Une expérience d'assemblée en France au printemps 2006 – Critique de l'AG en lutte    





Critique de l’assemblée






1. Insuffisances pratiques. La question de la prise de décision et celle du rapport à l’information




Autoconstitution de l’assemblée



Si l’on ne veut pas se suffire d’un simple constat négatif sur ce qu’est devenue l’AG en lutte et sur ce qu’elle n’a pas su être, il faut dire aussi ce qu’elle a été à son commencement, ce qui a permis cela, ce qu’ont été les conditions de ce possible. Tout en les prenant en compte, on ne peut se limiter à l’exposition des facteurs contextuels qui expliqueraient rétrospectivement son échec, comme si cet échec était prévisible et inévitable. Nous considérons l’échec de notre point de vue, au regard de ce qui manque à la révolte dans le monde, d’autres pourraient penser qu’elle a échoué pour d’autres raisons que celles que nous exposons.

D’après ce que nous en savons, les deux appels à l’origine de l’assemblée et de l’occupation émanaient d’initiatives individuelles. Et il semble que les individus qui ont lancé publiquement cette idée aient été quasi-immédiatement dépassés par la tournure des événements. Ils ont simplement répondu à un besoin alors présent, seulement fait part publiquement d’une opportunité qui s’offrait là pour donner une suite à l’occupation de la Sorbonne et au conflit qui s’était ouvert dans les rues. Si l’un des deux appels anticipait déjà quelque peu sur ce que devaient être cette occupation et cette assemblée, davantage d’ailleurs par son ton que par une réelle explicitation du contenu, les deux avaient tout de même en commun d’être très lapidaires, de ne pas outrepasser la simple proposition de s’organiser, de débattre, et pour cela de s’en donner les moyens matériels en occupant un lieu adéquat. De ce fait, l’assemblée du 20 mars a d’abord été une rencontre. Aucun de ses participants ne pouvait se prévaloir d’une véritable préméditation, seul le débat de tous ceux réunis alors pouvait décider de la suite. Un tel commencement est important pour ce sur quoi il ouvre, et il implique que l’assemblée dans sa critique soit saisie comme un tout, comme un objet à part entière dont les mécanismes et les épisodes ne peuvent être compris qu’à partir de l’interaction de tous ses éléments. Il s’agit de comprendre à partir de ce point de départ ce qui a fait pencher la balance entre cette situation nouvelle d’une assemblée qu’on pourrait qualifier d’autoconvoquée et les modes de pensée qui conservent l’organisation sociale en place.

Les quelques principes et modes de fonctionnement posés par l’AG en lutte l’ont été sur la base des appels parus sur Internet puis dans l’immédiateté du premier jour, comme réaction à ce qu’étaient les AG étudiantes. Lors des deux assemblées du lundi 20 mars, les étudiants de l’EHESS – pour la majorité opposés à l’occupation – ont servi de point d’appui à ceux qui étaient venus là pour aller plus loin que la seule protestation étudiante contre la loi incluant le CPE. Chacune de leurs tentatives pour ordonner le débat suivant le modèle de l’organisation officielle estudiantine s’est heurtée au refus de l’assistance de se laisser enfermer dans des dispositifs par lesquels les étudiants maintenaient leur mouvement dans ses particularités, dans ses tristes limites. C’est avec enthousiasme et en se reconnaissant les unes les autres, que les interventions se succédaient pour rejeter pêle-mêle présidence, tours de parole, tribune et circonscription du discours à la sphère étudiante. Ce que les affrontements et les manifs sauvages ont été aux manifestations encadrées, l’assemblée se proposait de l’être aux AG universitaires. Dans cet élan initial porté par ce qui avait eu lieu dans la rue, l’assemblée se débarrassait des lourdeurs et de l’étroitesse de l’organisation étudiante et par ce biais se donnait les moyens d’ouvrir à tous et à tout le lieu du débat. Mais cette volonté d’ouverture se manifestait alors logiquement en posant les premières déterminations de l’assemblée.

Déjà contenu dans l’un des deux appels, a continué à s’exprimer le besoin de ne pas se fixer de limites en sortant du cadre revendicatif et corporatiste. Dans le déroulement des séances, la plupart des intervenants faisaient preuve d’une certaine attention à ne pas nier les raisons d’être ensemble des autres pour mettre les leurs à la place. Etait au contraire privilégiée la recherche de valeurs communes, de nombreux participants commençant leur prise de parole par le consensuel rappel qu’ici la lutte ne se réduisait pas au seul CPE. Mais une fois l’assemblée face à elle-même, c'est-à-dire une fois les étudiants de l’EHESS les plus conservateurs clairement rejetés comme minorité réactionnaire, cette intention très louable de ne pas se poser de limites commença pourtant à en toucher. La recherche du sens commun se concentra sur la désignation de l’adversaire notoire, soi-disant la plus générale, ne partant plus des données présentes et nouvelles ni d’un « nous » à définir. Ces présupposés n’étaient pas pour autant imposés, on préférait privilégier le fait d’être ensemble. L’assemblée exprimait la volonté d’être ouverte à tous, évolutive, tout en se déterminant même si elle ne le fit alors que minimalement.

Pour illustrer ce fragile équilibre, on peut dire que la majorité de l’assemblée rechignait à décider quoi que ce soit sur elle-même dès après le premier jour – plus rien ensuite ne sera d’ailleurs décidé sur l’assemblée elle-même, sinon seulement dicté par les circonstances.

L’assemblée s’est autoconstituée dans une immédiateté négative, après laquelle elle n’a plus su se percevoir en tant que sujet-objet, ou par conséquent faudrait-il dire ses membres ne l’ont plus su. Elle s’est poursuivie dans un refoulement de ses principes fondateurs, quelque chose est bien resté mais seulement de manière latente, sans être formulé et porté par tous. Une lacune aussi rédhibitoire s’est manifestée de manière exemplaire avec l’impossibilité de soutenir collectivement ce qui avait lieu là, avec celle de prendre des décisions collectives et dans le rapport inconséquent à la médiation extérieure à l’assemblée.




Sur le rejet du vote  



La décision d’occuper l’EHESS s’est prise à l’issue d’un rapport de force à l’intérieur de l’assemblée. La manière dont il s’est résolu s’est posée d’elle-même comme une évidence, comme un principe général acquis.

Deux tendances semblent s’être données la main pour rejeter l’emploi du vote. Celle, relativement spontanée, composée d’individus déterminés qui face aux étudiants de l’EHESS tentant de faire échouer l’occupation permanente en recourant au vote comme dernière solution, assimile tout vote à une arnaque, à une légitimation de l’usurpation du pouvoir, et ceci simplement parce que la représentation dominante l’associe à l’élection de représentants. Et celle plus marxiste pour laquelle toute soumission à la majorité ne peut être que sclérosante. L’utilisation systématique du vote dans les universités bloquées a également servi de repoussoir. Il faut savoir qu’à ce moment-là la majorité des participants à l’assemblée exprimaient clairement leur volonté d’occuper, un vote dans les règles aurait été en faveur de l’occupation.

A aucun moment la question ne s’est posée centralement de la manière dont seraient prises des décisions collectives à l’avenir. Et puisqu’il était sûr qu’il allait falloir en prendre, par qui allaient-elles l’être puisqu’elles ne pouvaient plus l’être collectivement ? Aucune alternative n’a été proposée par ceux qui refusaient le vote, comme aucun argument n’a été avancé.

Par la suite, les initiatives et les textes collectifs furent validés une fois que plus aucune objection ne venait s’y opposer, une fois atteint l’épuisement des arguments ou des participants. Laissant toujours la sensation que la décision n’était pas vraiment collective, plutôt le résultat du compromis des derniers débatteurs les plus endurants, voire même laissant le doute sur ce qui avait été décidé si informellement, laissant plusieurs interprétations possibles. Parfois, ceux-là mêmes qui s’étaient si véhémentement opposés au vote, se lamentaient qu’aucune décision ne soit prise clairement à l’issue d’une discussion de plusieurs heures, interrogeant l’assemblée aux trois-quarts vide : « Alors, on fait ça ? Personne n’y trouve rien à redire ? », n’obtenant pour réponse que quelques « non » maugréés. Si bien que la plupart du temps, les scrupules existant tout de même à ne pas trahir le contenu de l’AG, les initiatives mises en œuvre par les comités étaient les plus consensuelles, l’épuration des propositions en s’appuyant sur ce qu’elles avaient en commun ne donnait lieu qu’à des entreprises assez pauvres, souvent à la traîne du mouvement étudiant, tout en laissant penser qu’avec ce qui s’était dit dans l’assemblée elles étaient au contraire les plus en avance. Pour les mêmes raisons, les textes collectifs restaient relativement fades et convenus, et nombre de propositions et remarques sans suite faute d’avoir pu être validées par tous. Du coup ceux qui avaient ôté à l’AG la possibilité de décider, c'est-à-dire son pouvoir en s’opposant systématiquement à la mise en place d’un fonctionnement collectif, trouvaient là l’occasion de montrer que l’entreprise collective ne pouvait mener qu’à un appauvrissement des discours et des actes.

L’impossibilité pour l’assemblée de s’affirmer, d’exprimer son accord avec un intervenant par exemple, donnait lieu à de la frustration. Puisque le vote était écarté, la tendance majoritaire devait bien se faire entendre d’une autre façon, ce fut par le bruit, que ce soient les applaudissements pour approuver ce qui était dit, ou les cris pour au contraire marquer sa désapprobation. C’est d’ailleurs de cette façon que le refus du vote a été entériné.

A aucun moment n’a été proposé de mettre le vote en débat, de revenir sur son rejet. Ce choix paraissant un des principes fondateurs de l’assemblée, de son identité, de sa singularité, la proposition de voter serait certainement passée pour rétrograde.

Mais ce que permet le vote, ce qu’il demande, c’est que les contradictions soient formulées, qu’on se hisse à l’expression la plus précise des oppositions, pour les résoudre, et pour trancher. Sa perspective donne l’intensité au débat, ce qui est dit et échangé doit l’être en en saisissant toutes les implications parce qu’au bout se profile un choix avec le caractère irréversible qu’il comporte dans de tels moments. Il n’est pas question ici de promouvoir l’usage du vote à tout propos, mais de relever comment l’évacuer a priori, sans considérer sa possibilité aux moments du débat où il aurait fallu choisir ensemble, a contribué à ankyloser l’organisation naissante.

Les décisions qui sont issues du vote engagent tous ceux qui y prennent part, tous les participants à l’assemblée qui l’utiliserait, à moins qu’il ne donne lieu à une scission. Or les décisions informelles prises par l’AG en lutte n’engageaient pas tous ses participants, on pouvait très bien rester silencieux, spectateurs du débat. Très peu ressentaient finalement la nécessité d’assumer sans réserve les résolutions si mal prises.  




Sur la décision en général



Non seulement le vote était rejeté, mais c’est l’idée même de prendre des décisions collectives qui trouvait des adversaires. L’engagement dans des actes ou discours qui émaneraient d’une association d’individus provoquait de la défiance. On pourrait s’expliquer cette crainte du fait que l’assemblée n’avait su faire l’effort de se constituer plus explicitement et que certains pouvaient légitimement appréhender de se retrouver embarqués dans une entreprise dont rien ne leur permettait de connaître vraiment les visées. Mais il semble surtout qu’une frilosité et une incapacité à s’engager entièrement déterminaient une telle attitude qui se drapait généralement d’arguments sur la liberté individuelle qu’il se serait agi de préserver. Comme si l’assemblée menaçait d’y mettre fin, cette fameuse liberté individuelle revenait sur la table sans que l’on sache vraiment ce que contenait cette formule creuse. L’argument permettait bien plutôt aux indécis de ne pas avoir à répondre des actes ou des paroles de l’assemblée, et d’empêcher pour cela que cette dernière devienne effective. Une partie de l’assemblée se retrouvait sur ce préjugé : endosser des décisions prises par tous ne pouvait que mener à une tyrannie.

C’est un trait de l’époque, toujours plus écartés de toute responsabilité dans les situations qu’ils subissent au quotidien, il arrive maintenant que les pauvres ne soient plus capables d’en faire preuve dans celles où s’offre la possibilité de jouer leur vie. Nous-mêmes n’avons que mépris pour la responsabilité telle qu’elle nous est proposée dans l’organisation humaine existante, parce qu’elle équivaut dans ce cas à une soumission active à un ordre qui n’est pas le fruit du débat maîtrisé. Pour autant, il serait insensé d’associer cette exigence de responsabilité au parti ennemi, il serait insensé de lui laisser cette qualité et de permettre ainsi la reproduction de son monopole par quelques arrivistes intéressés. Là encore, l’absurde conviction d’être libre individuellement alimentait cette peur de s’engager. Pourtant chacun peut se convaincre que le discours dominant entretient justement cette illusion parce que les illustrations qu’elle n’est qu’une illusion s’accumulent dans le monde. Où sont-ils ces individus libres ? Quelle est-elle cette liberté qu’il s’agirait de ne surtout pas aliéner ? Un état, une potentialité, la seule liberté de laisser le possible en tant que possible sans jamais le détruire, en renonçant par conséquent à en ouvrir du nouveau. Elle se situe bien là la tyrannie moderne. Il faut croire qu’il restait encore, chez certains qui vivaient là l’expérience de cette assemblée, de telles croyances de résignés, de telles conceptions de vaincus. Mais pour le malheur des pauvres illusionnés, se passer de prendre des décisions en s’imaginant conserver sa précieuse intégrité individuelle, c’est voir autre chose les prendre à sa place. La profonde différence qualitative entre la survie quotidienne, où l’on subit, où l’on compose, où l’on s’adapte, et la configuration nouvelle créée par la rupture pratique où, avec les autres, on se donne les moyens de maîtriser, de faire des choix, de décider, semble n’avoir été saisie consciemment que par quelques-uns. On a même vu finir par poindre l’idée qu’on n’avait pas besoin de prendre de décision du tout, après tout. Mais à ce stade, la proposition était trop ahurissante pour être seulement l’œuvre d’illuminés, il fallait bien y voir des intentions malhonnêtes de récupérateurs.

Dans une situation aussi exceptionnelle de débat, on peut tout à fait comprendre que durant une phase initiale le collectif se refuse à décider seulement parce que cela équivaudrait à réduire prématurément le champ d’investigation. La perspective de remettre en cause toutes les évidences ayant tout de même été partagée par les premiers occupants de l’EHESS, elle peut expliquer partiellement la réticence initiale à trancher, à définir peut-être trop hâtivement les buts et perspectives. Mais avec le refus même de doter la base de moyens de décision, on lui enlève son pouvoir, son effectivité, et la dialectique entre volonté d’ouverture la plus générale possible et déterminations négatives laisse la place à sa parodie lamentable, entre démagogie hypocrite à l’adresse de l’extérieur et dogmes implicites car non débattus à l’intérieur de l’assemblée.

L’incapacité à prendre des décisions collectives s’accompagna par la suite de l’impossibilité de définir ce qu’était l’assemblée, de formuler ses principes. Il n’était même plus envisageable de faire la publicité de l’assemblée à partir de ses déterminations négatives, comme l’a révélé l’épisode des textes sur l’AG à la fin du mois de mars. Si bien que peu s’étonnaient, lors de plusieurs séances de la rue Servan, de voir débarquer des journalistes, fussent-ils amateurs ou libertaires, ou lancer des propositions d’actions en collaboration avec les intermittents du spectacle, corporation s’il en est.




Reconnaître l’assemblée



A la suite de la tendance activiste qui avait travaillé à empêcher la constitution du sujet collectif, en dénigrant tout fonctionnement unitaire de l’ensemble avant de se dégonfler lamentablement une fois l’épouvantail CPE retiré, une autre tendance, héritière de la première mais moins caricaturale, prit sa place pour, elle, réfuter le rôle central de l’assemblée générale. La tendance activiste avait démontré toute sa nullité en accumulant les échecs à la suite d’initiatives individuelles peu suivies ; là où les étudiants, qui avaient au moins donné à leurs assemblées un pouvoir, réussissaient de jolis coups, à Rennes notamment. Sans mouvement auquel s’accrocher, finis les agités du bocal, mais la tendance qui leur succéda, si elle feignait une volonté d’approfondir ce qu’étaient l’assemblée et sa potentialité, s’annonça tout aussi conservatrice. Elle remettait tout simplement en cause le fait que l’assemblée de base puisse être le centre de l’organisation qu’elle permettait sans indiquer clairement ce qu’il en restait alors.

Sur la question de la décision, son avis se précisa lors de la réunion en commission du mardi 11 avril. Pour justifier la situation, l’idée était émise que l’inégalité dans l’implication excluait l’égalité de décision, et par conséquent que l’assemblée générale ne pouvait être souveraine. Or c’est justement cette idée qui maintenait l’inégalité dans l’implication : les plus impliqués du moment favorisant l’absence de formalisation possible au niveau de l’assemblée pour finalement décider pour elle ou au moins l’orienter significativement en comité plus restreint. Ce sont là la méthode typique promue par les partis et l’argument habituel qui l’accompagne, si habilement utilisés par les bolcheviks en leur temps, qui donnent en apparence une éclatante légitimité à la confiscation du pouvoir. Mais ici leurs partisans, qui n’assumaient pas vraiment leur inclination pour le dirigisme, les mariaient avec des conceptions davantage dans le vent. Selon eux, l’assemblée n’avait pas à prendre de décision, chacun pouvait bien les prendre dans son coin et les mettre à exécution. Idem pour les textes publiés, c’était faire preuve d’une obstinée rigidité que de vouloir qu’ils soient le résultat du débat de tous. L’assemblée générale devenait simplement une occasion de se retrouver, de ramener du monde, on n’allait tout de même pas s’engager avec des gens qu’on ne connaissait pas et sortis d'on ne sait où. De ce fait lui enlever la possibilité d’être décisionnaire, en qualifiant par exemple de formaliste toute initiative allant dans ce sens, laissait celle d’en faire ce qu’on voulait entre quelques-uns. Ce serait réducteur de taxer ce curieux mélange d’une méthode si usée et de conceptions si dominantes dans le monde de simple bolchevisme ; on peut décrire cette tendance dont on n’aurait pas soupçonné l’existence avant de la voir à l’œuvre, comme un néo-bolchevisme, comme un bolchevisme middleclass.

On ne peut parler que de tendances pour décrire les forces qui régissaient l’évolution ou la stagnation de l’assemblée. Ce serait forcer le trait et leur donner trop d’importance que de s’arrêter à quelques consciences ici ou là qui auraient influé de manière décisive sur le devenir de l’ensemble. Au travers des peu nombreux débats contradictoires qui ont eu lieu, des tendances générales se faisaient jour bien qu’elles s’exprimaient dans des formes différentes suivant les individus. A partir des deux principales tendances, une scission aurait pu être envisagée mais la négativité manquait alors pour appuyer celle minoritaire qui soutenait la constitution du sujet collectif, l’autre s’appuyant sur une démagogique occultation de l’aliénation, ou faisant son apologie sur l’air de « laissons les choses se faire d’elles-mêmes ». On a vu ce que l’assemblée est devenue grâce à son succès.

Lorsque le CPE fut retiré et que le mouvement perdit son caractère massif, ne laissant la place qu’aux plus déterminés, qui refusaient cette conclusion si peu satisfaisante, la question se posa de la coordination des forces en présence. Une dernière fois, le refoulement des déterminations négatives de l’assemblée se manifesta. Sur quelles bases, sinon celles posées initialement par l’AG en lutte, pouvait-on envisager de s’associer avec des AG étudiantes qui ne voulaient pas s’arrêter là ? Mais, comme ces principes n’avaient pas été posés explicitement, comme ils n’avaient donc pu être reconnus collectivement, ils n’étaient même pas communicables, car ils ne pouvaient engager aucune assemblée de base et souveraine, qui n’existait pas. Il fut convenu qu’on pouvait, sinon y renoncer franchement, au moins les mettre en veilleuse dans la perspective d’une association avec ce qui restait de l’organisation étudiante.

L’AG en lutte n’est restée qu’à l’état de potentialité parce que sa majorité middleclass l’a considérée comme le simple élément d’un réseau, d’un ensemble bien plus grand dont il était reconnu que la maîtrise échappait à tous, et qu’il en serait toujours fatalement ainsi. Ce renoncement volontaire à toute maîtrise collective n’était aussi partagé que parce qu’était partagée la soumission à l’aliénation, la conviction de savoir individuellement ce qu’est le monde, de prendre cette représentation pour la réalité, de prendre la réalité pour un donné objectif.

Le « néo-bolchevisme » n’était pas un penchant exclusivement réservé à cette assemblée, il s’est exprimé hors de l’AG en lutte aux détours de textes qui paraissaient à leur publication les plus radicaux du mouvement. On y voyait afficher le rejet en apparence si superbement subversif de la légitimité du plus grand nombre, de la soumission à la majorité, et par là de l’organisation démocratique [4].

L’exigence démocratique n’a d’intérêt que parce qu’elle est une condition du débat, qu’elle permet seule d’envisager la suppression des présupposés. Une forme d’organisation qui n’aurait pas pour principe l’égalité de tous au moment de la prise de décision, n’ouvre pas, selon nous, sur la perspective de la prise pour objet de l’humanité par l’humanité. Qu’il ait pu se développer toutes ces circonvolutions autour du vote démocratique dans les universités, n’est dû qu’à une chose : les assemblées étudiantes n’étaient pas des assemblées générales puisqu’elles étaient pour la majorité d’entre elles réservées aux seuls étudiants, les assemblées étudiantes n’étaient pas le fruit d’une rupture, ne sont pas nées d’une négativité ou d’une rencontre mais d’une contestation menée par des syndicats. Le principe démocratique n’est pas en cause ici pour expliquer leur stérilité et leurs évidentes limites.

Si, malgré sa récupération et son évidage par le discours dominant, nous reprenons le terme démocratie pour désigner un type d’organisation, c’est d’abord simplement parce que notre définition est plus proche de son origine étymologique – le pouvoir au peuple – que son acception dominante contemporaine qu’elle met ainsi directement en contradiction. La pensée dominante entretient l’illusion d’une invariabilité de ce que le langage décrit, et œuvre par conséquent à une fixation des mots en prétendant à leur objectivité. Les phénomènes et notions qu’ils désignent ne dépendraient ni d’un parti pris, ni d’une époque, ni du contexte historique. Le langage est un effet de l’aliénation, les mots conservent le sens appauvri que leur donne la pensée dominante tant que les humains ne se donnent pas les moyens de le définir ensemble, de mettre à bas cette domination. Suivant notre définition minimale, la gestion des Etats modernes n’est en rien démocratique, elle ne fonctionne que par l’usurpation du pouvoir, elle est au contraire entièrement hiérarchique. Le premier pauvre venu peut tous les jours constater à quel point il n’a aucun pouvoir sur sa vie, comme et parce qu’il n’en a aucun sur le devenir de l’humanité. Un véritable fonctionnement démocratique tel qu’il s’est profilé dans l’AG en lutte donne le pouvoir à la base, à l’ensemble, et cet ensemble s’exprime lors de l’assemblée générale. Il semble que seul un tel fonctionnement puisse dépasser l’immédiateté négative sans perdre le sujet collectif qu’elle permet. Cette organisation se singularise par l’exigence pour la base de garder la maîtrise sur ceux qu’elle délègue pour quelque mandat que ce soit, que ces derniers soient révocables à tout instant comme dans les conseils, ou que s’opère une rotation systématique des tâches comme dans les assemblées argentines. Chacun est un moment du tout auquel il participe en prenant une part active à sa détermination dans le débat. Cette disposition à la pratique de l’aliénation en fait un individu bien plus libre et bien plus riche que celui séparé et isolé que les défenseurs de la liberté individuelle fantasment accompli – ou souverain – au diapason de la publicité commerciale la plus grossière et des conceptions politiques les plus impuissantes.

La richesse de notre époque paradoxale consiste en la dépossession permanente de tous par le mouvement de la pensée, gestionnaires en chef comme grands pontes du commerce mondial n’y échappent pas. C’est le chef-d’oeuvre de l’aliénation, la pensée de tous les humains domine tous les humains. Si la bureaucratie quelle que soit la forme qu’elle prend est à détruire, ce n’est pas seulement parce qu’elle jouit de biens matériels au détriment de plus démunis qu’elle, ni même parce qu’elle exerce un pouvoir sur ses administrés, mais essentiellement parce qu’elle garde la pensée hors de portée de toute vérification pratique, parce qu’elle en empêche cette vérification. En s’organisant démocratiquement sur la base d’une assemblée générale souveraine, il s’agit seulement de se donner les moyens d’étendre à l’échelle du genre ce jeu de la pensée collective, cette pratique en conscience de l’aliénation. A partir d’une telle configuration où le débat est le moteur du sujet collectif, la réalité n’est plus le donné gelé et irrémédiablement séparé tel qu’on nous le sert du matin au soir, mais le résultat de l’activité de tous.




L’incompatibilité d’une assemblée souveraine et d’une médiation extérieure



Même si encore dans une moindre mesure, les journalistes sont devenus, au même titre que les flics et la marchandise, des cibles privilégiées des gueux au cours de la révolte moderne. Aux quatre coins du monde et de manière non concertée, les explosions de colère n’épargnent pas cette profession devenue parti. Parce que son discours et son rôle se sont uniformisés, généralisés, sa critique en actes tend à en faire de même. L’observation qui se réclame neutre dévoile le mensonge de sa prétention dans le moment de la négativité pratique, il ne tient plus. Elle est bien partisane de l’organisation actuelle du monde, chantre de sa conservation, directement ennemie de son bouleversement. Là où les humains expriment leur insatisfaction fondamentale, ceux qui ont l’impudence de parler à leur place sont attaqués. Si bien que l’information dominante s’est adaptée à cette situation. Faire la publicité de son bannissement n’est envisageable que si elle peut le mettre sur le compte d’une attitude rétrograde, d’une arriération. Là et quand ce ne peut être le cas, elle n’y va plus ou elle tait les faits. De nombreuses régions dans le monde sont tombées dans l’obscurité, on ne sait pas ce qui s’y passe et d’après ce qui est dit par ailleurs on croit comprendre que ce qui s’y passe importe peu. Comme l’information dominante dispose du monopole de la parole publique et que ses employés sont conscients de ce pouvoir, il leur est tout à fait aisé de minimiser l’ampleur de l’hostilité que leur portent les pauvres. Au travers d’une focalisation sur les faits négatifs et à partir de la seule observation au quotidien, l’aversion à leur encontre apparaît très répandue. Parce qu’elle émane de la spécialisation de la fonction d’informer, maintenant de ce fait la séparation dans la communication  – tout ce qui apparaît publiquement passe par elle – l’information dominante fonctionne comme un lobby, son intérêt premier consiste à conserver ses prérogatives et cela passe par la conservation du monde qui les lui autorise. De ce fait ce qu’elle vante, ce dont elle fait l’éloge, n’est toujours que l’expression du maintien des conditions présentes, de la séparation entre les humains, de sa propre légitimité. La conquête de cette place centrale s’est opérée en consacrant l’assujettissement des faits à leur compte-rendu. Ce dernier s’arroge quotidiennement le droit de leur donner leur sens.

C’est au sujet de la révolte dans le monde que s’avèrent les plus significatives expressions de ce phénomène. Celle qui trouve grâce aux yeux de l’information n’est toujours que celle qui la tolère, et qui de ce fait lui laisse, parfois sciemment, la possibilité d’en définir les raisons, les buts et les limites. Exemplairement, chaque mouvement de contestation étudiant est toujours abondamment relayé par les journalistes. L’étudiant est médiatisé comme le baromètre de la société, le porteur du progrès, et sa grogne comme légitime. Hors d’occident, dans les Etats archaïques qui s’évertuent à conserver leur contrôle sur ce qui se dit, contre donc la montée en puissance de l’information mondiale, les contestations exclusivement étudiantes sont relatées comme de bonnes révoltes du fait du parti pris de cette information. Elles ouvrent effectivement sur la possibilité d’une transformation de la société suivant le modèle démocratico-marchand occidental au sein duquel l’information autonomisée dispose d’un rôle central.

Comme n’importe quelle lutte corporatiste, la contestation étudiante, tant qu’elle n’exprime pas sa volonté de sortir de son cadre, s’arrête toujours à une remise en cause partielle de ce qui est. Si le milieu étudiant a évolué depuis la critique situationniste, il n’en reste pas moins cet îlot isolé où règne la triste aspiration à une place dans la société, une positivité projetée sur les choses. Y est cultivée l’illusion d’avoir encore le choix, d’avoir le privilège du possible, et à la différence d’autres mouvements corporatistes qui se caractérisent par leur seule nature défensive, ce qui est à défendre ici n’est que ce possible – un possible connu car entièrement prédéterminé par l’ordonnancement actuel du monde. Dans ce sens et par leur proximité sociologique et culturelle, l’étudiant et le journaliste se vouent une reconnaissance mutuelle, on retrouve chez l’un comme chez l’autre les croyances middleclass sous leur forme concentrée : ce qui est sera toujours, il n’est de liberté que celle de s’adapter.  

Ce constat était tout à fait vérifiable lors des manifestations étudiantes du mois de mars 2006 et de leurs salutaires débordements. L’occupation de la Sorbonne en offrit une juste illustration, avant de donner lieu au cours de son dénouement à un début de critique de la médiation extérieure. Même si la confusion régnait du fait de l’enchaînement des péripéties et de l’entrée quasi-permanente de nouvelles têtes, les occupants, par la tenue régulière d’assemblées générales, s’étaient trouvés une unité. Il y avait donc ceux qui tenaient le lieu à l’intérieur appuyés par les manifestants de l’extérieur, et les flics qui faisaient le siège aux différents accès du bâtiment. Mais une troisième force était en présence et tolérée par les belligérants. Alors que les occupants s’échinaient à se trouver une parole collective pour communiquer vers l’extérieur leur situation, leurs désirs, leur négativité, des journalistes déambulaient dans les couloirs, rédigeaient des dépêches et sollicitaient des interviews. Ils étaient au moins une dizaine d’employés de toutes sortes de médias à côtoyer dans la plus parfaite impunité les 200 à 300 révoltés qui mettaient toute leur force pour consolider la situation. L’aberrante bienveillance des acteurs pour ces observateurs prit fin avec l’évacuation, qui provoqua une profonde frustration chez les occupants en torpillant tout ce qui avait été projeté pour la suite, frustration qui se changea instantanément en colère une fois dans la rue. A ce moment-là, les journalistes dont les visages étaient devenus familiers aux occupants, montrèrent ce qu’ils sont, c'est-à-dire qu’ils pouvaient passer du côté des flics pour les interroger comme se glisser derrière les rangées de CRS pour filmer ou prendre des photos. Les quelques-uns qui s’aventuraient encore près des ex-occupants évacués et gazés furent alors malmenés par certains. Mais l’angélisme étudiant avait eu besoin de cette preuve pratique pour pressentir comment la profession d’observateur est bien un des adversaires principaux de ceux qui entreprennent de s’organiser contre la société en place.   

Par la suite et du fait également de la désinformation opérée par les médias les plus importants, le mouvement étudiant développa par endroits une certaine vigilance vis-à-vis de la présence de journalistes, il est arrivé que des assemblées aient décidé que ces derniers étaient indésirables lors des délibérations. Ceci fut bien évidemment condamné par la profession, et stigmatisé comme une dérive totalitaire. Mais dans l’ensemble, la critique de l’information paraît n’être restée que très superficielle dans les universités. La rue fut par moments bien plus radicale, visant en priorité les observateurs de toutes sortes, on vit notamment une telle tendance se développer vers la fin du mouvement. Aux Invalides puis Place d’Italie, les irréductibles de fin de manif firent comprendre aux journalistes que leur place était toujours derrière le cordon policier.

L’AG en lutte qui dès le départ refusa la présence de journalistes se borna à ce seul principe sans en approfondir tous les motifs et toutes les conséquences. Il fut décidé qu’on ne pouvait participer à l’assemblée qu’à moins de vouloir être ou d’être acteurs de la révolte (de la « lutte » pour certains). L’occupation de l’EHESS fut déterminante comme pratique offensive pour poser dès le début de l’assemblée une telle exigence, elle était alors partagée par une majorité écrasante. Mais ce qui la rendait si fondamentale ne fut pas réellement pris pour objet. Il s’agissait bien plus de faire attention à ne pas être manipulés par des journalistes que l’on sait malhonnêtes et menteurs, que de refuser en bloc la médiation extérieure parce qu’on se donne les moyens d’une parole collective.

De cette façon, la nécessité de se doter d’un moyen autonome – dans les limites du possible – pour communiquer, c'est-à-dire d’un blog ou d’une page web, ce que faisaient déjà des AG étudiantes, ne fut jamais considérée comme une priorité. Les vieux réflexes contestataires jouèrent là encore un rôle déterminant contre ce qui aurait été une étape importante de la constitution du sujet collectif. On disposait avec le site d’Indymedia Paris d’un moyen très pratique de publier les textes de l’assemblée et de faire part de son existence, de sa tenue. Et ce média comme d’autres du même acabit échappait à la critique qui se portait exclusivement sur les médias officiels.

Durant tout le mouvement Indymedia joua un rôle important, servant de point de rendez-vous virtuel à toutes les forces impliquées. On pouvait y apprendre les horaires et les points de départ des manifestations et des actions comme leur évolution, leur détournement, les blocages, les délibérations des assemblées, les lieux occupés, et cela avec les délais très courts permis par Internet. Il était par exemple possible de rejoindre un blocage ou une occupation dont on venait d’apprendre l’existence via son ordinateur. L’écart était énorme entre la somme d’informations contenue sur ce site et celles données par les dépêches des agences de presse. A cause de leur profusion, on pouvait parfois douter de la validité des informations publiées, mais dans l’ensemble elles s’avéraient souvent vraies. Indymedia s’imposa rapidement comme le principal lien de communication indirecte dans le mouvement.

Indymedia est apparu avec le mouvement altermondialiste, et il n’est en temps normal que le lieu de dépôt des tristes complaintes militantes toutes plus partielles les unes que les autres. Au cours du printemps 2006, cette caractéristique n’a évidemment pas entièrement disparu, mais ce site est surtout devenu un moyen tactique mis à profit par les acteurs du mouvement pour gagner en efficacité et en unité. On se souvient qu’en Argentine en 2002, la version locale d’Indymedia avait donné lieu à un emploi assez similaire.

Considérant ces seuls aspects tactiques, on peut tout à fait comprendre comment Indymedia offrait un moyen exceptionnel auquel il aurait été parfois idiot de renoncer. Mais l’illusion qu’entretient ce site d’être le lieu de la libre expression, à l’instar de l’Internet en général, se maintint dans toute son apparente évidence même après l’apparition d’une organisation pour débattre. On peut analyser les limites de la critique des médias par l’AG en lutte, qui se voulait une assemblée libre, à partir de son seul rapport à ce média particulier.

Internet conserve encore aujourd’hui, une fois passé l’enthousiasme lié à son apparition, l’image de la place publique qui appartiendrait à tous ceux qui y viennent et où chacun pourrait librement converser. Une floppée d’initiatives alternatives et « citoyennes » laisse croire qu’une telle agora est effective. Indymedia en est l’exemple principal dans le domaine de l’information. La première ambition de ce vaste réseau de sites divisé suivant les frontières étatiques du monde, est de rompre avec la spécialisation de l’information. La deuxième est d’offrir un lieu où la parole n’est pas soumise au contrôle d’une autorité. Mais ces deux prétentions ne restent que des vœux pieux.

N’importe qui, à la condition bien sûr qu’il dispose des moyens matériels pour se connecter, peut publier sur Indymedia, que ce soient le récit des faits auxquels il a assisté, des textes théoriques, des propositions ou des appels. Le site fonctionne sur ce principe, ce sont ses utilisateurs qui lui fournissent son contenu. Les objectifs et les perspectives de ses concepteurs ne sont exprimés qu’à propos du moyen, on sait ce à quoi doit servir le site, on ne connaît pas sa finalité générale. Il n’a donc qu’une fonction d’alternative aux médias dominants dépendants de la marchandise par la publicité commerciale, et dont l’accès est relativement verrouillé, réservé à une profession. Il ne s’agit pas tant de rompre avec la spécialisation d’informer, en interrogeant le rôle de l’information en général, que de permettre à tous de pratiquer cette fonction. On y trouve une information qui ne se distingue de l’officielle que par des divergences idéologiques, le rapport aux faits est quant à lui le même. L’information officielle définit l’objet à observer, « l’actualité » du moment, et de façon quasi-systématique les utilisateurs d’Indymedia se calent dessus pour en donner la version opposée mais toujours en validant l’importance que leur prétendu adversaire lui a donnée. C’est une illustration de la démocratisation permise par Internet selon ceux qui en font les louanges. La démocratisation, ici de l’information, n’est toujours que l’extension à tous des valeurs et des normes dominantes. Le journalisme n’est pas une spécialisation seulement parce qu’il est réservé à une profession, mais parce que le moment de l’observation s’est scindé de l’ensemble de la vie, parce que ce moyen s’est institué en fin. Si la parole publique est donnée aux pauvres, c’est à dire à ceux qui ne l’avaient pas, c’est uniquement pour qu’ils singent, avec le défaut de leur pauvreté, la caste qui en conservait jusque-là le privilège. Ainsi, que la spécialisation de l’information soit battue en brèche ne signifie pas qu’il n’y ait plus de journalistes, au contraire on constate chaque jour davantage qu’ils se multiplient. Dans les rues de la vieille Europe, on ne verra bientôt plus que des journalistes et l’on aura toutes les peines du monde à y découvrir un homme.

Ce site ne reste que cela parce qu’il reste entièrement aux mains de ceux qui en ont les clés. La communication n’y est évidemment pas libre, comme elle ne l’est pas sur l’ensemble du réseau. Comme sur n’importe quel forum, des flics, appelés modérateurs sur Internet, des petits propriétaires, appelés webmasters, disposent de moyens auxquels tous les participants n’ont pas accès. Or on ne parle pas librement quand certains ont ce pouvoir sur la parole des autres, qu’ils en fassent usage ou pas d’ailleurs.

Pour ces raisons, Indymedia n’est qu’en apparence un moyen utile contre l’information dominante, il en fait essentiellement partie, en constitue une forme avancée issue de son évolution. Il s’agit de cautionner la position de l’intermédiaire, son caractère indispensable. Il doit disposer du pouvoir sur ceux qu’il met en relation, et son rôle est valorisé dans un monde où le constat, l’a posteriori, prévalent sur l’acte, sur la réalisation de la pensée. Chacun est désormais convié à prendre part au monologue de l’information dominante, et les plus domestiqués se pressent pour goûter à cet évident progrès.

Ainsi, au-delà des seules questions tactiques, Indymedia, comme l’ensemble de l’information dominante, est fondamentalement ennemi de toutes tentatives de constituer un sujet collectif ; lorsque l’ensemble de la pensée est mis en débat dans une assemblée générale justement parce que l’assemblée générale est dans ce cas la suppression de tout intermédiaire séparé. Et cette suppression n’est possible qu’avec la souveraineté de l’assemblée générale. Il est évident que dans un monde exclusivement dominé par l’ennemi, il n’est pas de moyen de communication qui lui échapperait. L’utilisation que l’on peut en faire ne peut l’être qu’en mesurant l’utilité et la possibilité du compromis puisque ç’en est toujours un. Mais en cas d’assemblée, on ne peut que préférer le risque de la confidentialité à un compromis qui annulerait immédiatement ses prétentions et le possible qu’on libère. On ne peut paraître dans l’information dominante qu’en ennemi de l’information dominante, au cas contraire, on est toujours complice de son usurpation de la parole, de sa confiscation du discours public. La médiation extérieure séparée et l’assemblée de base souveraine sont pour cela complètement inconciliables.

Une fois que l’assemblée de l’AG en lutte eut posé ses premiers principes, elle ne pouvait plus être crédule vis-à-vis de la médiation extérieure, en refusant la présence d’observateurs elle refusait par là même que n’importe quel individu particulier parle à sa place. Les profs de l’EHESS, qui s’imaginaient pouvoir parader dans l’assemblée en se parant de la neutralité qui les confine à l’impuissance au quotidien, ont été rabroués immédiatement. Quiconque laissait penser qu’il n’était là que pour regarder l’était de même, les sollicitations des journalistes qui faisaient le pied de grue devant les grilles de l’école se heurtaient à l’hostilité générale. Et en retour, l’information qui ne se défit jamais d’une certaine fascination pour ce qui avait lieu là, calomnia l’AG en lutte en la réduisant à un attroupement de vandales. La campagne de désinformation menée par les médias ne fut pas contrecarrée par le moindre communiqué de l’assemblée, l’unique publicité de l’occupation de l’EHESS fut celle du saccage d’un temple du savoir par une meute « d’autonomes ». Ce fut certainement sur Indymedia que la désinformation fut la plus hystérique, la plus débridée, et cela bien sûr sur la base de ce qu’avaient déjà dit les menteurs assermentés.

Pourtant, même à la suite de telles manifestations des méfaits de la médiation extérieure, après avoir vu des péteux mendier des interviews ou chercher des planques sur le boulevard Raspail pour prendre des photos, après avoir assisté à la diffamation la plus éhontée de la part de touristes de la protestation, après avoir subi les commentaires sarcastiques de valets en formation, l’assemblée ne se départit pas d’une perception partielle de l’information selon ses différenciations infondées : entre mauvais informateurs et bons informateurs, bonne et mauvaise utilisation de l’information, médias amis et médias ennemis.

Il y eut bien cette volonté sous-jacente de ne laisser, dans l’assemblée, quiconque se définir autrement que comme participant à l’assemblée. On ne pouvait la critiquer en son sein en prétendant à une extériorité. Comme elle était ouverte à tous, aucun « nous » limitatif ne pouvait la définir comme organisation achevée. Soit il fallait rompre avec elle, soit il fallait contribuer à son évolution, à l’élaboration de son contenu. Sur cette base, ceux qui entendaient y assister sans y participer activement, en la considérant seulement comme objet, comme matière à journaliste, à historien, à littérateur, ou à militant, auraient dû être désignés comme ses ennemis. Ce qui n’a pas été assez clairement le cas.

Comme à propos des modes de fonctionnement, sur la médiation l’assemblée avait tout ébauché dès les premières heures, dès le premier jour, il n’était besoin que de poursuivre sur ces bases, dans le sillage de cette négation pour critiquer le monde. Or comme cette négativité n’a pas été fouillée, approfondie dans toutes ses conséquences, là aussi elle n’est restée qu’en puissance, et de ce fait s’est progressivement attiédie puis perdue. La question de la médiation et de sa maîtrise est passée pour seulement accessoire alors qu’elle obligeait à définir l’entité AG en lutte, sujet collectif ou simple carrefour de la contestation.





4. L’autoproclamé « Comité d’occupation de la Sorbonne en exil » en donnait un exemple édifiant dans son communiqué n°5 :

« Mise au point n° 1 : Nous sommes en lutte contre une loi votée à la majorité par un parlement légitime. Notre seule existence prouve que le
principe démocratique du vote à la majorité est contestable, que le mythe de l’assemblée générale souveraine peut être une usurpation. Il appartient à notre lutte de limiter autant que possible la tyrannie du vote majoritaire. Trop d’espace accordé aux assemblées générales nous paralyse, et ne sert qu’à conférer une légitimité de papier à quelques bureaucrates en herbe. Elles neutralisent toute initiative en instituant la séparation théâtrale entre les discours et les actes. Une fois votée la grève illimitée jusqu’au retrait de la loi sur l’égalité des chances, les assemblées générales doivent devenir un lieu de palabre, de mise en commun des pratiques, des idées, des désirs, un moment de notre constitution en force, non plus la scène de toutes les luttes de pouvoir, de toutes les intrigues pour emporter la décision. »

En sachant un peu comment se déroulaient les AG dans les facs, on peut comprendre ce qui motivait cette mise au point, mais on voit aussi le grotesque amalgame entre assemblée parlementaire de représentants et assemblée de base. C’est une logique qui présuppose à la lumière d’un constat quotidien que la composante la plus radicale ne peut toujours être que minoritaire, alors que cette situation de minorité n’est évidemment qu’un moment de la guerre où les conceptions de l’ennemi dominent. Sinon à quoi bon ?
Ici, il s’agit de se « constituer en force » pour mener la « lutte » ; les conclusions des débats sont anticipées : une fois voté cela, on devra faire ceci ; l’évidence du conflit, de ses termes, de ses perspectives (« contre une loi… »), exonère de la nécessité de débattre. Se révèle bien là une usurpation effective quand un ensemble de personnes doit se soumettre à son instrumentalisation par une espèce d’avant-garde éclairée.






    Critique de l'assemblée > 1. Insuffisances pratiques. La question de la prise de décision et celle du rapport à l'information

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Invitations au Débat sur la Totalité