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Présentation des divers faits liés à la séparation communautaire entre hindous et musulmans, en février et mars 2004 (Inde)




Les faits du 3 mars n’apparaissent pas dans la chronologie générale pour l’année 2004 :  ce compte-rendu a été rédigé avant son élaboration, lorsque certaines mentions en ont été expurgées (voir « Présentation à la chronologie générale de la révolte dans le monde pour la période 2003-2006 »).


Le mardi 3 février 2004 près de Basoda (Madhya Pradesh), dans le village de Seo, on découvre au matin le cadavre d’un taureau, manifestement tué alors que quelques jours plus tôt un moratoire sur l’abattage des bovins a été édicté par des autorités musulmanes. Provenant en majorité des villes proches de Basoda et Vidisha, des personnes se rassemblent et s’en prennent à une madrasa, qu’elles tentent d’incendier. Une foule d’un millier prend à partie un collecteur du district, dont la voiture est endommagée. Les flics interviennent, un couvre-feu est déclaré dans le village où 5 commerces ont brûlé. 13 personnes, blessées, sont arrêtées : 7 d’entre elles appartiendraient à la « communauté minoritaire », ou musulmane, les autres à la « majoritaire », ou hindoue (une précision semblable est apportée quant aux commerces détruits, dont 3 appartiendraient à des minoritaires). Le seul article disponible, qui rappelle qu’un an auparavant des faits semblables ont eu lieu, n’établit pas clairement si des affrontements ont opposé des habitants entre eux, ou à ceux venus des villes voisines, ou aux flics. Compte tenu de cette incertitude, et de la faiblesse des destructions commises dans un village, ces seuls faits ne méritaient pas vraiment qu’on s’y attarde, si ce n’était pour introduire ceux qui suivent : tous se produisent dans la même zone géographique de l’Inde, concernent des personnes identifiées comme hindoues et musulmanes, dans une période de célébrations religieuses, deux ans après des « months of bloody Hindu-Muslim rioting in which nearly 2000 people, mostly Muslims, were killed. »    

Le mercredi 18 février à Godhra (Gujarat), des flics pénètrent dans le quartier de Shatpool pour arrêter deux personnes « accused over the Godhra train carnage », c’est-à-dire l’incendie qui avait provoqué la mort d’hindous et le commencement de ces mois de « rioting » en 2002 au Gujarat. Dans ce quartier décrit comme majoritairement peuplé d’habitants musulmans, plusieurs d’entre eux (sans qu’il soit possible d’évaluer leur nombre) s’interposent : les flics sont caillassés, ils ripostent par des tirs de semonce et de lacrymogènes, avec pour résultat 5 à une quinzaine de blessés, dont 3 dans leurs rangs. Une équipe de télévision reçoit le même accueil que les flics. 35 à une cinquantaine de personnes seraient arrêtées. Les flics, dont l’un aurait déjà été tabassé par des « gens de la communauté minoritaire » trois jours plut tôt, sont accusés d’étendre leur répression au saccage de maisons. Là non plus, il n’apparaît pas que ces affrontements aient été ou très intenses ou très massifs : comme souvent dans le cas de l’Inde, et c’est sans doute la conséquence d’une observation qui passe plus au travers des médias nationaux, on flirte à la limite entre faits négatifs et ce qu’on devrait plutôt qualifier de « faits divers », d’autant plus mis en avant par l’information qu’ils alimentent la chronique sur la séparation essentielle pour elle entre hindous et musulmans.    

Le samedi 21 février à Ujjain (à environ 150 km à l’est de Bhopal, dans le Madhya Pradesh), à première vue, tel que l’information l’annonce, nouveaux affrontements entre hindous et musulmans. Une décision de gestionnaires impose la destruction de commerces, mitoyens d’une mosquée, pour élargir une route que des hindous s’apprêteraient à emprunter pour une célébration organisée tous les douze ans. Leurs propriétaires s’y opposent, et font face à des flics, mais semble-t-il surtout à des militants hindous (du BJYM, Bharatiya janata yuva morcha, groupe étudiant lié au BJP, parti Bharatiya janata ou Parti du peuple indien, nationaliste hindou). Ces derniers s’affronteraient aussi aux flics. Dans un premier temps (Expressindia), il est officiellement question de 2 blessés, bien que des sources officieuses montent à plus de 50. L’article plus tardif de Kerala News le confirme, qui parle d’une quarantaine de blessés, dont 16 flics, et d’une soixantaine d’arrestations, dont une majorité de militants hindous, dont certains auraient été torturés par les flics : c’est là l’objet central de ce deuxième article consacré aux affrontements d’Ujjain, dont on pourrait penser que leurs participants les plus actifs ont été ces militants, d’abord contre des musulmans, puis surtout contre les flics, dont certains se seraient ensuite adonnés à des représailles non autorisées, du moins non justifiables publiquement par les moralisateurs dominants.
   
Le jeudi 26 février à Vadodara (à environ 70 km au sud de Godhra, dans le Gujarat), à la veille de l’exact deuxième anniversaire du « carnage de Godhra », une altercation ou une dispute éclaterait, « entre membres des deux communautés », à propos d’une future procession pour célébrer l’entrée dans Muharram, premier mois du calendrier musulman. Le Khaleej Times annonce l’attaque d’hindous par « plus de 500 musulmans chiites », tandis que Deepika Global et Reuters décrivent des affrontements mettant plutôt aux prises des groupes ou « gangs » isolés, à coups de pierres et d’acide (avec par exemple un homme poignardé par un « groupe de scélérats armés » ou « gang de jeunes »). Quelque version que ce soit, l’accord se fait sur le constat d’une intervention policière, rude puisqu’elle fait un mort au moins, et peut-être 11 blessés (d’après une seule source ; une autre n’en compte que 5, et suite à des affrontements entre « gangs rivaux »). Pour le lendemain, le Khaleej Times annonce deux morts d’hindous, l’un poignardé par quelques musulmans, le second « attacked and killed with swords by a mob of nearly 400 Muslims », ce qui provoquerait « riots » et « clashes » dans trois à quatre quartiers, avec pour conséquence 28 autres blessés (dont 3 par des tirs policiers). En prévision de funérailles pour le samedi, 28 personnes sont arrêtées, et 400 autres le seront autour du 1er mars, à Vadodara, mais aussi dans d’autres villes proches telles Ahmedabad et Surat, où des flics sont déployés à l’approche de l’Achoura, dixième jour de Muharram qui correspond au 2 mars en 2004. Le lundi 1er mars, on signale qu’un musulman est poignardé à Vadodara ; la procession prévue pour le lendemain est annulée.

Le mercredi 3 mars à Indore (à mi-chemin entre Godhra et Bhopal, dans le Madhya Pradesh), suite à la rumeur d’un problème entre une fille hindoue et un homme musulman, des « Hindous, menés par des leaders locaux du BJP », commencent à caillasser des musulmans, qui leur répondent. Des véhicules et un bâtiment sont visés. Les flics interviennent à coups de lacrymogènes, et les affrontements, dont le seul article qui les relate ne dit pas combien y participent,  ne semblent pas prendre une grande ampleur. A nouveau, il s’agit de faits à ranger plutôt dans la catégorie « divers » que « négatifs ».

Ce même mercredi 3 mars à Vadodara, l’explosion dans la soirée d’une bombe artisanale (« crude bomb ») est suivie par des « violences » : des « membres de chaque communauté » se jettent des pierres, des magasins sont visés, un véhicule de flics reçoit d’autres « crude bombs », un camion est incendié. 5 blessés sont dénombrés, dont 2 flics. Le lendemain, alors qu’une personne a été poignardée, nouvelle « communal violence » avec jets de pierres et incendie d’un autorickshaw ; les flics interviennent contre des « groupes de personnes » après une autre explosion. Comme pour ceux simultanés d’Indore, on ne sait rien de précis sur le nombre de participants à ces affrontements qui prolongent ceux des 26 et 27 février dans la même ville, ce qui implique la même réserve quant à leur qualification.     

Enfin, le dimanche 7 mars près de Allahabad (ville de l’Uttar Pradesh, toute proche de la frontière avec le Madhya Pradesh), à Sikandarabad (« locality »), nouveau « clash » à l’occasion d’une célébration religieuse : ceux qui festoient s’affrontent à des habitants « de l'autre communauté », avec pour résultat deux douzaines de blessés et plusieurs commerces et véhicules endommagés. Il semble que ce soit l’intervention des flics qui arrête tout ; et qui clôt la série de ces affrontements relevés pour les mois de février et mars 2004 et tous liés à des motifs religieux.
 

A propos de l’article relatant cette dernière situation (The Times of India), il a ceci de remarquable que les communautés n’y sont pas, n’y sont même plus, clairement définies : on ne sait pas qui célèbre, on ne sait pas qui dérange cette célébration. Bien sûr, on doit comprendre qu’il s’agit des deux communautés religieuses automatiquement citées par ailleurs, et peut-être que plus proche de l’Inde on saurait sûrement qui est qui ; mais cette imprécision a aussi comme effet qu’elle devient une espèce de critique involontaire de ces désignations, dont l’interchangeabilité révèle le caractère inessentiel. 

Ce compte-rendu ne vise pas à mettre en lumière l’importance d’actes de révolte que la description qui précède invalide, mais à cerner un phénomène particulièrement fort en Inde, qui consiste en l’imposition de ces divisions entre humains issues de croyances et de représentations partielles et partiales, religieuses, ethniques, voire même sociales, qui peuvent être activées pour recouvrir de leurs évidences ce qui leur échappe, qui peuvent aussi provoquer certains actes apparemment négatifs, dont la portée s’en trouve fortement raccourcie, voire annihilée, dès qu’ils sont commis dans les limites de ces divisions.

En Inde il s’agit donc de la division religieuse, ou plus communément dite « communautaire », entre hindous et musulmans principalement, en particulier active dans le quart nord-ouest de cet Etat à majorité hindoue où les adeptes de la seconde confession, « minoritaire », se concentrent. Sans remonter à des origines plus anciennes, il suffit de citer les deux précédents auxquels renvoient tous les informateurs, pour voir comment cette séparation s’ancre profondément : entre 1990 et 1992, la ville d’Ayodhya (dans l’Uttar Pradesh, à environ 150 km au nord d’Allahabad) devient le centre d’un conflit entre hindouistes et musulmans, à la fois lieu sacré pour les uns et pour les autres, où une mosquée est finalement détruite, avant et après quoi des émeutes fortes essaiment bien au-delà de ce centre, et qui passent dans la vision dominante comme essentiellement et strictement intercommunautaires [1] ; en 2002, déjà abordée plus haut, la mort de plusieurs hindous dans l’incendie d’un train en provenance d’Ayodhya, qu’auraient provoqué des musulmans, est suivi d’une importante vague d’émeutes, semblablement qualifiées de « communautaires », ou « antimusulmanes » ; à chaque fois, les bilans tournent autour de deux milliers de morts.

Dans les deux cas, au début des années 1990 comme en 2002, les facteurs, les contextes, les motifs, les idéologues religieux existent, et ils influent sur ce qui a lieu, mais ce qui a lieu n’est pas pour autant réductible à ce qui en est dit de ce point de vue. Ceci s’applique aussi bien aux situations et aux faits d’après 2002, tels que ceux traités ici. Mais, comme le signalent par réflexe les commentateurs professionnels qui fonctionnent à base d’évidences préconçues, les deux précédents précités pèsent, comme d’autres précédents plus anciens qui ne manquent pas quand il s’agit de religions déistes. D’autant plus qu’ils sont racontés et rappelés comme des vérités, c’est-à-dire comme si tout acte possiblement négatif survenant dans cette partie de l’Inde et du monde, n’a pu, ne peut, ne pourra être que motivé par l’appartenance à une confession religieuse particulière, et commis dans l’unique but d’en défendre et d’en étendre la primauté. Alourdis par leur ampleur meurtrière, qui vaut comme preuve de la folie fanatique qui les guiderait, ces épisodes pèsent sur tous et chacun. Là où aucune autre réflexion n’est audible, la seule représentation assénée passe pour la réalité, son inscription n’en est que plus profonde, elle conditionne d’autant plus les esprits, et les actes.           

Pourtant, si ce phénomène des divisions imposées influe (d’autant que certains gestionnaires tels ceux du BJP n’hésitent pas à en rajouter puisqu’il s’agit de leur fonds de commerce), et doit donc être pris en compte, il n’explique pas tout, et cela, ce sont les actes mêmes qui nous l’apprennent, qui nous le montrent. Au-delà d’affrontements directement liés aux croyances et appartenances religieuses, qui existent en effet, d’autres cibles sont visées, attaquées ou détruites : des flics, un bureaucrate (le collecteur), une équipe de télévision, des commerces. Si elles ne le sont pas de façon généralisée ou massive, pour ce qui concerne les faits relatés ici, elles sont à prendre comme autant de signes d’un dépassement possible de l’enfermement dans les limites de la justification identitaire.



Première rédaction en novembre 2005, révisé pour publication en mai 2007

1. « Observatoire de téléologie -  Offensive 1988-1993/…/Notes/35.Ayodhya (1998) »


Documents utilisés :

Recueil de base :
04-02-04 - The Telegraph -- Bull backlash in MP
04-02-18 - Aljazeera -- Fifteen injured in Gujarat clashes
04-02-18 - BBC News -- Police break up Gujarat protest
04-02-19 - The Times of India -- Godhra again Arrests spark riot
04-02-19 - The Times of India -- Godhra erupts before anniversary
04-02-19 - The Times of India -- Incident in Godhra not communal: Home ministry
04-02-22 - Expressindia -- Curfew in Ujjain after religious clashes
04-02-26 - Kerala news -- Police charged with torturing riot accused
04-02-27 - Deepika Global -- Violence continues in Vadodara, one stabbed to death; toll 3
04-02-27 - Reuters -- Two die in Hindu-Muslim clash in Gujarat
04-02-28 - Khaleej Times -- Two Hindus killed in renewed clashes in India, say police
04-03-01 - Reuters -- Many detained in Gujarat ahead of Ashura
04-03-02 - Reuters -- Muslims cancel Muharram procession in tense Baroda
04-03-03 - Hindustan Times -- Tension in Indore as Hindu, Muslim mobs clash
04-03-04 - The Hindu -- Five injured in Vadodara mob violence
04-03-05 - Hindustan Times -- Stabbing triggers communal violence in Vadodara
04-03-08 - The Times of India -- Riots mar Holi celebrations in Allahabad

Document supplémentaire  :
05-11-29 (recueilli le) - Wikipédia -- Ayodhya



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