Proposition
sur l’histoire – De la guerre du temps au
début du 21ème
siècle > Première partie
1.
Aperçu orienté de l’histoire dans
l’histoire
Selon les phases de socialisation du monde, suivant les
progrès
de l’aliénation et les renversements intervenus
dans la
prise pour objet de la totalité, l’histoire a
connu des
conceptions multiples, jusqu’à être
contraires,
passant du domaine du constat et de
l’interprétation
à un rôle actif et central, pour finalement,
à
l’issue des plus récents moments du
débat,
redevenir une catégorie de la connaissance
théorique
parmi les autres, avec son intégration aux «
sciences
humaines » et la glorification du quotidien. Depuis un
siècle et demi, elle se trouve au cœur de la
dispute entre
la domination qui se rêve éternelle et ce qui
vient
périodiquement récuser cette
prétention. Les
enjeux les plus grands se sont vus réunis sous cette
désignation générale, sans que
l’écart béant ne se comble, entre ce
qu’elle
désigne pour quelques interprètes et ce qui
surgit
indépendamment d’eux.
Des actes au témoignage, des faits à leur
récit,
du découpage en périodes à
l’interprétation du sens, de la lecture du
passé
aux conjectures sur l’avenir, entre ce qui peut bien avoir
lieu
et ce qui en est dit l’imbrication n’a
cessé de
s’étioler au fil de
l’aliénation
grandissante. Dans le jeu de miroirs des représentations
s’automultipliant, l’ensemble des actes a
rétrogradé au profit du prendre acte, quand
s’impose le sens à la fois
édicté a priori
et après coup. Originellement lié au pouvoir, le
prétendu savoir s’est autonomisé
jusqu’à ce que le pouvoir
séparé
lui-même ne soit plus le garant d’aucune
maîtrise
possible, seulement force conservatrice et coercitive qui
empêche
la maîtrise.
Pour illustrer le malaise de la conscience à se saisir du
devenir de tout, on peut partir du double sens, maintes fois
relevé mais finalement peu discuté, qui se
maintient :
l’histoire désigne aussi bien le récit
des
événements qui concernent
l’humanité que ces
événements eux-mêmes. Toutefois, la
désignation de l’ensemble des
événements
comme histoire est considérée comme un abus de
langage :
l’histoire reste l’œuvre
écrite des
historiens. Elle est un secteur particulier de la connaissance comprise
comme constat, perpétuant, du fait de la seule
réflexion
dans la conscience, l’opposition non résolue dans
la pensée occidentale
pré-hégélienne, notamment dans le
positivisme
kantien, entre la conscience et « l’être
»,
entre le sujet et l’objet. Pour la conception
conscientocentrique
de la pensée, le réel est resté une
malédiction, ce qui échappe fatalement
à son
emprise, et l’histoire est le domaine, parce que celui de la
réalité, où cette fatalité
s’est
manifestée le plus sensiblement.
A partir des connaissances rudimentaires qui sont les nôtres,
il
est possible d’identifier quelques moments
décisifs de la
réflexion sur l’histoire,
jusqu’à cette
tentative du dernier philosophe de résoudre par la
dialectique
sa contradiction intrinsèque. C’est ensuite
seulement
qu’elle déploie toute sa potentialité,
jusqu’aux velléités les plus
récentes pour
l’étouffer, en conserver et en fixer
l’insaisissable
et l’inaccessible, pour en expurger les
possibilités
d’une maîtrise, la responsabilité
collective, comme
les perspectives qu’a laissé envisager son
processus
jusqu’ici. A travers sa longue aliénation,
l’histoire est devenue une notion datée, pesante
plus que
libératrice, comme si elle avait atteint les limites de son
déploiement. Son dépassement est à
trouver
ailleurs que dans ses déterminations, telles
qu’elles se
sont établies à son origine et telles
qu’elles se
sont précisées durant son évolution,
pour la
simple raison qu’elles ne suffisent pas à
affronter
l’ensemble des dualités qu’elle
concentre en elle.
Il n’est pas question de nier l’existence de ce que
l’histoire désigne, comme progression du
débat dans
le temps, avec l’irréversibilité et la
singularité de ses moments, mais cette
désignation,
brandie comme étendard, n’apporte plus de
réponse
à la question du devenir indépendant de
l’esprit au
détriment des vivants atomisés,
lorsqu’elle
n’exprime plus qu’un statu quo ou qu’une
abdication,
impuissant prendre acte théorique de la transformation de
tout.
A l’époque présente, le projet de la
maîtrise
de la totalité, ce « faire l’histoire
»
souvent proclamé, appelle d’autres
définitions pour
le ramener de son possible seulement édicté aux
moyens de
sa concrétisation.
Circonscrite par le divin
Deux sortes d’appréhension de l’histoire
coexistent
dans le monde dominé par la religion déiste,
l’observation et le récit qui sont le domaine des
historiens, l’interprétation qui est celui des
théologiens puis des philosophes. Ces deux moments de la
connaissance réservée s’influencent de
façon
toujours plus aiguë au fil du temps. La relation des faits et
la
question du sens général se maintiennent dans un
rapport
à distance qui va progressivement tendre à
s’amenuiser. En posant l’hypothèse
d’un
mouvement de l’unité de la pensée
à
l’activité de sa division,
l’aliénation
fondatrice paraît celle qui a mené à
l’éloignement de l’acte et de sa
représentation. Dans ce processus, l’invention de
l’écriture correspondrait à la
consécration
de cette scission, comme gravure dans la mémoire collective
d’une parole devenue indépendante.
L’histoire se
déploie dans l’aliénation religieuse
déiste,
dans la confrontation entre l’illusion divine et la recherche
de
la vérité par la conscience.
Il est d’usage d’opposer le mythe à
l’histoire
pour situer l’origine du temps historique, son apparition
correspondant apparemment à celle des
monothéismes.
Plusieurs éléments justifient cette
appréhension :
le déchirement de l’ordre cosmique, la saisie de
la
temporalité terrestre, l’unicité
reconnue de
l’aventure collective humaine. C’est dans la
cosmogonie
zoroastrienne puis aux racines du judaïsme que semblent se
trouver
les premières conceptions d’un monde en devenir.
Si,
plusieurs siècles après, la civilisation grecque
a
donné les premiers enquêteurs sur les faits, le
temps y
restait compris dans une circularité, non dans la
transformation de ce qui existe ni dans
l’irréversibilité de cette
transformation. La
nature harmonisée du monde grec est réduite
à
n’être plus que la créature
d’un dieu unique,
dont l’apparition de la représentation
établit la
mission d’un peuple puis de nations elles-mêmes
pour
l’accomplissement de son royaume sur terre. Les
premières
traces de l’historicité semblent se trouver
là et
avec elles l’émergence d’un sens de
l’histoire, de son début à sa fin. Une
telle
origine ancre l’historicité dans le
développement
de la pensée occidentale, en comparaison avec
l’appréhension cyclique du temps des
sociétés mythiques dans leur ensemble.
Cette inscription de l’humanité dans le temps,
encore
réduite aux limites de la conscience religieuse, trouve son
prolongement dans le christianisme, par lequel elle
s’étend du peuple élu à tous
les hommes, le
divin s’incarnant dans l’humain,
l’éternel
dans le temporel. La fin de la période
médiévale,
soumise à la représentation
chrétienne, verra se
jouer l’affrontement aujourd’hui peu connu entre
les
mouvements millénaristes dits révolutionnaires et
l’Eglise. Si la dispute sur le devenir de l’homme
s’y
joue encore dans le cadre de la religion, entre partisans de la
réalisation terrestre de ses promesses et
autorité
propriétaire de la croyance, au-delà des seuls
observateurs ou interprètes c’est
l’acteur possible
de l’histoire, non sans les outrances propres à
l’époque, qui commence à rompre avec
les
représentations qui le séparent de son temps ;
élan crucial porté notamment dans les grands
soulèvements paysans, depuis relégués
dans les
arrière-salles de l’histoire officielle au profit
de la
Réforme protestante.
Entre temps, comme discipline intellectuelle, comme observation et
explication de ce qui arrive, l’histoire est
déjà
devenue la recomposition des époques antérieures.
Elle
n’est plus seulement la description par des contemporains de
ce
qu’ils ont sous les yeux, comme c’était
principalement le cas pour les premiers historiens grecs dont les
témoignages forment la mémoire humaine. Chez
Thucydide,
dont l’objet est la guerre entre Sparte et Athènes
à laquelle il prit part comme stratège, le souci
du
respect des faits est déjà très
présent, en
rupture avec le mode de pensée grec, mais
l’explication
des événements et de leur enchaînement
n’est
que ponctuel, ciblé sur l’époque qui
est la sienne.
L’imaginaire mythologique devient insuffisant à
maintenir
un équilibre, la prise en compte des faits et la recherche
rationnelle de leurs causes vont en s’améliorant,
en se
généralisant, dès la
période romaine de
l’Antiquité. L’historicité
reconnue de
l’humanité s’accompagne de
l’intention
d’expliquer l’« histoire universelle
», mais
alors c’est encore selon les principes supérieurs
de la
religion, telle qu’elle se poursuivra de la
première philosophie de l’histoire
d’Augustin à la fin du monde antique,
jusqu’à la dernière tentative
isolée de
Bossuet au
début de la modernité.
Au-delà du témoignage réduit
à
l’espace grec, on cherche à expliquer
l’histoire
dans sa totalité, et de l’éternelle
répétition mythique, on en passe à
admettre le
changement, donc déjà en partie la
nouveauté.
Pourtant la dualité se maintient entre
l’au-delà et
l’ici-bas. La scolastique du Moyen Âge, qui se
propose en
vain de concilier foi et logique, semble participer au gel du
développement de la contradiction de l’histoire
dans
l’histoire. Pour toute la période
cléricale, les
représentations sur l’histoire totale et sa
progression
restent déterminées par le divin, tandis que le
travail
sur les faits se concentre, au temps des chroniques, sur les figures
humaines qui lui devraient le pouvoir.
C’est au travers de la désacralisation du pouvoir,
et
conséquemment de la sécularisation de la
société, que récit et
spéculation sur le
sens général se développent, au fil de
ce retour
aux préoccupations des penseurs de
l’antiquité
qu’on appelle Renaissance. La représentation
religieuse de
la totalité se fissure face aux développements
des
rapports marchands et ce qu’ils engendrent pour la
science, l’art, l’organisation du travail,
l’unification de l’espace, la pacification
− encore
théorique − des moeurs. La genèse du
monde moderne
se situe là, dans cet apparent retour à
l’homme qui
s’avère surtout le début de son
gouvernement par
les choses. Après les révoltes
millénaristes et
paysannes dont le débat a été
refermé par les guerres de
religion, et par l’opposition Réforme
Contre-réforme,
les guerres civiles de France et d’Angleterre sont le
cœur
d’un nouveau moment crucial du débat.
L’humanité se voit reconnue une existence
à part
entière, ici-bas, mais suivant de nouvelles abstractions qui
la
divisent : peuples, nations et cultures établissent les
bases de
l’Etat moderne, c'est-à-dire sous sa forme
profane, au
service d’une circulation marchande devenant plus
sacrée
que les préceptes déistes. La noblesse
d’arme vit
ses dernières heures, et commencent à se
dissoudre avec
elle l’honneur, la parole et le jeu comme valeurs centrales
de la
société, comme richesses. C’est la
grandeur des
particuliers qui se perd pour une grandeur qui n’appartient
déjà plus à personne, sinon
transitoirement au
monarque absolu. Nature et raison se disputent la succession
d’une transcendance divine qui bat de l’aile.
L’histoire devient catégorie du savoir, science
parmi les
sciences, la profession d’historien apparaît sous
une forme
qui préfigure le spécialiste tel qu’il
existe
aujourd’hui. L’explication religieuse globale est
rongée par le rationalisme, et les philosophes se
substituent
aux théologiens dans l’ombre des discussions de
salon.
Avec la première grande révolution,
l’homme qui a
été remis au devant du monde en
théorie se montre
alors sous sa forme la plus générale, non celle
d’Etat, de nation, ou de souverain, mais sous celle de gueux,
telle que les jacqueries depuis le 17ème au moins avaient pu
l’annoncer. Le plus grand nombre, la multitude informe et
anonyme, intervient dans le cours du monde pour y être
décisif. En seulement quelques années et sous
l’impulsion principale des pauvres, monarchie divine et
clergé tout puissant sont écartés du
terrain du
débat. La brutalité du changement,
l’accélération de la pensée
dans un
événement imprévisible,
précipitent la réflexion
sur l’histoire à laquelle
tous les hommes paraissent désormais conviés
à
prendre part. Le mouvement vers la suppression des transcendances
dévoile un conflit et des antagonismes nouveaux, dans le
camp
même de ceux qui ont paru mener le débat de front,
en
commun. La contre-révolution est cette traduction partielle
de
la critique en actes, c'est-à-dire sa contention, pour la
reconduction d’une transcendance qui prend de nouvelles
formes.
Le développement de la raison ne renverse pas encore le
rapport
entre la représentation de l’histoire totale et
l’ensemble de l’activité humaine,
même si sa
définition la plus aboutie chez Hegel augure ce
renversement.
L’Etat y serait cette conciliation entre le Ciel et la Terre,
toute l’histoire s’achevant dans le
présent
régi par l’Etat prussien. Pourtant tout
n’est
déjà plus que résultat, Dieu
lui-même. La
somme des antinomies kantiennes et les restrictions de
l’empirisme anglais, ces remparts
érigés face
à la vérité, sont critiqués
afin de rendre
à la pensée la possibilité
d’un savoir
total, à travers son dynamisme, sa mobilité
vivante. Elle
ne se heurte plus aux dualités figées, mais
comprend
dorénavant la contradiction comme son essence
même.
C’est bien face à l’histoire,
à laquelle elle
donne toutefois une bonne part de ses éléments
constitutifs essentiels, que cette ultime tentative philosophique
d’une maîtrise de tout par la conscience se heurte
à
sa plus profonde limite, dans ce domaine où
l’esprit ne
provient plus d’aucune extériorité,
d’aucune
entité supra-humaine. Dans son effort pour critiquer
l’insuffisance de la philosophie
hégélienne de
l’histoire, Cieszkowski augure bien de la question de
l’avenir, d’une phase supérieure
à mettre en
perspective, d’une synthèse entre
l’être et la
pensée qui passerait par l’action, mais
c’est en
confirmant toutefois le caractère déterministe du
plan.
L’historicité de l’humain semble se
refléter
en premier dans le monothéisme, particulièrement
chrétien, il en est conservé la fixation
d’un cadre
préconçu dans lequel l’histoire devrait
s’insérer, reconduisant ainsi le mythe, mais cette
fois
dans l’attente, dans
l’extériorité. La
rationalité philosophique la plus moderne maintient la
contradiction qui se manifeste plus intensément au fur et
à mesure de la progression de l’histoire, de
l’avènement de sa centralité en actes.
Ce qui
transforme réellement le monde, et qui se montre alors,
prend
des figures menaçantes pour la religion et pour la raison,
parce
qu’il menace ce que défendent religion et raison :
l’illusoire primauté de la
représentation par la
conscience sur le mouvement général de
l’esprit
humain. Et
ces prétentions illusoires se maintiennent
l’une l’autre par celle de saisir le cours objectif
du
monde suivant ce qui en seraient les causes et les fins,
qu’il
procède de la résignation des mystiques ou de
l’enthousiasme des progressistes, il reste tracé.
Au milieu du tumulte intellectuel des disputes
post-hégéliennes, Feuerbach opère la
critique
décisive de la religion déiste, son renversement
de
perspectives apporte plusieurs siècles après la
clé théorique des révoltes
millénaristes :
l’au-delà chrétien n’est que
le double
spirituel du genre humain. L’idéalisme, qui
présidait jusque-là à
l’affirmation du sens
de l’histoire, est dénoncé comme la
source des
illusions que l’homme entretient sur
lui-même.
Dans le genre
La tempête sociale de 1848 vient donner
l’historicité concrète qui lui manque
à
l’homme abstrait de Feuerbach : c’est bien ici-bas
que le
monde se joue. L’histoire devient véritablement
décrite comme activité et conflit
générique
dans la pensée de Marx, dans le dépassement de la
philosophie par la théorie critique se proposant la
transformation du monde. Elle y gagne des perspectives pour le futur,
elle devient essentiellement pratique, et ses acteurs sont les humains
par les rapports qu’ils créent entre eux. Marx la
conçoit comme lutte, en détermine les camps
visibles
à son époque, élabore une
théorie partisane
du sien. La méthode dialectique
hégélienne,
comprenant la dynamique des contraires comme moteur de la
pensée
et du devenir, lui donne sa cohérence. Tout se voit
ramené à l’histoire. Les
vérités
absolues des philosophes sont violemment relativisées.
Chaque
étape du développement humain est comprise
suivant son
caractère provisoire, frappée de
caducité,
vouée à laisser la place à une forme
supérieure. En résonance et en
parallèle des
conflits sociaux de son temps, cette nouvelle conception ouvre, par le
projet communiste, la critique avancée de la religion
déiste, et parce que l’internationalisme lui donne
sa
dimension générique, des perspectives inattendues
contre
tous les conservateurs de l’ordre existant − dont
les
remparts juridiques et politiques sont eux-mêmes compris
comme
périssables et partisans. De résultat
d’un plan
divin, ou de la raison autonome, l’histoire est
affirmée
comme l’œuvre de l’homme, et plus
particulièrement comme celle des pauvres
d’alors regroupés suivant leur position dans le
travail
sous l’ancienne appellation romaine de
prolétariat. La
révolution sera leur moyen, et celui d’une
émancipation à l’échelle du
genre.
Seulement, de la notion d’histoire,
est encore conservée la dualité
première entre la
saisie consciente du processus de l’activité
humaine et
cette activité elle-même. La contradiction se
maintient,
entre les conditions objectives de l’histoire et les
possibilités de sa menée
maîtrisée. Entre
l’histoire qui se fait aux dépens des humains et
celle
à faire par le prolétariat
s’intercalent les
catégories de la connaissance théorique. La
représentation, dans sa hâte, se prend pour le
moteur du
monde, sa vérité. Les camps identifiés
pour
l’époque seraient applicables au passé
le plus
lointain, trouvant leurs origines dans le rapport des hommes
à
la nature, à laquelle est attribuée une histoire
initialement indépendante de la
société humaine.
Pour cette nature en-soi, il faudra une base solide, constitutive de
tout, qui sera la matière. Sur la base de tels
présupposés compris et
présentés comme la
réalité même, suivant ce
qu’auraient eu de
décisif les révolutions alors dites bourgeoises,
l’enjeu résiderait dans l’appropriation
des moyens
de production. Rapports de domination, antagonismes et
aliénation sont compris sous l’angle principal de
l’économie que l’essor de
l’industrie et du
commerce a placée au premier plan des
préoccupations
théoriques du pouvoir. La cohérence
donnée par la
méthode dialectique permettrait une scientificité
du
savoir historique, avec toute la prétention à la
vérité objective et complète que la
science
positive porte encore à ce moment. Par l’absolu
auquel
elle prétend, l’économie, comme
catégorie
centrale, substitue ses propres règles à la libre
menée de l’histoire. La loi remplace la lutte, les
rapports de force, selon le principe que les conditions objectives
dominent les possibilités et intentions subjectives. Ce sont
là les travers, relevés depuis, qui ont
donné les
générations marxistes que l’on sait. La
dispute
entre marxistes révisionnistes et marxistes orthodoxes du
début du 20ème
siècle
a pour noeuds le rôle
du prolétariat et la nécessité de sa
lutte. La
récupération de la révolution russe
montrera
comment derrière l’affirmation de la
nécessaire
action offensive des prolétaires, leur
représentation
– le parti de l’objectivité –
s’en est
en fait adjugée l’entière direction.
A cette fixation d’une représentation
générale de l’histoire,
déjà
présente dans la théorie de Marx par son annexion
à l’idéologie devenue dominante,
s’ajoute la question
du devenir qui cristallise elle aussi la contradiction, entre histoire
nécessaire suivant le matérialisme scientifique,
et
possiblités de libération humaine. Tel
qu’il s’était
déjà manifesté dans la philosophie des
Lumières et jusqu’à Hegel, le
progrès, dans
sa dimension déterministe, reste au centre de la nouvelle
conception de l’histoire, même s’il
n’est plus
le fruit d’un processus linéaire et
réclame
désormais l’intervention inéluctable
des pauvres en
mission. A
la façon des prophéties millénaristes,
l’aboutissement victorieux de la lutte offre les
perspectives d’un éden prochain. En contradiction
avec la
méthode dialectique, avec l’apogée de
l’histoire dans la société communiste
future, la
résolution des contradictions mène à
la
disparition du négatif. L’encadrement
bureaucratique
marxiste a su jouer avec ce but à atteindre, dans un
cadre posé et incritiquable, pour étouffer le
débat, changer l’activité critique des
pauvres en
attente du paradis terrestre. Et, depuis, c’est jusque dans
ce
qui était le camp adverse de Marx qu’a
été
entérinée la raison d’être de
l’humanité réduite à la
satisfaction du
besoin alimentaire, avec la rareté originelle comme argument
d’autorité, et le développement
toujours plus
avancé des moyens de subsistance comme preuve
d’une
progression vers l’idéal.
C’est sans remettre en cause les postulats
économistes de
Marx, ceux d’une fixation de l’histoire dans le
rapport des
hommes à la nature, comprise originellement comme
séparée, que les théoriciens
«
révolutionnaires » postérieurs vont
tenter de
s’opposer à l’idéologie
marxiste, avec pour
« arme absolue » la conscience et comme certitude
celle de
l’actualité du conflit historique. Mais la notion
d’histoire, avec ses aliénations successives,
conserve ses
deux composantes, un envers et un endroit : la mauvaise histoire
soumise aux conditions objectives, et la bonne histoire
qu’animeraient les volontés subjectives. Des
marxistes
hérétiques, qui pour certains se
démarquaient au
nom d’une orthodoxie retrouvée, aux
situationnistes, il
semble que toute la critique sociale de la première partie
du 20ème
siècle
soit la tentative d’aiguiser cette
contradiction, d’isoler la bonne part de l’histoire
contre
la mauvaise, mais sans parvenir à s’en
défaire
véritablement. L’organisation
prônée par
toute cette frange de théoriciens en vue de
l’élaboration conséquente
d’un sujet de
l’histoire est représentative de cette
contradiction,
quand d’une histoire soumise à
l’économie on
envisage de sortir au moyen d’une auto-organisation
centralement
déterminée par les impératifs
gestionnaires, sous
la forme des conseils ouvriers.
Si la dialectique est restaurée contre
l’idéologie,
elle n’en reste pas moins fondée sur la
nécessité matérielle. Les critiques
les plus
avancées de la marchandise ne se départissent pas
d’une trivialité utilitariste, et pourtant
c’est,
avec raison, à l’aliénation marchande,
cette
colonisation de l’échange, qu’on impute
maintenant
le maintien des conditions objectives. La part la plus
avancée
de la critique situationniste se porte contre le diktat de la
représentation, en attaquant l’organisation de
l’apparence, socle commun de la société
capitaliste
de l’abondance et du capitalisme d’Etat
soviétique.
C’est la contradiction qui se veut creusée dans la
critique du spectacle, dans celles de la vie quotidienne et de la
marchandise ; autant de façons de
révéler
l’écart entre le discours dominant et ce
qu’est la
vie, et ce qu’elle pourrait être.
Des choses de Marx aux images de Debord, la question de ce qui
médiatise le rapport social pose celle du rôle de
la
communication dans l’histoire. La prétention
à
statuer sur le cours de l’histoire se trouve aux prises avec
l’aliénation comme pensée collective
qui
échappe à tous. Les repères fondateurs
de la
théorie de Marx, qui définissaient les termes du
conflit,
se disloquent dans la description d’un monde soumis
à ce
que l’humanité elle-même a produit comme
pensée, mais au-dessus d’elle : Dieu et Nature,
tout
autant qu’Economie. La distinction du faux et du vrai,
censée assurer le dévoilement du mouvement
réel
contre l’apparence orchestrée par la domination,
perd de
son évidence. Les notions «
d’idéologie
matérialisée » ou de «
spectaculaire
intégré » traduisent ce brouillage.
La notion désamorcée
Avec l’échec des révolutionnaires du
début
du 20ème
siècle
à se constituer en force autonome
et à donner à cette force le pouvoir de
définir
enjeux et contenus, le sujet potentiel de l’histoire laisse
la
place à sa représentation idéologique.
Toute la
période qui succède à la
révolution russe,
jusqu’aux révoltes du milieu des années
1950 dans
les pays de l’Est, paraît consister en la
confrontation
entre ce sujet – cherchant à se former –
et son
usurpation bureaucratique. La seconde guerre mondiale, où
l’encadrement des pauvres se finalise par leur affrontement
à l’échelle la plus grande, au nom de
conflits
d’intérêts entre nations et Etats,
constitue un coup
violent porté au parti de l’histoire.
Malmenée par
la suite, critiquée dans sa version russe ou chinoise,
l’organisation étatique des pauvres en
prolétariat
se maintient toutefois par la mise en scène d’une
opposition mondiale entre blocs idéologiques.
L’histoire
telle qu’elle est encore aujourd’hui
considérée dans l’opinion la plus
commune
dépend essentiellement de ce moment, et plus encore de son
issue, qui se conclut par la liquidation de sa conception communiste.
Avec le démantèlement de la bureaucratie
stalinienne,
soit l’échec d’un des partis en
présence, la
fin de la parodie de conflit est représentée
comme la fin
du conflit historique lui-même. La révolution, qui
était apparue comme le moyen de l’histoire, ne
représente plus un progrès possible, mais la
genèse d’une catastrophe. Dès lors,
suivant la
réécriture de l’histoire par le camp
victorieux
asseyant sa domination, présent et avenir ne valent plus que
comme sauvetage de cette catastrophe. Il s’opère
alors
toute une redéfinition de notions clés
censées
justifier le bien-fondé de cette entreprise :
vérité, démocratie et histoire sont
purgées
de leurs significations essentielles.
L’aboutissement de la philosophie
hégélienne de
l’histoire à un présent
idéal a pu
être actualisé à partir d’une
identification
des résultats de l’histoire à ceux
désastreux des totalitarismes nazi et bureaucratique. La
célébration conjuguée d’une
supposée
fin de l’histoire et des idéologies, en gestation
depuis
le milieu du 20ème
siècle
et acclamée dans un ouf
de soulagement par de nouveaux idéologues, s’est
construite sur cet amalgame, entre les moments du débat et
ceux
de sa répression. C’est un soulagement qui
s’est
quasi-simultanément accompagné d’une
troublante
inquiétude face au constat permanent qu’il ne
suffit pas
d’éradiquer la conscience historique pour que le
monde
arrête de se transformer. Histoire finie ou non, il faut bien
convenir, à la manière de Hegel sur son lit de
mort, que
tout continue. Il s’est donc élaboré
quelques
théories inquiètes, chez les conservateurs de
cette
société comme chez ceux qui s’en disent
les
opposants, d’un choc des civilisations, du retour de la
religion,
d’une mégamachine, d’un empire,
d’une
mondialisation, à leur tour établis en
véritables
moteurs du monde. Si des transformations continuent donc à
s’opérer, ce n’est mues que par de
nouvelles forces
supra-humaines, l’histoire étant bien trop
sérieuse
pour qu’on en attribue le cours à ce
qu’on appelait
auparavant les masses ou le prolétariat, ces irresponsables
dont
on a vu la folie lorsqu’ils ont laissé libre cours
à leurs ambitions. Enfin, la passion, la colère,
l’insatisfaction, la subjectivité seraient
dépassées pour déterminer ce qui meut
l’humanité ; c’est du haut de la
conscience
guidée par l’infaillible raison, à
l’abri
d’un cabinet de travail ou face à un parterre
d’étudiants, qu’on
pourrait dorénavant statuer sur l’histoire, sur ce
qu’elle a été et sur ce
qu’elle pourrait
être de plus, éventuellement, mais toujours
suivant les
plans préétablis dans quelques têtes
d’intellectuels.
Cette nouvelle conscience malheureuse, bien
qu’autosatisfaite,
serait négligeable, si elle n’était ce
qui donne
son fond au principal vecteur de la propagande à
l’échelle planétaire : par le biais de
l’information
dominante, cette conception sur l’histoire agit
quotidiennement
dans le monde. Dans le passé le plus récent, tout
ce qui
aurait dû prendre le qualificatif d’historique,
suivant ce
qu’englobait la notion d’histoire au firmament de
sa
potentialité, n’est plus
considéré comme
tel, depuis qu’en s’éclatant, le centre
de la
transformation du monde a quitté l’Europe,
laissant en
chemin la rationalité occidentale. Si l’histoire
est
l’histoire des révolutions, comme Marx avait pu le
dire,
alors la révolution iranienne devrait être
considérée comme le dernier grand moment
historique
vécu par l’humanité. Il n’en
est rien dans le
discours dominant, qu’il soit émis par les
conservateurs
déclarés de cette société
ou par les
idéologues des révolutions passées. Le
critère historique s’est perdu comme
détermination
centrale du discours, depuis que la parole sur les
événements est devenue le monopole de
l’information
quotidienne.
A la base de cette négation de l’histoire, de
l’histoire qui se fait et de sa conflictualité, il
y a la
volonté de nier l’existence d’une
coercition,
pourtant journalièrement à
l’œuvre. La
pensée qui échappe à l’homme
a étendu
son royaume, son arbitraire, le pouvoir hiérarchique en est
seulement le gardien. Avec la dissolution des anciens
maîtres,
dorénavant remplacés par de simples
préposés à la gestion, le cours du
monde
n’est plus considéré comme
l’objet possible
d’une maîtrise. Par le mensonge sur
l’organisation
démocratique de la société,
l’ordre
imposé à tous est justifié comme le
résultat de la volonté du plus grand nombre.
Dès
lors, plus rien ne viendrait contredire ce stade ultime :
c'est-à-dire que plus rien de ce qui le peut, et de ce qui
le
fait réellement,
ne doit se faire entendre, ne doit se faire comprendre.
Avènement de l’information dominante
L’information dominante est le résultat de la
mutation du
camp de la conservation au moment de la dissolution de
l’idéologie marxiste. En
s’affranchissant des
modes étatique et marchand d’organisation de la
communication, jusque-là souverains,
l’activité de
rendre publics les faits nouveaux et par extension l’organe
chargé de cette fonction, a conquis une
indépendance.
Rien de ce que l’individu de masse peut percevoir du monde
n’échappe à ce filtre.
Si sa période de gestation commence au milieu du
siècle
dernier, lorsque les valeurs de la société
capitaliste
ont été réformées pour
désamorcer
une critique aux implications menaçantes, telle
qu’elle se
manifestait dans l’agitation des régions
colonisées
et jusqu’au cœur des villes occidentales, on peut
dater son
accès à la domination du moment de la
désagrégation des Etats staliniens, comme le
montra la
Bibliothèque des Emeutes. C’est
là, à
la fin des années 1980, par un positionnement contre une
variété de gestion étatique, que cette
information
s’est véritablement
émancipée en assurant
faire œuvre de vérité, en «
dévoilant
», en « révélant »,
dans la mise en
cause de ce que l’Etat bureaucratique hypertrophié
maintenait caché. Les caractéristiques
patriarcales du
pouvoir séparé, hiérarchie et
opacité, se
sont assouplies, renversées en apparentes
démocratisation
et transparence. D’un point de vue global, l’Etat
en
général a dû laisser de son emprise sur
la parole
publique à cette profession, sûre de son bon
droit, qui
n’a pas tardé à l’utiliser
pour truquer,
manipuler, omettre, bâcler ;
malhonnêtetés permises
et compensées par les notions-boucliers de
liberté, de
tolérance et d’indépendance. Car
c’est sous
couvert d’un progrès humain que
l’information
s’est emparée du pouvoir de discourir sur le monde
hors
des partis qui l’encadraient et déterminaient son
discours
jusque-là, faisant de sa représentation la seule
représentation, de son interprétation la seule
interprétation. Si bien que la modernité
d’un Etat
se mesure depuis à sa capacité à
cohabiter avec
une information qui ne soit plus à ses ordres, ou du moins
qui
ne soit plus son simple porte-voix. L’écroulement
de la
bureaucratie totalitaire, et de la menace qu’elle
était
censée représenter, a laissé la place
à
l’aménagement d’Etats dits
démocratiques,
dont l’information dominante et le multipartisme font office
de
garants. C’est un modèle de
société
idéale auquel les Etats qui n’y correspondent pas
encore
doivent apprendre à se conformer. Information dominante et
Etat
règnent par ce même mensonge que la
société
occidentale est démocratique, mais l’information
peut se
targuer d’un crédit supplémentaire du
simple fait
que sa montée en grade s’est effectuée
pour pallier
le mensonge étatique sur la démocratie, colmatant
provisoirement les brèches.
On sait qu’au stade suprême de la colonisation du
rapport
social par les choses, l’individu
résigné est
voué à n’être plus que
spectateur.
L’information dominante s’adresse à cet
humain
dégénéré par la
marchandise, et domine dans
les régions où il pullule. Son monologue et sa
vision
sont adaptés à ce client principal : le
consommateur,
prisonnier du quotidien et privé d’histoire, qui
n’avale plus que ce qui le conforte, des faits insignifiants
survenus dans son entourage aux tragédies exotiques de
l’autre bout du monde. Mais l’expansion marchande
est aussi
un étalage de possibles, un mouvement sans
contrôle, sans
frein, qui va à l’encontre de la raison
étatique.
Elle produit son négatif, la grande masse des pauvres
modernes
invitée à goûter à ses
promesses, mais
toujours maintenue hors de leur réalisation, dans une
misère contradictoire.
Si l’information est
elle-même un produit qui se vend, le fond de son discours
s’est construit a contrario sur une tempérance,
endossant
là encore l’habit du régulateur moral.
Là où l’Etat tient encore par une
apparente
légitimité démocratique, dans cet
avènement
l’information s’est affranchie d’une
telle
nécessité ; là où la
médiation
marchande projette en négatif l’échange
à
l’échelle du genre, son unité et sa
richesse, elle
a commencé à développer une morale
basée
sur la modération, la médiocrité et le
quotidien.
La réduction de l’histoire dans
l’idéologie
dominante a trouvé ainsi son principal moyen
d’application
dans cette emprise médiatique sur la communication. Dans la
société de masse moderne, où
l’unité
du genre
s’est perdue dans l’éclatement spatial
des
identités creuses, et dans le
rétrécissement du temps à celui,
répétitif, des individus
séparés, la
représentation médiatique a contribué
à
faire disparaître la visibilité de
l’histoire, renvoyant dans l’ombre sa
conflictualité. Comme
médiation indépendante, apte à relier
chaque chose
dans la publicité, elle s’est
avérée avoir une action dans le monde, et
principalement
contre les manifestations susceptibles de s’opposer
à son
cours non débattu, dont il a fallu taire
l’unité,
dont il a fallu affirmer la vaine répétition, et
pour
lesquelles elle a pu, parfois, substituer à leur sens
possible
ses propres visées.
Affirmation de l’histoire (où
l’on tente de rallumer la mèche)
La tentative la plus conséquente d’une
redéfinition
de l’histoire est venue des théoriciens qui ont
essayé de comprendre l’impact et la profondeur de
la
révolution iranienne, de saisir le sens de cette
déflagration. Il s’est agi de rendre public,
communicable,
ce moment jugé crucial de la dispute des humains sur
l’humanité, sinon passé sous silence,
ou seulement
identifié à la concurrence entre gestionnaires en
place
et candidats néo-islamistes à leur succession.
Puisque
rien de ce qui s’est montré dans ce grand
soulèvement, à partir de 1978 en Iran, et au
même
moment au Nicaragua, ne correspondait à la conception
marxiste
de la révolution, puisque les
récupérateurs
marxistes y ont été défaits, au moins
dans
l’épicentre iranien, la thèse
officielle fut de
considérer qu’il n’y avait là
rien de
déterminant pour l’humanité, mises
à part
quelques instabilités régionales.
A partir du texte « De l’histoire »
introduisant
l’ouvrage d’Adreba Solneman publié en
1991 sur la
révolution iranienne, une théorie, devenue depuis
la
téléologie moderne, s’est
élaborée
pour présenter la nouveauté apparue dans cet
événement d’envergure mondiale. Du
point de vue de
la notion d’histoire, c’est en premier lieu la
critique des
thèses alors dominantes à son sujet,
principalement
attribuables à son accaparement par les
spécialistes
étatiques de la question. L’histoire y est
affirmée
dans son unicité, son actualité, et comme
activité, en opposition avec sa relégation au
seul
passé, avec l’espèce de
pluralité
démocratiste qui confère de l’histoire
à
chaque chose, et avec la confiscation de ce qui ne serait plus
qu’une matière morte par les historiens
contemporains.
C’est une affirmation de l’histoire comme jeu, et
à
ce moment comme guerre, qui se confronte à sa
négation
dans les médiations et modes de pensée dominants,
à l’impression générale de
son absence.
S’y ajoute le constat que son mouvement, alors saisi par
quelques
consciences, n’est pas déterminé par la
conscience,
parce qu’il se joue dans la pensée qui la
dépasse.
A la manière de Hegel remarquant comment les grands hommes
faisaient l’histoire sans en prendre la mesure, la raison
progressant par
leur entremise, l’histoire est affirmée comme
l’œuvre non consciente des pauvres à
l’attaque. Ceci au moins depuis leur furieuse
entrée en
scène lors de la révolution française,
suivie de
leurs percées successives jusqu’à
l’époque contemporaine, où cette force
nouvelle
sans paroles ni discours conquiert plus que jamais sa place centrale,
qui la met aux prises, elle qui fait l’histoire, avec tout ce
qui
travaille à son absence. L’indépendance
de la
pensée collective, désignée comme
esprit ou esprit
objectif, n’a fait que se confirmer, et
l’engendrement de
cette pensée collective, entendue comme
aliénation,
s’est considérablement amplifié.
Dès lors
l’histoire présente se manifeste en actes,
survient dans
la pratique et seulement dans la pratique, et ses moments sont ceux
où les humains posent la question de
l’échappement
de la pensée générale, de sa prise
pour objet,
condition sine qua non de la maîtrise collective du devenir
de
l’humanité. A l’aune de sa
prolifération une
dizaine d’années après le
cœur de la
révolution iranienne, l’émeute a ainsi
été identifiée comme le moment
où
l’aliénation est prise de vitesse,
dépassée
dans l’émotion collective. Qualifiée de
moderne
pour ce qui la différencie des émeutes des
époques
antérieures, sa spontanéité et son
absence de
contrôle lui confèrent cette
possibilité
d’une rupture avec la soumission des consciences à
l’aliénation, par l’attaque de ce qui la
maintient
non discutée dans la communication : Etat, marchandise et
informateurs dominants.
A partir de l’analyse de la révolution iranienne,
jusqu’aux émeutes observées pour la
période
de 1987 à 1995, la téléologie moderne
a
été développée sur la base
de cette
nouvelle donne alors livrée à la
publicité.
L’aliénation, qui avait jusque-là paru
si mauvaise
à la critique sociale, n’est plus comprise dans un
éloignement de l’authentique, de
l’essence,
qu’il s’agirait de supprimer, pour retrouver une
authenticité − l’essence du genre
− par un
processus inverse − l’improbable
désaliénation − mais dans la puissance
et la
complexité de ce phénomène
intrinsèque au
mouvement de la pensée, par la nouveauté
qu’il fait
naître et que la dialectique même ne permet plus de
saisir.
Dans le devenir autre de la pensée, c’est
l’essence
même qui change. Ce n’est plus tant
l’illusoire
communication directe qu’il s’agirait
d’atteindre,
mais c’est la question du contenu de la communication, et de
sa
libre détermination par l’humanité, qui
se pose.
L’horizon ouvert à la lumière de la
pratique
émeutière partagée dans le monde et
par rapport
à ce qui lui manque, est celui du but, du projet, qui pour
embrasser la totalité doit avoir pour perspective sa fin
maîtrisée.
Dans le sillage de sa conception hégélienne,
l’histoire est toujours posée comme une
progression vers
l’origine, mais le fondement est à trouver et
à faire
dans le futur :
la réalité n’est pas un
donné, mais un
résultat. Dans la perspective
téléologique, la
réalisation de l’humanité est le but de
l’histoire. Avec la réfutation de la
réalité
de l’infini, identifiée comme clef de
voûte des
principaux systèmes de croyances, en étendant
ainsi la
définition de la religion à la fixation du
croire, la
téléologie se veut l’exposition de ce
qui
s’oppose à la maîtrise de
l’humanité
par elle-même. Du chambardement des paradigmes en vigueur
à la proposition de l’accomplissement du genre,
ses
développements théoriques bouleversent les cadres
étroits des théories sur la révolution
engluées dans la dualité entre la
pensée et le
réel, entre un objectif donné et un subjectif qui
devrait
s’y conformer.
Toutefois, à partir de la situation pratique,
exposée
dès « De l’histoire », et dont
l’essentiel est encore d’actualité, se
révèlent les profondes limites et faiblesses de
ceux qui
font l’histoire. Du fait de la
spécificité de la
partie en cours, aucun des deux camps en présence
n’a la
vision globale de la guerre qui les oppose. La conscience, le discours,
la théorie ne priment plus dans la révolte, quand
conscience, discours et théorie sont si
irrémédiablement attachés à
la conservation
de ce qui est là. Pour saisir l’histoire qui se
fait, il
faut justement partir à la recherche des faits, reconstituer
un
mouvement que l’information travaille à masquer. A
la
représentation d’un monde sans conflit historique
s’oppose une représentation de ce conflit. Mais
théorie et pratique se trouvent déjà
scindées dans la façon dont se manifeste
l’histoire
et par le retour à la conscience qui saisit son
déroulement, et même si, comme pratique
à
étendre, l’observation des
événements
négatifs à travers la critique de leurs rapports
médiatiques a pu sembler ce moyen de trouver la convergence
entre les foyers de la révolte moderne.
Jusqu’à maintenant, dans le monde où
l’histoire, selon sa définition
téléologique, est communément absente
pour la
conscience, les émeutiers modernes, ce sujet historique en
puissance, ne se sont pas emparés de cette
théorie. Entre
le possible formulé et sa réalisation, le
négatif
demeure éclaté, sans unité pratique.
La
téléologie moderne, qui fait figure de
dernière
tentative de reconstituer l’histoire dans la conscience avec
le
but de la faire, se heurte à ses propres
découvertes
comme à des impasses.
Notre pratique est motivée par cette situation, dans ce qui
détermine actuellement le rapport aux faits porteurs
d’une
nouveauté véritable pour
l’humanité, soit
leur annexion aux discours et visées
préétablis de
l’information dominante, soit la proposition
téléologique lancée dans le monde.
Partisans de la
seconde, nous avons voulu en priorité nous confronter
à
ce manque de médiation.
1. Aperçu orienté de l'histoire dans
l'histoire