Proposition sur l’histoire – De la guerre du temps au début du 21ème siècle  > Deuxième partie    







3. 2006 et après, foyers principaux






L’observation attentive sur la durée a permis le constat d’intensifications certaines, localement, c'est-à-dire séparées par le carcan des frontières étatiques. Mais si l’information franchit ces frontières, ça reste sous le contrôle de qui la manie, et de qui elle sert. Dans le discours ainsi public, les situations de révoltes séparées ne sont pas reliées entre elles ; sinon, éventuellement, suivant des communautés de motifs partiels, partiellement critiques. Pourtant, le constat assez simple de leurs ressemblances au-delà de ces motifs, dans les moments où elles s’initient, puis lorsqu’elles s’intensifient, indique déjà qu’elles ne sauraient s’y voir ramenées. Ceux qui parlent ainsi de la révolte n’y prennent pas part, ils servent à la contenir.

Dans ce qui suit, provisoire aboutissement de la réflexion sur le monde observé, il y a la volonté de montrer les plus récents lieux du conflit, où des révoltés l’ont mené à ses points les plus extrêmes. Dans la tension accumulée, des proximités redoutables apparaissent, quand on imagine quelles offensives auraient pu se rejoindre, se renforcer, de Douala à Diyarbakir, de Karachi à Conakry ; d’autant plus lorsqu’à travers plusieurs territoires des accès de tension successifs, rapprochés, paraissant jusqu’à s’engendrer entre eux, nourrissent des ambiances générales d’où l’acteur du débat, sujet en puissance, s’en extrairait d’autant plus.

Ce sont là les hauts lieux des batailles les plus actuelles, principalement situées dans le Sous-continent indien et en Afrique. La contradiction est portée à son comble, et affrontée en ce sens : ce sont là les meilleures preuves, dans les dernières années, à la fois de l’occultation généralisée du débat en cours, et de toute aspiration possible à vouloir le mener. Imprégnation, maturation, concentration dans la durée, ces moments du monde révèlent son instabilité souterraine, réelle, dont les conséquences en surface sont niées, au profit de la propagande sur l’immuable.

La présentation d’ensemble vise l’approfondissement de la démonstration et de la réflexion sur la communauté mondiale de l’insatisfaction, dans la mise en cause qui les unit, au-delà, radicalement, des motifs particuliers qu’on lui assigne, dans l’apparence, dans le sens posé dans le langage ennemi, structuré par le langage ennemi. Dans la mise en évidence et l’examen plus serré de ces moments de ruptures, dont les situations qu’ils engendrent peuvent durer jusqu’à plusieurs mois, le possible critique, le possible inconnu, n’est jamais aussi grand. Parce que la critique est commencée, dès le premier assaut, contre la domination et ses effets, son décor, ses symboles, ses lois, ses défenseurs et ses collabos, et parce que dans les points culminants atteints, toute l’irréconciliable fracture s’approfondit, entre les triviaux impératifs négateurs du vivant, et l’entièreté potentielle que ce dernier n’a pas perdue de vue. Au vu des ruptures créées dans le monde, et de quelles négations elles sont en même temps, il y a décidément du sens à discuter.





Terrains secondaires



   

Oaxaca au Mexique



Dans la deuxième moitié de 2006, il faut d’abord dire que la révolte d’Oaxaca a bénéficié d’une exposition spéciale, de telle sorte que cette situation particulière en est aussi venue à passer pour l’image déformée de toute la révolte [12]. Tout en s’y arrêtant mais d’une façon mesurée par rapport à l’ensemble des révoltes contemporaines, nous n’en parlerons que brièvement, pour souligner surtout cette incohérence. Il s’agit du seul événement ici considéré pour lequel nous n’avons pas opéré de traitement systématique dans l’abondance des informations recueillies, dont l’ensemble présente cette caractéristique d’être composé par une multitude de publications de type militant, « alternatif », capables de dénoncer la sélectivité des médias dominants pour ne faire qu’augmenter du même coup les effets de la mise en spectacle qu’elles opèrent elles-mêmes, à laquelle a participé jusqu’à un cadavre de situationniste. Représentation qui en a fait une situation bien plus connue que la moyenne, raison pour laquelle nous n’entrerons pas dans le détail de son déroulement. Le mouvement né dans cette ville de près de 260 000 habitants, située à l’extrême sud du pays dans l’Etat du même nom, prend par ailleurs sa place dans les fronts que nous appelons secondaires au vu de ce qu’a été sa portée offensive et critique limitée ; et parce qu’elle est demeurée d’envergure régionale, partageant ce point commun avec les situations des petits Etats insulaires du Pacifique et du Timor Oriental, et celles du Kurdistan.


Dans ses actes la révolte d’Oaxaca s’est singularisée par son inscription dans la durée. Au Mexique, elle a prolongé cette dimension principale de confrontations localisées déjà constatée dans les années précédentes, le plus souvent contre les autorités locales et le bras armé policier, allant parfois de la part des foules en colère jusqu’au lynchage de ceux tombés entre leurs mains (cette sorte d’ambiance latente et répandue rapprochant le Mexique du Pérou de 2004 ; et pouvant faire penser à la Chine en général). En 2006, ce sont plutôt les flics et l’Etat qui contre-attaqueraient : d’abord le 20 avril dans l’Etat du Michoacán contre des mineurs en grève, puis le 3 mai à San Salvador Atenco [13] contre des marchands ambulants, où les interventions policières provoquent des affrontements soutenus quoique brefs ; enfin un peu plus d’un mois plus tard, le 14 juin, où une même opération est lancée contre des profs en grève au centre d’Oaxaca. Mais, là où précédemment les flics l’ont emporté, c’est le point de départ de plusieurs mois d’insoumission dans la ville et ses alentours, de la part d’un ensemble d’habitants bien au-delà des seuls profs agressés. Fin juin, est créée une organisation dénommée Assemblée Populaire des Peuples d’Oaxaca. Dans le rejet dirigé contre le gouverneur local dont la démission est exigée, la ville prend dès lors des allures de commune, perturbant notamment l’habituelle circulation touristique. Ses rues sont barricadées, des lieux, université, médias locaux, bâtiments étatiques, occupés. A intervalles réguliers des marches massives démontreront l’unanimité décidée contre le gouvernorat, tandis qu’à plusieurs reprises les tentatives d’assauts de la part de nervis à sa solde seront repoussées. De juin à l’automne, l’Etat central, occupé durant l’été par l’élection présidentielle et sa contestation par le principal candidat défait, demeure plutôt en retrait. Avant que, non sans rencontrer de vives résistances, les opérations répressives intensifiées à partir d’octobre, cette fois par l’intervention principale de contingents de flics nationaux, entraînent fin novembre la disparition des dernières barricades, quelques jours avant l’investiture du nouveau président.   

Au-delà, et comme le phénomène en naquit en parallèle du mouvement réel, il n’est donc surtout resté de l’événement qu’une image figée, nouvelle icône de référence dont la conservation et la célébration acritiques rappellent ce précédent déjà mexicain du Chiapas de Marcos. De notre point de vue, au regard de la forme prise par le surgissement de la révolte en général, la rébellion d’Oaxaca, par la tenue des rues prolongée et pugnace, et par la formation d’une organisation se déclarant contre les gestionnaires en place, est d’abord apparue comme une possible avancée. Mais, à l’instar de sa montée en épingle militante, sans doute aussi active à l’intérieur qu’à l’extérieur du Mexique, qui l’a donc isolée dans le monde, il semble que sur son terrain particulier les visées préconçues l’ont emporté sur l’extension critique possible, par la domination de positions moins ouvertes qu’établies, issues d’obédiences diverses déjà actives et associées, de type indigéniste, gauchiste, citoyenniste, à l’image de l’APPO, ce regroupement d’organisations préexistantes ; de telle sorte que sur la base de l’objectif unificateur du rejet contre le chef du pouvoir local, qui semble s’être comme suffi à lui-même, ce sont leurs revendications qui ont constitué le discours représentatif de l’engagement collectif. En ce sens, il apparaît surtout que la représentation donnée, à la fois sur le terrain et par la médiatisation, a davantage été une sorte d’usurpation, du moins qu’elle a pris le pas sur ce que la tenue rebelle des rues aurait pu engendrer et signifier de plus profond, de plus radical (avec dans ce cas une ressemblance avec l’Algérie de 2001, l’influence des pratiques organisationnelles indigènes au Mexique, traditions fortes au sud du pays, ayant joué un rôle voisin de celle des aarchs kabyles). S’il ne semble pas que des leaders avérés ont conquis un rôle déterminant, des idéologies ont eu le même effet. Avec au final, pour ce qui est du moyen organisationnel mis en place, une sorte d’assembléisme à l’avoir emporté, peut-être dès le commencement, c'est-à-dire quand l’organisation s’autolimite de telle manière que le projet déterminé par son intermédiaire dépend principalement de positions préalables admises comme indiscutables, alors qu’il s’agit de les discuter.


Ainsi, à travers Oaxaca, c’est encore la tendance générale à l’affaiblissement de la révolte, limitée par ses récupérateurs ou attirée dans les enclos de sa surreprésentation caricaturale, qui se trouve confirmée en Amérique latine. Jusqu’à aujourd’hui, en dépit d’agitations parfois prononcées en Bolivie, mais dans des focalisations liées à l’instauration de la nouvelle loi étatique, et surtout au Pérou, ce constat ne s’est malheureusement pas démenti.




Iles du Pacifique ; Timor Oriental



C’est une nouveauté dans le cours de l’observation, en 2006 la révolte surgit sur le pourtour nord et est de l’Australie : d’une part dans les capitales des archipels des Iles Salomon, en avril, puis des Tonga, en novembre, dans ce qu’on peut désigner comme des micro-Etats, avec des populations respectives de 566 842 Salomoniens, ou Salomonais (en 2008), et de 116 921 Tongiens (en 2007), tous deux sous le régime d’une monarchie parlementaire ; d’autre part, depuis le mois de mars jusqu’à la fin du printemps, au Timor Oriental (autour d’un million d’habitants), situé à l’extrémité est de l’Indonésie, l’ancien colon dont ce nouvel Etat a été officiellement séparé en 2002.
 
Dans l’Océanie, relativement à l’Australie, les îles du Pacifique font partie de sa périphérie, au sens d’espace secondaire où les conditions moyennes de survie (moyennes au sens des plus répandues, à l’échelle des ensembles de personnes partageant l’obligation de s’y soumettre) équivaudraient à celles de ses rebuts « aborigènes » de l’intérieur. Depuis 2003, et dans le cadre d’une plus large opération de contrôle à l’échelle de la région, (au prétexte général, pour changer, de lutte anti-terroriste), les habitants des Iles Salomon sont directement sous la coupe policière de cet Etat, à la suite d’une intervention pacificatrice [14] contre un « civil unrest » ou « bloody ethnic gang conflict » expliqué comme ayant opposé des émigrants en provenance de l’île de Malaita à des habitants de celle de Guadalcanal, où se situe Honiara. En 2006, tandis que ce genre de rappel sert en passant à suggérer l’amalgame avec la révolte qui éclate, cette représentation exclusive est aussi celle qui va s’imposer au sujet des troubles du Timor Oriental. Sous le patronage de l’ONU, ce territoire subit le même genre de contrôle que les Salomon : en 1999, c’est-à-dire l’année qui a suivi celle de la grande révolte d’Indonésie, un référendum est organisé au résultat en faveur de l’indépendance, soutenue par l’ONU, auquel succèdent des « massacres » d’inspiration « pro-indonésienne », qui légitiment à leur tour une intervention militaire « pacificatrice ». Pour ce qui concerne les Tonga, c’est en réaction à la révolte de novembre 2006 qu’une intervention semblable sera initiée.     

Dans l’expression anonyme de la rupture, les situations de Salomon et Tonga sont étonnamment ressemblantes, par la similarité des motifs, et par la communauté dans les actes commis. Principalement localisés au cœur des capitales, ce sont deux événements à la fois brefs – une fois l’émeute commencée, elle ne dure qu’une nuit à Nuku-Alofa, et une nuit et un jour à Honiara – mais fulgurants au vu de l’intensité négative atteinte dans ces laps de temps. Cependant, il faut tempérer ici notre jugement initial, qui nous avait fait qualifier ces deux événements en soulèvements : s’ils en présentent des caractéristiques, principalement par leurs ravages au cœur de capitales, il serait plus juste, si l’on parle de micro-Etats, de parler de « micro-soulèvements ».

A Honiara le 18 avril 2006, des milliers de personnes prennent les rues à la suite d’une première confrontation entre manifestants et flics aux abords du parlement, à l’occasion d’un rassemblement de contestation contre la désignation du premier ministre, dénoncée comme frauduleuse : celui-ci est caillassé dans sa tentative de fuite. A Nuku’Alofa le 16 novembre 2006, alors que des milliers de personnes sont rassemblées devant le parlement, on annonce l’ajournement d’un « vote sur des réformes démocratiques » (censées réduire les privilèges de la noblesse héréditaire au pouvoir), ce qui déclenche d’abord des caillassages contre des bâtiments gouvernementaux.

Dans les deux cas les rassemblements initiaux débordent très largement en envahissements colériques des rues, et le pillage devient la pratique centrale, pour une dévastation générale des comptoirs de la marchandise, contre les instruments du divertissement et du tourisme notamment, hôtels, boîtes de nuit, casino, restaurants, dont certaines propriétés de gestionnaires. Les commerces sont vidés, on boit, on se saoule, on distribue l’argent, on incendie. A Honiara dans la nuit les pilleurs seraient quasiment un millier, puis encore 1 500 le lendemain, (hommes, femmes, enfants). « Certains magasins brûlent encore, selon des témoins sur place, alors que des groupes d’individus, toujours incontrôlés, déambulent dans les rues désertes, souvent en état d’ébriété. » A Nuku’Alofa il s’agirait de centaines de « jeunes », dont le déferlement d’une nuit sur des dizaines de commerces aura pour résultat la destruction de 80% de la capitale, dans la même ivresse. « The heart of the business district had been destroyed ». Semble-t-il pareillement pris par surprise, les flics ne reprennent le dessus que grâce à l’intervention de renforts dépêchés dans l’urgence, non sans que plusieurs d’entre eux ne soient blessés, aux Salomon – où il n’est pas fait état de blessés du côté des révoltés, de même qu’aux Tonga, où six à huit personnes seraient mortes dans les incendies allumés au cours du pillage. Comme si les révoltés un instant repus lui laissaient la main, et même si des mesures d’exception sont rapidement décrétées, la répression s’abat plutôt dans un second temps, la déferlante passée et à mesure que les renforts policiers se déploient – il y a des dizaines d’arrestations aux Salomon ; et jusqu’à 800 aux Tonga, avec cette fois des informations sur des blessés parmi les raflés, qui empliront les prisons sur place plus qu’elles ne peuvent en contenir.

Pour Salomon comme pour Tonga, les discoureurs dominants ont expliqué le pillage par une motivation raciste déterminante, parce que les commerçants sont en majorité estampillés de la nationalité chinoise. L’entrée dans le détail des faits, à Honiara comme à Nuku’Alofa, montre simplement que la prétendue focalisation anti-chinoise est surtout provenue des têtes journalistico-étatiques : cette focalisation a été centralement anti-marchandise. On apprend par ailleurs, à propos des Salomon, que des Chinois ou Taïwanais, par des influences affairistes ou politiciennes, auraient été mêlés à la corruption dénoncée en introduction de la révolte. On comprend surtout que les émeutiers pillards partageaient ce point commun de subir au quotidien une gestion de l’ordre seulement profitable à la caste politico-marchande, centralement attaquée lorsqu’une énième preuve de sa malhonnêteté constitutive fut accréditée ; comme pour l’offensive menée aux Tonga, quand les gardiens locaux de la même injustice permanente crurent pouvoir imposer leur décision de la maintenir, d’abord dans le mépris des appels à la réforme.

En parallèle de cette calomnie sur la portée potentielle des actes, étayée à grands renforts de déplorations médiatiques sur le pauvre sort des victimes chinoises, ce sont justement les perspectives réformatrices qui sont publiquement replacées au centre des attentions, pour se substituer à ce que leurs auteurs principaux peuvent bien en penser, et cela de deux manières : d’un côté par la mise en cause de différents leaders politiques accusés d’avoir fomenté et dirigé les troubles, de l’autre par l’officielle accession à certaines des revendications formulées avant la révolte. Avec l’éviction du premier ministre conspué, et sous l’influence des sermons du chaperon australien, on promet aux Salomoniens de résoudre les problèmes de corruption depuis les mêmes instances qui l’ont jusqu’alors tolérée et encouragée. Et c’est même dès le commencement de l’émeute et du pillage que les dirigeants tongiens clament en catastrophe leur accord avec les projets de réforme, d’aucuns s’étonnant que les révoltés n’en aient pas, du coup, stoppé leur élan. Ceux-là ne comprennent jamais ce moment, où ce qui s’engage échappe justement à la simple raison. Mais après que l’ouverture se referme, à la fois sous l’effet de la répression et parce que ceux qui l’ont créée l’abandonnent, les récupérateurs locaux s’empressent de crier victoire, l’événement de novembre 2006 s’intégrant à la version officielle, selon laquelle « Tonga [était] le théâtre depuis plus d’un an d’une fronde démocratique, réclamant la fin du système semi-féodal en vigueur dans l’archipel », où depuis 2006, ce sont des mesures d’exceptions qui ont été maintenues jusqu’à début 2009 au moins. A l’instar des troubles au Timor Oriental, ces accès du Pacifique seront par la suite rappelés, si seulement il en est question, comme preuves d’une instabilité régionale à surveiller, et par exemple amalgamés au coup d’Etat de décembre aux Fidji, lui-même condamné, par les mêmes Etats qui n’y enverront pas leurs polices : on se demande bien pourquoi. 

Par l’emballement et le déchaînement du pillage (toutes proportions gardées, on peut se figurer les dévastations de leurs centres-villes par rapport à la déferlante de mai 1998 à Jakarta), l’interprétation arrêtée sur Salomon et Tonga ne peut qu’être niée : il est impossible de la circonscrire suivant la perspective fixée dans le discours politicien propagé par les informateurs. Ce n’est peut-être qu’anecdotique, mais significatif d’un des enjeux cruciaux dans l’offensive anonyme : aux Salomon le lendemain du début de la démolition, de ce fait le seul quotidien local est empêché de paraître. Sur son terrain, la révolte court-circuite déjà l’émission de l’information habituelle. Si l’on peut dire que les anonymes un instant soulevés se sont érigés en masse contre la malhonnêteté gestionnaire, la suite entière de leurs actes a au moins entamé une mise en cause absolument étrangère à ce genre de discours, qui la calomnie et qui la réduit, pour qu’on l’oublie donc.



En parallèle de ces deux éruptions, ça tourbillonne quelques encablures plus à l’ouest. Mais le rapprochement au premier abord doit être tempéré. Les doutes émis à la conception de la chronologie générale se sont confirmés, à ceci près qu’ils ne signifient plus que l’appréhension était trop peu assurée, ils sont un jugement sur la portée de l’événement. Une comparaison plus parlante pourrait être faite avec l’événement d’Haïti en février-mars 2004 (qui fut d’une ampleur plus grande toutefois).

Les troubles au Timor Oriental, de la première émeute d’ex-soldats virés à la fin mars, jusqu’à la répression des « gangs » de fin mai/début juin (au moins), s’étendent sur une période de deux mois environ. Il s’y trouve des divisions entre leurs acteurs, qui ne sont pas du même ordre que celle qui apparaît lorsqu’une colère unanime la crée, pour diriger l’offensive contre l’ennemi dès lors désigné ; ce qui paraît une forte limite à l’agitation sociale pourtant palpable, dans un contexte déjà déréglé sous des influences contraires à toute généralisation de la révolte – l’instauration de l’Etat indépendant, en mai 2002 (où déjà une émeute eut lieu en décembre à Dili), attisant les concurrences politiciennes. La période de troubles est hachée, ses moments principaux, entre son commencement en mars (ou des dits « criminal gangs » agissent déjà) et sa terminaison début juin, se situent à la fin du mois d’avril, autour du 26, puis un mois plus tard, dans les derniers jours de mai. C’est alors qu’un important déploiement militaire sera décidé en accord avec des Etats étrangers (notamment l’Australie, et le Portugal, colonisateur antérieur à l’Indonésie), pour reprendre le contrôle sur le désordre des rues, tandis que le bouc émissaire premier ministre sera limogé un mois plus tard. 

Fin avril 2006 la protestation grandit à Dili à l’occasion d’une manifestation d’ex-soldats (virés en mars à la suite d’un mouvement de grève initié en février), à laquelle se mêlent d’autres personnes – jeunes, chômeurs, « gangs », présentés comme soutiens des ex-soldats. Des destructions sont commises, contre des bâtiments et des véhicules, dont certaines dirigées contre des bâtiments administratifs ; les bureaux du premier ministre sont touchés. Il ne semble pas que des commerces soient visés à ce moment, du moins principalement, au contraire de l’indication donnée dans la chronologie générale. Les flics tirent, on les affronte, il y a entre 2 et 5 morts. Avec le souvenir des massacres de la période d’occupation indonésienne, pour les plus proches commis en 1999 (1 400 morts), et parce que des attaques et destructions seraient motivées par une opposition entre Timorais de l’Est et Timorais de l’Ouest, plusieurs milliers d’habitants fuient Dili. Une concurrence Est/Ouest est apparue comme motif de la discorde dans l’armée, à laquelle s’ajoute une rivalité entre soldats et policiers, dont d’ex-guérilleros parmi les premiers, et d’anciens occupants indonésiens parmi les seconds. Un groupe armé apparaît sous l’égide d’un chef mutin, qui appelle à la démission du premier ministre, à la réforme de l’armée ; après quoi, dans le courant du mois de mai, des affrontements armés sont signalés, ce qui motiverait l’intervention militaire extérieure, officiellement réclamée par les gestionnaires locaux le 24 mai. Au regard de tels faits, et de leur influence perturbatrice semble-t-il avérée, la tournure prise par l’événement s’oppose à cet aspect de désordre potentiellement intéressant, quand l’initiale contestation des soldats virés provoqua la baisse de plus d’un tiers des effectifs employables à la répression.

Le 26 mai 2006, commis par des bandes de jeunes (dont certaines se seraient constituées dans la période d’occupation indonésienne sous la forme de « martial-arts groups » d’autodéfense) les actes d’affrontements et de destructions s’intensifient, avec dès le lendemain, au moins, les premières confrontations avec les militaires étrangers, équipés en force et lancés dans des opérations de « désarmement ». Il est à nouveau question d’assauts motivés par l’opposition Est-Ouest, et d’affrontements entre « bandes rivales », à coups de couteaux, machettes, frondes. Des gens continuent de fuir. Il y a quatre morts au moins. Plusieurs pillages sont commis contre des entrepôts, de marchandises diverses. Le désordre continue pendant quelques jours, mais il paraît décroître à mesure du déploiement sécuritaire, avec de la part de certains une vindicte qui se concentre contre le premier ministre, dont le départ confirme la fin de l’agitation de la rue, consommée au début du mois de juin, et dont seuls des remous mineurs semblent avoir suivis, jusqu’à courant 2007 au moins, tous en deçà d’un printemps 2006 dont le danger social n’a pas paru porter bien loin, miné par la confrontation d’intérêts partisans particuliers.  


A partir du Timor Oriental, on débouche par l’ouest sur l’immense voisin indonésien. Mais parmi les grands Etats du monde, et au regard des révoltes importantes de la première moitié de 1998, depuis 2003 l’Indonésie est apparue bien moins agitée. En dépit de quelques situations tendues, mais localisées, où s’éprouve une propension certaine au cassage de flics, c’est l’impression d’un calme général qui domine. En 2006 il faut tout de même signaler, après une contestation contre une mine US qui fait des flics morts en mars dans la banlieue de Jayapura (principale ville de la Papouasie indonésienne), ce qui s’est joué en septembre après l’exécution par l’Etat de « chrétiens » accusés dans des affaires de massacres vieilles de plusieurs années. Le 22 septembre, sur les îles de l’est de l’archipel, et notamment à Atambua, toute proche de la frontière avec le Timor Oriental, des milliers de personnes prennent les rues et les routes à l’annonce de l’exécution réalisée, avec des destructions contre des bâtiments symboles de la loi, des commerces, avec l’attaque d’une prison dont 200 sont libérés.





Kurdistan négatif



Après l’Iraq en 2003, la Syrie en mars 2004, l’Iran à l’été 2005, c’est dans la partie turque du Kurdistan, après les premiers signes de novembre 2005, que l’émeute éclate, cette fois pour plusieurs jours et dans une certaine extension spatiale, mais dans un soulèvement qui n’excèdera pas les limites de cette région (seuls quelques échos affaiblis sont perceptibles dans des quartiers d’Istanbul dont celui de Gazi [15]). 


En 2006 comme depuis des décennies, le Kurdistan turc constitue un de ces terrains privilégiés où l’on s’affronte aux noms de revendications nationalistes, dans l’opposition militarisée entre l’Etat central discriminatoire et différentes organisations à vocation séparatiste, dont le champion, consacré depuis 1984, est alors, encore, le PKK guérillero. La surveillance et la répression quotidiennes, de la part de l’Etat, sont donc plus fortes qu’ailleurs, opportunément rythmées par des attentats perpétrés localement et jusque dans les grandes villes plus à l’ouest. Au milieu du soulèvement de mars 2006, une bombe explose par exemple à Istanbul, avec la publicité d’une revendication par un groupuscule kurde. Sans doute pour s’acheter une conduite dans leur projet de s’associer à leurs voisins européens, les gestionnaires turcs procèdent à quelques concessions, à la manière discrimination positive, avec le lancement en 2004 de programmes télévisés en langue kurde, dans un Etat où jusqu’à la mention de cette identité était interdite par la loi depuis 1923.

Avec la Syrie, et peut-être plus encore qu’en Iran, la Turquie est manifestement l’Etat où les populations kurdes sont le plus maltraitées, déconsidérées, avec depuis les années 1990 une sale guerre à l’algérienne, qui semble n’avoir perdu de son intensité que récemment, à partir de 2003-2004. A l’échelle entière du Kurdistan, c’est la fraction iraquienne qui s’en sort le mieux, si l’on peut dire, et ce grâce à l’invasion de 2003 dont les vieux leaders nationalistes locaux ont profité, l’un devenant gestionnaire en chef de la province, déjà sous le régime d’une sorte d’autonomie depuis la première guerre menée contre Saddam, l’autre se voyant élire à la présidence de l’Iraq courant 2005. Mais il faut croire que ces évolutions ne satisfont toujours pas la majorité [16], et, après une émeute à Kirkouk en janvier 2006 (avec celle de Nasiriyah le même mois, où le négatif en Iraq n’est donc pas complètement éteint), c’est à Halabja que des anonymes iraquiens manifestent leur divergence, tandis que la partie kurde iranienne semble s’agiter à nouveau, où quelques jours plus tôt la loi martiale a été décrétée. Le jeudi 16 mars, date anniversaire du bombardement chimique de 1988, on s’assemble au pied de la statue commémorative, et le cérémonial se détraque : immédiate et unique, la crémation du monument, déclaré « the symbol of poverty », provoque une répression qui fait un mort et plusieurs blessés.

Une semaine après environ, d’énièmes combats entre armée et guérilla font plusieurs morts au Kurdistan turc. En parallèle, le samedi 23 mars à Hakkari (quelque 300 km au nord-ouest d’Halabja), l’arrestation d’un homme est contestée dans des affrontements contre les flics à coups de pierres et de bâtons. Puis le mardi 28 mars à Diyarbakir (environ 300 km à l’ouest d’Hakkari), jour de funérailles des guérilleros tués quelques jours plus tôt, le cortège est rompu et très vite ça n’a plus rien de funèbre, ni calme ni prostration, ni colère rentrée ou ruminée, quand, au-delà de la misère du quotidien, l’assaut s’initie, se prolonge, s’intensifie. A Diyarbakir c’est ainsi les 29 et 30 mars, où ce seraient des milliers d’émeutiers, jeunes, incontrôlés, qui combattent les flics en même temps qu’ils s’en prennent à ce qui les entoure, commissariats, tv et autres bâtiments étatiques, banques, comme autant d’autres symboles de la pauvreté universelle. Dès le 28 la colère est dans les rues d’Adana, quatrième ville du pays plus loin à l’ouest, pour un total de sept villes s’échauffant jusqu’à s’enflammer, avec une collection de cibles qui s’enrichit de commerces et de sièges de partis. Déjà présentes pour la surveillance des funérailles du premier jour, des forces répressives interviennent en renforts dès le deuxième jour du soulèvement, dont l’élan le plus fort se prolongerait peut-être jusqu’au 30.

La répression n’est pas aisée sur le terrain, il y aurait des dizaines de blessés flics parmi le total de 250 décompté au 29 mars ; mais elle s’y abat brutalement, à l’aide de blindés et paramilitaires. Plusieurs révoltés sont tués, sept jusqu’au 2 avril. Et, en même temps qu’elle sert à l’Etat pour criminaliser les révoltés, la représentation dominante fait son œuvre en soutien, largement facilitée par le contexte local. A l’exception d’Adana, toutes les villes touchées se situent aux confins sud-est du pays. Et en dépit des signes d’agitation à Istanbul, l’entretien de décennies de discrimination étatique a sans aucun doute ancré une séparation préventive efficace avec les autres Turcs.

Kurdes dans leur identité imposée, à la fois entretenue par la revendication de reconnaissance et par la discrimination étatique, les révoltés du printemps 2006 se sont extraits de cet enfermement, mais un instant seulement. Les minoritaires kurdes de Turquie ne le sont que dans la vision étriquée du nationalisme, qu’il soutienne le pouvoir d’Etat central ou qu’il le dénonce. Déjà dans l’élargissement au négatif du Kurdistan officiel, mais surtout à celui du monde, en fait de minoritaires ils font au contraire partie de cette majorité des humains, pauvres parmi les pauvres au regard de leurs conditions de survie, au sein de laquelle on se révolte le plus et le plus fort.

A l’évidence étranger à ce qui s’est ainsi engagé, l’instrument PKK, dénoncé comme instigateur et dont les intentions sont amalgamées à celles des révoltés, reparaît sur le terrain suivant la règle habituelle, dans des affrontements militarisés qui succèdent au soulèvement. Mais le PKK combat le gouvernement central de Turquie, tandis que la révolte qui se joue dans les rues ne suit aucune directive, sinon l’envie de ses acteurs d’en découdre, dans l’unanimité contre des cibles que tout PKK ne mettra jamais en cause.






12. On peut d’ailleurs faire la même remarque à propos des événements de fin 2008 en Grèce, dont la double médiatisation, dominante et militante, a œuvré par hypertrophie à la même stérilisation. Nul doute que sur place, des révoltés y ont aussi débordé le folklorique dans lequel on voulait les contraindre.
13. Situé à proximité de la capitale, où fin 2001 un mouvement se constitua contre l’implantation d’un aéroport et les expropriations qu’elle devait entraîner, qui s’étendit sur plusieurs mois à la façon de celui d’Oaxaca en 2006, obtenant pour sa part gain de cause à l’été 2002.
14. Saisie de centaines d’armes entre 2003 et 2006, avec 7 300 arrestations.
15. Article « Turquie » de Wikipedia : « 12 mars 1995 : Emeute dans le quartier défavorisé de Gazi à Istanbul, majoritairement alévi, faisant 17 morts. » (L’alévisme étant un courant de l’islam représentant la deuxième religion en Turquie).
16. On peut ainsi lire dans un article universitaire, Le Kurdistan irakien, paru dans Hérodote en 2007, que « La nouvelle génération kurde ne semble pas adhérer aveuglément aux "partis de leurs pères" (…) les jeunes n’hésitent pas à affirmer leur opinion et surtout leurs désaccords sur des points précis, notamment en boycottant les élections ou en manifestant dans les rues (…) Certains observateurs locaux parlent même d’ "émeutes" contre les dirigeants. »






    3. 2006 et après, foyers principaux (terrains secondaires)

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