Proposition
sur l’histoire – De la guerre du temps au
début du 21ème
siècle > Deuxième partie
3. 2006 et après, foyers principaux
L’observation attentive sur la durée a permis le
constat
d’intensifications certaines, localement,
c'est-à-dire
séparées par le carcan des frontières
étatiques. Mais si l’information franchit ces
frontières, ça reste sous le contrôle
de qui la
manie, et de qui elle sert. Dans le discours ainsi public, les
situations de révoltes séparées ne
sont pas
reliées entre elles ; sinon, éventuellement,
suivant des
communautés de motifs partiels, partiellement critiques.
Pourtant, le constat assez simple de leurs ressemblances
au-delà
de ces motifs, dans les moments où elles
s’initient, puis
lorsqu’elles s’intensifient, indique
déjà
qu’elles ne sauraient s’y voir ramenées.
Ceux qui
parlent ainsi de la révolte n’y prennent pas part,
ils
servent à la contenir.
Dans ce qui suit, provisoire aboutissement de la réflexion
sur
le monde observé, il y a la volonté de montrer
les plus
récents lieux du conflit, où des
révoltés
l’ont mené à ses points les plus
extrêmes.
Dans la tension accumulée, des proximités
redoutables
apparaissent, quand on imagine quelles offensives auraient pu se
rejoindre, se renforcer, de Douala à Diyarbakir, de Karachi
à Conakry ; d’autant plus
lorsqu’à travers
plusieurs territoires des accès de tension successifs,
rapprochés, paraissant jusqu’à
s’engendrer
entre eux, nourrissent des ambiances générales
d’où l’acteur du débat, sujet
en puissance,
s’en extrairait d’autant plus.
Ce sont là les hauts lieux des batailles les plus actuelles,
principalement situées dans le Sous-continent indien et en
Afrique. La contradiction est portée à son
comble, et
affrontée en ce sens : ce sont là les meilleures
preuves,
dans les dernières années, à la fois
de
l’occultation généralisée du
débat en
cours, et de toute aspiration possible à vouloir le
mener. Imprégnation, maturation, concentration dans la
durée, ces moments du monde révèlent
son
instabilité souterraine, réelle, dont les
conséquences en surface sont niées, au profit de
la
propagande sur l’immuable.
La présentation d’ensemble vise
l’approfondissement
de la démonstration et de la réflexion sur la
communauté mondiale de l’insatisfaction, dans la
mise en
cause qui les unit, au-delà, radicalement, des motifs
particuliers qu’on lui assigne, dans l’apparence,
dans le
sens posé dans le langage ennemi, structuré par
le
langage ennemi. Dans la mise en évidence et
l’examen plus
serré de ces moments de ruptures, dont les situations
qu’ils engendrent peuvent durer jusqu’à
plusieurs mois, le possible critique, le possible inconnu,
n’est
jamais aussi grand. Parce que la critique est commencée,
dès le premier assaut, contre
la
domination et ses effets, son décor, ses symboles, ses lois,
ses défenseurs et ses collabos, et parce que dans les points
culminants atteints, toute l’irréconciliable
fracture
s’approfondit, entre les triviaux impératifs
négateurs du vivant, et
l’entièreté
potentielle que ce dernier n’a pas perdue de vue. Au vu des
ruptures créées dans le monde, et de quelles
négations elles sont en même temps, il y a
décidément du sens à discuter.
Terrains secondaires
Oaxaca au Mexique
Dans la deuxième moitié de 2006, il faut
d’abord
dire que la révolte d’Oaxaca a
bénéficié d’une exposition
spéciale,
de telle sorte que cette situation particulière en est aussi
venue à passer pour l’image
déformée de
toute la révolte [12]. Tout en s’y arrêtant
mais
d’une façon mesurée par rapport
à
l’ensemble des révoltes contemporaines, nous
n’en
parlerons que brièvement, pour souligner surtout cette
incohérence. Il s’agit du seul
événement ici
considéré pour lequel nous n’avons pas
opéré de traitement systématique dans
l’abondance des informations recueillies, dont
l’ensemble
présente cette caractéristique
d’être
composé par une multitude de publications de type militant,
« alternatif », capables de dénoncer la
sélectivité des médias dominants pour
ne faire
qu’augmenter du même coup les effets de la mise en
spectacle qu’elles opèrent
elles-mêmes, à
laquelle a participé jusqu’à un cadavre
de
situationniste. Représentation qui en a fait une
situation bien plus connue que la moyenne, raison pour
laquelle nous n’entrerons pas dans le détail de
son
déroulement. Le mouvement né dans cette ville de
près de 260 000 habitants, située à
l’extrême sud du pays dans l’Etat du
même nom,
prend par ailleurs sa place dans les fronts que nous appelons
secondaires au vu de ce qu’a été sa
portée
offensive et critique limitée ; et parce
qu’elle est
demeurée d’envergure régionale,
partageant ce point
commun avec les situations des petits Etats insulaires du Pacifique et
du Timor Oriental, et celles du Kurdistan.
Dans ses actes la révolte d’Oaxaca s’est
singularisée par son inscription dans la
durée. Au Mexique, elle a prolongé cette
dimension
principale de confrontations localisées
déjà
constatée dans les années
précédentes, le
plus souvent contre les autorités locales et le bras
armé
policier, allant parfois de la part des foules en colère
jusqu’au lynchage de ceux tombés entre leurs mains
(cette
sorte d’ambiance latente et répandue rapprochant
le
Mexique du Pérou de 2004 ; et pouvant faire penser
à la
Chine en général). En 2006, ce sont
plutôt les
flics et l’Etat qui contre-attaqueraient : d’abord
le 20
avril dans l’Etat du Michoacán contre des mineurs
en
grève, puis le 3 mai à San Salvador Atenco [13]
contre des marchands ambulants, où les interventions
policières provoquent des affrontements soutenus quoique
brefs ;
enfin un peu plus d’un mois plus tard, le 14 juin,
où une
même opération est lancée contre des
profs en
grève au centre d’Oaxaca. Mais, là
où précédemment les flics
l’ont emporté, c’est le point de
départ de
plusieurs mois d’insoumission dans la ville et ses alentours,
de
la part d’un ensemble d’habitants bien
au-delà des
seuls profs agressés. Fin juin, est
créée une organisation
dénommée
Assemblée Populaire des Peuples d’Oaxaca. Dans le
rejet dirigé contre le gouverneur local dont la
démission
est exigée, la ville prend dès lors des allures
de
commune, perturbant notamment l’habituelle circulation
touristique. Ses rues sont barricadées, des lieux,
université, médias locaux, bâtiments
étatiques, occupés. A intervalles
réguliers des
marches massives démontreront
l’unanimité
décidée contre le gouvernorat, tandis
qu’à
plusieurs reprises les tentatives d’assauts de la part de
nervis
à sa solde seront repoussées. De juin
à
l’automne, l’Etat central, occupé durant
l’été par
l’élection
présidentielle et sa contestation par le principal candidat
défait, demeure plutôt en retrait.
Avant que, non sans rencontrer de vives résistances, les
opérations répressives intensifiées
à
partir d’octobre, cette fois par l’intervention
principale
de contingents de flics nationaux, entraînent fin novembre la
disparition des dernières barricades, quelques jours avant
l’investiture du nouveau
président.
Au-delà, et comme le phénomène en
naquit en
parallèle du mouvement réel, il n’est
donc surtout
resté de l’événement
qu’une image
figée, nouvelle icône de
référence dont la
conservation et la célébration acritiques
rappellent ce
précédent déjà mexicain du
Chiapas de
Marcos. De notre point de vue, au regard de la forme prise par le
surgissement de la révolte en général,
la
rébellion d’Oaxaca, par la tenue des rues
prolongée
et pugnace, et par la formation d’une organisation se
déclarant contre les gestionnaires en place, est
d’abord apparue comme une possible avancée. Mais,
à
l’instar de sa montée en épingle
militante, sans
doute aussi active à l’intérieur
qu’à
l’extérieur du Mexique, qui l’a donc
isolée
dans le monde, il semble que
sur son terrain particulier les visées
préconçues
l’ont emporté sur l’extension critique
possible, par
la domination de positions moins ouvertes
qu’établies,
issues d’obédiences diverses
déjà actives et
associées, de type indigéniste, gauchiste,
citoyenniste,
à l’image de l’APPO, ce regroupement
d’organisations
préexistantes ; de telle sorte que sur la base de
l’objectif unificateur du rejet contre le chef du pouvoir
local,
qui semble s’être comme suffi à
lui-même, ce
sont leurs revendications qui ont constitué le discours
représentatif de l’engagement collectif. En ce
sens, il
apparaît surtout que la représentation
donnée,
à la fois sur le terrain et par la médiatisation,
a
davantage été une sorte d’usurpation,
du moins
qu’elle a
pris le pas sur ce que la tenue rebelle des rues aurait pu engendrer et
signifier de plus profond, de plus radical (avec dans ce cas une
ressemblance avec l’Algérie de 2001,
l’influence des
pratiques organisationnelles indigènes au Mexique,
traditions
fortes au sud du pays, ayant joué un rôle voisin
de celle
des aarchs kabyles). S’il ne semble pas que des leaders
avérés ont conquis un rôle
déterminant, des
idéologies ont eu le même effet. Avec au final,
pour ce
qui est du moyen organisationnel mis en place, une sorte
d’assembléisme à l’avoir
emporté,
peut-être dès le commencement,
c'est-à-dire quand
l’organisation s’autolimite de telle
manière que le
projet déterminé par son intermédiaire
dépend principalement de positions préalables
admises
comme indiscutables, alors qu’il s’agit de les
discuter.
Ainsi, à travers Oaxaca, c’est encore la tendance
générale à l’affaiblissement
de la
révolte, limitée par ses
récupérateurs ou
attirée dans les enclos de sa surreprésentation
caricaturale, qui se trouve confirmée en Amérique
latine.
Jusqu’à aujourd’hui, en dépit
d’agitations parfois prononcées en Bolivie, mais
dans des
focalisations liées à l’instauration de
la nouvelle
loi étatique, et surtout au Pérou, ce constat ne
s’est malheureusement pas démenti.
Iles du Pacifique ; Timor Oriental
C’est une nouveauté dans le cours de
l’observation,
en 2006 la révolte surgit sur le pourtour nord et est de
l’Australie : d’une part dans les capitales des
archipels
des Iles Salomon, en avril, puis des Tonga, en novembre, dans ce
qu’on peut désigner comme des micro-Etats, avec
des
populations respectives de 566 842 Salomoniens, ou Salomonais (en
2008), et de 116 921 Tongiens (en 2007), tous deux sous le
régime d’une monarchie parlementaire ;
d’autre part,
depuis le mois de mars jusqu’à la fin du
printemps, au
Timor Oriental (autour d’un million d’habitants),
situé à
l’extrémité est de
l’Indonésie, l’ancien colon dont ce
nouvel Etat a
été officiellement séparé
en 2002.
Dans l’Océanie, relativement à
l’Australie,
les îles du Pacifique font partie de sa
périphérie,
au sens d’espace secondaire où les conditions
moyennes de
survie (moyennes au sens des plus répandues, à
l’échelle des ensembles de personnes partageant
l’obligation de s’y soumettre)
équivaudraient
à celles de ses rebuts « aborigènes
» de
l’intérieur. Depuis 2003, et dans le cadre
d’une
plus large opération de contrôle à
l’échelle de la région, (au
prétexte
général, pour changer, de lutte anti-terroriste),
les
habitants des Iles Salomon sont directement sous la coupe
policière de cet Etat, à la suite d’une
intervention pacificatrice [14]
contre un « civil unrest » ou « bloody
ethnic gang
conflict » expliqué comme ayant opposé
des
émigrants en provenance de l’île de
Malaita à
des habitants de celle de Guadalcanal, où se situe Honiara.
En
2006, tandis que ce genre de rappel sert en passant à
suggérer l’amalgame avec la révolte qui
éclate, cette représentation exclusive est aussi
celle
qui va s’imposer au sujet des troubles du Timor Oriental.
Sous le
patronage de l’ONU, ce territoire subit le même
genre de
contrôle que les Salomon : en 1999,
c’est-à-dire
l’année qui a suivi celle de la grande
révolte
d’Indonésie, un référendum
est
organisé au résultat en faveur de
l’indépendance, soutenue par l’ONU,
auquel succèdent des «
massacres » d’inspiration «
pro-indonésienne
», qui légitiment à leur tour une
intervention
militaire « pacificatrice ». Pour ce qui concerne
les
Tonga, c’est en réaction à la
révolte de
novembre 2006 qu’une intervention semblable sera
initiée.
Dans l’expression anonyme de la rupture, les situations de
Salomon et Tonga sont étonnamment ressemblantes, par la
similarité des motifs, et par la communauté dans
les
actes commis. Principalement localisés au cœur des
capitales, ce sont deux événements à
la fois brefs
– une fois l’émeute
commencée, elle ne dure
qu’une nuit à Nuku-Alofa, et une nuit et un jour
à
Honiara – mais fulgurants au vu de
l’intensité
négative atteinte dans ces laps de temps. Cependant, il faut
tempérer ici notre jugement initial, qui nous avait fait
qualifier ces deux événements en
soulèvements :
s’ils en présentent des
caractéristiques,
principalement par leurs ravages au cœur de capitales, il
serait
plus juste, si l’on parle de micro-Etats, de parler de
«
micro-soulèvements ».
A Honiara le 18 avril 2006, des milliers de personnes prennent les rues
à la suite d’une première confrontation
entre
manifestants et flics aux abords du parlement, à
l’occasion d’un rassemblement de contestation
contre la
désignation du premier ministre,
dénoncée comme
frauduleuse : celui-ci est caillassé dans sa tentative de
fuite.
A Nuku’Alofa le 16 novembre 2006, alors que des milliers de
personnes sont rassemblées devant le parlement, on annonce
l’ajournement d’un « vote sur des
réformes
démocratiques » (censées
réduire les
privilèges de la noblesse héréditaire
au pouvoir),
ce qui déclenche d’abord des caillassages contre
des
bâtiments gouvernementaux.
Dans les deux cas les rassemblements initiaux débordent
très largement en envahissements colériques des
rues, et
le pillage devient la pratique centrale, pour une
dévastation
générale des comptoirs de la marchandise, contre
les
instruments du divertissement et du tourisme notamment,
hôtels,
boîtes de nuit, casino, restaurants, dont certaines
propriétés de gestionnaires. Les commerces sont
vidés, on boit, on se saoule, on distribue
l’argent, on
incendie. A Honiara dans la nuit les pilleurs seraient quasiment un
millier, puis encore 1 500 le lendemain, (hommes, femmes, enfants).
« Certains magasins brûlent encore, selon des
témoins sur place, alors que des groupes
d’individus,
toujours incontrôlés, déambulent dans
les rues
désertes, souvent en état
d’ébriété. » A
Nuku’Alofa il
s’agirait de centaines de « jeunes »,
dont le
déferlement d’une nuit sur des dizaines de
commerces aura
pour résultat la destruction de 80% de la capitale, dans la
même ivresse. « The heart of the business district
had been
destroyed ». Semble-t-il pareillement pris par surprise, les
flics ne reprennent le dessus que grâce à
l’intervention de renforts
dépêchés dans
l’urgence, non sans que plusieurs d’entre eux ne
soient
blessés, aux Salomon – où il
n’est pas fait
état de blessés du côté des
révoltés, de même qu’aux
Tonga,
où six à huit personnes seraient mortes
dans les
incendies
allumés au cours du pillage. Comme si les
révoltés
un instant repus lui laissaient la main, et même si des
mesures
d’exception sont rapidement
décrétées, la
répression s’abat plutôt dans un second
temps, la
déferlante passée et à mesure que les
renforts
policiers se déploient
– il y a des dizaines d’arrestations aux Salomon ;
et
jusqu’à 800 aux Tonga,
avec cette fois des informations sur des blessés parmi les
raflés, qui empliront les prisons sur place plus
qu’elles
ne peuvent en contenir.
Pour Salomon comme pour Tonga, les discoureurs dominants ont
expliqué le pillage par une motivation raciste
déterminante, parce que les commerçants sont en
majorité estampillés de la nationalité
chinoise.
L’entrée dans le détail des faits,
à Honiara
comme à Nuku’Alofa, montre simplement que la
prétendue focalisation anti-chinoise est surtout provenue
des
têtes journalistico-étatiques : cette focalisation
a
été centralement anti-marchandise. On apprend par
ailleurs, à propos des Salomon, que des Chinois ou
Taïwanais, par des influences affairistes ou politiciennes,
auraient été mêlés
à la corruption
dénoncée en introduction de la
révolte. On
comprend surtout que les émeutiers pillards partageaient ce
point commun de subir au quotidien une gestion de l’ordre
seulement profitable à la caste politico-marchande,
centralement
attaquée lorsqu’une énième
preuve de sa
malhonnêteté constitutive fut
accréditée ;
comme pour l’offensive menée aux Tonga, quand les
gardiens
locaux de la même injustice permanente crurent pouvoir
imposer
leur décision de la maintenir, d’abord dans le
mépris des appels à la réforme.
En parallèle de cette calomnie sur la portée
potentielle
des actes, étayée à grands renforts de
déplorations médiatiques sur le pauvre sort des
victimes
chinoises, ce sont justement les perspectives réformatrices
qui
sont publiquement replacées au centre des attentions, pour
se
substituer à ce que leurs auteurs principaux peuvent bien en
penser, et cela de deux manières : d’un
côté
par la mise en cause de différents leaders politiques
accusés d’avoir fomenté et
dirigé les
troubles, de l’autre par l’officielle accession
à
certaines des revendications formulées avant la
révolte.
Avec l’éviction du premier ministre
conspué, et
sous l’influence des sermons du chaperon australien, on
promet
aux Salomoniens de résoudre les problèmes de
corruption
depuis les mêmes instances qui l’ont
jusqu’alors
tolérée et encouragée. Et
c’est même
dès le commencement de l’émeute et du
pillage que
les dirigeants tongiens clament en catastrophe leur accord avec les
projets de réforme, d’aucuns
s’étonnant que
les révoltés n’en aient pas, du coup,
stoppé
leur élan. Ceux-là ne comprennent jamais ce
moment,
où ce qui s’engage échappe justement
à la
simple raison. Mais après que l’ouverture se
referme,
à la fois sous l’effet de la répression
et parce
que ceux qui l’ont créée
l’abandonnent, les
récupérateurs locaux s’empressent de
crier
victoire, l’événement de novembre 2006
s’intégrant à la version officielle,
selon laquelle
« Tonga [était] le théâtre
depuis plus
d’un an d’une fronde démocratique,
réclamant
la fin du système semi-féodal en vigueur dans
l’archipel », où depuis 2006, ce sont
des mesures
d’exceptions qui ont été maintenues
jusqu’à début 2009 au moins. A
l’instar des
troubles au Timor
Oriental, ces accès du Pacifique seront par la suite
rappelés, si seulement il en est question, comme preuves
d’une instabilité régionale
à surveiller, et
par exemple amalgamés au coup d’Etat de
décembre
aux Fidji, lui-même condamné, par les
mêmes Etats
qui n’y enverront pas leurs polices : on se demande bien
pourquoi.
Par l’emballement et le déchaînement du
pillage (toutes proportions gardées, on peut se figurer les
dévastations de leurs centres-villes par
rapport à la déferlante de mai 1998 à
Jakarta),
l’interprétation arrêtée sur
Salomon et
Tonga ne peut qu’être niée : il est
impossible de la
circonscrire suivant la perspective fixée dans le discours
politicien propagé par les informateurs. Ce n’est
peut-être qu’anecdotique, mais significatif
d’un des
enjeux cruciaux dans l’offensive anonyme : aux Salomon le
lendemain du début de la démolition, de ce fait
le seul
quotidien local est empêché de paraître.
Sur son
terrain, la révolte court-circuite
déjà
l’émission de l’information habituelle.
Si
l’on peut dire que les anonymes un instant
soulevés se
sont érigés en masse contre la
malhonnêteté
gestionnaire, la suite entière de leurs actes a au moins
entamé une mise en cause absolument
étrangère
à ce genre de discours, qui la calomnie et qui la
réduit,
pour qu’on l’oublie donc.
En parallèle de ces deux éruptions, ça
tourbillonne quelques encablures plus à l’ouest.
Mais le
rapprochement au premier abord doit être
tempéré. Les
doutes émis à la conception de la chronologie
générale se sont confirmés,
à ceci
près qu’ils ne signifient plus que
l’appréhension était trop peu
assurée, ils
sont un jugement sur la portée de
l’événement. Une comparaison plus
parlante pourrait
être faite avec l’événement
d’Haïti en février-mars 2004 (qui fut
d’une
ampleur plus grande toutefois).
Les troubles au Timor Oriental, de la première
émeute
d’ex-soldats virés à la fin mars,
jusqu’à la répression des «
gangs » de
fin mai/début juin (au moins),
s’étendent sur une
période de deux mois environ. Il s’y trouve des
divisions
entre leurs acteurs, qui ne sont pas du même ordre que celle
qui
apparaît lorsqu’une colère unanime la
crée,
pour diriger l’offensive contre l’ennemi
dès lors
désigné ; ce qui paraît une forte
limite à
l’agitation sociale pourtant palpable, dans un contexte
déjà déréglé
sous des influences
contraires à toute généralisation de
la
révolte – l’instauration de
l’Etat
indépendant, en mai 2002 (où
déjà une
émeute eut lieu en décembre à Dili),
attisant les
concurrences politiciennes. La période de troubles est
hachée, ses moments principaux, entre son commencement en
mars
(ou des dits « criminal gangs » agissent
déjà) et sa terminaison début juin, se
situent
à la fin du mois d’avril, autour du 26, puis un
mois plus
tard, dans les derniers jours de mai. C’est alors
qu’un
important déploiement militaire sera
décidé en
accord avec des Etats étrangers (notamment
l’Australie, et
le Portugal, colonisateur antérieur à
l’Indonésie), pour reprendre le contrôle
sur le
désordre des rues, tandis que le bouc émissaire
premier
ministre sera limogé un mois plus tard.
Fin avril 2006 la protestation grandit à Dili à
l’occasion d’une manifestation
d’ex-soldats
(virés en mars à la suite d’un
mouvement de
grève initié en février), à
laquelle se
mêlent d’autres personnes – jeunes,
chômeurs,
« gangs », présentés comme
soutiens des
ex-soldats. Des destructions sont commises, contre des
bâtiments
et des véhicules, dont certaines dirigées contre
des
bâtiments administratifs ; les bureaux du premier ministre
sont
touchés. Il ne semble pas que des commerces
soient visés à ce moment, du moins
principalement, au
contraire de l’indication donnée dans la
chronologie
générale. Les flics tirent, on les affronte, il y
a entre
2 et 5 morts. Avec le souvenir des massacres de la période
d’occupation indonésienne, pour les plus proches
commis en
1999 (1 400 morts), et parce que des attaques et destructions seraient
motivées par une opposition entre Timorais de
l’Est et
Timorais de l’Ouest, plusieurs milliers d’habitants
fuient
Dili. Une concurrence Est/Ouest est apparue comme motif de la discorde
dans l’armée, à laquelle
s’ajoute une
rivalité entre soldats et policiers, dont
d’ex-guérilleros parmi les premiers, et
d’anciens
occupants indonésiens parmi les seconds. Un groupe
armé
apparaît sous l’égide d’un
chef mutin, qui
appelle à la démission du premier ministre,
à la
réforme de l’armée ; après
quoi, dans le
courant du mois de mai, des affrontements armés sont
signalés, ce qui motiverait l’intervention
militaire
extérieure, officiellement réclamée
par les
gestionnaires locaux le 24 mai. Au regard de tels faits, et de leur
influence perturbatrice semble-t-il avérée, la
tournure
prise par l’événement
s’oppose à cet
aspect de désordre potentiellement intéressant,
quand
l’initiale contestation des soldats virés provoqua
la
baisse de plus d’un tiers des effectifs employables
à la
répression.
Le 26 mai 2006, commis par des bandes de jeunes (dont certaines se
seraient constituées dans la période
d’occupation
indonésienne sous la forme de
« martial-arts
groups » d’autodéfense) les
actes
d’affrontements et
de destructions s’intensifient, avec dès le
lendemain, au
moins, les premières confrontations avec les militaires
étrangers, équipés en force et
lancés dans
des opérations de « désarmement
». Il est
à nouveau question d’assauts motivés
par
l’opposition Est-Ouest, et d’affrontements entre
«
bandes rivales », à coups de couteaux, machettes,
frondes.
Des gens continuent de fuir. Il y a quatre morts au moins. Plusieurs
pillages sont commis contre des entrepôts, de marchandises
diverses. Le désordre continue pendant quelques jours, mais
il
paraît décroître à mesure du
déploiement sécuritaire, avec de la part de
certains une
vindicte qui se concentre contre le premier ministre, dont le
départ confirme la fin de l’agitation de la rue,
consommée au début du mois de juin, et dont seuls
des
remous mineurs semblent avoir suivis, jusqu’à
courant 2007
au moins, tous
en deçà d’un printemps 2006 dont le
danger social
n’a pas paru porter bien loin, miné par la
confrontation
d’intérêts partisans
particuliers.
A partir du Timor Oriental, on débouche par
l’ouest sur
l’immense voisin indonésien. Mais parmi les grands
Etats
du monde, et au regard des révoltes importantes de la
première moitié de 1998, depuis 2003
l’Indonésie est apparue bien moins
agitée. En
dépit de quelques situations tendues, mais
localisées,
où s’éprouve une propension certaine au
cassage de
flics, c’est l’impression d’un calme
général qui domine. En 2006 il faut tout de
même
signaler, après une contestation contre une mine US qui fait
des
flics morts en mars dans la banlieue de Jayapura (principale ville de
la Papouasie indonésienne), ce qui s’est
joué en
septembre après l’exécution par
l’Etat de
« chrétiens » accusés dans
des affaires de
massacres vieilles de plusieurs années. Le 22 septembre, sur
les
îles de l’est de l’archipel, et notamment
à
Atambua, toute proche de la
frontière avec le Timor Oriental, des milliers de personnes
prennent les rues et les routes à l’annonce de
l’exécution réalisée, avec
des destructions
contre des bâtiments symboles de la loi, des commerces, avec
l’attaque d’une prison dont 200 sont
libérés.
Kurdistan négatif
Après l’Iraq en 2003, la Syrie en mars 2004,
l’Iran
à l’été 2005,
c’est dans la partie
turque du Kurdistan, après les premiers signes de novembre
2005,
que l’émeute éclate, cette fois pour
plusieurs
jours et dans une certaine extension spatiale, mais dans un
soulèvement qui n’excèdera pas les
limites de cette
région (seuls quelques échos affaiblis sont
perceptibles
dans des quartiers d’Istanbul dont celui de Gazi [15]).
En 2006 comme depuis des décennies, le Kurdistan turc
constitue
un de ces terrains privilégiés où
l’on
s’affronte aux noms de revendications nationalistes, dans
l’opposition militarisée entre l’Etat
central
discriminatoire et différentes organisations à
vocation
séparatiste, dont le champion, consacré depuis
1984, est
alors, encore, le PKK guérillero. La surveillance et la
répression quotidiennes, de la part de l’Etat,
sont donc
plus fortes qu’ailleurs, opportunément
rythmées par
des attentats perpétrés localement et jusque dans
les
grandes villes plus à l’ouest. Au milieu du
soulèvement de mars 2006, une bombe explose par exemple
à
Istanbul, avec la publicité d’une revendication
par un
groupuscule kurde. Sans doute pour s’acheter une conduite
dans
leur projet de s’associer à leurs voisins
européens, les gestionnaires turcs procèdent
à
quelques concessions, à la manière discrimination
positive, avec le lancement en 2004 de programmes
télévisés en langue kurde, dans un
Etat où
jusqu’à la mention de cette identité
était
interdite par la loi depuis 1923.
Avec la Syrie, et peut-être plus encore qu’en Iran,
la
Turquie est manifestement l’Etat où les
populations kurdes
sont le plus maltraitées,
déconsidérées,
avec depuis les années 1990 une sale guerre à
l’algérienne, qui semble n’avoir perdu
de son
intensité que récemment, à partir de
2003-2004. A
l’échelle entière du Kurdistan,
c’est la
fraction iraquienne qui s’en sort le mieux, si l’on
peut
dire, et ce grâce à l’invasion de 2003
dont les
vieux leaders nationalistes locaux ont profité,
l’un
devenant gestionnaire en chef de la province,
déjà sous
le régime d’une sorte d’autonomie depuis
la
première guerre menée contre Saddam,
l’autre se
voyant élire à la présidence de
l’Iraq
courant 2005. Mais il faut croire que ces évolutions ne
satisfont toujours pas la majorité [16],
et, après une émeute à Kirkouk en
janvier 2006
(avec celle de Nasiriyah le même mois, où le
négatif en Iraq n’est donc pas
complètement
éteint), c’est à Halabja que des
anonymes iraquiens
manifestent leur divergence, tandis que la partie kurde iranienne
semble s’agiter à nouveau, où quelques
jours plus tôt la
loi martiale a été
décrétée. Le
jeudi 16 mars, date anniversaire du bombardement chimique de 1988, on
s’assemble au pied de la statue commémorative, et
le
cérémonial se détraque :
immédiate et
unique, la crémation du monument, déclaré
« the
symbol of poverty », provoque une répression qui
fait un
mort et plusieurs blessés.
Une semaine après environ,
d’énièmes combats
entre armée et guérilla font plusieurs morts au
Kurdistan
turc. En parallèle, le samedi 23 mars à Hakkari
(quelque
300 km au nord-ouest d’Halabja), l’arrestation
d’un
homme est contestée dans des affrontements contre les flics
à coups de pierres et de bâtons. Puis le mardi 28
mars
à Diyarbakir (environ 300 km à l’ouest
d’Hakkari), jour de funérailles des
guérilleros
tués quelques jours plus tôt, le
cortège est rompu
et très vite ça n’a plus rien de
funèbre, ni
calme ni prostration, ni colère rentrée ou
ruminée, quand, au-delà de la misère
du quotidien,
l’assaut s’initie, se prolonge,
s’intensifie. A
Diyarbakir c’est ainsi les 29 et 30 mars, où ce
seraient
des milliers d’émeutiers, jeunes,
incontrôlés, qui combattent les flics en
même temps
qu’ils s’en prennent à ce qui les
entoure,
commissariats, tv et autres bâtiments étatiques,
banques,
comme autant d’autres symboles de la pauvreté
universelle.
Dès le 28 la colère est dans les rues
d’Adana,
quatrième ville du pays plus loin à
l’ouest, pour
un total de sept villes s’échauffant
jusqu’à
s’enflammer, avec une collection de cibles qui
s’enrichit
de commerces et de sièges de partis.
Déjà
présentes pour la surveillance des funérailles du
premier
jour, des forces répressives interviennent en renforts
dès le deuxième jour du soulèvement,
dont
l’élan le plus fort se prolongerait
peut-être
jusqu’au 30.
La répression n’est pas aisée sur le
terrain, il y
aurait des dizaines de blessés flics parmi le total de 250
décompté au 29 mars ; mais elle s’y
abat
brutalement, à l’aide de blindés et
paramilitaires.
Plusieurs révoltés sont tués, sept
jusqu’au
2 avril. Et, en même temps qu’elle sert
à
l’Etat pour criminaliser les révoltés,
la
représentation dominante fait son œuvre en
soutien,
largement facilitée par le contexte local. A
l’exception
d’Adana, toutes les villes touchées se situent aux
confins
sud-est du pays. Et en dépit des signes
d’agitation
à Istanbul, l’entretien de décennies de
discrimination étatique a sans aucun doute ancré
une
séparation préventive efficace avec les autres
Turcs.
Kurdes dans leur identité imposée, à
la fois
entretenue par la revendication de reconnaissance et par la
discrimination étatique, les révoltés
du printemps
2006 se sont extraits de cet enfermement, mais un instant seulement.
Les minoritaires kurdes de Turquie ne le sont que dans la vision
étriquée du nationalisme, qu’il
soutienne le
pouvoir d’Etat central ou qu’il le
dénonce.
Déjà dans l’élargissement au
négatif
du Kurdistan officiel, mais surtout à celui du monde, en
fait de
minoritaires ils font au contraire partie de cette majorité
des
humains, pauvres parmi les pauvres au regard de leurs conditions de
survie, au sein de laquelle on se révolte le plus et le plus
fort.
A l’évidence étranger à ce
qui s’est
ainsi engagé, l’instrument PKK,
dénoncé
comme instigateur et dont les intentions sont amalgamées
à celles des révoltés,
reparaît sur le
terrain suivant la règle habituelle, dans des affrontements
militarisés qui succèdent au
soulèvement. Mais le
PKK combat le gouvernement central de Turquie, tandis que la
révolte qui se joue dans les rues ne suit aucune directive,
sinon l’envie de ses acteurs d’en
découdre, dans
l’unanimité contre des cibles que tout PKK ne
mettra
jamais en cause.
12. On
peut d’ailleurs faire la même remarque à propos des
événements de fin 2008 en Grèce, dont la double
médiatisation, dominante et militante, a
œuvré par hypertrophie à la même
stérilisation. Nul doute que sur place, des
révoltés y ont aussi débordé le folklorique
dans lequel on voulait les contraindre.
13.
Situé
à proximité de la capitale, où fin
2001 un
mouvement se constitua contre l’implantation d’un
aéroport et les expropriations qu’elle devait
entraîner, qui s’étendit sur plusieurs
mois à
la façon de celui d’Oaxaca en 2006, obtenant pour
sa part
gain de cause à l’été 2002.
14.
Saisie de centaines d’armes entre 2003 et 2006, avec 7 300
arrestations.
15.
Article « Turquie » de Wikipedia : « 12
mars 1995 :
Emeute dans le quartier défavorisé de Gazi
à
Istanbul, majoritairement alévi, faisant 17 morts.
»
(L’alévisme étant un courant de
l’islam
représentant la deuxième religion en Turquie).
16.
On peut ainsi lire dans un article universitaire, Le Kurdistan irakien,
paru dans Hérodote
en 2007, que « La nouvelle
génération kurde ne
semble pas adhérer aveuglément aux
"partis de
leurs pères" (…) les jeunes
n’hésitent pas à affirmer leur opinion
et surtout
leurs désaccords sur des points précis, notamment
en
boycottant les élections ou en manifestant dans les rues
(…) Certains observateurs locaux parlent même
d’
"émeutes" contre les
dirigeants. »
3. 2006 et après, foyers principaux (terrains secondaires)