Proposition sur l’histoire – De la guerre du temps au début du 21ème siècle > Première partie     







1. Aperçu orienté de l’histoire dans l’histoire






Selon les phases de socialisation du monde, suivant les progrès de l’aliénation et les renversements intervenus dans la prise pour objet de la totalité, l’histoire a connu des conceptions multiples, jusqu’à être contraires, passant du domaine du constat et de l’interprétation à un rôle actif et central, pour finalement, à l’issue des plus récents moments du débat, redevenir une catégorie de la connaissance théorique parmi les autres, avec son intégration aux « sciences humaines » et la glorification du quotidien. Depuis un siècle et demi, elle se trouve au cœur de la dispute entre la domination qui se rêve éternelle et ce qui vient périodiquement récuser cette prétention. Les enjeux les plus grands se sont vus réunis sous cette désignation générale, sans que l’écart béant ne se comble, entre ce qu’elle désigne pour quelques interprètes et ce qui surgit indépendamment d’eux.

Des actes au témoignage, des faits à leur récit, du découpage en périodes à l’interprétation du sens, de la lecture du passé aux conjectures sur l’avenir, entre ce qui peut bien avoir lieu et ce qui en est dit l’imbrication n’a cessé de s’étioler au fil de l’aliénation grandissante. Dans le jeu de miroirs des représentations s’automultipliant, l’ensemble des actes a rétrogradé au profit du prendre acte, quand s’impose le sens à la fois édicté a priori et après coup. Originellement lié au pouvoir, le prétendu savoir s’est autonomisé jusqu’à ce que le pouvoir séparé lui-même ne soit plus le garant d’aucune maîtrise possible, seulement force conservatrice et coercitive qui empêche la maîtrise.

Pour illustrer le malaise de la conscience à se saisir du devenir de tout, on peut partir du double sens, maintes fois relevé mais finalement peu discuté, qui se maintient : l’histoire désigne aussi bien le récit des événements qui concernent l’humanité que ces événements eux-mêmes. Toutefois, la désignation de l’ensemble des événements comme histoire est considérée comme un abus de langage : l’histoire reste l’œuvre écrite des historiens. Elle est un secteur particulier de la connaissance comprise comme constat, perpétuant, du fait de la seule réflexion dans la conscience, l’opposition non résolue dans la pensée occidentale pré-hégélienne, notamment dans le positivisme kantien, entre la conscience et « l’être », entre le sujet et l’objet. Pour la conception conscientocentrique de la pensée, le réel est resté une malédiction, ce qui échappe fatalement à son emprise, et l’histoire est le domaine, parce que celui de la réalité, où cette fatalité s’est manifestée le plus sensiblement.

A partir des connaissances rudimentaires qui sont les nôtres, il est possible d’identifier quelques moments décisifs de la réflexion sur l’histoire, jusqu’à cette tentative du dernier philosophe de résoudre par la dialectique sa contradiction intrinsèque. C’est ensuite seulement qu’elle déploie toute sa potentialité, jusqu’aux velléités les plus récentes pour l’étouffer, en conserver et en fixer l’insaisissable et l’inaccessible, pour en expurger les possibilités d’une maîtrise, la responsabilité collective, comme les perspectives qu’a laissé envisager son processus jusqu’ici. A travers sa longue aliénation, l’histoire est devenue une notion datée, pesante plus que libératrice, comme si elle avait atteint les limites de son déploiement. Son dépassement est à trouver ailleurs que dans ses déterminations, telles qu’elles se sont établies à son origine et telles qu’elles se sont précisées durant son évolution, pour la simple raison qu’elles ne suffisent pas à affronter l’ensemble des dualités qu’elle concentre en elle. Il n’est pas question de nier l’existence de ce que l’histoire désigne, comme progression du débat dans le temps, avec l’irréversibilité et la singularité de ses moments, mais cette désignation, brandie comme étendard, n’apporte plus de réponse à la question du devenir indépendant de l’esprit au détriment des vivants atomisés, lorsqu’elle n’exprime plus qu’un statu quo ou qu’une abdication, impuissant prendre acte théorique de la transformation de tout. A l’époque présente, le projet de la maîtrise de la totalité, ce « faire l’histoire » souvent proclamé, appelle d’autres définitions pour le ramener de son possible seulement édicté aux moyens de sa concrétisation.




Circonscrite par le divin 




Deux sortes d’appréhension de l’histoire coexistent dans le monde dominé par la religion déiste, l’observation et le récit qui sont le domaine des historiens, l’interprétation qui est celui des théologiens puis des philosophes. Ces deux moments de la connaissance réservée s’influencent de façon toujours plus aiguë au fil du temps. La relation des faits et la question du sens général se maintiennent dans un rapport à distance qui va progressivement tendre à s’amenuiser. En posant l’hypothèse d’un mouvement de l’unité de la pensée à l’activité de sa division, l’aliénation fondatrice paraît celle qui a mené à l’éloignement de l’acte et de sa représentation. Dans ce processus, l’invention de l’écriture correspondrait à la consécration de cette scission, comme gravure dans la mémoire collective d’une parole devenue indépendante. L’histoire se déploie dans l’aliénation religieuse déiste, dans la confrontation entre l’illusion divine et la recherche de la vérité par la conscience.

Il est d’usage d’opposer le mythe à l’histoire pour situer l’origine du temps historique, son apparition correspondant apparemment à celle des monothéismes. Plusieurs éléments justifient cette appréhension : le déchirement de l’ordre cosmique, la saisie de la temporalité terrestre, l’unicité reconnue de l’aventure collective humaine. C’est dans la cosmogonie zoroastrienne puis aux racines du judaïsme que semblent se trouver les premières conceptions d’un monde en devenir. Si, plusieurs siècles après, la civilisation grecque a donné les premiers enquêteurs sur les faits, le temps y restait compris dans une circularité, non dans la transformation de ce qui existe ni dans l’irréversibilité de cette transformation. La nature harmonisée du monde grec est réduite à n’être plus que la créature d’un dieu unique, dont l’apparition de la représentation établit la mission d’un peuple puis de nations elles-mêmes pour l’accomplissement de son royaume sur terre. Les premières traces de l’historicité semblent se trouver là et avec elles l’émergence d’un sens de l’histoire, de son début à sa fin. Une telle origine ancre l’historicité dans le développement de la pensée occidentale, en comparaison avec l’appréhension cyclique du temps des sociétés mythiques dans leur ensemble.

Cette inscription de l’humanité dans le temps, encore réduite aux limites de la conscience religieuse, trouve son prolongement dans le christianisme, par lequel elle s’étend du peuple élu à tous les hommes, le divin s’incarnant dans l’humain, l’éternel dans le temporel. La fin de la période médiévale, soumise à la représentation chrétienne, verra se jouer l’affrontement aujourd’hui peu connu entre les mouvements millénaristes dits révolutionnaires et l’Eglise. Si la dispute sur le devenir de l’homme s’y joue encore dans le cadre de la religion, entre partisans de la réalisation terrestre de ses promesses et autorité propriétaire de la croyance, au-delà des seuls observateurs ou interprètes c’est l’acteur possible de l’histoire, non sans les outrances propres à l’époque, qui commence à rompre avec les représentations qui le séparent de son temps ; élan crucial porté notamment dans les grands soulèvements paysans, depuis relégués dans les arrière-salles de l’histoire officielle au profit de la Réforme protestante.

Entre temps, comme discipline intellectuelle, comme observation et explication de ce qui arrive, l’histoire est déjà devenue la recomposition des époques antérieures. Elle n’est plus seulement la description par des contemporains de ce qu’ils ont sous les yeux, comme c’était principalement le cas pour les premiers historiens grecs dont les témoignages forment la mémoire humaine. Chez Thucydide, dont l’objet est la guerre entre Sparte et Athènes à laquelle il prit part comme stratège, le souci du respect des faits est déjà très présent, en rupture avec le mode de pensée grec, mais l’explication des événements et de leur enchaînement n’est que ponctuel, ciblé sur l’époque qui est la sienne. L’imaginaire mythologique devient insuffisant à maintenir un équilibre, la prise en compte des faits et la recherche rationnelle de leurs causes vont en s’améliorant, en se généralisant, dès la période romaine de l’Antiquité. L’historicité reconnue de l’humanité s’accompagne de l’intention d’expliquer l’« histoire universelle », mais alors c’est encore selon les principes supérieurs de la religion, telle qu’elle se poursuivra de la première philosophie de l’histoire d’Augustin à la fin du monde antique, jusqu’à la dernière tentative isolée de Bossuet au début de la modernité.

Au-delà du témoignage réduit à l’espace grec, on cherche à expliquer l’histoire dans sa totalité, et de l’éternelle répétition mythique, on en passe à admettre le changement, donc déjà en partie la nouveauté. Pourtant la dualité se maintient entre l’au-delà et l’ici-bas. La scolastique du Moyen Âge, qui se propose en vain de concilier foi et logique, semble participer au gel du développement de la contradiction de l’histoire dans l’histoire. Pour toute la période cléricale, les représentations sur l’histoire totale et sa progression restent déterminées par le divin, tandis que le travail sur les faits se concentre, au temps des chroniques, sur les figures humaines qui lui devraient le pouvoir.

C’est au travers de la désacralisation du pouvoir, et conséquemment de la sécularisation de la société, que récit et spéculation sur le sens général se développent, au fil de ce retour aux préoccupations des penseurs de l’antiquité qu’on appelle Renaissance. La représentation religieuse de la totalité se fissure face aux développements des rapports marchands et ce qu’ils engendrent pour la science, l’art, l’organisation du travail, l’unification de l’espace, la pacification − encore théorique − des moeurs. La genèse du monde moderne se situe là, dans cet apparent retour à l’homme qui s’avère surtout le début de son gouvernement par les choses. Après les révoltes millénaristes et paysannes dont le débat a été refermé par les guerres de religion, et par l’opposition Réforme Contre-réforme, les guerres civiles de France et d’Angleterre sont le cœur d’un nouveau moment crucial du débat. L’humanité se voit reconnue une existence à part entière, ici-bas, mais suivant de nouvelles abstractions qui la divisent : peuples, nations et cultures établissent les bases de l’Etat moderne, c'est-à-dire sous sa forme profane, au service d’une circulation marchande devenant plus sacrée que les préceptes déistes. La noblesse d’arme vit ses dernières heures, et commencent à se dissoudre avec elle l’honneur, la parole et le jeu comme valeurs centrales de la société, comme richesses. C’est la grandeur des particuliers qui se perd pour une grandeur qui n’appartient déjà plus à personne, sinon transitoirement au monarque absolu. Nature et raison se disputent la succession d’une transcendance divine qui bat de l’aile. L’histoire devient catégorie du savoir, science parmi les sciences, la profession d’historien apparaît sous une forme qui préfigure le spécialiste tel qu’il existe aujourd’hui. L’explication religieuse globale est rongée par le rationalisme, et les philosophes se substituent aux théologiens dans l’ombre des discussions de salon.

Avec la première grande révolution, l’homme qui a été remis au devant du monde en théorie se montre alors sous sa forme la plus générale, non celle d’Etat, de nation, ou de souverain, mais sous celle de gueux, telle que les jacqueries depuis le 17ème au moins avaient pu l’annoncer. Le plus grand nombre, la multitude informe et anonyme, intervient dans le cours du monde pour y être décisif. En seulement quelques années et sous l’impulsion principale des pauvres, monarchie divine et clergé tout puissant sont écartés du terrain du débat. La brutalité du changement, l’accélération de la pensée dans un événement imprévisible, précipitent la réflexion sur l’histoire à laquelle tous les hommes paraissent désormais conviés à prendre part. Le mouvement vers la suppression des transcendances dévoile un conflit et des antagonismes nouveaux, dans le camp même de ceux qui ont paru mener le débat de front, en commun. La contre-révolution est cette traduction partielle de la critique en actes, c'est-à-dire sa contention, pour la reconduction d’une transcendance qui prend de nouvelles formes. 

Le développement de la raison ne renverse pas encore le rapport entre la représentation de l’histoire totale et l’ensemble de l’activité humaine, même si sa définition la plus aboutie chez Hegel augure ce renversement. L’Etat y serait cette conciliation entre le Ciel et la Terre, toute l’histoire s’achevant dans le présent régi par l’Etat prussien. Pourtant tout n’est déjà plus que résultat, Dieu lui-même. La somme des antinomies kantiennes et les restrictions de l’empirisme anglais, ces remparts érigés face à la vérité, sont critiqués afin de rendre à la pensée la possibilité d’un savoir total, à travers son dynamisme, sa mobilité vivante. Elle ne se heurte plus aux dualités figées, mais comprend dorénavant la contradiction comme son essence même. C’est bien face à l’histoire, à laquelle elle donne toutefois une bonne part de ses éléments constitutifs essentiels, que cette ultime tentative philosophique d’une maîtrise de tout par la conscience se heurte à sa plus profonde limite, dans ce domaine où l’esprit ne provient plus d’aucune extériorité, d’aucune entité supra-humaine. Dans son effort pour critiquer l’insuffisance de la philosophie hégélienne de l’histoire, Cieszkowski augure bien de la question de l’avenir, d’une phase supérieure à mettre en perspective, d’une synthèse entre l’être et la pensée qui passerait par l’action, mais c’est en confirmant toutefois le caractère déterministe du plan.


L’historicité de l’humain semble se refléter en premier dans le monothéisme, particulièrement chrétien, il en est conservé la fixation d’un cadre préconçu dans lequel l’histoire devrait s’insérer, reconduisant ainsi le mythe, mais cette fois dans l’attente, dans l’extériorité. La rationalité philosophique la plus moderne maintient la contradiction qui se manifeste plus intensément au fur et à mesure de la progression de l’histoire, de l’avènement de sa centralité en actes. Ce qui transforme réellement le monde, et qui se montre alors, prend des figures menaçantes pour la religion et pour la raison, parce qu’il menace ce que défendent religion et raison : l’illusoire primauté de la représentation par la conscience sur le mouvement général de l’esprit humain. Et ces prétentions illusoires se maintiennent l’une l’autre par celle de saisir le cours objectif du monde suivant ce qui en seraient les causes et les fins, qu’il procède de la résignation des mystiques ou de l’enthousiasme des progressistes, il reste tracé.

Au milieu du tumulte intellectuel des disputes post-hégéliennes, Feuerbach opère la critique décisive de la religion déiste, son renversement de perspectives apporte plusieurs siècles après la clé théorique des révoltes millénaristes : l’au-delà chrétien n’est que le double spirituel du genre humain. L’idéalisme, qui présidait jusque-là à l’affirmation du sens de l’histoire, est dénoncé comme la source des illusions que l’homme entretient sur lui-même.  





Dans le genre 




La tempête sociale de 1848 vient donner l’historicité concrète qui lui manque à l’homme abstrait de Feuerbach : c’est bien ici-bas que le monde se joue. L’histoire devient véritablement décrite comme activité et conflit générique dans la pensée de Marx, dans le dépassement de la philosophie par la théorie critique se proposant la transformation du monde. Elle y gagne des perspectives pour le futur, elle devient essentiellement pratique, et ses acteurs sont les humains par les rapports qu’ils créent entre eux. Marx la conçoit comme lutte, en détermine les camps visibles à son époque, élabore une théorie partisane du sien. La méthode dialectique hégélienne, comprenant la dynamique des contraires comme moteur de la pensée et du devenir, lui donne sa cohérence. Tout se voit ramené à l’histoire. Les vérités absolues des philosophes sont violemment relativisées. Chaque étape du développement humain est comprise suivant son caractère provisoire, frappée de caducité, vouée à laisser la place à une forme supérieure. En résonance et en parallèle des conflits sociaux de son temps, cette nouvelle conception ouvre, par le projet communiste, la critique avancée de la religion déiste, et parce que l’internationalisme lui donne sa dimension générique, des perspectives inattendues contre tous les conservateurs de l’ordre existant − dont les remparts juridiques et politiques sont eux-mêmes compris comme périssables et partisans. De résultat d’un plan divin, ou de la raison autonome, l’histoire est affirmée comme l’œuvre de l’homme, et plus particulièrement comme celle des pauvres d’alors regroupés suivant leur position dans le travail sous l’ancienne appellation romaine de prolétariat. La révolution sera leur moyen, et celui d’une émancipation à l’échelle du genre.

Seulement, de la notion d’histoire, est encore conservée la dualité première entre la saisie consciente du processus de l’activité humaine et cette activité elle-même. La contradiction se maintient, entre les conditions objectives de l’histoire et les possibilités de sa menée maîtrisée. Entre l’histoire qui se fait aux dépens des humains et celle à faire par le prolétariat s’intercalent les catégories de la connaissance théorique. La représentation, dans sa hâte, se prend pour le moteur du monde, sa vérité. Les camps identifiés pour l’époque seraient applicables au passé le plus lointain, trouvant leurs origines dans le rapport des hommes à la nature, à laquelle est attribuée une histoire initialement indépendante de la société humaine. Pour cette nature en-soi, il faudra une base solide, constitutive de tout, qui sera la matière. Sur la base de tels présupposés compris et présentés comme la réalité même, suivant ce qu’auraient eu de décisif les révolutions alors dites bourgeoises, l’enjeu résiderait dans l’appropriation des moyens de production. Rapports de domination, antagonismes et aliénation sont compris sous l’angle principal de l’économie que l’essor de l’industrie et du commerce a placée au premier plan des préoccupations théoriques du pouvoir. La cohérence donnée par la méthode dialectique permettrait une scientificité du savoir historique, avec toute la prétention à la vérité objective et complète que la science positive porte encore à ce moment. Par l’absolu auquel elle prétend, l’économie, comme catégorie centrale, substitue ses propres règles à la libre menée de l’histoire. La loi remplace la lutte, les rapports de force, selon le principe que les conditions objectives dominent les possibilités et intentions subjectives. Ce sont là les travers, relevés depuis, qui ont donné les générations marxistes que l’on sait. La dispute entre marxistes révisionnistes et marxistes orthodoxes du début du 20ème siècle a pour noeuds le rôle du prolétariat et la nécessité de sa lutte. La récupération de la révolution russe montrera comment derrière l’affirmation de la nécessaire action offensive des prolétaires, leur représentation – le parti de l’objectivité – s’en est en fait adjugée l’entière direction.

A cette fixation d’une représentation générale de l’histoire, déjà présente dans la théorie de Marx par son annexion à l’idéologie devenue dominante, s’ajoute la question du devenir qui cristallise elle aussi la contradiction, entre histoire nécessaire suivant le matérialisme scientifique, et possiblités de libération humaine. Tel qu’il s’était déjà manifesté dans la philosophie des Lumières et jusqu’à Hegel, le progrès, dans sa dimension déterministe, reste au centre de la nouvelle conception de l’histoire, même s’il n’est plus le fruit d’un processus linéaire et réclame désormais l’intervention inéluctable des pauvres en mission. A la façon des prophéties millénaristes, l’aboutissement victorieux de la lutte offre les perspectives d’un éden prochain. En contradiction avec la méthode dialectique, avec l’apogée de l’histoire dans la société communiste future, la résolution des contradictions mène à la disparition du négatif. L’encadrement bureaucratique marxiste a su jouer avec ce but à atteindre, dans un cadre posé et incritiquable, pour étouffer le débat, changer l’activité critique des pauvres en attente du paradis terrestre. Et, depuis, c’est jusque dans ce qui était le camp adverse de Marx qu’a été entérinée la raison d’être de l’humanité réduite à la satisfaction du besoin alimentaire, avec la rareté originelle comme argument d’autorité, et le développement toujours plus avancé des moyens de subsistance comme preuve d’une progression vers l’idéal.

C’est sans remettre en cause les postulats économistes de Marx, ceux d’une fixation de l’histoire dans le rapport des hommes à la nature, comprise originellement comme séparée, que les théoriciens « révolutionnaires » postérieurs vont tenter de s’opposer à l’idéologie marxiste, avec pour « arme absolue » la conscience et comme certitude celle de l’actualité du conflit historique. Mais la notion d’histoire, avec ses aliénations successives, conserve ses deux composantes, un envers et un endroit : la mauvaise histoire soumise aux conditions objectives, et la bonne histoire qu’animeraient les volontés subjectives. Des marxistes hérétiques, qui pour certains se démarquaient au nom d’une orthodoxie retrouvée, aux situationnistes, il semble que toute la critique sociale de la première partie du 20ème siècle soit la tentative d’aiguiser cette contradiction, d’isoler la bonne part de l’histoire contre la mauvaise, mais sans parvenir à s’en défaire véritablement. L’organisation prônée par toute cette frange de théoriciens en vue de l’élaboration conséquente d’un sujet de l’histoire est représentative de cette contradiction, quand d’une histoire soumise à l’économie on envisage de sortir au moyen d’une auto-organisation centralement déterminée par les impératifs gestionnaires, sous la forme des conseils ouvriers. 

Si la dialectique est restaurée contre l’idéologie, elle n’en reste pas moins fondée sur la nécessité matérielle. Les critiques les plus avancées de la marchandise ne se départissent pas d’une trivialité utilitariste, et pourtant c’est, avec raison, à l’aliénation marchande, cette colonisation de l’échange, qu’on impute maintenant le maintien des conditions objectives. La part la plus avancée de la critique situationniste se porte contre le diktat de la représentation, en attaquant l’organisation de l’apparence, socle commun de la société capitaliste de l’abondance et du capitalisme d’Etat soviétique. C’est la contradiction qui se veut creusée dans la critique du spectacle, dans celles de la vie quotidienne et de la marchandise ; autant de façons de révéler l’écart entre le discours dominant et ce qu’est la vie, et ce qu’elle pourrait être.

Des choses de Marx aux images de Debord, la question de ce qui médiatise le rapport social pose celle du rôle de la communication dans l’histoire. La prétention à statuer sur le cours de l’histoire se trouve aux prises avec l’aliénation comme pensée collective qui échappe à tous. Les repères fondateurs de la théorie de Marx, qui définissaient les termes du conflit, se disloquent dans la description d’un monde soumis à ce que l’humanité elle-même a produit comme pensée, mais au-dessus d’elle : Dieu et Nature, tout autant qu’Economie. La distinction du faux et du vrai, censée assurer le dévoilement du mouvement réel contre l’apparence orchestrée par la domination, perd de son évidence. Les notions « d’idéologie matérialisée » ou de « spectaculaire intégré » traduisent ce brouillage.





La notion désamorcée




Avec l’échec des révolutionnaires du début du 20ème siècle à se constituer en force autonome et à donner à cette force le pouvoir de définir enjeux et contenus, le sujet potentiel de l’histoire laisse la place à sa représentation idéologique. Toute la période qui succède à la révolution russe, jusqu’aux révoltes du milieu des années 1950 dans les pays de l’Est, paraît consister en la confrontation entre ce sujet – cherchant à se former – et son usurpation bureaucratique. La seconde guerre mondiale, où l’encadrement des pauvres se finalise par leur affrontement à l’échelle la plus grande, au nom de conflits d’intérêts entre nations et Etats, constitue un coup violent porté au parti de l’histoire. Malmenée par la suite, critiquée dans sa version russe ou chinoise, l’organisation étatique des pauvres en prolétariat se maintient toutefois par la mise en scène d’une opposition mondiale entre blocs idéologiques. L’histoire telle qu’elle est encore aujourd’hui considérée dans l’opinion la plus commune dépend essentiellement de ce moment, et plus encore de son issue, qui se conclut par la liquidation de sa conception communiste. Avec le démantèlement de la bureaucratie stalinienne, soit l’échec d’un des partis en présence, la fin de la parodie de conflit est représentée comme la fin du conflit historique lui-même. La révolution, qui était apparue comme le moyen de l’histoire, ne représente plus un progrès possible, mais la genèse d’une catastrophe. Dès lors, suivant la réécriture de l’histoire par le camp victorieux asseyant sa domination, présent et avenir ne valent plus que comme sauvetage de cette catastrophe. Il s’opère alors toute une redéfinition de notions clés censées justifier le bien-fondé de cette entreprise : vérité, démocratie et histoire sont purgées de leurs significations essentielles. 

L’aboutissement de la philosophie hégélienne de l’histoire à un présent idéal a pu être actualisé à partir d’une identification des résultats de l’histoire à ceux désastreux des totalitarismes nazi et bureaucratique. La célébration conjuguée d’une supposée fin de l’histoire et des idéologies, en gestation depuis le milieu du 20ème siècle et acclamée dans un ouf de soulagement par de nouveaux idéologues, s’est construite sur cet amalgame, entre les moments du débat et ceux de sa répression. C’est un soulagement qui s’est quasi-simultanément accompagné d’une troublante inquiétude face au constat permanent qu’il ne suffit pas d’éradiquer la conscience historique pour que le monde arrête de se transformer. Histoire finie ou non, il faut bien convenir, à la manière de Hegel sur son lit de mort, que tout continue. Il s’est donc élaboré quelques théories inquiètes, chez les conservateurs de cette société comme chez ceux qui s’en disent les opposants, d’un choc des civilisations, du retour de la religion, d’une mégamachine, d’un empire, d’une mondialisation, à leur tour établis en véritables moteurs du monde. Si des transformations continuent donc à s’opérer, ce n’est mues que par de nouvelles forces supra-humaines, l’histoire étant bien trop sérieuse pour qu’on en attribue le cours à ce qu’on appelait auparavant les masses ou le prolétariat, ces irresponsables dont on a vu la folie lorsqu’ils ont laissé libre cours à leurs ambitions. Enfin, la passion, la colère, l’insatisfaction, la subjectivité seraient dépassées pour déterminer ce qui meut l’humanité ; c’est du haut de la conscience guidée par l’infaillible raison, à l’abri d’un cabinet de travail ou face à un parterre d’étudiants, qu’on pourrait dorénavant statuer sur l’histoire, sur ce qu’elle a été et sur ce qu’elle pourrait être de plus, éventuellement, mais toujours suivant les plans préétablis dans quelques têtes d’intellectuels.

Cette nouvelle conscience malheureuse, bien qu’autosatisfaite, serait négligeable, si elle n’était ce qui donne son fond au principal vecteur de la propagande à l’échelle planétaire : par le biais de l’information dominante, cette conception sur l’histoire agit quotidiennement dans le monde. Dans le passé le plus récent, tout ce qui aurait dû prendre le qualificatif d’historique, suivant ce qu’englobait la notion d’histoire au firmament de sa potentialité, n’est plus considéré comme tel, depuis qu’en s’éclatant, le centre de la transformation du monde a quitté l’Europe, laissant en chemin la rationalité occidentale. Si l’histoire est l’histoire des révolutions, comme Marx avait pu le dire, alors la révolution iranienne devrait être considérée comme le dernier grand moment historique vécu par l’humanité. Il n’en est rien dans le discours dominant, qu’il soit émis par les conservateurs déclarés de cette société ou par les idéologues des révolutions passées. Le critère historique s’est perdu comme détermination centrale du discours, depuis que la parole sur les événements est devenue le monopole de l’information quotidienne.

A la base de cette négation de l’histoire, de l’histoire qui se fait et de sa conflictualité, il y a la volonté de nier l’existence d’une coercition, pourtant journalièrement à l’œuvre. La pensée qui échappe à l’homme a étendu son royaume, son arbitraire, le pouvoir hiérarchique en est seulement le gardien. Avec la dissolution des anciens maîtres, dorénavant remplacés par de simples préposés à la gestion, le cours du monde n’est plus considéré comme l’objet possible d’une maîtrise. Par le mensonge sur l’organisation démocratique de la société, l’ordre imposé à tous est justifié comme le résultat de la volonté du plus grand nombre. Dès lors, plus rien ne viendrait contredire ce stade ultime : c'est-à-dire que plus rien de ce qui le peut, et de ce qui le fait réellement, ne doit se faire entendre, ne doit se faire comprendre.




Avènement de l’information dominante



L’information dominante est le résultat de la mutation du camp de la conservation au moment de la dissolution de l’idéologie marxiste. En s’affranchissant des modes étatique et marchand d’organisation de la communication, jusque-là souverains, l’activité de rendre publics les faits nouveaux et par extension l’organe chargé de cette fonction, a conquis une indépendance. Rien de ce que l’individu de masse peut percevoir du monde n’échappe à ce filtre.

Si sa période de gestation commence au milieu du siècle dernier, lorsque les valeurs de la société capitaliste ont été réformées pour désamorcer une critique aux implications menaçantes, telle qu’elle se manifestait dans l’agitation des régions colonisées et jusqu’au cœur des villes occidentales, on peut dater son accès à la domination du moment de la désagrégation des Etats staliniens, comme le montra la Bibliothèque des Emeutes. C’est là, à la fin des années 1980, par un positionnement contre une variété de gestion étatique, que cette information s’est véritablement émancipée en assurant faire œuvre de vérité, en « dévoilant », en « révélant », dans la mise en cause de ce que l’Etat bureaucratique hypertrophié maintenait caché. Les caractéristiques patriarcales du pouvoir séparé, hiérarchie et opacité, se sont assouplies, renversées en apparentes démocratisation et transparence. D’un point de vue global, l’Etat en général a dû laisser de son emprise sur la parole publique à cette profession, sûre de son bon droit, qui n’a pas tardé à l’utiliser pour truquer, manipuler, omettre, bâcler ; malhonnêtetés permises et compensées par les notions-boucliers de liberté, de tolérance et d’indépendance. Car c’est sous couvert d’un progrès humain que l’information s’est emparée du pouvoir de discourir sur le monde hors des partis qui l’encadraient et déterminaient son discours jusque-là, faisant de sa représentation la seule représentation, de son interprétation la seule interprétation. Si bien que la modernité d’un Etat se mesure depuis à sa capacité à cohabiter avec une information qui ne soit plus à ses ordres, ou du moins qui ne soit plus son simple porte-voix. L’écroulement de la bureaucratie totalitaire, et de la menace qu’elle était censée représenter, a laissé la place à l’aménagement d’Etats dits démocratiques, dont l’information dominante et le multipartisme font office de garants. C’est un modèle de société idéale auquel les Etats qui n’y correspondent pas encore doivent apprendre à se conformer. Information dominante et Etat règnent par ce même mensonge que la société occidentale est démocratique, mais l’information peut se targuer d’un crédit supplémentaire du simple fait que sa montée en grade s’est effectuée pour pallier le mensonge étatique sur la démocratie, colmatant provisoirement les brèches.

On sait qu’au stade suprême de la colonisation du rapport social par les choses, l’individu résigné est voué à n’être plus que spectateur. L’information dominante s’adresse à cet humain dégénéré par la marchandise, et domine dans les régions où il pullule. Son monologue et sa vision sont adaptés à ce client principal : le consommateur, prisonnier du quotidien et privé d’histoire, qui n’avale plus que ce qui le conforte, des faits insignifiants survenus dans son entourage aux tragédies exotiques de l’autre bout du monde. Mais l’expansion marchande est aussi un étalage de possibles, un mouvement sans contrôle, sans frein, qui va à l’encontre de la raison étatique. Elle produit son négatif, la grande masse des pauvres modernes invitée à goûter à ses promesses, mais toujours maintenue hors de leur réalisation, dans une misère contradictoire. Si l’information est elle-même un produit qui se vend, le fond de son discours s’est construit a contrario sur une tempérance, endossant là encore l’habit du régulateur moral.

Là où l’Etat tient encore par une apparente légitimité démocratique, dans cet avènement l’information s’est affranchie d’une telle nécessité ; là où la médiation marchande projette en négatif l’échange à l’échelle du genre, son unité et sa richesse, elle a commencé à développer une morale basée sur la modération, la médiocrité et le quotidien.

La réduction de l’histoire dans l’idéologie dominante a trouvé ainsi son principal moyen d’application dans cette emprise médiatique sur la communication. Dans la société de masse moderne, où l’unité du genre s’est perdue dans l’éclatement spatial des identités creuses, et dans le rétrécissement du temps à celui, répétitif, des individus séparés, la représentation médiatique a contribué à faire disparaître la visibilité de l’histoire, renvoyant dans l’ombre sa conflictualité. Comme médiation indépendante, apte à relier chaque chose dans la publicité, elle s’est avérée avoir une action dans le monde, et principalement contre les manifestations susceptibles de s’opposer à son cours non débattu, dont il a fallu taire l’unité, dont il a fallu affirmer la vaine répétition, et pour lesquelles elle a pu, parfois, substituer à leur sens possible ses propres visées.





Affirmation de l’histoire (où l’on tente de rallumer la mèche)




La tentative la plus conséquente d’une redéfinition de l’histoire est venue des théoriciens qui ont essayé de comprendre l’impact et la profondeur de la révolution iranienne, de saisir le sens de cette déflagration. Il s’est agi de rendre public, communicable, ce moment jugé crucial de la dispute des humains sur l’humanité, sinon passé sous silence, ou seulement identifié à la concurrence entre gestionnaires en place et candidats néo-islamistes à leur succession. Puisque rien de ce qui s’est montré dans ce grand soulèvement, à partir de 1978 en Iran, et au même moment au Nicaragua, ne correspondait à la conception marxiste de la révolution, puisque les récupérateurs marxistes y ont été défaits, au moins dans l’épicentre iranien, la thèse officielle fut de considérer qu’il n’y avait là rien de déterminant pour l’humanité, mises à part quelques instabilités régionales.

A partir du texte « De l’histoire » introduisant l’ouvrage d’Adreba Solneman publié en 1991 sur la révolution iranienne, une théorie, devenue depuis la téléologie moderne, s’est élaborée pour présenter la nouveauté apparue dans cet événement d’envergure mondiale. Du point de vue de la notion d’histoire, c’est en premier lieu la critique des thèses alors dominantes à son sujet, principalement attribuables à son accaparement par les spécialistes étatiques de la question. L’histoire y est affirmée dans son unicité, son actualité, et comme activité, en opposition avec sa relégation au seul passé, avec l’espèce de pluralité démocratiste qui confère de l’histoire à chaque chose, et avec la confiscation de ce qui ne serait plus qu’une matière morte par les historiens contemporains.

C’est une affirmation de l’histoire comme jeu, et à ce moment comme guerre, qui se confronte à sa négation dans les médiations et modes de pensée dominants, à l’impression générale de son absence. S’y ajoute le constat que son mouvement, alors saisi par quelques consciences, n’est pas déterminé par la conscience, parce qu’il se joue dans la pensée qui la dépasse. A la manière de Hegel remarquant comment les grands hommes faisaient l’histoire sans en prendre la mesure, la raison progressant par leur entremise, l’histoire est affirmée comme l’œuvre non consciente des pauvres à l’attaque. Ceci au moins depuis leur furieuse entrée en scène lors de la révolution française, suivie de leurs percées successives jusqu’à l’époque contemporaine, où cette force nouvelle sans paroles ni discours conquiert plus que jamais sa place centrale, qui la met aux prises, elle qui fait l’histoire, avec tout ce qui travaille à son absence. L’indépendance de la pensée collective, désignée comme esprit ou esprit objectif, n’a fait que se confirmer, et l’engendrement de cette pensée collective, entendue comme aliénation, s’est considérablement amplifié. Dès lors l’histoire présente se manifeste en actes, survient dans la pratique et seulement dans la pratique, et ses moments sont ceux où les humains posent la question de l’échappement de la pensée générale, de sa prise pour objet, condition sine qua non de la maîtrise collective du devenir de l’humanité. A l’aune de sa prolifération une dizaine d’années après le cœur de la révolution iranienne, l’émeute a ainsi été identifiée comme le moment où l’aliénation est prise de vitesse, dépassée dans l’émotion collective. Qualifiée de moderne pour ce qui la différencie des émeutes des époques antérieures, sa spontanéité et son absence de contrôle lui confèrent cette possibilité d’une rupture avec la soumission des consciences à l’aliénation, par l’attaque de ce qui la maintient non discutée dans la communication : Etat, marchandise et informateurs dominants.

A partir de l’analyse de la révolution iranienne, jusqu’aux émeutes observées pour la période de 1987 à 1995, la téléologie moderne a été développée sur la base de cette nouvelle donne alors livrée à la publicité. L’aliénation, qui avait jusque-là paru si mauvaise à la critique sociale, n’est plus comprise dans un éloignement de l’authentique, de l’essence, qu’il s’agirait de supprimer, pour retrouver une authenticité − l’essence du genre − par un processus inverse − l’improbable désaliénation − mais dans la puissance et la complexité de ce phénomène intrinsèque au mouvement de la pensée, par la nouveauté qu’il fait naître et que la dialectique même ne permet plus de saisir. Dans le devenir autre de la pensée, c’est l’essence même qui change. Ce n’est plus tant l’illusoire communication directe qu’il s’agirait d’atteindre, mais c’est la question du contenu de la communication, et de sa libre détermination par l’humanité, qui se pose. L’horizon ouvert à la lumière de la pratique émeutière partagée dans le monde et par rapport à ce qui lui manque, est celui du but, du projet, qui pour embrasser la totalité doit avoir pour perspective sa fin maîtrisée.

Dans le sillage de sa conception hégélienne, l’histoire est toujours posée comme une progression vers l’origine, mais le fondement est à trouver et à faire dans le futur : la réalité n’est pas un donné, mais un résultat. Dans la perspective téléologique, la réalisation de l’humanité est le but de l’histoire. Avec la réfutation de la réalité de l’infini, identifiée comme clef de voûte des principaux systèmes de croyances, en étendant ainsi la définition de la religion à la fixation du croire, la téléologie se veut l’exposition de ce qui s’oppose à la maîtrise de l’humanité par elle-même. Du chambardement des paradigmes en vigueur à la proposition de l’accomplissement du genre, ses développements théoriques bouleversent les cadres étroits des théories sur la révolution engluées dans la dualité entre la pensée et le réel, entre un objectif donné et un subjectif qui devrait s’y conformer.

Toutefois, à partir de la situation pratique, exposée dès « De l’histoire », et dont l’essentiel est encore d’actualité, se révèlent les profondes limites et faiblesses de ceux qui font l’histoire. Du fait de la spécificité de la partie en cours, aucun des deux camps en présence n’a la vision globale de la guerre qui les oppose. La conscience, le discours, la théorie ne priment plus dans la révolte, quand conscience, discours et théorie sont si irrémédiablement attachés à la conservation de ce qui est là. Pour saisir l’histoire qui se fait, il faut justement partir à la recherche des faits, reconstituer un mouvement que l’information travaille à masquer. A la représentation d’un monde sans conflit historique s’oppose une représentation de ce conflit. Mais théorie et pratique se trouvent déjà scindées dans la façon dont se manifeste l’histoire et par le retour à la conscience qui saisit son déroulement, et même si, comme pratique à étendre, l’observation des événements négatifs à travers la critique de leurs rapports médiatiques a pu sembler ce moyen de trouver la convergence entre les foyers de la révolte moderne.  

Jusqu’à maintenant, dans le monde où l’histoire, selon sa définition téléologique, est communément absente pour la conscience, les émeutiers modernes, ce sujet historique en puissance, ne se sont pas emparés de cette théorie. Entre le possible formulé et sa réalisation, le négatif demeure éclaté, sans unité pratique. La téléologie moderne, qui fait figure de dernière tentative de reconstituer l’histoire dans la conscience avec le but de la faire, se heurte à ses propres découvertes comme à des impasses.



Notre pratique est motivée par cette situation, dans ce qui détermine actuellement le rapport aux faits porteurs d’une nouveauté véritable pour l’humanité, soit leur annexion aux discours et visées préétablis de l’information dominante, soit la proposition téléologique lancée dans le monde. Partisans de la seconde, nous avons voulu en priorité nous confronter à ce manque de médiation.









    1. Aperçu orienté de l'histoire dans l'histoire

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