parce que
cela équivaudrait à réduire
prématurément le champ d’investigation.
La perspective de remettre en cause toutes les évidences
ayant tout de même été
partagée par les premiers occupants de l’EHESS,
elle peut expliquer partiellement la réticence initiale
à trancher, à définir
peut-être trop hâtivement les buts et perspectives.
Mais avec le refus même de doter la base de moyens de
décision, on lui enlève son pouvoir, son
effectivité, et la dialectique entre volonté
d’ouverture la plus générale possible
et déterminations négatives laisse la place
à sa parodie lamentable, entre démagogie
hypocrite à l’adresse de
l’extérieur et dogmes implicites car non
débattus à l’intérieur de
l’assemblée.
L’incapacité à prendre des
décisions collectives s’accompagna par la suite de
l’impossibilité de définir ce
qu’était l’assemblée, de
formuler ses principes. Il n’était même
plus envisageable de faire la publicité de
l’assemblée à partir de ses
déterminations négatives, comme l’a
révélé l’épisode
des textes sur l’AG à la fin du mois de mars. Si
bien que peu s’étonnaient, lors de plusieurs
séances de la rue Servan, de voir débarquer des
journalistes, fussent-ils amateurs ou libertaires, ou lancer des
propositions d’actions en collaboration avec les
intermittents du spectacle, corporation s’il en est.
Reconnaître l’assemblée
A la suite de la tendance activiste qui avait travaillé
à empêcher la constitution du sujet collectif, en
dénigrant tout fonctionnement unitaire de
l’ensemble avant de se dégonfler lamentablement
une fois l’épouvantail CPE retiré, une
autre tendance, héritière de la
première mais moins caricaturale, prit sa place pour, elle,
réfuter le rôle central de
l’assemblée générale. La
tendance activiste avait démontré toute sa
nullité en accumulant les échecs à la
suite d’initiatives individuelles peu suivies ; là
où les étudiants, qui avaient au moins
donné à leurs assemblées un pouvoir,
réussissaient de jolis coups, à Rennes notamment.
Sans mouvement auquel s’accrocher, finis les
agités du bocal, mais la tendance qui leur
succéda, si elle feignait une volonté
d’approfondir ce qu’étaient
l’assemblée et sa potentialité,
s’annonça tout aussi conservatrice. Elle remettait
tout simplement en cause le fait que l’assemblée
de base puisse être le centre de l’organisation
qu’elle permettait sans indiquer clairement ce
qu’il en restait alors.
Sur la question de la décision, son avis se
précisa lors de la réunion en commission du mardi
11 avril. Pour justifier la situation, l’idée
était émise que
l’inégalité dans
l’implication excluait
l’égalité de décision, et
par conséquent que l’assemblée
générale ne pouvait être souveraine. Or
c’est justement cette idée qui maintenait
l’inégalité dans
l’implication : les plus impliqués du moment
favorisant l’absence de formalisation possible au niveau de
l’assemblée pour finalement décider
pour elle ou au moins l’orienter significativement en
comité plus restreint. Ce sont là la
méthode typique promue par les partis et
l’argument habituel qui l’accompagne, si habilement
utilisés par les bolcheviks en leur temps, qui donnent en
apparence une éclatante légitimité
à la confiscation du pouvoir. Mais ici leurs partisans, qui
n’assumaient pas vraiment leur inclination pour le dirigisme,
les mariaient avec des conceptions davantage dans le vent. Selon eux,
l’assemblée n’avait pas à
prendre de décision, chacun pouvait bien les prendre dans
son coin et les mettre à exécution. Idem pour les
textes publiés, c’était faire preuve
d’une obstinée rigidité que de vouloir
qu’ils soient le résultat du débat de
tous. L’assemblée générale
devenait simplement une occasion de se retrouver, de ramener du monde,
on n’allait tout de même pas s’engager
avec des gens qu’on ne connaissait pas et sortis d'on ne sait
où. De ce fait lui enlever la possibilité
d’être décisionnaire, en qualifiant par
exemple de formaliste toute initiative allant dans ce sens, laissait
celle d’en faire ce qu’on voulait entre
quelques-uns. Ce serait réducteur de taxer ce curieux
mélange d’une méthode si
usée et de conceptions si dominantes dans le monde de simple
bolchevisme ; on peut décrire cette tendance dont on
n’aurait pas soupçonné
l’existence avant de la voir à
l’œuvre, comme un néo-bolchevisme, comme
un bolchevisme middleclass.
On ne peut parler que de tendances pour décrire les forces
qui régissaient l’évolution ou la
stagnation de l’assemblée. Ce serait forcer le
trait et leur donner trop d’importance que de
s’arrêter à quelques consciences ici ou
là qui auraient influé de manière
décisive sur le devenir de l’ensemble. Au travers
des peu nombreux débats contradictoires qui ont eu lieu, des
tendances générales se faisaient jour bien
qu’elles s’exprimaient dans des formes
différentes suivant les individus. A partir des deux
principales tendances, une scission aurait pu être
envisagée mais la négativité manquait
alors pour appuyer celle minoritaire qui soutenait la constitution du
sujet collectif, l’autre s’appuyant sur une
démagogique occultation de
l’aliénation, ou faisant son apologie sur
l’air de « laissons les choses se faire
d’elles-mêmes ». On a vu ce que
l’assemblée est devenue grâce
à son succès.
Lorsque le CPE fut retiré et que le mouvement perdit son
caractère massif, ne laissant la place qu’aux plus
déterminés, qui refusaient cette conclusion si
peu satisfaisante, la question se posa de la coordination des forces en
présence. Une dernière fois, le refoulement des
déterminations négatives de
l’assemblée se manifesta. Sur quelles bases, sinon
celles posées initialement par l’AG en lutte,
pouvait-on envisager de s’associer avec des AG
étudiantes qui ne voulaient pas
s’arrêter là ? Mais, comme ces principes
n’avaient pas été posés
explicitement, comme ils n’avaient donc pu être
reconnus collectivement, ils n’étaient
même pas communicables, car ils ne pouvaient engager aucune
assemblée de base et souveraine, qui n’existait
pas. Il fut convenu qu’on pouvait,
sinon y renoncer franchement, au moins les mettre en veilleuse dans la
perspective d’une association avec ce qui restait de
l’organisation étudiante.
L’AG en lutte
n’est restée
qu’à l’état de
potentialité parce que sa majorité middleclass
l’a considérée comme le simple
élément d’un réseau,
d’un ensemble bien plus grand dont il était
reconnu que la maîtrise échappait à
tous, et qu’il en serait toujours fatalement ainsi. Ce
renoncement volontaire à toute maîtrise collective
n’était aussi partagé que parce
qu’était partagée la soumission
à l’aliénation, la conviction de savoir
individuellement ce qu’est le monde, de prendre cette
représentation pour la réalité, de
prendre la réalité pour un donné
objectif.
Le « néo-bolchevisme »
n’était pas un penchant exclusivement
réservé à cette assemblée,
il s’est exprimé hors de l’AG en lutte
aux détours de textes qui paraissaient à leur
publication les plus radicaux du mouvement. On y voyait afficher le
rejet en apparence si superbement subversif de la
légitimité du plus grand nombre, de la soumission
à la majorité, et par là de
l’organisation démocratique [4].
L’exigence démocratique n’a
d’intérêt que parce qu’elle
est une condition du débat, qu’elle permet seule
d’envisager la suppression des
présupposés. Une forme d’organisation
qui n’aurait pas pour principe
l’égalité de tous au moment de la prise
de décision, n’ouvre pas, selon nous, sur la
perspective de la prise pour objet de l’humanité
par l’humanité. Qu’il ait pu se
développer toutes ces circonvolutions autour du vote
démocratique dans les universités,
n’est dû qu’à une chose : les
assemblées étudiantes
n’étaient pas des assemblées
générales puisqu’elles
étaient pour la majorité d’entre elles
réservées aux seuls étudiants, les
assemblées étudiantes
n’étaient pas le fruit d’une rupture, ne
sont pas nées d’une
négativité ou d’une rencontre mais
d’une contestation menée par des syndicats. Le
principe démocratique n’est pas en cause ici pour
expliquer leur stérilité et leurs
évidentes limites.
Si, malgré sa récupération et son
évidage par le discours dominant, nous reprenons le terme
démocratie pour désigner un type
d’organisation, c’est d’abord simplement
parce que notre définition est plus proche de son origine
étymologique – le pouvoir au peuple –
que son acception dominante contemporaine qu’elle met ainsi
directement en contradiction. La pensée dominante entretient
l’illusion d’une invariabilité de ce que
le langage décrit, et œuvre par
conséquent à une fixation des mots en
prétendant à leur objectivité. Les
phénomènes et notions qu’ils
désignent ne dépendraient ni d’un parti
pris, ni d’une époque, ni du contexte historique.
Le langage est un effet de l’aliénation, les mots
conservent le sens appauvri que leur donne la pensée
dominante
tant que les humains ne se donnent pas les moyens de le
définir ensemble, de mettre à bas cette
domination. Suivant notre définition minimale, la gestion
des Etats modernes n’est en rien démocratique,
elle ne fonctionne que par l’usurpation du pouvoir, elle est
au contraire entièrement hiérarchique. Le premier
pauvre venu peut tous les jours constater à quel point il
n’a aucun pouvoir sur sa vie, comme et parce qu’il
n’en a aucun sur le devenir de
l’humanité. Un véritable fonctionnement
démocratique tel qu’il s’est
profilé dans l’AG
en lutte donne le pouvoir
à la base, à l’ensemble, et cet
ensemble
s’exprime lors de l’assemblée
générale. Il semble que seul un tel
fonctionnement puisse dépasser
l’immédiateté négative sans
perdre le sujet collectif qu’elle permet. Cette organisation
se singularise par l’exigence pour la base de garder la
maîtrise sur ceux qu’elle
délègue pour quelque mandat que ce soit, que ces
derniers soient révocables à tout instant comme
dans les conseils, ou que s’opère une rotation
systématique des tâches comme dans les
assemblées argentines. Chacun est un moment du tout auquel
il participe en prenant une part active
à sa
détermination dans le débat. Cette disposition
à la pratique de l’aliénation en fait
un individu bien plus libre et bien plus riche que celui
séparé et isolé que les
défenseurs de la liberté individuelle fantasment
accompli – ou souverain – au diapason de la
publicité commerciale la plus grossière et des
conceptions politiques les plus impuissantes.
La richesse de notre époque paradoxale consiste en la
dépossession permanente de tous par le mouvement de la
pensée, gestionnaires en chef comme grands pontes du
commerce mondial n’y échappent pas.
C’est le chef-d’oeuvre de
l’aliénation, la pensée de tous les
humains domine tous les humains. Si la bureaucratie quelle que soit la
forme qu’elle prend est à détruire, ce
n’est pas seulement parce qu’elle jouit de biens
matériels au détriment de plus démunis
qu’elle, ni même parce qu’elle exerce un
pouvoir sur ses administrés, mais essentiellement parce
qu’elle garde la pensée hors de portée
de toute vérification pratique, parce qu’elle en
empêche cette vérification. En
s’organisant démocratiquement sur la base
d’une assemblée générale
souveraine, il s’agit seulement de se donner les moyens
d’étendre à
l’échelle du genre ce jeu de la pensée
collective, cette pratique en conscience de
l’aliénation. A partir d’une telle
configuration où le débat est le moteur du sujet
collectif, la réalité n’est plus le
donné gelé et
irrémédiablement séparé tel
qu’on nous le sert du matin au soir, mais le
résultat de l’activité de tous.
L’incompatibilité d’une
assemblée souveraine et d’une médiation
extérieure
Même si encore dans une moindre mesure, les journalistes sont
devenus, au même titre que les flics et la marchandise, des
cibles privilégiées des gueux au cours de la
révolte moderne. Aux quatre coins du monde et de
manière non concertée, les explosions de
colère n’épargnent pas cette profession
devenue parti. Parce que son discours et son rôle se sont
uniformisés, généralisés,
sa critique en actes tend à en faire de même.
L’observation qui se réclame neutre
dévoile le mensonge de sa prétention dans le
moment de la négativité pratique, il ne tient
plus. Elle est bien partisane de l’organisation actuelle du
monde, chantre de sa conservation, directement ennemie de son
bouleversement. Là où les humains expriment leur
insatisfaction fondamentale, ceux qui ont l’impudence de
parler à leur place sont attaqués. Si bien que
l’information dominante s’est adaptée
à cette situation. Faire la publicité de son
bannissement n’est envisageable que si elle peut le mettre
sur le compte d’une attitude rétrograde,
d’une arriération. Là et quand ce ne
peut être le cas, elle n’y va plus ou elle tait les
faits. De nombreuses régions dans le monde sont
tombées dans l’obscurité, on ne sait
pas ce qui s’y passe et d’après ce qui
est dit par ailleurs on croit comprendre que ce qui s’y passe
importe peu. Comme l’information dominante dispose du
monopole de la parole publique et que ses employés sont
conscients de ce pouvoir, il leur est tout à fait
aisé de minimiser l’ampleur de
l’hostilité que leur portent les pauvres. Au
travers d’une focalisation sur les faits négatifs
et à partir de la seule observation au quotidien,
l’aversion à leur encontre apparaît
très répandue. Parce qu’elle
émane de la spécialisation de la fonction
d’informer, maintenant de ce fait la séparation
dans la communication – tout ce qui
apparaît publiquement passe par elle –
l’information dominante fonctionne comme un lobby, son
intérêt premier consiste à conserver
ses prérogatives et cela passe par la conservation du monde
qui les lui autorise. De ce fait ce qu’elle vante, ce dont
elle fait l’éloge, n’est toujours que
l’expression du maintien des conditions présentes,
de la séparation entre les humains, de sa propre
légitimité. La conquête de cette place
centrale s’est opérée en consacrant
l’assujettissement des faits à leur compte-rendu.
Ce dernier s’arroge quotidiennement le droit de leur donner
leur sens.
C’est au sujet de la révolte dans le monde que
s’avèrent les plus significatives expressions de
ce phénomène. Celle qui trouve grâce
aux yeux de l’information n’est toujours que celle
qui la tolère, et qui de ce fait lui laisse, parfois
sciemment, la possibilité d’en définir
les raisons, les buts et les limites. Exemplairement, chaque mouvement
de contestation étudiant est toujours abondamment
relayé par les journalistes. L’étudiant
est médiatisé comme le baromètre de la
société, le porteur du progrès, et sa
grogne comme légitime. Hors d’occident, dans les
Etats archaïques qui s’évertuent
à conserver leur contrôle sur ce qui se dit,
contre donc la montée en puissance de
l’information mondiale, les contestations exclusivement
étudiantes sont relatées comme de bonnes
révoltes du fait du parti pris de cette information. Elles
ouvrent effectivement sur la possibilité d’une
transformation de la société suivant le
modèle démocratico-marchand occidental au sein
duquel l’information autonomisée dispose
d’un rôle central.
Comme n’importe quelle lutte corporatiste, la contestation
étudiante, tant qu’elle n’exprime pas sa
volonté de sortir de son cadre, s’arrête
toujours à une remise en cause partielle de ce qui est. Si
le milieu étudiant a évolué depuis la
critique situationniste, il n’en reste pas moins cet
îlot isolé où règne la
triste aspiration à une place dans la
société, une positivité
projetée sur les choses. Y est cultivée
l’illusion d’avoir encore le choix,
d’avoir le privilège du possible, et à
la différence d’autres mouvements corporatistes
qui se caractérisent par leur seule nature
défensive, ce qui est à défendre ici
n’est que ce possible – un possible connu car
entièrement prédéterminé
par l’ordonnancement actuel du monde. Dans ce sens et par
leur proximité sociologique et culturelle,
l’étudiant et le journaliste se vouent une
reconnaissance mutuelle, on retrouve chez l’un comme chez
l’autre les croyances middleclass sous leur forme
concentrée : ce qui est sera toujours, il n’est de
liberté que celle de s’adapter.
Ce constat était tout à fait
vérifiable lors des manifestations étudiantes du
mois de mars 2006 et de leurs salutaires débordements.
L’occupation de la Sorbonne en offrit une juste illustration,
avant de donner lieu au cours de son dénouement à
un début de critique de la médiation
extérieure. Même si la confusion
régnait du fait de l’enchaînement des
péripéties et de l’entrée
quasi-permanente de nouvelles têtes, les occupants, par la
tenue régulière d’assemblées
générales, s’étaient
trouvés une unité. Il y avait donc ceux qui
tenaient le lieu à l’intérieur
appuyés par les manifestants de
l’extérieur, et les flics qui faisaient le
siège aux différents accès du
bâtiment. Mais une troisième force
était en présence et
tolérée par les belligérants. Alors
que les occupants s’échinaient à se
trouver une parole collective pour communiquer vers
l’extérieur leur situation, leurs
désirs, leur négativité, des
journalistes déambulaient dans les couloirs,
rédigeaient des dépêches et
sollicitaient des interviews. Ils étaient au moins une
dizaine d’employés de toutes sortes de
médias à côtoyer dans la plus parfaite
impunité les 200 à 300
révoltés qui mettaient toute leur force pour
consolider la situation. L’aberrante bienveillance des
acteurs pour ces observateurs prit fin avec
l’évacuation, qui provoqua une profonde
frustration chez les occupants en torpillant tout ce qui avait
été projeté pour la suite, frustration
qui se changea instantanément en colère une fois
dans la rue. A ce moment-là, les journalistes dont les
visages étaient devenus familiers aux occupants,
montrèrent ce qu’ils sont, c'est-à-dire
qu’ils pouvaient passer du côté des
flics pour les interroger comme se glisser derrière les
rangées de CRS pour filmer ou prendre des photos. Les
quelques-uns qui s’aventuraient encore près des
ex-occupants évacués et gazés furent
alors malmenés par certains. Mais
l’angélisme étudiant avait eu besoin de
cette preuve pratique pour pressentir comment la profession
d’observateur est bien un des adversaires principaux de ceux
qui entreprennent de s’organiser contre la
société en place.
Par la suite et du fait également de la
désinformation opérée par les
médias les plus importants, le mouvement étudiant
développa par endroits une certaine vigilance
vis-à-vis de la présence de journalistes, il est
arrivé que des assemblées aient
décidé que ces derniers étaient
indésirables lors des délibérations.
Ceci fut bien évidemment condamné par la
profession, et stigmatisé comme une dérive
totalitaire. Mais dans l’ensemble, la critique de
l’information paraît n’être
restée que très superficielle dans les
universités. La rue fut par moments bien plus radicale,
visant en priorité les observateurs de toutes sortes, on vit
notamment une telle tendance se développer vers la fin du
mouvement. Aux Invalides puis Place d’Italie, les
irréductibles de fin de manif firent comprendre aux
journalistes que leur place était toujours
derrière le cordon policier.
L’AG en lutte
qui dès le départ refusa
la présence de journalistes se borna à ce seul
principe sans en approfondir tous les motifs et toutes les
conséquences. Il fut décidé
qu’on ne pouvait participer à
l’assemblée qu’à moins de
vouloir être ou d’être acteurs de la
révolte (de la « lutte » pour certains).
L’occupation de l’EHESS fut déterminante
comme pratique offensive pour poser dès le début
de l’assemblée une telle exigence, elle
était alors partagée par une majorité
écrasante. Mais ce qui la rendait si fondamentale ne fut pas
réellement pris pour objet. Il s’agissait bien
plus de faire attention à ne pas être
manipulés par des journalistes que l’on sait
malhonnêtes et menteurs, que de refuser en bloc la
médiation extérieure parce qu’on se
donne les moyens d’une parole collective.
De cette façon, la nécessité de se
doter d’un moyen autonome – dans les limites du
possible – pour communiquer, c'est-à-dire
d’un blog ou d’une page web, ce que faisaient
déjà des AG étudiantes, ne fut jamais
considérée comme une priorité. Les
vieux réflexes contestataires jouèrent
là encore un rôle déterminant contre ce
qui aurait été une étape importante de
la constitution du sujet collectif. On disposait avec le site
d’Indymedia Paris d’un moyen très
pratique de publier les textes de l’assemblée et
de faire part de son existence, de sa tenue. Et ce média
comme d’autres du même acabit échappait
à la critique qui se portait exclusivement sur les
médias officiels.
Durant tout le mouvement Indymedia joua un rôle important,
servant de point de rendez-vous virtuel à toutes les forces
impliquées. On pouvait y apprendre les horaires et les
points de départ des manifestations et des actions comme
leur évolution, leur détournement, les blocages,
les délibérations des assemblées, les
lieux occupés, et cela avec les délais
très courts permis par Internet. Il était par
exemple possible de rejoindre un blocage ou une occupation dont on
venait d’apprendre l’existence via son ordinateur.
L’écart était énorme entre
la somme d’informations contenue sur ce site et celles
données par les dépêches des agences de
presse. A cause de leur profusion, on pouvait parfois douter de la
validité des informations publiées, mais dans
l’ensemble elles s’avéraient souvent
vraies. Indymedia s’imposa rapidement comme le principal lien
de communication indirecte dans le mouvement.
Indymedia est apparu avec le mouvement altermondialiste, et il
n’est en temps normal que le lieu de
dépôt des tristes complaintes militantes toutes
plus partielles les unes que les autres. Au cours du printemps 2006,
cette caractéristique n’a évidemment
pas entièrement disparu, mais ce site est surtout devenu un
moyen tactique mis à profit par les acteurs du mouvement
pour gagner en efficacité et en unité. On se
souvient qu’en Argentine en 2002, la version locale
d’Indymedia avait donné lieu à un
emploi assez similaire.
Considérant ces seuls aspects tactiques, on peut tout
à fait comprendre comment Indymedia offrait un moyen
exceptionnel auquel il aurait été parfois idiot
de renoncer. Mais l’illusion qu’entretient ce site
d’être le lieu de la libre expression, à
l’instar de l’Internet en
général, se maintint dans toute son apparente
évidence même après
l’apparition d’une organisation pour
débattre. On peut analyser les limites de la critique des
médias par l’AG
en lutte, qui se voulait une
assemblée libre, à partir de son seul rapport
à ce média particulier.
Internet conserve encore aujourd’hui, une fois
passé l’enthousiasme lié à
son apparition, l’image de la place publique qui
appartiendrait à tous ceux qui y viennent et où
chacun pourrait librement converser. Une floppée
d’initiatives alternatives et « citoyennes
» laisse croire qu’une telle agora est effective.
Indymedia en est l’exemple principal dans le domaine de
l’information. La première ambition de ce vaste
réseau de sites divisé suivant les
frontières étatiques du monde, est de rompre avec
la spécialisation de l’information. La
deuxième est d’offrir un lieu où la
parole n’est pas soumise au contrôle
d’une autorité. Mais ces deux
prétentions ne restent que des vœux pieux.
N’importe qui, à la condition bien sûr
qu’il dispose des moyens matériels pour se
connecter, peut publier sur Indymedia, que ce soient le
récit des faits auxquels il a assisté, des textes
théoriques, des propositions ou des appels. Le site
fonctionne sur ce principe, ce sont ses utilisateurs qui lui
fournissent son contenu. Les objectifs et les perspectives de ses
concepteurs ne sont exprimés qu’à
propos du moyen, on sait ce à quoi doit servir le site, on
ne connaît pas sa finalité
générale. Il n’a donc qu’une
fonction d’alternative aux médias dominants
dépendants de la marchandise par la publicité
commerciale, et dont l’accès est relativement
verrouillé, réservé à une
profession. Il ne s’agit pas tant de rompre avec la
spécialisation d’informer, en interrogeant le
rôle de l’information en
général, que de permettre à tous de
pratiquer cette fonction. On y trouve une information qui ne se
distingue de l’officielle que par des divergences
idéologiques, le rapport aux faits est quant à
lui le même. L’information officielle
définit l’objet à observer, «
l’actualité » du moment, et de
façon quasi-systématique les utilisateurs
d’Indymedia se calent dessus pour en donner la version
opposée mais toujours en validant l’importance que
leur prétendu adversaire lui a donnée.
C’est une illustration de la démocratisation
permise par Internet selon ceux qui en font les louanges. La
démocratisation, ici de l’information,
n’est toujours que l’extension à tous
des valeurs et des normes dominantes. Le journalisme n’est
pas une spécialisation seulement parce qu’il est
réservé à une profession, mais parce
que le moment de l’observation s’est
scindé de l’ensemble de la vie, parce que ce moyen
s’est institué en fin. Si la parole publique est
donnée aux pauvres, c’est à dire
à ceux qui ne l’avaient pas, c’est
uniquement pour qu’ils singent, avec le défaut de
leur pauvreté, la caste qui en conservait
jusque-là le privilège. Ainsi, que la
spécialisation de l’information soit battue en
brèche ne signifie pas qu’il n’y ait
plus de journalistes, au contraire on constate chaque jour davantage
qu’ils se multiplient. Dans les rues de la vieille Europe, on
ne verra bientôt plus que des journalistes et l’on
aura toutes les peines du monde à y découvrir un
homme.
Ce site ne reste que cela parce qu’il reste
entièrement aux mains de ceux qui en ont les
clés. La communication n’y est
évidemment pas libre, comme elle ne l’est pas sur
l’ensemble du réseau. Comme sur
n’importe quel forum, des flics, appelés
modérateurs sur Internet, des petits
propriétaires, appelés webmasters, disposent de
moyens auxquels tous les participants n’ont pas
accès. Or on ne parle pas librement quand certains ont ce
pouvoir sur la parole des autres, qu’ils en fassent usage ou
pas d’ailleurs.
Pour ces raisons, Indymedia n’est qu’en apparence
un moyen utile contre l’information dominante, il en fait
essentiellement partie, en constitue une forme avancée issue
de son évolution. Il s’agit de cautionner la
position de l’intermédiaire, son
caractère indispensable. Il doit disposer du pouvoir sur
ceux qu’il met en relation, et son rôle est
valorisé dans un monde où le constat,
l’a posteriori,
prévalent sur l’acte,
sur la réalisation de la pensée. Chacun est
désormais convié à prendre part au
monologue de l’information dominante, et les plus
domestiqués se pressent pour goûter à
cet évident progrès.
Ainsi, au-delà des seules questions tactiques, Indymedia,
comme l’ensemble de l’information dominante, est
fondamentalement ennemi de toutes tentatives de constituer un sujet
collectif ; lorsque l’ensemble de la pensée est
mis en débat dans une assemblée
générale justement parce que
l’assemblée générale est
dans ce cas la suppression de tout intermédiaire
séparé. Et cette suppression n’est
possible qu’avec la souveraineté de
l’assemblée générale. Il est
évident que dans un monde exclusivement dominé
par l’ennemi, il n’est pas de moyen de
communication qui lui échapperait. L’utilisation
que l’on peut en faire ne peut l’être
qu’en mesurant l’utilité et la
possibilité du compromis puisque ç’en
est toujours un. Mais en cas d’assemblée, on ne
peut que préférer le risque de la
confidentialité à un compromis qui annulerait
immédiatement ses prétentions et le possible
qu’on libère. On ne peut paraître dans
l’information dominante qu’en ennemi de
l’information dominante, au cas contraire, on est toujours
complice de son usurpation de la parole, de sa confiscation du discours
public. La médiation extérieure
séparée et l’assemblée de
base souveraine sont pour cela complètement inconciliables.
Une fois que l’assemblée de l’AG en
lutte eut posé ses premiers principes, elle ne
pouvait plus
être crédule vis-à-vis de la
médiation extérieure, en refusant la
présence d’observateurs elle refusait par
là même que n’importe quel individu
particulier parle à sa place. Les profs de
l’EHESS, qui s’imaginaient pouvoir parader dans
l’assemblée en se parant de la
neutralité qui les confine à
l’impuissance au quotidien, ont été
rabroués immédiatement. Quiconque laissait penser
qu’il n’était là que pour
regarder l’était de même, les
sollicitations des journalistes qui faisaient le pied de grue devant
les grilles de l’école se heurtaient à
l’hostilité générale. Et en
retour, l’information qui ne se défit jamais
d’une certaine fascination pour ce qui avait lieu
là, calomnia l’AG
en lutte en la
réduisant à un attroupement de vandales. La
campagne de désinformation menée par les
médias ne fut pas contrecarrée par le moindre
communiqué de l’assemblée,
l’unique publicité de l’occupation de
l’EHESS fut celle du saccage d’un temple du savoir
par une meute « d’autonomes ». Ce fut
certainement sur Indymedia que la désinformation fut la plus
hystérique, la plus débridée, et cela
bien sûr sur la base de ce qu’avaient
déjà dit les menteurs assermentés.
Pourtant, même à la suite de telles manifestations
des méfaits de la médiation
extérieure, après avoir vu des péteux
mendier des interviews ou chercher des planques sur le boulevard
Raspail pour prendre des photos, après avoir
assisté à la diffamation la plus
éhontée de la part de touristes de la
protestation, après avoir subi les commentaires sarcastiques
de valets en formation, l’assemblée ne se
départit pas d’une perception partielle de
l’information selon ses différenciations
infondées : entre mauvais informateurs et bons informateurs,
bonne et mauvaise utilisation de l’information,
médias amis et médias ennemis.
Il y eut bien cette volonté sous-jacente de ne laisser, dans
l’assemblée, quiconque se définir
autrement que comme participant à
l’assemblée. On ne pouvait la critiquer en son
sein en prétendant à une
extériorité. Comme elle était ouverte
à tous, aucun « nous »
limitatif ne
pouvait la définir comme organisation achevée.
Soit il fallait rompre avec elle, soit il fallait contribuer
à son évolution, à
l’élaboration de son contenu. Sur cette base, ceux
qui entendaient y assister sans y participer activement, en la
considérant seulement comme objet, comme matière
à journaliste, à historien, à
littérateur, ou à militant, auraient dû
être désignés comme ses ennemis. Ce qui
n’a pas été assez clairement le cas.
Comme à propos des modes de fonctionnement, sur la
médiation l’assemblée avait tout
ébauché dès les premières
heures, dès le premier jour, il n’était
besoin que de poursuivre sur ces bases, dans le sillage de cette
négation pour critiquer le monde. Or comme cette
négativité n’a pas
été fouillée, approfondie dans toutes
ses conséquences, là aussi elle n’est
restée qu’en puissance, et de ce fait
s’est progressivement attiédie puis perdue. La
question de la médiation et de sa maîtrise est
passée pour seulement accessoire alors qu’elle
obligeait à définir l’entité
AG en lutte,
sujet collectif ou simple carrefour de la contestation.
4.
L’autoproclamé « Comité
d’occupation de la Sorbonne en exil » en donnait un
exemple édifiant dans son communiqué n°5
:
« Mise au point n° 1 : Nous sommes en lutte
contre une loi votée à la majorité par
un parlement légitime. Notre seule existence prouve que le principe démocratique du vote
à la majorité est contestable, que le mythe de
l’assemblée générale
souveraine peut être une usurpation. Il appartient
à notre lutte de limiter autant que possible la tyrannie du
vote majoritaire. Trop d’espace accordé aux
assemblées générales nous paralyse, et
ne sert qu’à conférer une
légitimité de papier à quelques
bureaucrates en herbe. Elles neutralisent toute initiative en
instituant la séparation théâtrale
entre les discours et les actes. Une fois votée la
grève illimitée jusqu’au retrait de la
loi sur l’égalité des chances, les
assemblées générales doivent devenir
un lieu de palabre, de mise en commun des pratiques, des
idées, des désirs, un moment de notre
constitution en force, non plus la scène de toutes les
luttes de pouvoir, de toutes les intrigues pour emporter la
décision. »
En sachant un peu comment se déroulaient les AG dans les
facs, on peut comprendre ce qui motivait cette mise au point, mais on
voit aussi le grotesque amalgame entre assemblée
parlementaire de représentants et assemblée de
base. C’est une logique qui présuppose
à la lumière d’un constat quotidien que
la composante la plus radicale ne peut toujours être que
minoritaire, alors que cette situation de minorité
n’est évidemment qu’un moment de la
guerre où les conceptions de l’ennemi dominent.
Sinon à quoi bon ?
Ici, il s’agit de se « constituer en force
» pour mener la « lutte » ; les
conclusions des débats sont anticipées : une fois
voté cela, on devra faire ceci ;
l’évidence du conflit, de ses termes, de ses
perspectives (« contre une loi… »),
exonère de la nécessité de
débattre. Se révèle bien là
une usurpation effective quand un ensemble de personnes doit se
soumettre à son instrumentalisation par une
espèce d’avant-garde
éclairée.
Critique de l'assemblée > 1. Insuffisances
pratiques. La question de la prise de décision et celle du
rapport à l'information