Une expérience
d'assemblée en France au printemps 2006 – Critique
de l'AG en lutte
2. Manque du négatif dans
l’assemblée
Manque de rupture pratique dans les rues
Le mouvement social de mars-avril 2006 en France n’a
été émaillé que de peu de
tensions dans les rues, que ce soit à Paris ou dans les
villes de province. Pour la plupart, les affrontements entre
manifestants et flics ont eu lieu à l’issue des
manifestations chapeautées par les syndicats, et ces
débordements n’ont jamais atteint une
intensité qui leur aurait conféré une
place centrale, déterminante pour l’ensemble du
mouvement. Dès son commencement, celui-ci n’a pas
été placé sous
l’égide de cette négativité
brute qui fait la vigueur et la valeur de tant d’autres
moments de révolte collective dans le monde –
même si souvent ils en restent là, au stade de
cette première expression de colère.
Là où il convient dans ces cas de se concentrer
sur cette négativité brute, les façons
dont elle se manifeste, son unité et ses
différences, pour en déceler la profondeur et les
limites, pour en affirmer l’actualité, qui est
l’actualité de la révolte à
l’époque présente, dans le cas
particulier qui nous occupe il faut au contraire souligner la faiblesse
d’une telle négativité, pour
s’interroger sur les effets de cette faiblesse, et en quoi
elle s’est avérée
déterminante quant à la définition du
mouvement dans son ensemble, quant au déroulement de
l’assemblée AG
en lutte en particulier.
En général, le moment de révolte
marque une rupture, qui perturbe la continuité de ce qui
devrait être accepté suivant les vues et les
décisions de ceux qui monopolisent le pouvoir de dire et de
faire au nom usurpé de la plus grande majorité
des humains, qu’ils soient positionnés en ennemis
évidents de toute révolte, ou qu’ils
s’en déclarent mensongèrement les
soutiens, en vrais récupérateurs. Les
éléments déclencheurs d’une
telle rupture sont multiples. Considérés dans
leur immédiateté particulière ils
diffèrent en chaque endroit où on se
révolte. Ici parce qu’on ne supporte plus la
corruption des gestionnaires locaux, ou
l’énième mascarade
électorale qu’organisent leurs
supérieurs, là pour une bavure
policière, ou parce que s’impose encore une
arbitraire augmentation des prix de l’essence, ailleurs parce
que l’eau et l’électricité
manquent depuis trop longtemps, ou parce que s’accentue la
rivalité entre deux groupes désignés
suivant l’ethnie ou la religion. Ce sont là des
exemples, non limitatifs, de ce qui peut provoquer – ou non
d’ailleurs, ce qui exclut toute érection en loi
causale systématique – ces colères
collectives, non préméditées, aux
allures spontanées, qui font les révoltes.
Au-delà de ces « raisons »
particulières, les révoltés du monde
ont ceci en commun qu’ils manifestent un refus, et
qu’ils le manifestent en actes : ils attaquent, ils
détruisent, ils pillent, ils mettent le feu. Ils rompent
avec le bon ordre de leur soumission sociale. Ils sortent des rangs.
Alors, la création d’une situation telle et sa
qualité négative ne doivent
qu’à eux-mêmes. Ce faisant, ils
conquièrent une première unité,
rudimentaire parce qu’elle manque d’être
affirmée comme cette unité dont chacun se
réclamerait, mais qui constitue tout de même le
franchissement d’un cap considérable, car en
dessous il n’y a rien, ou on en reste à des
intentions, si radicales qu’elles paraissent. La destruction
et l’affrontement massifs, une fois en cours, par les cibles
désignées, par les camps
délimités, interviennent comme s’ils
révélaient une évidence,
habituellement occultée par la domination de conceptions et
d’un ordre crus immuables, dont les propagandistes
s’emploient à effacer l’idée
même de révolte. Bien réelle,
inattendue et imprévue, la révolte
dérègle cet ordre. Elle commence
d’insinuer le doute contre ces conceptions, elle fait
vaciller les prétentions à l’absolu de
ceux qui les défendent. Par l’assaut contre les
flics, par la consumation des propriétés
étatiques et de la marchandise, par l’agression
des journalistes, ce qui commence d’être
détruit matériellement annonce un renversement
possible des fétiches dans la pensée, dans les
consciences. Par leurs actes les révoltés se
déterminent, même si dans une
immédiateté qui manque encore
d’être mise en perspectives plus
dévastatrices, ils s’obligent, et ils obligent
leurs alliés potentiels, à tirer des
conséquences moins évidentes lorsque chacun
demeure dans l’impuissance de son isolement.
Mais il manque aux éclats de révolte, dans
l’époque actuelle, que leurs acteurs parviennent
à pousser l’avantage au-delà de ces
premières expressions brutes de leurs colères,
toutes intenses qu’elles soient. Depuis le
printemps 2001 en Algérie, et surtout l’hiver
2001-2002 en Argentine, il ne semble pas que des
révoltés aient su se donner les moyens de la
prolonger par d’autres moyens, c'est-à-dire, si on
se base sur ce qui a fait la force de ces deux expériences,
par des tentatives de s’organiser pour renforcer leur
position née dans l’affrontement – en
Algérie –, ou pour donner ensemble libre cours
à une parole neuve – en Argentine –
neuve parce que c’était leur propre parole,
échappant à ce qui la contraint ou
l’empêche habituellement, en ce sens critique
d’emblée, même si le débat
alors ouvert ne semble pas avoir été
mené jusqu’à la définition
de contenus, et à des prises de décisions, qui en
auraient encore renforcé la portée historique.
C’est d’après ce que nous savons des
faits de révolte depuis le début de 2003, avec
donc cette part d’inconnu qui fait notre ignorance, que nous
pouvons faire ce constat, sur l’absence de tentatives qui
auraient rappelé ces deux précédents,
qui en auraient prolongé les avancées, qui en
auraient critiqué les insuffisances. Il se peut toutefois
que d’autres modes d’auto-organisation aient
été expérimentés, par
exemple au Pérou en avril 2004 – à
Ilave, où des milliers d’habitants protestent
contre la corruption locale jusqu’au lynchage du maire
incriminé –, ou en Chine en avril 2005 –
à Huaxi, « le village qui a battu la police
», où des milliers de manifestants,
d’abord unis contre la pollution industrielle
qu’ils subissent, parviennent jusqu’à la
prise de contrôle de leur village. Mais il est
très difficile d’en affirmer quoi que ce soit,
sinon quelques hypothèses peu sûres, tant nous
restons en observateurs lointains malheureusement tributaires de
l’information dominante, par conséquent de ses
silences probables à ce sujet, qu’aucune
indication donnée par les révoltés
eux-mêmes n’est venue briser, à notre
connaissance. En effet, s’ils les occultent parfois
également, s’ils en trahissent toujours le sens,
les informateurs salariés rendent compte en
général des actes de révolte qui
ébranlent directement l’ordre qu’ils
défendent, ce qui permet de s’en faire une
idée ; par contre, lorsque l’assaut est
passé, ou lorsqu’il a été
battu et en grande partie grâce à leur travail de
sape, ils ne prennent pas la peine de s’attarder sur
d’éventuelles suites que donneraient les
révoltés à leurs premières
offensives, du moins tant qu’elles ne signifient pas le
même danger immédiat. Depuis notre position, nous
ne pouvons donc pas affirmer que ce genre de voie n’a plus
été exploré depuis
l’Argentine, et nous ne pouvons pas non plus affirmer
qu’il l’a été, faute
d’information disponible. Le constat de cette
incapacité démontre d’autant plus la
nécessité de cette publication, qui se veut de ce
point de vue un appel à tous les
révoltés et leurs alliés :
donnons-nous les moyens de communiquer sur nos actes, et sur les
réflexions que nous en tirons, pour en renforcer
l’intelligence et la portée !
La grande majorité des personnes qui ont fait le mouvement
du printemps 2006 en France est demeurée enfermée
dans des modes d’action, et dans la tolérance du
discours qui leur était associé, essentiellement
inoffensifs. Si unité il y avait, elle existait surtout par
la visibilité que l’information lui accordait, de
concert avec les professionnels habituels de l’encadrement
syndical, qui ont sans grands efforts imposé leur but comme
seul but, à savoir le retrait de l’article de loi
sur le CPE dont l’annonce enfin obtenue a eu raison de toute
agitation.
A la marge – dans un isolement qui l’a certainement
handicapée au contraire d’une situation
où l’expérience qu’elle
était se serait multipliée –
l’assemblée a bien cherché à
se déterminer contre ce courant dominant. Mais la
définition initiale de sa singularité et le
questionnement timide sur ses buts l’ont surtout
été suivant des conceptions
préétablies, déjà
éprouvées. Non d’après une
nouveauté, une intensité, qui seraient venues de
la rue, par l’engagement offensif et collectif de pauvres
anonymes non encadrés. Cette influence faisant
défaut, ce ne sont pas les consciences réunies
dans l’assemblée qui y ont ramené la
charge négative qui lui manquait.
Là où en d’autres situations de
révolte la rupture première manque
d’être prolongée dans ses effets
– si ceux qui la marquent en premier, peut-être
rejoints par d’autres, parvenaient à forger
d’autres armes encore, en s’organisant sur cette
base –, nous croyons qu’en France au printemps 2006
il a manqué à cette tentative
d’organisation qui s’est annoncée avec
l’AG en lutte
d’être placée
sous l’influence, ou d’avoir
été accompagnée, d’une telle
rupture. Alors, l’assemblée aurait pu se
définir comme « ag en rupture »,
assumant d’autant mieux ses
spécificités novatrices pourtant
réelles, mais qui ne sont restées
qu’embryonnaires.
Nous soutenons ce jugement par cette hypothèse, ou
proposition théorique : la qualité de la rupture,
son caractère massif, l’intransigeance
qu’elle manifeste dans son immédiateté,
l’impossibilité du retour en arrière
qu’elle consacre, conditionnent les suites données
par ceux qui se révoltent à leur engagement
initial, s’ils en donnent. Plus la révolte se fait
intense dans les rues, aux premières heures, aux premiers
jours de son déclenchement, plus la manifestation de cette
radicalité en actes peut ouvrir la voie à sa
continuation conséquente par d’autres moyens. Plus
le débat qui en résultera s’initiera
dans de meilleures conditions.
Car ceux qui se trouvent alors (ré)unis gagnent cet
avantage, s’ils s’en saisissent, que leurs actes,
que leur
révolte, dans cet ici et maintenant, priment sur
tout le reste. Désormais, ils sont ce qu’ils font
par eux-mêmes. Ils dirigent la manœuvre. Autour
d’eux, ce ne sont que réactions,
des
défenseurs de l’Etat pour les réprimer,
des partis et des syndicats pour leur vendre leur soupe
avariée de récupérateurs, des
informateurs professionnels pour recouvrir de leurs
interprétations éculées ce qui a lieu,
en réalité.
L’assemblée AG
en lutte a commencé de
répondre aux insuffisances de ces éclats de
révolte qui secouent le monde, mais qui échouent,
en partie, faute d’être renforcés par
des volontés d’auto-organisation. Mais cette
tentative a été fortement
gênée parce qu’elle s’est
faite dans une situation de conflit trop peu, trop mal
déclaré, en deçà justement
de ce qui caractérise ces éclats de
révolte nombreux. Pour guider leur recherche, les personnes
réunies dans l’assemblée auraient pu
parvenir à se placer du point de vue de ces
éclats-là, dont la prise en
considération aurait pu les amener à plus de
conséquence, et à moins d’errements
rédhibitoires. Mais, à ce sujet, en fait de cet
intérêt à connaître la
révolte dans toutes ses manifestations actuelles,
c’est au contraire l’ignorance qui
règne. Alors même que cette connaissance est
possible, et qu’elle constitue certainement un des
instruments indispensables pour ceux qui projettent le bouleversement
des conditions présentes. C’est là
encore une des exigences qui a fait défaut à
l’assemblée, d’où
émanait une grande méconnaissance de la
révolte dans le monde, quand le regard même des
plus impliqués réduit son champ à un
contexte particulier, le sien, perçu comme le seul, ou
central – et c’est d’autant plus
dommageable quand ce contexte d’agitation se localise en
Occident, comme c’était ici le cas.
A propos de sa faiblesse négative, il convient de souligner
la proximité du printemps 2006 avec l’automne
précédent. D’une certaine
manière, l’embrasement d’alors contenait
ce qui manqua au printemps, même s’il faut aussi
reconnaître les limites propres à cette
« révolte des banlieues » :
l’espèce de validation par les
émeutiers eux-mêmes d’une posture
exclusive de révoltés attitrés,
prolongeant l’identité qu’ils se
reconnaissent au quotidien ; la surexposition de leurs actes dans
l’information, dont le danger s’en est
trouvé exagéré, en permettant aussi de
le contenir ; l’extension quantitative, la reproduction par
copycat, qui n’a pas pour autant signifié le
franchissement d’un cap qualitatif. Ceci pris en compte, ce
« mouvement »-là a aussi
été remarquable par la rage et le défi
qui s’y sont découverts sur l’ensemble
d’un territoire étatique comme la France ; par le
non encadrement de ses acteurs ; par leur vigueur dans la destruction
et le choix de leurs cibles. C’est sans doute et en partie
l’influence de ce précédent encore
chaud qui s’est fait sentir dans les débordements
du printemps 2006, quand les rues au centre des villes ont
commencé d’être irriguées par
ce courant offensif comme s’il avait pris sa source
à leurs périphéries quelques mois plus
tôt.
Mais, comme à l’automne 2005 un gouffre avait
maintenu les incendiaires des banlieues hors de portée de la
masse de leurs alliés possibles parmi les autres pauvres, la
séparation s’est encore
révélée si effective en mars et en
avril 2006 avec, exemplairement, la répétition
des situations chaotiques à l’issue des
manifestations rituelles.
Inconvénient majeur à tout soulèvement
d’envergure, la séparation entre les pauvres, dans
sa permanence diffuse comme lorsqu’elle s’est
exprimée par ces accès ponctuels
d’affrontements et d’agressions à la
faveur des manifestations, résulte d’un complexe
de facteurs qui exclut toute explication simplificatrice et
définitive, comme pourtant elles fleurissent dans les
bouches médiatiques, politiques, ou militantes plus
confidentielles. L’Etat, les syndicats, les journalistes
jouent de cette séparation, ils l’entretiennent
parce qu’elle sert leurs intérêts
respectifs. Elle se fait aussi plus profonde à mesure que le
temps passe, si elle n’est pas fortement contredite, quand
les discours dominants et l’organisation concrète
de la gestion sociale font leur œuvre de conditionnement.
Puis, plus directement dans le cours d’un mouvement social,
elle peut être encore renforcée dans la
confrontation d’intentions dont la particularité,
l’importance illusoire, ne parviennent pas à
être dépassées par ceux qui se
retrouvent alors face-à-face. Et même,
c’est parfois à juste titre pourrait-on dire, que
les situations s’enveniment – quand par
exemple des groupes de jeunes banlieusards
s’énervent que d’autres personnes
organisées, qui se revendiquent étudiants ou
lycéens en lutte, leur ferment leurs cortèges
– ce qui rend l’appréhension et la
critique de cette séparation si difficile, malgré
l’importance centrale de s’y confronter.
Du point de vue qui nous occupe plus particulièrement, sur
la question de la rupture et du négatif qu’elle
met en jeu, on peut avancer que cette séparation entre les
pauvres a aussi bien empêché que le mouvement
social du printemps 2006 ne « retrouve » le
négatif de l’automne
précédent, tandis que, pour la même
raison, l’automne 2005 n’a pu voir dans ce
printemps qui a suivi une invitation à se prolonger.
Toute séparation entre les pauvres est un obstacle au
débat ; en faire le constat, c'est-à-dire la
mettre en évidence dans tout ce qui l’implique et
dans tout ce qu’elle produit, sans la valider ni par
angélisme ou paternalisme gauchiste ni par calcul
répressif, est une condition du débat, dont un
des buts prioritaires serait donc d’admettre et de prononcer
collectivement son dépassement.
Ignorance de la révolte dans le monde
La connaissance de la révolte dans le monde est possible,
contre l’organisation de son ignorance par le monopole de
l’information dominante sur son compte-rendu et son
commentaire, quand simplement elle ne fait pas que la taire.
Comme la Bibliothèque des Emeutes l’a
établi en son temps, le manque général
de communication entre révoltés, sur
l’identité et les
spécificités de leurs actes, porte
préjudice à toute révolte
particulière, isolée.
Ce qui manque plus particulièrement en Occident, en France,
c’est la révolte même, aux niveaux
d’intensité et d’intransigeance
qu’elle atteint ailleurs. C’est ce dont nous
manquons, observateurs éloignés des champs de
bataille, mais dans une position qui nous permet, en usant des
instruments appropriés, de constater ces lacunes qui
gênent le parti des révoltés
à se reconnaître, à se renforcer,
à s’organiser.
L’unité idéologique des deux
siècles passés, issue des théories
marxiennes, qui rassemblait les pauvres dans le prolétariat,
a disparu, et c’est tant mieux. Maintenant, il
s’agit de fonder une nouvelle unité, dont nous
savons qu’elle est bien là en puissance. La
nécessité s’en manifeste,
l’aspiration s’en fait sentir, ou du moins le
devrait, à chaque tension qui se libère
là en Chine, ici en Bolivie, en passant par le Togo, et le
Yémen, et l’Inde ou le Bangladesh.
L’exigence de s’organiser sur des bases neuves
procède de cette nécessité. Et elle
était d’autant plus primordiale dans le cas de
l’assemblée AG
en lutte, dont certaines
particularités permettaient peut-être mieux
d’y répondre, que lorsque l’urgence est
à la confrontation directe, quand on a commencé
de faire un sort aux propriétés
étatiques et aux temples marchands, et qu’on fait
face à la répression ennemie en armes.
Là aussi, si ça dure, on s’organise,
mais c’est avant tout pour pousser l’avantage sur
le terrain, défendre ses premières
conquêtes, préparer de nouveaux assauts, augmenter
les moyens pour ce faire.
Dans la configuration d’un conflit larvé, non
déclaré en vérité tant
prévaut la mise en scène de sa mascarade par
l’accord entre l’Etat et les milices syndicales,
ostensiblement bénie par l’information dominante,
l’opportunité d’une assemblée
telle l’AG en
lutte, qui y échappait par certaines
de ses composantes singulières, aurait pu être
saisie comme cette ébauche d’outil à
forger, dans le but de dire et de faire ce qu’il manque
ailleurs à la révolte.
D’où l’importance de
connaître, et de faire connaître, cette
révolte « d’ailleurs »,
éminemment d’ici. L’ignorance de la
révolte dans le monde est un obstacle à son
extension ; au contraire, l’effort de la mettre en
évidence et d’en tirer des enseignements,
à partir d’une position alliée,
constitue certainement un facteur favorable à cette
extension.
Contre ce principe qui régit le travail de rendre public et
d’informer, selon lequel le commentaire, le compte-rendu,
l’analyse, traduiraient fidèlement le sens
exclusif de ce qui a lieu, quand subsiste la vieille illusion de
l’objectivité, il faut soutenir que tout rapport
sur des faits, y compris celui-ci, diffère des faits,
même s’il participe à la
définition de leur sens. Du point de vue des
révoltés, l’information sur leurs actes
délivrée par des observateurs professionnels,
cette
médiation, est une manœuvre ennemie.
La différence fondamentale entre les deux
manières contradictoires de rapporter des faits tient
à ce qu’on considère leur
suprématie ou non, par rapport à la connaissance
qui les précède. L’informateur
employé, le penseur autorisé, le militant
subjugué, tous partagent plus ou moins
délibérément la conviction que leur
manière de voir englobe déjà ce
qu’il reste à venir, et l’explique par
avance. Ceci tout particulièrement pour ce qui concerne les
discours tenus sur les faits de révolte. Par le
détournement de ces discours, en les traversant pour se
concentrer sur les faits, l’observation d’un point
de vue contradictoire permet de voir combien la nouveauté
possible qu’ils manifestent est occultée, par la
réduction à des détails, par
l’exagération sur des détails, par le
truchement d’interprétations
préétablies et déclarées
achevées. En prenant en compte le passage du fait
à son compte-rendu, en considérant les faits au
plus près possible, dans leur actualité et leur
complexité, on peut s’opposer à ce
déversement de discours qui intervient contre leur
négativité – ces commentaires
imposés par ceux qui ne se révoltent pas sur les
actes de ceux qui se révoltent, et qui intoxiquent la
majorité passive qui les reçoit, ainsi maintenue
dans l’ignorance si elle s’en contente.
Ce que nous ne parvenons pas à faire manque à
tous les révoltés, présents et
à venir ; ce qu’ils font, ce qu’ils
disent s’ils le peuvent, constitue autant
d’indications quant à ce que nous pensons, quant
à ce que nous pouvons faire. Les insuffisances de chaque
révolte particulière sont des insuffisances de la
révolte en général. Ce que nous avons
vu dans l’assemblée répondait par
certains de ses aspects aux insuffisances de la révolte dans
ses expressions actuelles les plus répandues –
l’émeute moderne, le négatif
« simple ». Ce que nous savons de ces expressions
constitue une critique de fait des limites de ce dernier mouvement
social en France, et de celles de l’assemblée.
Si la révolte se manifeste de façons multiples,
chaque fois singulière, son observation la plus exhaustive
possible permet d’en dégager des
caractéristiques générales. Sans
prétendre en limiter la portée d’une
définition forcément imparfaite, qui se veut
cependant la plus pertinente possible, nous avançons
qu’un des points communs à toute
révolte, qui participe à la définition
actuelle de son essence, c’est
l’aspiration des
humains à se défaire, chacun et tous, de tout ce
qui les détermine malgré eux, des conditions qui
leur sont faites malgré eux. En fait de point
commun, on va
sans doute nous rétorquer que cette proposition a tout du
lieu commun – bien sûr, on se révolte
toujours contre un joug –, quel est donc
l’intérêt d’en faire un point
si central ? Pour y répondre, nous la soutenons en la
complétant par ce qu’elle implique, si on choisit
de s’y tenir comme à un principe
irrévocable, sans compromis possible, dont dépend
toute autre considération. Si ceux qui se
révoltent partagent la même aspiration
à se défaire de tout ce qui les
détermine malgré eux, dès lors, rien
de ce qui est entrepris sur cette base ne saurait contredire cette
aspiration première. Pour le dire autrement, les moyens de
poursuivre le but ne peuvent pas contredire ce qui motive de
l’atteindre. S’ils diffèrent, la forme
et le fond sont absolument liés. Selon nous,
l’entente sur ce point est une condition indispensable
à toute perspective d’organisation, car elle se
veut la négation actuelle, et anticipée, de toute
institution d’un pouvoir séparé dans le
parti des révoltés, qu’il soit le
pouvoir décisionnaire d’un groupe sur un autre, ou
le pouvoir d’un discours issu de quelques consciences sur la
totalité de la pensée.
Même s’ils ne le disent pas eux-mêmes, du
moins nous manquons de le savoir tant qu’ils
n’inventent pas les moyens pour le communiquer, nous croyons
que les révoltés du monde mettent en jeu cette
perspective de libération. Ce que nous-mêmes nous
pensons, ce que nous exprimons ici, est tout entier
déterminé par la poursuite de ce but. Notre
participation à l’AG
en lutte,
l’opportunité extraordinaire qui s’y
offrait, qui nous a paru en accord avec nos désirs et notre
projet, tout en résultant d’une association de
volontés non réductible à quelque
désir ou projet individuel que ce soit, ont tenu
à ce qu’elles s’inscrivaient dans la
possibilité de poursuivre ce même but,
d’explorer cette même perspective.
Au point où nous en sommes de notre appréhension
de la révolte dans le monde, par
l’activité d’observation et
d’analyse la plus systématique dont nous sommes
capables, c’est là ce que nous pouvons avancer de
plus général : quel est l’enjeu pour
nos vies, l’enjeu de toute révolte,
l’enjeu pour le monde ; ce même enjeu.
C’est ce qui a déterminé nos jugements
sur l’AG en
lutte dans le cours de son existence, et
maintenant, à l’heure d’en poursuivre la
critique. D’après ce que nous montrent les
révoltés du monde, nous croyons qu’ils
lancent ce défi unique à la face du
même ordre, bâti sur ce principe que ses tenants
monopolisent au nom de tous tout pouvoir de représentation,
de parole, de décision. Par ce qu’elle a
été de plus subversif,
l’assemblée est advenue comme pour lancer le
même défi, même si trop furtivement.
C’aurait été un avantage
qu’elle se considère ainsi, comme ce
défi ; ce qui n’a pas été le
cas. En y parvenant, il est à parier qu’elle
serait allée beaucoup plus loin qu’elle
n’a été. Si parfois une telle intention
s’est exprimée, lorsque certains soulignaient
l’importance de réfléchir sur ce qui
avait lieu par rapport à ce qui se passe ailleurs et en
général, elle n’a jamais
primé. Au contraire, il s’affirmait bien davantage
une volonté, aux allures de lubie irrationnelle, de rester
accroché au « mouvement » dans son
ensemble – ce mouvement étudiant de merde
– comme pour préserver l’influence
soi-disant bénéfique de sa force illusoire ;
là même où il aurait fallu en
dénoncer durement les limites pourtant constatées
à plusieurs reprises, et tirer sa force de ses propres
décisions, avec à l’esprit que les
alliés les plus sûrs du moment
n’étaient pas ceux-là, ces
étudiants occidentaux satisfaits de leur parodie de
contestation, mais ceux qui se jettent ailleurs tout entier dans la
bataille. Une connaissance partagée de la révolte
dans le monde aurait pu donner l’impulsion qui a
manqué, conférant une unité
renforcée aux participants à
l’assemblée qui s’y seraient
référés, qui auraient placé
leurs débats sous l’égide de cette
révolte. Ils auraient pu signifier par leurs
déclarations qu’ils prenaient acte de son
immédiateté dévastatrice, pour
s’essayer à la traduire en mots aussi tranchants.
Ils auraient pu mieux affirmer les principes de leur mode
d’organisation, à l’adresse du monde,
à l’adresse de ceux dont les actes offensifs
ébranlent l’apparente implacabilité de
sa marche, comme pour leur donner des idées, dans la
perspective de les examiner, de les parfaire, de les
vérifier
ensemble.
Mais cette connaissance, cette sorte de « conscience de la
révolte », fait défaut dans le monde en
général, du moins dans le discours dominant sur
le monde, et elle a fait défaut dans
l’assemblée. Cette absence est grave.
Là où on en fait
l’expérience directe, on en vient à
douter de l’envie, du désir même de
révolte, qu’on suppose animer le cœur et
l’esprit de ceux qu’on rencontre, dont
l’un des prolongements, si vraiment cette envie et ce
désir sont vivaces, peut être la formation de
cette « conscience de la révolte », dans
une volonté de saisir toute l’ampleur du rapport
présent
de sa vie au monde, pour les fondre. Si la
conscience de quelque chose s’est manifestée dans
l’assemblée, ça a bien davantage
été en convoquant, en ramenant encore une fois de
derrière les fagots, des conceptions, des perceptions de
soi-même, des théories, vieilles et rebattues.
Tout le contraire de la révolte, si on considère
qu’elle place ceux qui s’y livrent dans une
disposition certaine au débat.
Critique de l'assemblée > 2. Manque du
négatif dans l'assemblée