Proposition sur l’histoire – De la guerre du temps au début du 21ème siècle  > Deuxième partie    







Sous-continent indien




Dans les six dernières années, avec pour ce qui le concerne une intensification à partir de 2006, le Sous-continent indien est apparu comme une des régions au monde où les tensions sociales sont parmi les plus fréquentes et profondes. Quatre Etats principaux constituent cet ensemble : le Bangladesh (autour de 150 millions d’habitants, 7ème rang des populations mondiales), le Népal (autour de 28 millions), le Pakistan (autour de 165 millions, 6ème rang), l’Inde (plus d’un milliard, 2ème rang), avec pour le Bangladesh, l’Inde dans sa quasi-totalité, auxquels on peut ajouter les provinces pakistanaises du Sind et surtout du Pendjab, des densités parmi les plus élevées dans le monde. Trois de ces Etats ont été secoués de révoltes qui ont récemment atteint divers paroxysmes, au Bangladesh sur l’année 2006 presque entière, au Népal en avril 2006 puis au début de l’année suivante, au Pakistan fin décembre 2007. La grande fédération indienne, dont plusieurs de ses Etats, en termes de superficie au moins, peuvent être mis sur le même plan que ses voisins népalais et bangladeshi, se distingue pour n’avoir pas connu de tel pic. Elle trouve cependant sa place ici car, en 2007 et 2008, des événements, respectivement proches des mégalopoles de Calcutta et New Delhi, nous ont paru y manifester une certaine nouveauté, du moins des singularités à relever.

Le constat des proximités est une entrée en matière au dessin d’ensemble des révoltes dans cette région du monde : géographiques et temporelles, dans des territoires où les oppositions interétatiques, issues des découpages à la dissolution de l’empire britannique et génératrices de conflits conservateurs puissants, agissent fortement pour maintenir l’étanchéité aux frontières. C’est la proximité de leur nature plus profonde qui importe, dans la communauté avérée et possible des offensives lancées, contre tout ce qui en nie l’idée par principe.




Bangladesh



En 2006 au Bangladesh, du mois de janvier à celui de novembre, l’agitation apparaît quasi-permanente (22 jours de « faits négatifs » mis en évidence dans la chronologie selon nos critères). Si dans l’une de ses dimensions elle prolonge les constats opérés depuis 2003, cette dimension est en même temps modifiée par l’ouverture de plusieurs nouveaux fronts, dont deux principalement, qui ne laisseront aucun répit à l’Etat et ses défenseurs, surtout à partir du printemps où chaque mois ça éclatera ici ou là, et même ici et là.

Avant 2006 le Bangladesh nous est surtout apparu par des faits liés à l’opposition institutionnelle entre les deux principaux partis politiques et leurs leaders. D’un côté le BNP, Parti nationaliste du Bangladesh, au pouvoir en 2006, avec à sa tête la dirigeante Khaleda Zia (premier ministre depuis 2001, elle occupait déjà ce poste entre 1991 et 1996) ; sur l’autre face la Ligue Awami, principal parti de l’opposition quand il n’est pas au pouvoir, avec à sa tête la dirigeante Sheikh Hasina Wajed (elle-même premier ministre entre 1996 et 2001). Comme on le voit, les deux vieilles raclures se partagent l’exercice du pouvoir depuis un bail, et si l’on s’en tient aux histoires officielles, on apprend que cette alternance « démocratique » a fait suite à l’instauration du système idoine, en 1991, après l’éviction l’année précédente d’un vilain président, général putschiste installé aux commandes en 1982. Mais ce qu’on ne sait pas, c’est que dans cette période du tournant des années 1990 – comme au Népal du reste, comme au Pakistan et en Inde, et même, incroyable, en bien d’autres contrées – ce sont d’abord des Bangladeshis de la rue qui se sont agités, révoltés, exprimés, et il serait pour le moins inconvenant de penser que cela eut pour sens celui des histoires officielles, qu’ils espéraient, et qu’ils appelèrent de leurs vœux, la vertueuse démocratie médiatique et pluripartite. Ce n’est que conséquemment à cela, c’est-à-dire à la répression de la révolte, que les belles carrières d’Hasina/Zia, accouplées de circonstance dans l’opposition au régime à la fin des années 1980, puis dans la récupération de la révolte en 1990, que ces belles carrières, disions-nous, se sont construites jusqu’ici.

Malheureusement, entre 2003 et 2005 au Bangladesh, les faits négatifs paraissent largement pêcher par leur soumission à l’ersatz de conflit entretenu par Zia/Hasina. On retrouve presque systématiquement une présence dans les rues mais à l’appel de la Ligue Awami, ou en réaction à des attentats qu’elle subit, mouvements de grève et d’occupation des rues qu’on nomme hartal au Bangladesh, parfois agrémentés de quelques saccages, avec des épisodes de confrontations avec les flics, dont la caractéristique principale est qu’ils se répètent sans évolution, avec des nombres parfois conséquents de blessés et d’arrestations. De ce qui prendrait l’allure d’une litanie, sinon, deux moments se distinguent au moins, en août 2004 puis en janvier 2005, où, pour le premier notamment, l’élan de colère dénote une vigueur proche de ces moments où le contrôle se perd. Ceci dit, le calendrier étatique continue de l’emporter, Zia devant quitter le pouvoir en octobre 2006, suivant le processus censé mener aux élections de début 2007.


Mais dès janvier 2006, de l’imprévu, du neuf surgissent. Au début du mois dans le nord-ouest du pays, au moins 3 000 villageois, mécontents des coupures d’électricité à répétition, assaillent des propriétés de la compagnie en charge, caillassent des flics, qui tirent. Il y a deux morts et une cinquantaine de blessés (dont six flics). C’est là, au moins, le point de départ d’un mouvement dont on peut comprendre qu’il se maintient jusqu’au début d’avril dans ce district de Chapainawabganj. Nouvelle journée chaude le 23 janvier : suite à des arrestations liées à la contestation, une foule assiège la même compagnie, avec les flics dans son viseur, qui tirent et font cinq à huit morts, avec des blessés nombreux (dont peut-être 48 flics). D’après les informations traitées on ne sait guère ce qu’il advient dans les deux mois suivants, sinon que le mécontentement perdure, d’autant que des promesses de résoudre les pénuries, faites en janvier, ne sont pas suivies d’effet. Le jeudi 6 avril, dans le même district (où l’on informe de « series of riots over power shortage »), des milliers de « farmers » veulent conspuer un gestionnaire local. Leur manifestation reçoit des bombes, il y a des affrontements et quatre morts. Dans la soirée les routes sont bloquées pour se protéger. L’attaque à coups de bombes, qui n’est pas la première, serait l’œuvre de militants du parti au pouvoir, et les morts sa conséquence. Au moins jusqu’au dimanche 9 les barrages sont maintenus, une sorte de plate-forme revendicative est définie, œuvre d’un « Action Council for Rural Electrification » (dont ce seraient des leaders qui auraient été arrêtés en janvier). La répression multiforme, qui aurait fait 18 morts au total, est condamnée par certains partis politiques ou organisations paysannes, ou d’autres voix du même genre. Le dimanche 9 avril l’Etat interdit les rassemblements dans cette zone limitrophe de l’Inde, et déploie un millier de flics.   

Un mois plus tard, le 5 mai, liée au même problème une suite est donnée, avec une extension aux abords de la capitale. On ne sait qui l’organise exactement, mais des milliers de personnes participent au blocage de la voie principale reliant Dacca à Chittagong, grand port du Sud. Des affrontements ont lieu contre les autorités exigeant sa levée, qui se poursuivent après l’intervention de dirigeants et militants de partis, qui ne paraissent pas avoir dirigé le blocage. Il y a cinquante blessés ce jour-là. La manifestation suivante, quatre jours plus tard, serait le fait de militants de l’opposition, tandis que des protestations liées au même motif se poursuivent les mois suivants. A l’échelle nationale, la consommation électrique a augmenté dans les dernières années, « as fast growing industrial and domestic demand has outpaced supply ». C’est à dire que la mutation du pays en l’un de ces ateliers du monde marchand a pour conséquence, en même temps qu’elle se soumet ceux qui peuplent les villes, que ceux des campagnes en subissent le dérèglement et la destruction des moyens élémentaires de leur survie. Comme le même genre de « power riots » survient ailleurs dans le monde (par exemple en République Dominicaine, au Pakistan, en Algérie, au Cameroun), plus proche du Bangladesh c’est en Chine et en Inde que l’imposition locale des mesures nécessaires à la gestion marchande mondiale provoque de telles réactions de colère, en ce sens non réductibles à la seule préservation de conditions matérielles locales, comme peut l’indiquer le débordement des discours revendicatifs par les actes les plus offensifs.


En ce même mois de mai éclate ce qui a surtout été représenté, connu, comme la révolte des ouvriers du textile. Le 20 mai au nord de la capitale, à Gazipur, dans une de ces zones industrielles à avantages fiscaux pour investisseurs étrangers, des flics interviennent contre des ouvriers en grève, dont l’un est tué. Peut-être dès le lendemain, et sûrement le lundi 22 mai, à « Savar » tout près de Dacca, ils sont des milliers à s’opposer aux flics et autres gardes de sécurité des usines ou manufactures (« factories » dans les articles en anglais), les lieux du travail subissant les premiers saccages et incendies. D’autres ferment ; une route vers la capitale est barrée. Certains poursuivent la destruction dans la nuit. Parmi la centaine de blessés du premier jour, l’un meurt le lendemain, voire deux. Les destructions, avec des pillages, les affrontements contre les flics plus nombreux, s’amplifient ; il y aura des douzaines d’usines ou manufactures touchées, dont plusieurs réduites en cendres ; la révolte gronde en plusieurs points en même temps, dont Gazipur, et ce sont plus que des ouvriers qui y prennent part, tandis qu’il semblerait qu’elle chemine davantage vers l’intérieur de Dacca (où une grève générale aurait été appelée). Mais là où l’on se bat, le déploiement répressif paraît prendre le dessus le mercredi 24, et sous cette garde le travail reprend le jour suivant.

Tandis que des discussions rassemblent Etat, patrons et syndicats, tandis qu’à cette manière si absurde des mains instigatrices, Inde, syndicats, islamistes, sont accusées, tandis que tout ce qui se dit se résume au dilemme entre répression stricte et concessions réformistes, les mots les plus justes sont peut-être ceux de qui s’inquiète alors d’une « war against economy ».   

Dans la négation du moment du soulèvement, par ceux qu’il a stupéfiés sans qu’ils n’en comprennent un traître acte, des concessions sont annoncées, rapport aux conditions de travail, une plate-forme de revendications sera à satisfaire. Une tension est maintenue, par la suite sans accès équivalent à ce commencement, du moins de la part de ce genre de « workers » dont certains restent aussi sur la brèche, mais dans un conflit se fixant sur les objectifs revendiqués de réforme du travail. Alors que les mêmes effets de la domination apparemment attaqués vont au fond perdurer, rien ne change contre ce qui les provoque. Pourtant l’unanimité ravageuse s’est manifestée lorsque ceux qui ont pris les rues n’étaient sûrement plus des ouvriers, leur élan ne se limitant pas, dès lors, à ce qui ne serait qu’un problème d’ouvriers. Cet élan ressemblant plutôt, en effet, au lancement, à la menée, d’une guerre contre l’économique.
 

Le 26 mai, à propos de la situation du pays, un analyste appointé juge que « The signs are not good ». En effet, des colériques du Nord-Ouest à ceux des manufactures, ils n’ont pas été si bons depuis un moment au Bangladesh. 

Alors, en juin, et avant que son importance ne croisse à l’automne à un point inédit, le conflit entretenu par les partis politiques commence à revenir au premier plan, dans une ambiance où persistent des signaux affaiblis que les fronts déjà déclarés pourraient se rouvrir, notamment dans les zones économiques spéciales.

A la fin du mois d’août une troisième révolte inattendue éclate. Protestant contre le projet d’extension d’une firme anglaise exploiteuse de charbon, des milliers d’habitants de la région de Dinājpur (environ 270 km au nord-ouest de Dacca, à la frontière avec le Bengale Occidental en Inde) se confrontent aux flics et passent à l’attaque contre des propriétés de la firme. Si des organisateurs, avec la mention d’une sorte de comité de défense, sont à l’origine du rassemblement initial (possiblement réprimé avant que des protestataires ne passent à l’attaque), ce qui s’ensuit, entre le 26 et le 29 août, à Phulbāri exactement, prendrait une toute autre allure : « (…) the mass activity that has seized the town appears to have a strong autonomous element to it. Rail and road links with the rest of the country are blocked. On Monday the troops withdrew, as did Asia Energy staff, and the town fell into the hands of thousands of protesters who ransacked the company offices. » Comme pour Chapainawabganj en avril (district situé dans la même division administrative principale, au nombre de six pour l’ensemble du pays), des militaires sont déployés en force, qui reprennent possession des rues et des routes.


Décidément sur la brèche, plusieurs milliers de flics sont encore déployés courant septembre, en surveillance des manifestations de l’opposition qui se déroulent en série. On accuse Zia de trafiquer le processus électoral. Si comme prévu elle quitte son poste à la fin octobre, dès le jour où il prend sa place son remplaçant intérimaire est contesté, dans la continuité rituelle de la confrontation politicienne.

Mais à partir du lendemain, le vendredi 28 octobre, l’envahissement des rues paraît se faire plus désordonné que jamais, bien plus que lors des débordements des mobilisations officielles. Si le même motif reste déterminant, l’intensité des affrontements, des destructions, laisse entrevoir la perspective d’une déstabilisation toute autre, capable de laisser ce motif loin derrière. Les caillasseurs sont par milliers, on bloque, brûle, casse, avec une prédilection semble-t-il marquée pour des cibles BNP, dont ses sièges, et des propriétés de ministres. Mais dans ce genre de ravage, ce qui paraît convenir à l’opposition officielle peut très vite se retourner contre elle. Le samedi l’agitation augmente, en même temps que les chefs de clans l’attisent de leurs appels. Si des groupes s’affrontent entre eux, avec des tirs possibles, ils ont aussi affaire aux flics. « “We are facing a very volatile and unpredictable situation,” one police officer said. “The uncertainties are lingering and tension deepening.” » Après les premiers morts du vendredi, d’autres s’y ajoutent jusqu’au dimanche, pas seulement à Dacca – pour un total de 25 à 27, avec peut-être un millier de blessés. Même si finalement, à la différence de ce que dit la chronologie, les répresseurs étatiques n’useraient que de caoutchouc et de lacrymos, il ne semble pas que l’ensemble des blessés et des morts soit seulement attribuable, comme officiellement, aux dérives d’une « street violence » réduite en « political riots », dont l’intensité laisse penser qu’ils n’ont plus été de si simples affrontements partisans conservateurs.

Décidément, l’ambiance paraît bien volatile. De novembre jusqu’à janvier, d’autres appels de l’opposition sont l’occasion de frictions, mais la tension demeure sous contrôle, avant que la main militaire n’impose le sien plus nettement au début de 2007. Les élections sont annulées et, couronnant la succession des déploiements répressifs des derniers mois, l’état d’urgence est décrété le 11 janvier, ouvrant une longue période où l’ordre se retisse, dans un calme apparent, sans que nous n’ayons depuis constaté de situations à la hauteur de celles de 2006, au final restées séparées les unes des autres, du moins dans ce que nous avons perçu. Séparées par les armes, renvoyées à des particularismes, on ne sait si depuis leurs foyers multiples, les motifs se seraient rejoints dans leur discussion contradictoire. Quoique nous ne puissions mieux évaluer la circulation locale, horizontale, de l’information, on jurerait que l’ambiance conflictuelle alimentée depuis janvier a nourri l’intensité du désordre de fin octobre, et que la possibilité y aurait été comme jamais mise en jeu de se défaire des entraves cultivées par les partis gouvernementaux, en les débordant tous. De là, les révoltés des régions rurales et des manufactures auraient pu voir leurs perspectives renforcées par cette opposition déclarée au pouvoir étatique. Que l’armée ait dû finalement intervenir va dans ce sens. Aux promesses faites aux ouvriers seulement assoupis, et tandis qu’on prévoit même de construire une centrale nucléaire pour que plus aucun pauvre ne manque de courant, s’est ajoutée la mise en spectacle de la liquidation des vieilles dirigeantes, mais on a vu depuis que c’était seulement pour qu’elles puissent mieux revenir.




Inde



Depuis les constats opérés sur 2003-2004, les mêmes signes d’apparition du négatif ont globalement continué de percer pour l’Inde, dans une présence continue de la révolte à la fois éparse et prononcée ponctuellement, mais sans que la tension ne paraisse s’y précipiter à la manière du Bangladesh par exemple, il est vrai bien moins vaste. Néanmoins, tout proche de celui-ci d’une part, en 2007 dans l’Etat du Bengale Occidental, puis, dans un survol à travers le Nord du pays où on longerait les plaines du Sud népalais en direction de la frontière pakistanaise, dans celui du Rajasthan la même année, deux situations sont à signaler pour s’être chacune à sa manière étendue dans le temps, ce qui n’avait pas été le cas depuis le Manipur à l’été 2004.

Si l’on voulait encore illustrer nos premières observations à son sujet, 2006 en Inde représente une année particulièrement significative. D’une part pour ce qui est de la répétition des jaillissements émeutiers d’un jour, où les foules excitées paraissent très vite menaçantes, tel qu’en témoigneraient les tués par balles quasi-systématiques. D’autre part par la permanence de l’influence communautaire, produisant toujours autant de ferments potentiels à sa plus large réfutation – par exemple les premiers jours d’avril à Vadodara dans le Gujarat, pouvant faire penser à Veraval en 2004. En comparaison, ces situations de 2007 et 2008 partagent cette particularité de leurs aspects offensifs parfois moins évidents, quand le même genre de jaillissement donne lieu à sa prolongation sous des formes plus encadrées, revendicatives, mais aussi sacrément décidées.


Avec 80 millions d’habitants pour seulement 88 752 km², le Bengale Occidental est le quatrième Etat le plus peuplé de l’Inde. Sa langue officielle et majoritaire est le bengali, la même qu’au Bangladesh. Car tous deux constituent les deux moitiés du même ancien territoire, découpé au moment de l’indépendance de 1947, lorsque sa partie est devint le Pakistan oriental, avant de s’indépendantiser en 1971. Si ce n’était la frontière, environ 250 km séparent seulement Dacca et Calcutta. Jusqu’alors peu apparue en Inde, avec ces protestations contre l’implantation industrielle [17] on retrouve une forme de révolte souvent observée par ailleurs, principalement en Amérique latine et en Chine – le Bengale Occidental étant lui-même gouverné depuis une trentaine d’années par un parti « communiste », qui s’occupe donc aujourd’hui d’y installer ses propres zones économiques spéciales. En 2007, si proche des paysans du nord du Bangladesh, c’est cet identique rejet de l’impératif marchand qui s’est encore affirmé, au plus fort dans la région de Nandigram où, en dépit d’une même répression lourde, la tenue du terrain s’est maintenue sans plier, dans une unanimité collective dont des férus d’Oaxaca auraient dû s’extasier, mais point de battage ici. Malgré le rôle important que semble avoir joué l’encadrement politicien, et cet aspect d’enfermement rural qu’on pourrait juger rétrograde, dans son éloignement par rapport au centre du monde, il y a là tout de même une portée non négligeable, d’autant qu’elle a menée à l’annulation des projets qui voulaient s’imposer [18].


De même que la situation au Bengale Occidental présente cet intérêt de s’être prolongée sur plusieurs mois, celle des « Gujjars » du Rajasthan, découpée en deux mouvements de plusieurs jours à un an d’intervalle, s’est donc aussi distinguée par cette inscription inhabituelle dans la durée. S’il apparaît que leurs acteurs désignés seraient demeurés soumis aux revendications d’intégration sociale portées en leur nom, enfermés dans cette dimension corporatiste, et qu’il s’est là aussi agi d’un contexte rural, l’ampleur du désordre qu’ils ont créé, à la fois dans leurs explosions de colère les plus incontrôlées et par leur détermination massive à ne pas céder face à la répression meurtrière, ont encore conféré à cette révolte une envergure inhabituelle à l’échelle du pays.


A propos des castes indiennes apparues avec les « Gujjars », et de leur possible influence dans la survenue et le déroulement de situations négatives, depuis 2003 celle-ci ne s’était avérée que très périphérique, au contraire de celle de la division religieuse. On peut néanmoins signaler à la fin du mois de novembre 2006 dans la région de Bombay le surgissement négatif des « dalits ». C’est là le terme actuel substitué à celui d’« intouchables » ou « hors-castes », pauvres parmi les pauvres ici chargés de cette étiquette fatale, suivant la tradition indienne, dès leur naissance et jusqu’à la mort, ce que le système des quotas de la république égalitariste a inscrit dans le marbre à sa manière. Les dits « Dalits » représenteraient 16 ou 17 pour cent de la population indienne. Ce sont donc plus de 160 ou 170 millions de personnes. Fin novembre 2006, sur fond d’arbitraire permanent subi au quotidien, c’est à la nouvelle d’une offense à l’encontre d’Ambedkar, figure « historique » de la lutte politicienne contre la discrimination ancestrale et originaire du Maharashtra, qu’aurait succédé dans cet Etat l’éruption de colère collective. Apparemment massive dans son surgissement, elle a vite été stoppée dès son deuxième jour, puis résorbée par l’entremise de ce qui semble avoir été un processus de manifestation et revendication conformes, renvoyant les « Dalits » à leur statut. Ce qui suit ne veut pas donner à ce moment isolé, dont l’ampleur est restée manifestement mineure, un sens et une portée qu’ils n’ont pas eus. Mais dans la transposition de cette situation d’apparence particulière à sa potentialité la plus grande, se découvre et s’illustre de façon significative quelle portée pourrait conquérir la révolte possible de tous les dalits du monde. Dans la négation de ces conditions les plus refoulées parce que les plus communes, irréductible à toutes les catégories définitoires de quelque statut particulier que ce soit, au-delà de tous les discours et les représentations établies « au nom de », en notre nom, si insignifiantes. Comme tant d’autres, ces révoltés de novembre 2006 en ont brièvement entamé l’ouverture, et ils n’ont été renvoyés, eux qui n’en font pas partie, qu’à leur position sociale suivant l’échelle des castes, intégrés à la normalité admise comme perpétuelle.




Népal



Dans une certaine correspondance avec la situation bangladeshie d’avant 2006, le Népal est d’abord apparu dans le champ de l’observation par son instabilité institutionnelle, avec la concentration d’une fronde dirigée contre le pouvoir royal, sous l’égide d’une opposition démocratiste instigatrice de manifestations à répétition, parfois devenues l’occasion de débordements mais de faible envergure ; ceci en parallèle d’une autre forme de  « contestation », apparue en 1996 avec le lancement d’une guérilla d’étiquette maoïste. Alors que dans l’agitation de la révolte du début des années 1990 la monarchie s’est habillée d’une constitution, offrant aux Népalais les indiscutables bienfaits du multipartisme, dix ans plus tard le nouveau roi, successeur de son frère (zigouillé par le prince héritier en 2001, au milieu de plusieurs autres membres de la famille), entend rétablir ses privilèges absolus, ce qu’il impose par exemple en 2005 en s’arrogeant les pleins pouvoirs.

En parallèle, quelques exceptions se détachent, notamment le 1er septembre où une forte émeute déferle dans les rues de Katmandou, à la suite de l’exécution d’otages népalais en Iraq ; courant 2005 où des hausses des prix servent de prétexte à des affrontements répétés contre les flics ; enfin le 14 novembre de cette même année à Darchula, dont on ne sait que peu de choses mais où ce seraient plus de 8 000 habitants qui sortiraient de leurs gonds à coups de destructions contre des propriétés étatiques et commerciales, et ce « Irate by pressure from the Maoists and the government ». Il y a donc là qui perce, au milieu de l’occupation d’attention par les querelles opposant le triumvirat des divers concurrents au pouvoir étatique, roicos-maos-démos, les traces d’une insatisfaction à l’allure plus familière pour qui s’enquiert de quelle révolte est dans le monde.


En avril 2006, la vindicte contre le roi se cristallise dans les rues, et elle va finalement en avoir raison. C’est alors un mouvement de grande ampleur, massif, renforcé par la participation de milliers de Népalais dans plusieurs grandes villes dont la capitale, et qui s’étend sur presque trois semaines, jusqu’à son issue « victorieuse ». Dans la chronologie générale, le mouvement dans cette ampleur n’apparaît pas en tant que tel : c’est parce que, du fait de notre jugement d’alors, nous avions opté pour ne faire apparaître que les faits indiquant une tendance au débordement de l’objectif officiel fixé, et de l’encadrement l’ayant fixé. Si l’évaluation d’alors a été confirmée, il importe ici d’apporter quelques précisions.  

Le 6 avril 2006 est le lancement d’une grève générale, à l’appel de l’opposition démocratiste, soutenue par la guérilla (qui annoncera le 15 avril un cessez-le-feu dans la vallée de Katmandou), contre le roi et pour « rétablir la démocratie ». Il semble d’abord que les manifestations s’organisent plutôt par corps de métiers, des journalistes par exemples, et autres représentants de la dite « société civile » ; mais il y a certainement là l’effet de l’insistance des informateurs à souligner cet aspect du mouvement naissant.

Mais, dès le deuxième jour de la grève, qui verrait l’occupation des rues se faire beaucoup plus massive, et par beaucoup plus que les « militants » ou « étudiants » habituels, ça se tend notablement dans plusieurs villes autres que la capitale où les manifestants bravent l’interdiction étatique, toutefois proches de celle-ci (Bharatpur et Pokhara, à l’ouest), voire très proche (Banepa). En termes de confrontation d’aspect le plus incontrôlé, ces journées des 7, 8 et 9 avril paraissent les plus évidentes, avec notamment des incendies contre plusieurs représentations étatiques, et plusieurs morts dans les oppositions avec les flics.

S’ensuit une période de grandes manifestations quotidiennes, qui toucheraient davantage de villes, et Katmandou dans sa périphérie, les mesures de couvre-feu paraissant s’imposer au centre-ville de la capitale. La répression se durcit, avec des tirs qui font de nouveaux morts ; sans que les manifestants ne cèdent pour autant dans leur occupation quasi-permanente des rues. Des informateurs soulignent que les leaders de l’opposition seraient écoutés et suivis ; sans doute qu’ils parviennent à tirer profit du mécontentement profond et massif dirigé contre la figure royale, s’appuyant dessus en même temps qu’ils se trouvent contraints de refuser les premières concessions tentées par le souverain. Le 21 avril, « Le roi Gyanendra du Népal a annoncé, lors d'une allocution, qu'il remettait le pouvoir entre les mains de son peuple et invitait les partis politiques, à l'origine du vaste mouvement de contestation actuel, à recommander le nom d'un nouveau Premier ministre. » Le 22 avril, « Des dizaines de personnes ont été blessées (…) à Katmandou où la police a tiré sur des milliers de manifestants pro-démocratie au moment où l'opposition et les rebelles maoïstes rejetaient officiellement des concessions faites la veille par le roi Gyanendra », avec une marche d’au moins 200 000 personnes ce jour-là en direction du palais royal, protégé de tanks et d’hélicoptères.

Le 24 avril, le roi rétablit le parlement dissous en 2002, et, tandis que l’opposition reconnaît cette « victoire », des rassemblements la fêtent à Katmandou et ailleurs. « The parties have reasserted their control over the protests in the last two days, leading largely peaceful demonstrations after two weeks of confrontations with security forces. » De leur côté les maoïstes marquent leur désaccord, parce qu’ils ont pour but la convocation d’une assemblée constituante, quoiqu’ils annoncent un cessez-le-feu de trois mois. Un nouveau premier ministre est nommé, dans l’enclenchement de ce qui se veut, dès lors, une période dédiée à la refondation institutionnelle.

Dans ce moment d’avril 2006 l’inattendu n’a pas dominé, au final. S’il paraît indéniable que le résultat arrêté à l’ultime reculade royale n’aurait pu être obtenu sans la mobilisation massive qui a jusqu’à ce point refusé de plier, sa terminaison en accord avec l’orientation fixée au commencement ôte à la rue toute perspective d’une autre progression. Le but partiel mais central d’abattre le pouvoir étatique, dans la chute de celui qui le personnifiait, explique sans doute la grande énergie contestatrice libérée, mais aussi comment celle-ci est demeurée domestiquée au profit final des prétendants au même pouvoir.   


Dans les mois suivants, depuis les rues rien n’a paru contredire cette issue, du moins jusqu’au soulèvement de janvier-février 2007 dans la région du Teraï, au sud du pays, non concernée par le mouvement d’avril ou seulement de façon périphérique. Si cette révolte a alors perturbé la réorganisation institutionnelle en cours, susceptible de s’approfondir en mise en cause de la satisfaction déclarée au printemps, il faut dire qu’elle est aussi demeurée cantonnée régionalement. L’évolution du contexte national a aussi conditionné sa survenue, dans la mesure où il s’est d’abord initié, sous sa forme encadrée, autour de réclamations d’intégration à la structure sociale établie, au nom de cet ensemble de laissés-pour-compte traditionnels que représentent les Madhesis au Népal, ainsi emprisonnés dans le même genre de posture, par exemple, que les Kurdes en général, ce que tous les commentateurs autorisés, du moins le peu d’entre eux qui s’y sont penchés, se sont chargés d’accréditer. Pourtant, dans l’engagement massif, dans cette tendance prononcée au débordement des leaders et de leurs raisons, dans le cassage contre les flics et les propriétés gouvernementales, dont celles de ces anciens guérilleros mutés en gestionnaires officiels, c’est l’inadéquation qui s’est révélée, entre ce qu’établissent et entretiennent tous les conservateurs de ce monde, dans leurs discours justificateurs d’essentialisation identitaire, et ce qui, encore une fois, les a renvoyés à leur fonction essentiellement policière.
 



Pakistan



Voisin de l’Afghanistan et repère dénoncé de la nébuleuse du terrorisme international, ennemi héréditaire de son voisin indien, équipé comme lui de l’arme nucléaire, l’Etat du Pakistan, sous l’influence des enjeux guerriers de domination dans la région, bénéficie d’une place de choix dans la représentation dominante sur le monde, avec à l’intérieur de ses frontières, dans ce qu’on peut se figurer comme la sphère protéiforme de ses gestionnaires en place et aspirants, une instabilité entretenue par l’affrontement entrecroisé des intérêts de ceux qui ne visent que la conquête et la conservation du pouvoir : le militaire putschiste Musharraf aux manettes depuis 1999, allié des Etats-Unis, ses opposants politiques et leurs partis, laïcs et religieux, l’armée dont l’influence demeure déterminante, les services secrets dont on doit comprendre que la leur le serait également, enfin une mosaïque d’organisations aux dimensions plus locales, tribales et encore religieuses, tous ceux-là susceptibles de s’adonner au terrorisme.

De notre point de vue, cet Etat est en effet agité de nombreuses manifestations conflictuelles, à cette différence d’avec ce tableau qu’elles se jouent d’abord dans les rues.


Entre 2003 et 2005 : on observe d’une part, pour les plus fréquents, des faits postérieurs à des attentats liés à la « violence sectaire », motivée par l’opposition entre religieux chiites et sunnites ; d’autre part des colères déclenchées en conséquences des effets quotidiens de la mauvaise gestion, du genre « power riots », et de brusques emportements à la suite de « bavures » policières.

Succèdent en 2006 deux moments négatifs majeurs qui, en comparaison, marquent le franchissement d’un premier palier.

Le 14 février à Lahore, proche de la frontière avec l’Inde, puis le lendemain à Peshawar, ville du nord près de la frontière afghane, si des appels à se rassembler émanant d’organisations locales, qui s’indigneraient à leur tour contre la caricature de Mahomet, sont d’abord à l’origine de la sortie de milliers de personnes dans les rues, ce qui s’ensuit, par les saccages et les pillages qui se répandent, renvoie la dénonciation religieuse du blasphème spectaculaire à son rang de simple prétexte parmi d’autres, lorsque la fureur contre tous les éléments du décor quotidien devient le guide suprême de la manœuvre. Mais dans ces cas comme tant d’autres, une fois contenues et dissipées ces déflagrations d’un instant, en même temps qu’elles sont officiellement déplorées et condamnées, les représentations antécédentes reprennent leur droit, du moins dans l’apparence. Ceci s’avérant d’autant plus aisé à l’intérieur et à propos du Pakistan, pour ce genre d’Etat au cœur de la modélisation générale sur ce qui serait censé, à notre époque, couper le monde en deux – aidé par le rôle que jouent des dirigeants religieux postérieurement aux émeutes. S’ils n’en ont critiqué le joug, les émeutiers de Peshawar et Lahore ont au moins démontré que leurs actes ne cadraient pas avec les enjeux de cette division, et le caractère primordial que lui attribuent ses différents propagandistes en concurrence, si bien soutenus par les caisses de résonance médiatiques.

En ce mois de février 2006 (qui a vu des voisins afghans s’animer de telles intentions offensives, celles-là plus spécialement dirigées contre les forces d’occupations étrangères, comme l’émeute de Kaboul à la fin du mois de mai en donnera une démonstration plus conséquente encore), avec Lahore et Peshawar on relève quelques traces d’une agitation plus répandue à travers le Pakistan : à la suite des faits constatés depuis 2003 à l’échelle du pays, et au regard des temps à venir, c’est alors la confirmation d’une instabilité négative, discontinue et en foyers épars, mais qui ne cesse, et dans le sens d’une ascension.

Le Baloutchistan vient ensuite, à la fin du mois d’août, avec un soulèvement d’envergure régionale. Province éclatée sur plusieurs Etats à l’image du Kurdistan, une guérilla y est aussi présente, avec une répression étatique localement ancrée. Le 26 août 2006, le déclencheur de la première émeute dans la capitale provinciale est d’ailleurs lié à ce contexte. Par contre, il n’implique aucun contrôle sur les actes commis, qui retrouvent plutôt, dans le ravage et l’incendie des commerces, banques, véhicules, le déroulement courant et explosif des fortes émeutes du Pakistan, et d’ailleurs. Dès le premier jour, où l’armée intervient à Quetta, il faut tout de même signaler des tirs du côté des protestataires : mais comme dans le cas du Yémen ou de l’Afghanistan par exemple, d’une part les fusillades ne constituent pas le moyen offensif principal, d’autre part la possession d’armes y est répandue : celles-ci peuvent donc aussi servir dans le feu de l’action, les flics ne s’en privent pas. Dès le deuxième jour, puis encore le troisième, la poussée gueuse s’amplifie au cœur de Quetta, et dans sa région ; seul un écho affaibli touche Karachi, dans la province du Sind qui borde la limite est du Baloutchistan. Le quatrième jour, d’abord dédié à une cérémonie funéraire en l’honneur du chef tribal tué par l’armée le jour où le soulèvement a débuté, et en dépit d’appels au calme, la révolte est encore aussi forte à Quetta et dans d’autres villes baloutches. Cette intensité s’abaisse ensuite nettement, pour un arrêt définitif le sixième jour.


En 2007, c’est le phénomène d’une crise politique, institutionnelle, qui grandit peu à peu pour occuper le devant de la scène. En vue de préparer sa réélection, Musharraf manigance, limogeant en mars le juge Chaudhry président de la cour suprême. Les premières protestations émanent de la « société civile », avec des défilés d’avocats réprimés à la matraque, puis d’autres manifestations plus massives de protestation donnent lieu à des face-à-face où les jets de pierres répondent aux lacrymos. Ce genre d’agitation continue en avril et en mai, menée par divers acteurs dont les avocats encore, et suivant les déplacements d’une ville à l’autre du juge limogé, devenu le symbole de l’opposition officielle au régime, au sein de laquelle se trouvent associés les islamistes du MMA, et surtout les deux principaux partis d’opposition, le Parti du Peuple Pakistanais de Bhutto, et l’aile de la Ligue musulmane du Pakistan commandée par Sharif, les deux leaders alors encore exilés. C’est à l’automne que leur rapatriement marquera une recrudescence des manifestations dirigées contre Musharraf, à l’encontre duquel l’hostilité monte déjà d’un cran en mai à Karachi à l’occasion de la venue de Chaudhry, avec plusieurs jours d’affrontements armés, meurtriers, où domine le différend entre soutiens et contestataires du président, en même temps que transparaissent des signes d’émeutes. Dans cette période les rassemblements sont interdits à Islamabad. En juin, avec les fortes chaleurs puis une mousson particulièrement violente, une nouvelle série de « power riots » éclate dans la mégalopole du Sind, consécutives aux coupures d’électricité, et durant lesquelles les blocages de rues et de routes s’accompagnent de saccages. Dans une atmosphère générale où pour une grande part les éléments conflictuels constatés dans les temps antérieurs reparaissent et se concentrent, intervient l’épisode spectaculaire et sanglant de la Mosquée Rouge, au cœur de la capitale. Après plusieurs mois de tension entre militants islamistes et pouvoir central, la situation s’envenime brusquement en juillet, quand l’édifice religieux est assiégé et assailli militairement, avec des dizaines de morts ; cette bataille entraînant d’autres actions en réaction à travers le pays, particulièrement dans les zones tribales frontalières avec l’Afghanistan, attaques armées, attentats, combats intensifiés entre armée régulière et « pro-talibans » ; ce qui permettra aussi à Musharraf, début novembre, de justifier l’imposition de l’état d’urgence et la suspension de la constitution, au prétexte de la lutte de l’Etat contre son si opportun ennemi islamiste de l’intérieur.  

Malgré la continuation de la protestation et la réinstallation de Chaudhry à son poste le 20 juillet, Musharraf obtient sa réélection le 6 octobre, qui n’est cependant pas encore officialisée par la cour suprême. « L’élection s’est déroulée dans une relative indifférence, la population n’ayant manifesté massivement ni sa joie, ni sa colère (…) Mais l’enjeu principal pour le Pakistan n’est pas tant la présidentielle, que les législatives prévues début 2008, au suffrage universel direct » (alors que la désignation du président se fait au suffrage indirect). Dès ce moment les avocats reprennent le chemin de la rue, non sans se heurter aux flics, avant que la tentative de coup de force de Musharraf, début novembre, n’entraîne la dispersion de telles manifestations à coups de milliers d’arrestations ; tandis que la cour suprême sur le point de rendre sa décision est à nouveau mise au pas. Mais, notamment reprochée par les Etats-Unis, l’option de cette reprise en mains autoritaire n’est que provisoire, et le 15 décembre la constitution est rétablie, les mesures d’exceptions levées. Autorisés à remettre les pieds sur le sol pakistanais (pour Bhutto fin octobre, pour Sharif fin novembre), les anciens premiers ministres, et plus particulièrement la chef du PPP, personnalisent désormais la contestation middleclass, focalisée sur l’objectif du scrutin de janvier 2008 où le sort de Musharraf devra se jouer. Pas vraiment aux avant-postes des débordements de la protestation défensive depuis mars, les gueux du Pakistan sont renvoyés à l’arrière-plan d’un scénario qui semble écrit par avance. Mais huit jours après la levée de l’état d’urgence, ils font leur retour comme acteur principal.
 

Le 27 décembre, l’ordure Bhutto succombe à un attentat. C’est le commencement d’une déferlante d’émeutes simultanées qui s’étendent très vite à plusieurs villes, au plus fort dès ce premier jour et jusqu’à la nuit du lendemain, avant une baisse de leur amplitude jusqu’à leur contention définitive le 31 décembre, sous l’effet d’une répression brutale à la mesure de la foudre qui s’abat. La première imputation des actes, à des supporters ou des soutiens du PPP, est plausible, si l’on se figure le choc collectif provoqué par la suppression physique de l’icône, d’autant plus que pour les pauvres au moins, qui ont pris l’habitude de ses forfanteries, l’Etat en représente le principal suspect. Mais cette explication ne tient pas la route longtemps : justement sur le terrain, et presque immédiatement, elle se trouve contredite par la généralisation des pillages et des incendies, tels qu’ils provoquent rapidement des pénuries dans le sud du pays en même temps qu’ils réalisent le dérèglement et l’arrêt des flux habituels, dans la destruction des gares et des trains, dans la perturbation des axes routiers et la consumation des stations-service, dans les assauts contre des centres industriels dont des usines partent aussi en fumée. Apparemment épargné dans les années précédentes, le Nord du Sind est aussi bien touché que sa partie Sud, de même que des villes du Pendjab, durement, et les actes de protestation violents, sinon l’émeute, traversent le pays du Baloutchistan à la partie indienne du Cachemire, jusqu’à Peshawar.

Moment majeur de la critique en actes au Pakistan, la violente éruption de fin décembre 2007 a surgi comme la synthèse supérieure des nombreuses émeutes antérieures dans cet Etat, à la fois leur point culminant et leur centre de gravité. Mais si l’amplification quantitative est apparue comme une amplification qualitative, par son inattendu et sa généralisation, par l’intervention massive de ces anonymes qu’on ne voulait voués qu’au rôle d’éternels spectateurs des joutes pour le pouvoir entre ses acteurs officiels, il faut constater comment cet emballement de quelques jours, aux allures insurrectionnelles, s’est stoppé presque d’un coup, ce qui certes s’explique, mais en partie seulement, par la réaction répressive sur le terrain, elle-même ensuite renforcée par l’occupation de la représentation, à l’intérieur de l’Etat et à son sujet depuis l’extérieur, avec la promotion du processus de réorganisation gestionnaire (les élections ont eu lieu, et Musharraf a été finalement évincé). Dans le cas du Pakistan, le poids du prétexte aux émeutes de fin décembre a fortement joué, le moment de l’explosion négative se trouvant relégué en conséquence fâcheuse du contexte de « crise politique ». La répression médiatique a consisté à maintenir coûte que coûte l’assassinat de Bhutto comme l’événement primordial, reléguant la propagation émeutière, qui enflamma le pays comme jamais, à l’un de ses malheureux dommages collatéraux.

Depuis la tendance est plutôt à l’accalmie, du moins comparativement à ce zénith, car le calme paraît toujours précaire au Pakistan. Parmi les multiples chahuts qui le perturbent ensuite, on peut citer les combats de rue meurtriers dits entre avocats pro et anti-Musharraf à Karachi au mois d’avril 2008, à nouveau accompagnés de phases émeutières.






17. Des mouvements similaires, dans la même période, se seraient déclarés dans l’Etat voisin d’Orissa.
18. Comme l’expropriation des terres de Nandigram a été abandonnée, la construction des usines Tata a été arrêtée
en septembre 2008.




    3. 2006 et après, foyers principaux (Sous-continent indien)

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