Proposition
sur l’histoire – De la guerre du temps au
début du 21ème
siècle > Première partie
3.
La période
L’observation systématique, dont la
méthode a
été formalisée progressivement,
s’est donc
d’abord menée sur la période 2003-2006.
Le choix de
rendre compte de la révolte sur ces quatre années
est
relatif à la constitution de notre moyen
d’observation et
à la mise en forme de ses premiers résultats. La
période ainsi circonscrite, suivant la mesure commune du
temps,
n’indique pas une phase significative du débat
dont le
commencement serait janvier 2003 et la fin décembre 2006.
Toutefois, ce qui a motivé d’observer a tenu
à une recrudescence du négatif
manifestée
principalement par les mouvements sociaux
d’Algérie et
d’Argentine, à partir du printemps 2001 et
jusqu’au
cours de l’année 2002. Du point de vue du
débat sur
la totalité, il a semblé s’y montrer un
progrès par rapport aux limites constatées
jusqu’alors dans la pratique centrale de
l’émeute,
quelque propagation qu’elle ait pu connaître
jusqu’à l’insurrection
généralisée dans un Etat. A la suite
de leurs
percées profondes contre l’ordre dominant, ces
deux
offensives soutenues ont donné lieu à des
tentatives
originales d’organisation. Les perspectives ouvertes
pouvaient
laisser penser que les révoltés
commençaient
à remédier au si préjudiciable manque
des
émeutiers modernes de la période
antérieure,
lorsque la défaite recouvre la brèche ouverte,
lorsque la
progression quantitative finit dans un épuisement
général où le possible initial
n’est pas
exploré. Une telle hypothèse sur
l’état du
débat réclamait d’être
vérifiée
en se donnant pour cela les moyens appropriés.
Avec l’intention de faire maintenant part du temps de la
révolte, recomposé suivant ses batailles et ses
temps
morts, nous prenons pour objet ce qui est advenu à la suite
de
ces deux événements
références, soit une
période qui débute en 2002. Si au jour
d’aujourd’hui, nulle révolte
n’a, à
notre connaissance, poussé l’avantage
jusqu’au stade
atteint par ces deux précédents, ni a fortiori
produit
une nouveauté qui les dépasserait, il nous a tout
de
même paru important de prendre en compte la suite dans la
continuité, en comblant le temps qui nous manquait. De
même, sur la base de ce que nous avons pu voir depuis, nous
portons notre regard au-delà de 2006, borne qui ne valait
que
pour proposer un instantané, et précipiter sa
présentation publique. Pour 2002, nos connaissances, moins
sûres
que pour la période de veille, proviennent d’un
retour sur
ce qui nous y a semblé le plus notable, à partir
de
recherches rétrospectives récentes ou
d’impressions
déjà relevées alors. Pour le temps
postérieur à 2006, jusqu’au printemps
2008, les
écarts de traitement sont dus à la concentration
décidée depuis sur les révoltes
majeures.
C’est donc une vision orientée de ce
début de
siècle que nous présentons, dont
l’angle originel
était déterminé par ce qui
l’a ouvert comme
tentatives des humains de rompre le cours de la communication
autonomisée, mais dont le mouvement panoramique devait aussi
permettre de saisir l’inattendu,
l’imprévisible,
susceptibles de surgir de nouveaux assauts émeutiers.
Qu’une époque se soit ouverte à partir
de 2001
était une présomption, il serait difficile
d’en
faire une affirmation pour ce que nous savons aujourd’hui.
Nulle
révolution, nul dépassement, ne sont venus donner
une
fin, une profondeur, des idées, aux moyens
expérimentés dans les assemblées de
Buenos Aires
et dans les comités de Kabylie. En se poursuivant
essentiellement comme dispute, mises en question, le débat
ne se
manifeste qu’en tant qu’aspirations brutes
à sa
menée, premières déterminations
élémentaires, avortées trop
tôt, des
conditions de sa maîtrise la plus conséquente. On
y
retrouve ce qui avait encore constitué
l’insuffisance des
événements de 2001, malgré leur
simultanéité et les préoccupations
d’une
constitution en force autonome. Les révoltés
continuent
d’ignorer l’unité qui est la leur, la
puissance
qu’ils forment au-delà de leurs
séparations
géographiques et contextuelles. Sans
concrétisation de
cette unité, sans le devenir sujet de cette puissance, le
changement, la transformation du monde, tels qu’ils sont
donnés à voir, ne sont qu’apparences de
changement
et de transformation, confirmation supplémentaire de tout ce
qui
est là, qui ne servent qu’à renforcer
l’empêchement du débat. Mais si les
forces conservatrices maintiennent
l’aliénation qui suit son cours hors de
discussion, elles
sont aussi attaquées : voilà où selon
nous se joue
la décision sur le monde, la possibilité de sa
transformation effective, essentielle.
Du point de vue de la conservation
Par ce qui est donné à voir au quotidien,
derrière
l’éclatement des représentations
particulières, locales et partielles, une vision de
l’époque s’impose à tous, se
construit en
arrière fond des vies individuelles. Pour
défendre sa
définition immuable du devenir humain, la
représentation
médiatique traite du général,
cadenasse la
totalité par une délimitation des possibles
à
l’échelle la plus grande. Contre les aspirations
au
débat, pour faire face à sa
nécessité
toujours plus sensible, il lui faut installer des ersatz puissants,
généraux, qui sont ses principaux moyens de
contrôle en dernière instance. Cette mise en
place,
périodiquement renouvelée, se doit de contrefaire
les
principales déterminations du débat : par les
définitions les plus générales, de
l’opposition dans le genre, et du contenu de la
communication. Il
s’agit d’enclore le débat dans une
apparente
volonté de saisir les enjeux les plus grands, de le vider de
la
véritable opposition qui s’y manifeste comme de
son
contenu possible réellement ambitieux. L’enjeu
auquel tout
est ramené reste la survie, ce que
l’humanité a
à perdre. Ainsi dédié à la
conservation,
ce semblant de prise pour objet du cours non
maîtrisé du
monde se résume à la production de
problèmes, dans
les deux sens du terme, ce qui menace et ce qu’il faut
résoudre.
Le
problème des menaces (l’opposition
spectaculaire)
Pour l’ensemble des spectateurs soumis à
l’information, le siècle s’est ouvert le
11
septembre 2001 aux Etats-Unis avec les détournements des
avions
de ligne américains, et leur projection contre les tours
jumelles de New York et le Pentagone. D’après ce
qu’on a pu en voir depuis, les conséquences de ces
attentats n’ont consisté qu’en des
progrès
policiers. Police de la pensée d’une part,
médiatique donc, pour laquelle l’occasion
s’est
offerte de renforcer son autorité sur la
définition et la
hiérarchisation des événements dans le
monde, en
retrouvant là ce qui serait un indiscutable
événement mondial. Emotionnel, spectaculaire et
sans
sujet collectif autonome, toute latitude est laissée aux
clercs
médiatiques pour en faire un élément
fondateur de
leur pseudohistoire, redéfinissant une échelle
probante
et indiscutable pour juger de l’essentiel et de
l’accessoire. Comme la chute du mur de Berlin avait
instauré l’information en juge de
l’historicité des faits, le « 11
septembre »
confirme ce statut et ce pouvoir. Police étatique ensuite,
d’abord par les mesures exceptionnelles autorisées
à tous les Etats du monde au prétexte de la
menace
terroriste, et par les guerres menées en Afghanistan et en
Iraq.
Ce renforcement mutuel de l’Etat et de
l’information, entre
fabrication d’images et production de ce qui sera
filmé, a
trouvé son exemplaire illustration avec
l’incorporation
(« embedded ») des médias par
l’armée
américaine lors de l’invasion de l’Iraq
en avril
2003. Ce qui n’est au départ
qu’idéologie,
vision fantasmée du monde, se matérialise sur le
terrain,
dans les vies, pour revenir confirmé dans la
représentation suivant ce mouvement bouclé si
particulier
au fonctionnement de l’information, auquel, pour un temps au
moins, personne ne semble échapper. De
la croisade étatique en Afghanistan
jusqu’à
l’ensablement des marines en Iraq, ce grand spectacle
n’a pas seulement
été un feuilleton focalisant
l’attention, mais a
consisté en une démonstration de force de
l’Etat en
général. Pour se conserver comme seule
organisation
possible de la société, il lui faut faire
périodiquement la preuve de sa puissance, ainsi que
justifier de
son impérieuse nécessité par
l’entretien
d’ennemis factices auxquels lui seul peut faire
face.
L’islamisme rénové, qui avait
commencé
à remplacer la récupération
marxiste depuis la révolution en Iran, et lors de
certaines offensives majeures postérieures, s’est
vu
consacré officiellement comme nouvelle opposition
spectaculaire,
face à l’Etat pseudo-démocratique
occidental. Au
conflit du débat sur le monde est substituée une
contrefaçon : rien d’essentiel ne
détermine les
désaccords des ennemis ainsi définis, dont les
convergences pour la conservation de tout ce qui est là sont
par
contre légions. Pour autant, l’ensemble des
divisions
instaurées a pour fonction de s’appliquer
à tous
suivant les pôles qui les déterminent
(fort/faible,
impérialisme/résistance,
liberté/terreur) et
à partir d’un centre moyen-oriental où
tout se
jouerait. Ainsi mis en scène, l’affrontement,
exempt de
sens, définit les partis en présence et les
partis
à prendre, sans qu’aucune alternative ne puisse
paraître possible. Pour ce faire, le terrorisme et les
guerres
« préventives » sont les moyens
appropriés.
Chacun s’y trouve impliqué, qu’il soit
la victime
potentielle d’un attentat ou d’une
montée de
l’intégrisme, ou celle de
l’arbitraire de la domination américaine. Pour une
telle
mise en scène, les personnages étaient
taillés sur
mesure, du redneck irresponsable entouré d’un
cénacle de conseillers machiavéliques
d’un
côté, au milliardaire fait ermite de
l’autre. Dans
cette parodie d’affrontement, il y a bien sûr une
échelle de représentation suivant les publics. Il
y a
surtout une progression rapide où le gros du spectacle se
désagrège de lui-même en abandonnant
ses
personnages. Mais le faux débat fait son chemin, laisse ses
traces, qu’on agite les drapeaux Bush ou Ben Laden,
qu’on
oppose l’Occident chrétien au « monde
musulman
», qu’on dénonce les raisons
stratégico-marchandes des guerres menées ou les
délits d’initiés d’avant le
11 septembre.
Au final, c’est l’image qui compte, et bien plus
c’est l’attention focalisée qui importe,
celle du
pauvre réduit à son quotidien, auquel on fait
absorber
des enjeux qui le dépassent fatalement, sur lesquels aucune
prise ne lui est possible, et mieux encore, desquels il n’a
rien
à espérer ni à désirer. A
la façon
de l’équilibre de la terreur du milieu du
siècle
précédent, l’épée
de Damoclès
au-dessus de la tête, le particulier
séparé
n’est concerné par le
général qu’en
tant qu’il représente une menace, lointaine
souvent, mais
rappelée en permanence. C’est une peur qui
commande
à l’obéissance, par les moyens de
contrôle
développés conjointement, et parce
qu’elle
s’étend à de multiples autres menaces
plus ou moins
fantasmées.
Depuis l’affaire des caricatures de Mahomet en 2006,
où
cette orientation de la parole médiatique a
semblé
atteindre son acmé, et où finalement le grotesque
de
l’affaire a davantage accentué la lassitude des
informateurs après coup, la parodie d’opposition a
quitté le devant de la scène. Non que les troupes
américaines aient quitté l’Iraq, non
que les
attentats aient disparu, on a même droit, comme autant de
piqûres de rappel, à de
régulières nouvelles
de Ben Laden, mais l’orgie première a fini par
dégoûter. La fausse opposition reste en fond,
mélangée au reste de
l’actualité
médiatique. Au moins dans les pays occidentaux, il y a
maintenant, comme pour la météo et la pollution,
un
niveau d’alerte périodiquement mis à
jour sur la
base de sources qui demeurent évidemment inconnues du plus
grand
nombre. C’est un élément
problématique qui
s’est ancré là, enraciné
dans une
façon de concevoir l’histoire présente
où
toute remise en cause de l’ordre mondial est passible de se
voir
amalgamée au terrorisme endémique, qui agit
à la
fois comme recours et comme répulsif, comme explication et
comme
raison d’être.
Le quotidien du terrorisme, l’absurdité des
massacres
commis par des Etats ou des groupes armés qu’ils
financent, les guerres civiles qui tournent en rond,
déterminent
pour une grande part l’atmosphère de
l’époque
qui prend les figures du traumatisme. Leur rapport quotidien sert
l’entretien de l’inquiétude
générale,
justifie le sentiment d’impuissance, pour un engourdissement
fataliste. Dès lors, le contenu du débat
n’est plus
compris dans le rapport de forces qui seul l’anime, mais dans
une
conciliation générale où les
antagonismes
n’ont que la valeur d’opinions discordantes. Les
forces
armées veillent au contrôle du concret, les
pensées
rendues inoffensives, parce que scindées de toute incidence
pratique, peuvent s’échanger dans les laboratoires
confinés du « débat
d’idées »
où l’on parle sans fin, et comme s’il ne
devait pas
y en avoir.
La menace des problèmes
Avec une focalisation identique sur la survie, l’organisation
d’un faux débat sur la totalité occupe
maintenant
le devant de la scène. La prise pour objet du
déploiement
de l’aliénation se fait suivant ce seul point de
vue,
celui des problèmes qu’il pose pour
l’humanité. C’est bien alors la
contradiction qui
est saisie, mais toujours du point de vue de la conscience malheureuse,
comme inquiétude. En s’appropriant la
définition
des problèmes et de leurs supposés
remèdes, le
même parti qui travaille à occulter
l’indépendance de la pensée collective
établit de nouvelles normes pour réaffirmer ses
prérogatives.
L’absence de maîtrise globale est bien
évoquée, mais pour confirmer l’ordre
institué, tel qu’aujourd’hui il exclut
toute
maîtrise collective. « Crises » et
catastrophes
apparaissent comme des arguments supplémentaires
à la
conservation. Car c’est une absence de maîtrise qui
est
immédiatement tempérée par le fait
qu’on en
fasse part, que les autorités s’y penchent,
assurant ainsi
davantage leur confiscation incompétente du devenir humain.
C’est le principe de la société qui se
révèle à elle-même son
propre scandale, mais
comme dysfonctionnement, comme crise, et dans l’imposition
à tous de sa
responsabilité.
Deviennent événements apologétiques
tous les
dérèglements susceptibles de venir assombrir un
peu plus
un monde considéré comme bon jusqu’ici.
Pollutions,
canicules, inondations, pénuries, et même
émeutes,
entrent dans ce cadre d’une société qui
court
à sa perte, et qu’il s’agirait de sauver
par la
régulation, la modération, la mise au pas
générale des gouvernés. La vision
d’un monde
chaotique aux prises avec d’un côté des
catastrophes
« naturelles », de l’autre un terrorisme
aveugle,
détermine l’orientation médiatique
générale.
Au déferlement en perpétuelle augmentation de la
marchandise, pour laquelle ce sont de nouveaux espaces à
conquérir qui s’ouvrent, à ce mouvement
exponentiel
qui sépare toujours davantage le genre humain du
débat
où il prendrait comme conscience de lui-même, il
s’agit seulement d’opposer l’apparence de
cette
conscience, sans débat. En complément des
multiples
mesures qui viennent parfaire l’encadrement policier des
pauvres,
c’est la contestation qui est maintenant
intégrée
au discours tenu sur le monde par ceux qui le gèrent. Les
degrés de radicalité dans cette contestation, ce
qui
distingue le militant dans son association locale de défense
de
l’environnement, des ministres désormais
exclusivement en
charge de problèmes, ne se mesurent qu’aux
solutions
proposées au problème commun, indiscutable. Bon
sens et
modération resserrent les rangs au nom d’une
maturité de l’humanité dont le seul
objectif
imaginable est plus que jamais d’assurer sa seule
pérennité, effectivement et
opportunément bien mal
barrée.
Plus prégnante encore avec l’apogée
récent
de cette vision générale dans la «
crise
financière », il y a bien une autre crise,
chuchotée de-ci de-là, et qui inquiète
par-dessus
tout les usurpateurs de la parole publique, celle dite de confiance.
Entendez une défiance plus ou moins grandissante suivant les
lieux et les moments, mais assez régulièrement
manifestée, de la majorité des anonymes pour le
monologue
qui leur est imposé du matin au soir. Sans
conséquences généralisées,
elle n’en
reste pas moins un problème récurrent auquel les
gestionnaires doivent faire face quand la responsabilité
à tous les niveaux est mise en question, ou plus
généralement méprisée par
habitude. Sans
conduire encore à ce que devraient être ses
logiques
conséquences en actes, elle pose déjà
la question
de la cohésion possible dans une
société
où la contradiction fondamentale prend des traits de plus en
plus nets, de plus en plus foncés. Car derrière
la parole
audible, le brouillage permanent, ce sont bien toujours les pauvres qui
grouillent, ce que produit ce monde comme rebut, ce qui couve dans
l’ombre, maintenu hors de la représentation ;
autant de
consciences à coloniser, sur lesquelles l’emprise
de la
représentation générale est
conditionnée
par l’identification possible de leurs
préoccupations, de
leurs aspirations, aux préoccupations et aux
inquiétudes
middleclass.
Tous les problèmes produits en permanence par cette
société ne sont évidemment
inextricables que dans
le cadre de cette société, et dans la seule
optique
d’en préserver l’essentiel. Il faut
avoir pénétré les consciences
d’une
telle croyance,
celle de l’éternité de
l’ordre actuel, et
avoir créé les conditions pratiques de son
application,
pour dorénavant renvoyer chacun face au vide immuable de sa
« propre » vie. L’entretien
d’une telle
disposition d’esprit n’est possible qu’en
organisant
le silence ou le mensonge sur ce qui vient périodiquement
mettre
à mal, dans la révolte moderne, les bornes ainsi
fixées. Là où
s’élabore le discours
middleclass, au centre de la parole médiatique, on produit
à flux tendu du renoncement à propager,
à
étendre, à exporter.
Résignation (effets)
Dans la société de masse atomisée en
individus,
dont la préservation est conditionnée par le
maintien de
cette contradiction immanente entre individuel et collectif, ce
n’est plus seulement dans la promesse progressiste
d’un
monde qui s’améliore que s’assure la
cohésion
de ses membres, mais dorénavant dans ce qui se dessine comme
une
impasse pour tous. Une telle absence d’horizon semble
conduire
à une résignation plus sûre encore,
à mesure
que l’interdépendance
s’accroît et que dans un
même processus la séparation se creuse entre les
singularités vides.
On a simplement rétréci davantage le cadre de
l’existence, ses perspectives, déjà
rabougries
à l’ère de l’Etat providence,
des ressources
naturelles crues infinies, des espoirs crétins
portés par
les réformes gauchistes ou les chimères
futuristes de la
science. La négativité sous-jacente, en sourdine,
se noie
aussitôt dans l’omniprésente
positivité
marchande, dont l’empire dépend toujours de sa
capacité à susciter du désir. Dans ce
vieux
centre-ville qu’est l’Occident,
l’écart entre
la morosité ordinaire et la représentation
permanente du
bonheur a atteint un stade tel que chacun se trouve coupable de rester
pauvre quand la richesse comme promesse s’étale
partout.
Il s’est développé une
normalité
schizophrénique entre la misère
immédiatement
constatable par chacun et la simulation obligatoire du contentement.
Le rapport de l’individu au monde, tel qu’il est
vécu dans la pauvreté pacifiée de la
middleclass,
tel qu’il s’y pratique, n’est jamais
celui
d’une constitution véritable. Les notions
d’individu
et de collectif, telles qu’elles renvoient à des
entités à part entière, ne permettent
que de
schématiser comment ce qui les met en relation, ce qui les
médiatise, a vidé l’un et
l’autre des
contenus qui pouvaient être les leurs par le
passé.
Représenté comme un réseau
où l’on
s’adapte, où l’on se fond, où
travail et
loisirs se mêlent comme autant
d’expériences, de
« plans », d’opportunités,
l’ensemble
formé par tous n’est pas ressenti comme tel.
Chacun est
dorénavant son monde, non dans
l’intériorité
mais toujours seulement dans la représentation de
lui-même, dont il se convainc comme d’une
réalité, et qui lui tient lieu de vitrine, dans
l’apparition intermittente qu’il va pouvoir avoir
dans la
communication. L’homme-marchandise, que la vedette
préfigurait il y a quelques décennies,
s’est
généralisé. Il lui faut être
mobile,
diversifié, ici et ailleurs par le moyen magique de ses
fétiches technologiques. Il n’a plus
qu’à
s’identifier à ce qui semble encore
mériter quelque
estime, quelque désir, se faire marchandise autrement que
comme
salarié, condition désormais ostensiblement
méprisée. Le seul horizon autorisé est
la
reconnaissance, microscopique le plus souvent : pouvoir se convaincre
d’être quand il ne semble pas y avoir de
possibilité d’être ailleurs que dans
l’autoreprésentation. Dans ce jeu de soumis
où il
faut participer au mensonge général, soutenir la
représentation imposée sous peine de
s’en voir
exclu, la fausseté et l’impuissance
assumée ne
caractérisent plus seulement le rapport à
l’aliénation générale, mais
sont devenues
les conditions, la base d’accord implicite, des relations
interindividuelles. Sous nos latitudes, c’est bien
directement
sous la coupe d’un tel peuple qu’il nous faut vivre
aujourd’hui, cet agglomérat informe, lourd, qui
semble
rechigner au travail pour finalement convenir qu’il ne se
voit
aucune autre existence possible, qui veut oublier qu’il
collabore
et à quoi, pour mieux s’en acquitter.
Faut-il encore dire que l’envers de cette collaboration
généralisée est la destruction lente,
inexorable,
et dans l’ombre, des personnes.
C’est devenu
aujourd’hui un lieu commun que de pointer le refoulement
permanent de l’insatisfaction comme cause, parfois directe,
des
principales pathologies contemporaines, des multiples et plus
récents dérèglements mentaux aux
cancers.
Abandonnée à tous les spécialistes, la
responsabilité s’est perdue, et avec elle le
sérieux du jeu, de la parole, et le plaisir
lui-même dans
ce qui n’est désormais qu’oscillation
entre frivolité et angoisse,
entre infantilisme
et sagesse maussade. Les palliatifs payants à
l’absence
d’intensité se périment tous plus vite
les uns que
les autres, et la frénésie de leur consommation
est le
pendant d’une augmentation des suicides, dont les annonces
médiatiques ne feignent même plus
l’étonnement, et des usages de soulagements
chimiques
à une vie où le long terme effraie au point que
personne
n’ose formuler de quoi il pourrait être fait.
C’est
une zone du monde où la vieillesse
domine, on s’y résigne plus que partout ailleurs
à
la seule survie, vaguement augmentée par un confort au final
incertain. Se familiariser avec l’absence
d’intensité, de vie, de sens, devient la condition
pour
durer, suivant cet indiscutable indice de progrès
qu’est
l’espérance de vie. Et ceux qui savent
s’acclimater
à ce régime définissent la norme.
Economie,
morale, justice viennent délimiter ce que doit
être
l’existence, engainée par des lois en
perpétuelle
augmentation. On se les imaginait obsolètes, mais famille et
travail, sous l’effet de leur nouvelle
précarité,
sont au bout du compte les seuls repères, les ultimes
justifications, qui restent, avec les liens de dépendance
stériles qu’ils créent, avec
l’isolement
qu’ils consacrent.
A l’extérieur de cet enclos
surreprésenté et
qui tient lieu de modèle, suivant ses frontières
mouvantes, s’étend le territoire mal
défini des
pauvres non intégrés dans la middleclass,
où plus
sauvage encore la marchandise seule circule à son
gré.
C’est sous sa forme qu’en touriste, le voyageur
occidental
aperçoit parfois, au hasard de ses
pérégrinations
balisées, la mise au pas pratique et directe des humains
dont
l’insatisfaction n’est pas tue par le consentement.
Et ce
monde qu’il peut parcourir suivant les trajets
définis des
autobus volants, il doit bien s’avouer que c’est le
sien.
Il faut dire que les situations dans ces zones semblent se
caractériser par leur enfermement dans leur dimension locale
tant la seule image générale donnée
correspond
à celle que la middleclass se renvoie à
elle-même.
Ils sont les lieux de la pauvreté, ceux pour lesquels
au-delà des paysages, de la faune, des archaïsmes
traditionnels, rien ne paraît mériter autre chose
que de
la compassion.
Une telle dichotomie, géographique et sociale,
n’est que
schématique, basée sur des tendances
générales, la clarté de sa
délimitation se
perd lors des longues phases de paix sociale. Mais il faut pointer
cette concentration de la soumission, l’action que
cette minorité fantasmée en majorité,
qui
s’imagine neutre, porte dans le cours du monde. Comme forme
la
plus moderne de la résignation, elle est la condition de
toutes
les coercitions, de toutes les polices.
Il n’y a pourtant pas d’ailleurs qui serait
séparé, en-soi, ce qui émane de
là est
partout. Il aimante les regards, justifie les existences,
détermine les règles. Ce qu’il y a
ailleurs,
c’est la critique plus concentrée, plus
entière,
plus décisive, et qui tire son potentiel justement de cette
unification du monde. Dans les rues de Kisumu, dans celles de
Villiers-le-Bel, la même domination opère. Le seul
développement qui existe en vérité est
l’accroissement de la pauvreté sous toutes ses
formes, et
celui de sa justification middleclass.
Du point de vue du négatif
Sous la couche d’impressions hypertrophiées qui
tissent la
représentation médiatique de
l’époque,
contre la résignation quotidienne pour laquelle rien ne se
passe
ailleurs que derrière un écran, le vivant
persiste
à se manifester. Virevoltante ou grave,
l’insoumission
dénonce la honteuse acceptation des spectateurs pour le
monde
qu’ils participent à faire.
Rassérénante vérification : sur toute
la
période couverte, la révolte en actes collectifs
n’a cessé de se manifester. Et pas seulement dans
quelques
zones reculées du monde qui permettrait de
l’imputer aux
conditions exceptionnellement pénibles de ses malheureux
habitants, mais dans plus de la moitié de ses Etats. Il faut
reconnaître que pour nombre d’entre eux, elle se
résume à quelques brèves illuminations
du sordide
habituel, mais dire aussi qu’elle agite certaines
régions
avec une récurrence remarquable. Son apparition
n’est donc
pas seulement sporadique, sans lendemain, comme une attention trop
superficielle pourrait le laisser penser. D’ailleurs, au vu
de ce
qui est dit en général, les faits dont nous
rendrons
compte pourront paraître incroyables. Et pas uniquement parce
qu’ils ont pu se produire si souvent. Leur
déroulement
tranche si complètement avec l’ordinaire
qu’il
n’y a plus guère que dans la
représentation
artistique que l’on pourrait trouver
l’équivalent
artificiel et fabriqué des dimensions qu’y prend
le
vécu. Encore aujourd’hui,
l’émotion y est au
centre, en deçà de l’émeute
il est bien rare
de trouver le passage hors des allées
bétonnées de
la conscience asservie. Dans des contextes divers, le plus souvent des
manifestations mais pas toujours, des centaines ou milliers de
personnes investissent la rue, et pour des motifs tout aussi divers,
dans ces moments singuliers, le cours normal des choses
s’interrompt.
Dans l’époque présente, Etat et
marchandise sont toujours les cibles des
révoltés.
Si les affrontements avec les flics se produisent logiquement dans
l’émeute, les représentants politiques
ont
été régulièrement
attaqués,
caillassés, quelquefois lynchés, par les foules
dont la
colère accumulée a produit le passage
à
l’acte. Tout ce qui arbitre et réprime au nom de
l’ordre a subi des assauts
répétés : dans la
révolte actuelle on brûle des commissariats, des
mairies,
des ministères parfois. Ce sont jusqu’à
des
gouvernants en chef qui ont dû quitter leur palais sous les
huées hostiles des gueux. Dans les pays où elles
opèrent, les troupes étatiques internationales
n’ont pas échappé elles non plus
à de
vigoureux assauts contre leurs installations. Du gestionnaire local aux
prises avec ses administrés au chef d’Etat dont la
tête est demandée par la population
insurgée,
c’est sans doute par centaines qu’on pourrait
compter les
usurpateurs de la chose publique à avoir eu affaire avec
leur
dénonciation pratique.
En prenant une forme plus débridée encore, la
révolte s’est régulièrement
portée
contre la marchandise. L’attaque de cette
médiation
s’est concrétisée dans le pillage,
fréquent
dans les émeutes, et qui a pu constituer par endroits
l’activité centrale des gueux, dans des
dimensions parfois prodigieuses. En visant ses temples, des boutiques
et
marchés aux centres commerciaux,
l’hostilité des
révoltés modernes pour ce qui domine et colonise
toute
vie prend les figures du saccage et de la razzia vengeresse.
L’accès conditionné aux produits du
travail est
alors brisé par un élan collectif qui
révèle la fragilité d’un
ordre arbitraire,
qui ne doit son existence qu’à la propagande
permanente de
ses défenseurs, et en dernier recours à ses
remparts
policiers.
En cumulant les offensives contre les gardiens de la religion
gestionnaire et contre son objet, les situations de révolte
collective détraquent l’équilibre
d’une
société dont le sacré n’est
nulle part
ailleurs plus qu’ici profané. Mis au devant de
tels
basculements, lors des moments les plus intenses du négatif,
les
gardiens de la publicité sont
dépêchés pour
rapiécer comme ils peuvent ce qui ne tient plus sur place
que
par l’intervention de l’armée. Il leur
faut user de
la calomnie, plaquer sans vergogne leur triste croyance sur des
événements qui dépassent et conspuent
tout ce
qu’eux-mêmes tolèrent et promeuvent.
C’est
donc assez souvent que ces commentateurs salariés qui se
sont
risqués sur le terrain s’y sont vus
bastonnés, pris
à partie avec raison comme des menteurs, quand ce
n’est
pas tout simplement les bureaux des médias locaux
qu’on a
ajoutés au nombre des édifices
caillassés ou
détruits.
Au stade de l’étincelle
émeutière, là
où pour les gardiens de l’ordre tout
n’est
déjà plus que dommageable, dramatique,
condamnable, ce
sont justement ses ouvertures possibles qui se jouent du point de vue
du débat sur la totalité. Sur les quelque 200
jours de
faits négatifs en moyenne répertoriés
pour chaque
année de 2003 à 2006, nombre d’entre
eux ne
trouvent pas de prolongement. Cependant, lorsque c’est le
cas, on
constate deux types de suites, soit sous la forme de séries
d’émeutes soit sous celle d’une
extension dans le
temps et dans l’espace. C’est alors ce que nous
avons
appelé un soulèvement, lorsque
l’offensive initiale
se propage à plusieurs villes d’une même
région et durant plusieurs jours, ou lorsqu’une
localité a pu passer aux mains des
révoltés qui
ont temporairement expulsé les forces étatiques.
Au-delà, le dépassement de cette localisation de
la
révolte vers sa menée à
l’échelle
d’un Etat consiste en une insurrection, à ce stade
où les révoltés en nombre
s’organisent, il
faut bien souvent en dernier recours changer au moins tout un
gouvernement dans la précipitation. La progression ainsi
décrite schématise un processus
linéaire loin de
se vérifier à chaque début de
révolte. Sur
la période couverte, aucune insurrection n’a
donné
lieu à une révolution, et au vu du nombre
élevé d’émeutes et de celui
réduit de
soulèvements, la progression de
l’émotion
inaugurale à l’insurrection a perdu de son
évidence. L’émeute est visiblement
moins
féconde qu’il y a vingt ans. Ce sont souvent des
excès de quelques heures, mettant aux prises des centaines
de
participants à la police momentanément
débordée, ouvrant un espace où dans un
souffle
rapide « mobilier urbain », voitures, commerces et
bâtiments publics subissent des assauts destructeurs. Le
temps de
la spontanéité est bref, même si
l’ampleur de
la révolte se mesure aussi à la
présence
d’un même assaut dans plusieurs villes au
même
moment. Quand au-delà du premier impact
l’offensive se
prolonge, la pratique change, après des temps morts
où la
récupération tente de parasiter ce qui vient
d’avoir lieu.
Suivant les terrains, suivant les moments, d’autres actes
voient
le jour. Outre la confrontation directe et les destructions, on dispute
à l’Etat les espaces libérés
par la rupture.
Des barricades rudimentaires à
l’échelle d’un
quartier jusqu’à la paralysie d’une
capitale ou
d’une région entière, interrompre la
circulation
imposée en s’appropriant rues et routes est devenu
une
préoccupation récurrente des
révoltés
actuels. Le possible en germe trouve ses premières
concrétisations dans l’affirmation d’une
puissance
collective capable de dicter sa propre volonté. Sur la
plupart
des continents, sous des formes diverses, on retrouve la pratique du
blocage qui offre
souvent le souffle nécessaire à une poursuite de
l’offensive. Mais c’est toutefois une orientation
à
double tranchant, quand elle ouvre la porte au retour de vieilles
méthodes de contestation, quand elle se fige en bras de fer
avec
l’Etat seulement motivé par la satisfaction de
revendications partielles. Les situations de mobilisations massives,
quand les insoumis se comptent par milliers, sont pour cette raison
souvent en équilibre entre la puissance qui s’y
manifeste
et son détournement dans les impasses des luttes
particulières, réflexion qu’on peut
étendre
aux grèves générales qu’on a
vues
accompagner des assauts majeurs. Plus stérile et surtout
moins
fréquent, le recours aux armes, qui semble en premier lieu
le
moyen adéquat de renverser
l’inégalité dans
le rapport de forces avec l’Etat, conduit
généralement à une
réduction des
perspectives ouvertes par l’émeute. Le passage
à la
clandestinité de quelques-uns, la
nécessité
d’un financement, la possibilité pour
l’Etat de
réprimer lourdement et celle pour l’information de
développer ses amalgames habituels, placent de
façon assez
systématique les résistants dans une nasse.
Pour nombre de gens et parfois des révoltés
eux-mêmes, de telles batailles de rue sont vaincues
d’avance au regard des moyens répressifs dont les
Etats
disposent. C’est d’une part ne pas
connaître
suffisamment les moments de l’histoire où des
masses
d’anonymes ont bouleversé le cours du monde contre
des
souverains que peu pensaient détrônables,
c’est
d’autre part ne pas considérer la
quantité de
pauvres qu’il faut engager contre leurs semblables en
révolte. D’autant qu’on observe depuis
quelques
années de régulières frondes
menées par des
soldats, ou d’anciens soldats, en conflit avec leur
hiérarchie, et qui peuvent prendre parfois la figure de
véritables émeutes. Armés et aguerris,
de tels
renégats représentent une menace toute
particulière, soit du fait de l’absence
momentanée
de forces à leur opposer, soit parce qu’ils font
jeu
égal avec les flics en poste. Encore trop rare, trop
localisée à certains Etats, la mutinerie
policière
ou militaire reste un danger pour tout Etat déjà
secoué par la révolte, parce qu’elle
peut
apparaître comme la clef de son renversement. Là
où
l’ordre est ainsi vacillant, non aussi
profondément
implanté qu’en Occident, chaque zone
d’enfermement
collectif devient le théâtre possible de
l’insoumission. La multiplication des camps de
réfugiés, l’entassement dans les
prisons
surpeuplées, l’émotion
suscitée dans les
stades, l’indiscipline dans les écoles, sont
susceptibles
d’étendre les oppositions à
l’autorité
qui s’y manifestent hors de l’enceinte
où elles
semblaient confinées. Et souvent, au cœur
d’un
mouvement qui a déjà pris le dessus sur les flics
dans
une ville, tribunaux, postes de police et pénitenciers sont
pris
d’assaut. Lorsque ces sanctuaires sont à ce point
investis, toute la chaîne de la répression se
trouve
déréglée, rendue au rôle qui
est le sien
dans la guerre en cours.
A l’origine de ces situations, qui ne paraissent
exceptionnelles
que si l’on y prête une attention
superficielle, des
contextes déterminent le passage à
l’acte :
bavures, pénuries, arbitraire de la gestion,
élections,
atteintes à l’honneur, hausses des prix, sont
autant de
catalyseurs de l’insatisfaction. Plus directement, des
déclencheurs changent ce qui n’est au
départ
qu’une protestation en conflit ouvert. Où
qu’on
regarde, les faits négatifs qu’ils provoquent ne
permettent plus d’établir des liens rationnels de
causes
à effets, comme pourtant chaque commentateur
extérieur
voudrait par ce biais les réduire. Toutefois ce qui impulse
ainsi le négatif donne une indication sur les disputes
profondes
qui agitent ce monde. Les impératifs de la circulation
marchande
et les conséquences qu’ils ont pour ceux qui les
subissent
sont au premier plan de ce qui libère la colère.
Les
moyens par lesquels ceux qui sont chargés de les faire
appliquer
tentent de se maintenir au pouvoir, en y parvenant le plus souvent,
adviennent également comme offense inacceptable,
manifestation
concrète du mépris adressé
quotidiennement
à la majorité des pauvres. En amendant pour eux
seuls et
suivant leur volonté les règles
censées
s’imposer à tous, les gestionnaires font en
permanence la
démonstration de l’iniquité
à la base
même de l’organisation actuelle de la
société.
Si en Occident le contrôle des pauvres, ici entendus comme
les
humains maintenus hors de la visibilité dans la
communication,
s’est perfectionné pour permettre
d’éteindre
leurs velléités subversives sans causer un nombre
important de victimes, les assauts gueux les plus virulents dans le
monde ont nécessité l’emploi de la
force
armée pour les stopper et prévenir
d’éventuelles contagions. Sous le regard
bienveillant des
Etats occidentaux, quoique non sans quelques remontrances pour la
forme, des mesures d’exceptions prises en hâte
autorisent
les tirs à balles réelles, d’abord
contre les
émeutiers puis jusqu’au moindre quidam coupable
d’avoir enfreint le traditionnel couvre-feu. Là
non plus,
il ne s’est pas agi seulement d’Etats
particulièrement tyranniques dont l’emploi des
armes
serait coutumier, mais bien souvent de situations où sur le
recul les défenseurs de l’ordre n’ont pu
le
restaurer que par l’élimination physique de ceux
qui
l’ont menacé. A chaud, dans le cœur de
la bataille,
des dizaines à des centaines de tués ont parfois
été nécessaires pour mettre fin
à un feu
que rien d’autre n’aurait semble-t-il su endiguer
aussi
sûrement. Le temps qui succède à
l’offensive
battue est dans ces cas celui des arrestations massives, des rafles,
des représailles étatiques par la terreur.
Jusqu’au
cœur des dites démocraties occidentales,
l’émeutier risque la prison, quand ailleurs ce
sont des
dizaines
d’années d’enfermement qui lui sont
promises.
L’Etat n’est pas toujours l’acteur
principal de la
répression, là où les divisions
ethniques,
régionales ou religieuses sont sciemment entretenues, il est
courant que la tâche policière soit
appliquée par
des groupes de pauvres eux-mêmes. Sur les continents
où
les troubles sociaux sont les plus intenses, c’est
d’ailleurs ce mode de répression qui constitue le
principal obstacle à la révolte,
lorsqu’en devenant
simple affrontement entre pauvres par la réactivation de
rivalités anciennes, l’assaut initial perd sa
teneur
critique pour ne plus s’insérer que dans un cycle
d’attaques meurtrières entre quartiers ou groupes,
libérant l’Etat de sa mise en cause
première. De
tels procédés répressifs profitent du
soutien
déterminant de l’information dominante toujours
prompte
à plaquer ses interprétations
rétrogrades pour
ramener les actes émeutiers à des explications
contextuelles hypertrophiées, avec toutes les
conséquences concrètes qu’a cette
parole dans le
monde et sur place, parfois jusque chez les acteurs des faits
eux-mêmes. L’autre procédé
courant qui peut
parfois se substituer entièrement à la
répression
directe, et qui lui aussi dépend bien souvent de sa
promotion
médiatique, consiste dans la dérivation du
négatif
au profit de concurrents des gestionnaires en place, en substituant aux
anonymes la figure de partis ou leaders politiques,
régionalistes ou religieux. Par la mise en avant des
récupérateurs les mieux placés, le
plus souvent
eux-mêmes dépassés par ce qui a lieu
tant que les
gueux sont à l’attaque, on comble comme on peut
l’espace ouvert par la critique en actes. Ainsi
expliquée,
renvoyée à des revendications insignifiantes, la
révolte se voit expurgée de ce qui au
départ
constituait sa nature hérétique. Travestie en
manifestation d’un problème particulier et
ponctuel, elle
se trouve de ce fait soumise aux représentants
qu’on lui
greffe, tant que cette représentation n’est pas
elle-même devenue sa cible.
Enfin, s’il revient à la grande
majorité qui ne se
révolte pas, à la masse « neutre
», la
principale limite du négatif actuel, il faut aussi pointer
celles qu’on pourrait qualifier d’internes
à la
révolte moderne, comme motif non négligeable de
ses
défaites. Face à la capacité des
encadrements
idéologiques et d’opportunistes politiciens
à se
placer à la tête des mouvements sociaux les plus
forts de
ces dernières années, on doit bien prendre acte
de la
persistance à ne pouvoir donner une dimension
supérieure aux débuts de débat,
à traduire
la critique des coups en mots, à mener sur ces bases une
communication offensive autonome. Si les seules possibilités
d’une transformation du monde sont bien dans les faits
négatifs, au-delà de la
spontanéité et de
l’émotion premières,
l’étape suivante
équivaut le plus souvent à un appauvrissement. Et
quand
ce n’est pas la récupération qui a pris
définitivement le relais, la défaite semble
effacer des
mémoires le possible un instant mis au jour.
Du point d’observation, avec le recul qu’il permet,
on peut
sentir la force que constituent à un moment donné
ceux
qui font la révolte, quand dans une même zone du
monde ou
dans un même moment, les offensives se font
simultanées.
Par l’organisation de la séparation des foyers,
par
l’occultation de la simultanéité, une
telle vue
n’est encore pas possible sur le terrain, quand dans le feu
de
l’action l’urgence détermine les
priorités
locales. Ce handicap nous paraît aujourd’hui le
plus urgent
à combattre. Un tel objectif montre toute
l’insuffisance
de notre observatoire, en l’état impuissant
à
s’opposer aux flots permanents de la propagande
médiatique. Mais ce qu’il permet
déjà, sinon
de répondre concrètement aux carences de la
révolte actuelle, c’est une première
approche pour
s’y confronter, dans le but de se proposer des moyens pour en
venir à bout.
En couvrant plusieurs années, une vision globale du
véritable conflit mondial nous est permise. A la
déception première de ne pas voir de suites
conséquentes aux ouvertures de 2001, de constater
l’isolement d’une insurrection en 2003, ou de voir
des
agitations s’enfoncer dans un désordre
stérile, a
fait suite un enthousiasme certain à partir de
l’année 2005. La concentration dans le temps de
plusieurs
événements d’importance a
vérifié
l’actualité de l’insatisfaction alors
principalement
exprimée dans le rejet des gestionnaires de plusieurs Etats
en
quelques mois. Depuis, la menée plus assurée de
notre
veille nous a surtout montré une concentration du
négatif
dans certaines zones du monde. Si les manques se font toujours sentir,
le conflit s’aiguise par endroits, s’approfondit
avec le
temps. Des séries d’émeutes locales
annoncent et
dévoilent une tension encore particularisée, puis
les
prétextes à la colère se font plus
généraux, mettant en cause toute la
chaîne
hiérarchique du pouvoir dans un Etat. Dans les cas
où la
récupération ou le remplacement des gouvernants
ne sont
pas possibles à court terme, la contradiction
soulevée
dans la révolte reste à vif. Un espace se
maintient, que
la répression ne ferme que momentanément, mais
qui
jusqu’à maintenant paraît rester vide
d’idées.
Là le besoin de la théorie se fait
particulièrement sentir, pour donner du sens à
ces
moments, inventer ce sens collectivement sur la base de la
négation première et surtout sur celle
expérimentée ailleurs, par d’autres
révoltés qui ont accédé
à la
même situation, souvent sous la même forme et face
à
la même opposition policière, gestionnaire et
médiatique. De la critique en actes, il importe de tirer les
conséquences les plus générales pour
saper
à la racine ce dont elle ne détruit encore que
les
représentations. Savoir comment on passe de la
dénonciation de régimes corrompus à
celle de
l’organisation étatique dans sa
généralité, comment des pillages
d’ampleur faire la base d’une refonte du rapport
social, comment
l’incendie d’un bâtiment de presse
réclame
l’appropriation collective de la communication. A
l’unité pratique, il est urgent de donner son
pendant dans
le langage, mais sans perdre de vue que
l’événement
négatif tel qu’il se produit encore localement,
encore
ponctuellement, demeure le repère qui définit
directions
et possibles. C’est pour l’instant là
que la vie se
joue. L’inconcevable émerge, pour sauter
à la gorge
de l’assurance satisfaite des conservateurs de tous bords.
Encore
aujourd’hui, il s’agit de montrer, de rendre
sensible, cet
inconcevable, parce que l’écart entre la
révolte
actuelle et sa généralisation possible,
s’il trouve
partout les conditions objectives pour se réduire, est
maintenu
par l’occultation permanente de ce possible à
portée de main, tel qu’il s’est
affirmé dans
l’histoire récente, quand la puissance
mésestimée des anonymes, seule force capable de
bouleverser effectivement tout ce qui existe, s’est mise en
mouvement.
3. La période