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Révolte dans l'usine Honda de Gurgaon en juillet 2005 (Inde)




Au contraire de la plupart des comptes-rendus consacrés à l’Inde, il est possible ici de décrire les faits avec une précision inhabituelle, même si on reste dépendant de ce que racontent les informateurs. Il faut aussi noter cette caractéristique originale que parmi les 19 articles recueillis on en trouve 2 en français, et la moitié des articles en anglais ne proviennent pas de médias indiens.



Tout commence par une « agitation » dans l’usine Honda implantée à Gurgaon, ville de l’Haryana, Etat limitrophe de celui de Delhi. Gurgaon est défini comme banlieue de la capitale indienne. Si on ne peut pas dater exactement les débuts de cette agitation, dans cette usine de montage de motos et scooters où travaillent 1 900 ouvriers, ils semblent remonter au printemps, ou au début de l’année, jusqu’à aboutir aux « faits négatifs » de la fin du mois de juillet 2005. Deux motifs précis sont donnés pour expliquer le conflit opposant les ouvriers et les dirigeants : une demande d’augmentation des salaires, et l’interdiction de créer un syndicat. Celui-ci serait finalement « registered » au mois de mai, quant aux salaires on n’en sait pas plus. Le plus sûr, c’est qu’une tension aiguë règne à l’intérieur de l'usine. 4 ouvriers sont virés, une cinquantaine suspendus : d’après un dirigeant anonyme, pour « misbehaviour », insubordination et sabotage de machines. Dans le même temps, à une échelle plus grande, un « go slow » s’organise, qui diminue la production dans des grandes proportions ; en dépit de tentatives des dirigeants pour « négocier », et malgré le « soutien » reçu par les ouvriers début juillet de la part de l'AITUC (All India Trade Union Congress). Les ouvriers exigent la réintégration des virés et suspendus. Le samedi 23 juillet, des « protestataires » bloquent la route nationale 8. 
  
Puis, le lundi 25 juillet dans la matinée, un à deux milliers d’ouvriers entament une marche, peut-être dans le but d’adresser un appel à des responsables locaux. Sur leur chemin, ils se retrouvent face à un groupe de flics dont deux supérieurs exigent l’arrêt de la manifestation, déclarée interdite. Les ouvriers les envoient balader, les attaquent, brûlent deux de leurs véhicules, puis d’autres alentour, s’en prennent à des bâtiments, commerces et propriétés publiques. Une route principale est barrée (« traffic was hit on the busy Delhi-Gurgaon highway as workers attacked shops and buildings »). D’importants renforts de flics interviennent, nouvelle rencontre aux abords du secrétariat gouvernemental, nouveaux affrontements : cette fois ce sont les flics qui prennent le dessus et tabassent à tout va, « (...) battalions of riot policemen carrying automatic weapons and wooden staves powered the mob into a public park and beat them (...) » : d’un chiffre officiel de 97 blessés du côté des protestataires – dans une opposition qui laisserait pour leur part 35 flics sur le carreau – on monte à des bilans officieux de 500 à 700 blessés. 

Le mardi 26 juillet, c’est aux abords d’un hôpital où sont soignés des blessés de la veille que « des femmes et des hommes » attaquent des flics à coups de pierres et de bâtons. « Many of the protesters were relatives of those still missing after Monday's violence (...). » Actes plus isolés que la veille, ils en constituent pourtant le prolongement, toujours offensif. Ceux qui y participent ne sont plus seulement, ou dans leur majorité, des « ouvriers » : dans un espace urbain sans doute très densément peuplé, la révolte initiale menée de l’intérieur de l’usine continue d’envahir les rues après le premier round de la veille, où déjà une solidarité s’est manifestée quand des habitants ont ouvert leurs portes aux grévistes chassés par les flics. Pour la plupart le lundi, plus de 300 personnes sont arrêtées au total.
 
Dans les premiers articles, datés des 25 et 26 juillet, la reprise par l’information des différentes réactions et commentaires d’officiels (responsables politiques, syndicaux, gestionnaires et flics aux fonctions plus locales) dessine une double appréhension des faits, contradictoire : d’un côté, on insiste sur la sauvagerie de la répression policière, transformant les manifestants ouvriers en victimes ; de l'autre – plutôt minoritaire – on décrit au contraire la menace qu’a représenté le rassemblement non autorisé des ouvriers, qu’il a bien fallu contrer (déclaration du préfet adjoint de Gurgaon, Sudhir Rajpal, reprise dans Le Monde : « La foule avançait en fracassant des voitures, des boutiques et des propriétés publiques. (...) Ils portaient des barres de métal, des troncs, des rondins de bois, des haches. On ne peut pas dire que c’était une action unilatérale. Quelque chose de sérieux aurait pu arriver. »). C’est sans doute cette seconde description qui est la plus proche de la vérité, même si on peut soupçonner ses porte-parole flics de forcer le trait pour justifier la réaction répressive qui semble bien avoir été très brutale. Ce qui est important à souligner, nié par les pleureuses hypocrites dont le rejet affolé de la violence rend tout le reste inaudible, c’est que le lundi 25 juillet, la pratique des ouvriers a été offensive, au moins jusqu’au déferlement répressif qu’elle a provoqué. Ce sont eux qui avancent, ce sont eux qui refusent que les flics leur barrent la route, ce sont eux qui frappent les premiers. Ensuite, face à la riposte massive de la flicaille, ils ne se rendent pas facilement : « Angry workers then hit back with sticks and other brickbats, setting fire to police and government vehicles. Several policemen were assaulted with canes and sticks, and many of them suffered injuries in the head. » Et le lendemain, des alliés se découvrent en montrant un engagement semblable.  

On comprend l’insistance de certains « partisans » des ouvriers à ne les présenter qu’en victimes (avec à l’appui d’opportuns témoignages : « We were demonstrating peacefully for our rights, but all of a sudden the deputy commissioner himself led a baton charge against us. This has never happened here. »), comment pourraient-ils en effet soutenir ces actes dans leur ensemble ? La morale qu’ils partagent avec leurs faux adversaires le leur interdit, parce qu’elle est fondée sur la non reconnaissance de tout conflit radical. La violence est dans l’impossible conciliation entre les deux camps : d’un côté on commence de s’inscrire dans la perspective naissante d’un bouleversement de fond en comble ; de l’autre on s’appuie sur des conceptions jugées immuables, sur la base desquelles on traite les prémices de la révolte comme des dysfonctionnements accidentels, superficiels. Ainsi, au-delà des premières réactions centrées sur la violence, suivant qu’on condamne l’excès répressif ou qu’on le justifie, les gestionnaires se répartissent encore en deux tendances. Il y a ceux qui déplorent l’atteinte portée à l’image de l'Inde vis-à-vis des investisseurs étrangers, et qui réclament de serrer les vis dans les usines en s’inspirant par exemple des manières chinoises. Il y a ceux qui appellent au contraire à des réformes sur les conditions de travail, parce que quand même, faut pas pousser.  

Enfin, pour se rassurer encore un peu plus, il ne manque pas ces voix qui mettent la révolte sur le compte de « forces extérieures ». On n’en sait pas beaucoup plus sur cette magie, si ce n’est un chef de la police qui pointe d’un petit doigt l’Indian National Lok Dal, parti régional allié du BJP (parti Bharatiya janata ou Parti du peuple indien), au pouvoir en Haryana avant les élections du printemps 2004 perdues à l’avantage du Parti du congrès. On doit peut-être comprendre qu’il s’agit de l'AITUC déjà nommé, mais personne ne l’affirme. Se pose tout de même la question du rôle éventuel joué par des membres de ce syndicat, qui aurait « threw his weight behind the company's trade union » au début du mois de juillet. L’indication temporelle prouve une implication tardive, alors que les ouvriers de Gurgaon ont engagé leur bras de fer un à plusieurs mois auparavant, et qu’ils disposent déjà de leur propre organisation, créée en mai, dont on ne connaît pas la genèse, ni le nom, ni les règles et principes, dont on peut cependant se figurer qu’elle est apparue comme une nécessité dans le cours du conflit, possible phénomène d’auto-organisation. Au sujet de la manifestation du 25 juillet, il n’est écrit nulle part qu’elle a été appelée par tel ou tel syndicat ou parti, il n’est question que des ouvriers, dans leur ensemble, massivement ; et la surprise qu’elle a semblé faire aux flics, qui la déclarent interdite plutôt après-coup, plaide pour sa relative spontanéité. Enfin, un article publié par Rediff.com le 6 août considère la question générale des syndicats en Inde : on apprend que depuis une quinzaine d’années de gestion « market-friendly », ils sont plus absents qu’influents, ce qui peut corroborer l’impression de la faible voire inexistante implication de militants de l’AITUC à Gurgaon les 25 et 26 juillet (c’est seulement après qu’on en entend, qui ramènent leurs fraises d’indignés par la répression). A propos de ces faux acteurs mais vrais récupérateurs, The Guardian du 27 juillet signale la présence de « Communist party workers, who supported the Honda strikers (...) » : s’ils sont là, c’est seulement le deuxième jour.

Des officiels de la compagnie en rajoutent sur le registre de la manipulation : « Honda claimed many of the rioters were not their workers, implying outsiders had whipped up emotions ». Partie de ces reconstructions mensongères sur les faits, cet argument est sensé servir à leur occultation et leur oubli. Alors qu’ils auraient tout entrepris pour que les choses s’arrangent, les dirigeants de l’usine auraient été pris par surprise, de façon insensée, et pas par leurs bons ouvriers.

Mais les ouvriers et d’autres personnes de Gurgaon ont commencé d’accéder à une pratique qui les placent au-delà de toute possibilité d’accord avec eux, leurs ennemis, suivant les règles et les limites qu’ils s’échinent à fixer. Cette pratique, qui culmine avec les sabotages et l’attitude offensive des 25 et 26 juillet, ne s’étend pourtant pas encore au-delà. Il faut dire que tous ses adversaires possibles sont convoqués pour la contrer, récupérateurs degauches et répressifs directs, soutenus par la cohorte des informateurs qui la fait disparaître en déversant ses jugements ineptes. En apparence, la conclusion est une défaite : début août, des ouvriers, mais « it is not clear how many », retournent au turbin, en passant par la case humiliation : ils doivent signer un engagement de « bonne conduite » ; 30 à 40 flics surveillent l'extérieur de l'usine ; une quarantaine de gardes privés de sécurité est postée à l’intérieur, chose « normale » d’après un officiel de la compagnie. En réalité, mais ça n’apparaît plus et c’est plus difficile à mesurer, ce qui a eu lieu laisse certainement d’autres traces, pas si faciles à oublier, et prometteuses.



Première rédaction en décembre 2005, révisé pour publication en mai 2007


Documents utilisés :

05-07-25 - AFP Yahoo! News -- Riot police clash with Indian workers, hundreds reported injured
05-07-26 - CNN -- Indian police, civilians clash
05-07-26 - Expressindia -- Honda workers turn violent, cops go berserk
05-07-26 - France 3 -- Inde : blessés dans une manif ouvrière
05-07-26 - Le Monde -- Nouveaux affrontements entre ouvriers et policiers, près de 130 blessés lundi
05-07-26 - Radio Australia -- Second day of violence as car workers, police clash in India
05-07-26 - The Peninsula -- Riot police clash with workers, 700 injured
05-07-26 - The Telegraph -- Left catches Honda headwind
05-07-27 - Hindustan Times -- Honda case Lawyers go on strike
05-07-27 - AFP Yahoo! News -- India seeks to calm foreign investor fears after Honda workers’ rampage
05-07-27 - Bahrain Tribune -- MPs blast Indian govt over clashes
05-07-27 - The Guardian -- Honda workers riot in New Delhi
05-07-27 - The Hindu -- Outsiders instigated labour unrest: Honda management
05-07-27 - The Statesman -- Gurgaon violence
05-07-28 - Taipei Times -- Police beatings a setback to labor reforms in India
05-07-28 - The Hindu -- Normality returns to riot-hit Gurgaon
05-08-01 - The Statesman -- Honda workers get back to work
05-08-03 - BBC News -- Honda riot officials transferred
05-08-06 - Rediff.com -- India Is labour trouble resurfacing



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