Proposition sur l’histoire – De la guerre du temps au début du 21ème siècle  > Première partie    







3. La période






L’observation systématique, dont la méthode a été formalisée progressivement, s’est donc d’abord menée sur la période 2003-2006. Le choix de rendre compte de la révolte sur ces quatre années est relatif à la constitution de notre moyen d’observation et à la mise en forme de ses premiers résultats. La période ainsi circonscrite, suivant la mesure commune du temps, n’indique pas une phase significative du débat dont le commencement serait janvier 2003 et la fin décembre 2006. Toutefois, ce qui a motivé d’observer a tenu à une recrudescence du négatif manifestée principalement par les mouvements sociaux d’Algérie et d’Argentine, à partir du printemps 2001 et jusqu’au cours de l’année 2002. Du point de vue du débat sur la totalité, il a semblé s’y montrer un progrès par rapport aux limites constatées jusqu’alors dans la pratique centrale de l’émeute, quelque propagation qu’elle ait pu connaître jusqu’à l’insurrection généralisée dans un Etat. A la suite de leurs percées profondes contre l’ordre dominant, ces deux offensives soutenues ont donné lieu à des tentatives originales d’organisation. Les perspectives ouvertes pouvaient laisser penser que les révoltés commençaient à remédier au si préjudiciable manque des émeutiers modernes de la période antérieure, lorsque la défaite recouvre la brèche ouverte, lorsque la progression quantitative finit dans un épuisement général où le possible initial n’est pas exploré. Une telle hypothèse sur l’état du débat réclamait d’être vérifiée en se donnant pour cela les moyens appropriés.

Avec l’intention de faire maintenant part du temps de la révolte, recomposé suivant ses batailles et ses temps morts, nous prenons pour objet ce qui est advenu à la suite de ces deux événements références, soit une période qui débute en 2002. Si au jour d’aujourd’hui, nulle révolte n’a, à notre connaissance, poussé l’avantage jusqu’au stade atteint par ces deux précédents, ni a fortiori produit une nouveauté qui les dépasserait, il nous a tout de même paru important de prendre en compte la suite dans la continuité, en comblant le temps qui nous manquait. De même, sur la base de ce que nous avons pu voir depuis, nous portons notre regard au-delà de 2006, borne qui ne valait que pour proposer un instantané, et précipiter sa présentation publique. Pour 2002, nos connaissances, moins sûres que pour la période de veille, proviennent d’un retour sur ce qui nous y a semblé le plus notable, à partir de recherches rétrospectives récentes ou d’impressions déjà relevées alors. Pour le temps postérieur à 2006, jusqu’au printemps 2008, les écarts de traitement sont dus à la concentration décidée depuis sur les révoltes majeures.

C’est donc une vision orientée de ce début de siècle que nous présentons, dont l’angle originel était déterminé par ce qui l’a ouvert comme tentatives des humains de rompre le cours de la communication autonomisée, mais dont le mouvement panoramique devait aussi permettre de saisir l’inattendu, l’imprévisible, susceptibles de surgir de nouveaux assauts émeutiers. Qu’une époque se soit ouverte à partir de 2001 était une présomption, il serait difficile d’en faire une affirmation pour ce que nous savons aujourd’hui. Nulle révolution, nul dépassement, ne sont venus donner une fin, une profondeur, des idées, aux moyens expérimentés dans les assemblées de Buenos Aires et dans les comités de Kabylie. En se poursuivant essentiellement comme dispute, mises en question, le débat ne se manifeste qu’en tant qu’aspirations brutes à sa menée, premières déterminations élémentaires, avortées trop tôt, des conditions de sa maîtrise la plus conséquente. On y retrouve ce qui avait encore constitué l’insuffisance des événements de 2001, malgré leur simultanéité et les préoccupations d’une constitution en force autonome. Les révoltés continuent d’ignorer l’unité qui est la leur, la puissance qu’ils forment au-delà de leurs séparations géographiques et contextuelles. Sans concrétisation de cette unité, sans le devenir sujet de cette puissance, le changement, la transformation du monde, tels qu’ils sont donnés à voir, ne sont qu’apparences de changement et de transformation, confirmation supplémentaire de tout ce qui est là, qui ne servent qu’à renforcer l’empêchement du débat. Mais si les forces conservatrices maintiennent l’aliénation qui suit son cours hors de discussion, elles sont aussi attaquées : voilà où selon nous se joue la décision sur le monde, la possibilité de sa transformation effective, essentielle.
 




Du point de vue de la conservation 




Par ce qui est donné à voir au quotidien, derrière l’éclatement des représentations particulières, locales et partielles, une vision de l’époque s’impose à tous, se construit en arrière fond des vies individuelles. Pour défendre sa définition immuable du devenir humain, la représentation médiatique traite du général, cadenasse la totalité par une délimitation des possibles à l’échelle la plus grande. Contre les aspirations au débat, pour faire face à sa nécessité toujours plus sensible, il lui faut installer des ersatz puissants, généraux, qui sont ses principaux moyens de contrôle en dernière instance. Cette mise en place, périodiquement renouvelée, se doit de contrefaire les principales déterminations du débat : par les définitions les plus générales, de l’opposition dans le genre, et du contenu de la communication. Il s’agit d’enclore le débat dans une apparente volonté de saisir les enjeux les plus grands, de le vider de la véritable opposition qui s’y manifeste comme de son contenu possible réellement ambitieux. L’enjeu auquel tout est ramené reste la survie, ce que l’humanité a à perdre. Ainsi dédié à la conservation, ce semblant de prise pour objet du cours non maîtrisé du monde se résume à la production de problèmes, dans les deux sens du terme, ce qui menace et ce qu’il faut résoudre.  




Le problème des menaces (l’opposition spectaculaire) 



Pour l’ensemble des spectateurs soumis à l’information, le siècle s’est ouvert le 11 septembre 2001 aux Etats-Unis avec les détournements des avions de ligne américains, et leur projection contre les tours jumelles de New York et le Pentagone. D’après ce qu’on a pu en voir depuis, les conséquences de ces attentats n’ont consisté qu’en des progrès policiers. Police de la pensée d’une part, médiatique donc, pour laquelle l’occasion s’est offerte de renforcer son autorité sur la définition et la hiérarchisation des événements dans le monde, en retrouvant là ce qui serait un indiscutable événement mondial. Emotionnel, spectaculaire et sans sujet collectif autonome, toute latitude est laissée aux clercs médiatiques pour en faire un élément fondateur de leur pseudohistoire, redéfinissant une échelle probante et indiscutable pour juger de l’essentiel et de l’accessoire. Comme la chute du mur de Berlin avait instauré l’information en juge de l’historicité des faits, le « 11 septembre » confirme ce statut et ce pouvoir. Police étatique ensuite, d’abord par les mesures exceptionnelles autorisées à tous les Etats du monde au prétexte de la menace terroriste, et par les guerres menées en Afghanistan et en Iraq. Ce renforcement mutuel de l’Etat et de l’information, entre fabrication d’images et production de ce qui sera filmé, a trouvé son exemplaire illustration avec l’incorporation (« embedded ») des médias par l’armée américaine lors de l’invasion de l’Iraq en avril 2003. Ce qui n’est au départ qu’idéologie, vision fantasmée du monde, se matérialise sur le terrain, dans les vies, pour revenir confirmé dans la représentation suivant ce mouvement bouclé si particulier au fonctionnement de l’information, auquel, pour un temps au moins, personne ne semble échapper. De la croisade étatique en Afghanistan jusqu’à l’ensablement des marines en Iraq, ce grand spectacle n’a pas seulement été un feuilleton focalisant l’attention, mais a consisté en une démonstration de force de l’Etat en général. Pour se conserver comme seule organisation possible de la société, il lui faut faire périodiquement la preuve de sa puissance, ainsi que justifier de son impérieuse nécessité par l’entretien d’ennemis factices auxquels lui seul peut faire face.  

L’islamisme rénové, qui avait commencé à remplacer la récupération marxiste depuis la révolution en Iran, et lors de certaines offensives majeures postérieures, s’est vu consacré officiellement comme nouvelle opposition spectaculaire, face à l’Etat pseudo-démocratique occidental. Au conflit du débat sur le monde est substituée une contrefaçon : rien d’essentiel ne détermine les désaccords des ennemis ainsi définis, dont les convergences pour la conservation de tout ce qui est là sont par contre légions. Pour autant, l’ensemble des divisions instaurées a pour fonction de s’appliquer à tous suivant les pôles qui les déterminent (fort/faible, impérialisme/résistance, liberté/terreur) et à partir d’un centre moyen-oriental où tout se jouerait. Ainsi mis en scène, l’affrontement, exempt de sens, définit les partis en présence et les partis à prendre, sans qu’aucune alternative ne puisse paraître possible. Pour ce faire, le terrorisme et les guerres « préventives » sont les moyens appropriés. Chacun s’y trouve impliqué, qu’il soit la victime potentielle d’un attentat ou d’une montée de l’intégrisme, ou celle de l’arbitraire de la domination américaine. Pour une telle mise en scène, les personnages étaient taillés sur mesure, du redneck irresponsable entouré d’un cénacle de conseillers machiavéliques d’un côté, au milliardaire fait ermite de l’autre. Dans cette parodie d’affrontement, il y a bien sûr une échelle de représentation suivant les publics. Il y a surtout une progression rapide où le gros du spectacle se désagrège de lui-même en abandonnant ses personnages. Mais le faux débat fait son chemin, laisse ses traces, qu’on agite les drapeaux Bush ou Ben Laden, qu’on oppose l’Occident chrétien au « monde musulman », qu’on dénonce les raisons stratégico-marchandes des guerres menées ou les délits d’initiés d’avant le 11 septembre.

Au final, c’est l’image qui compte, et bien plus c’est l’attention focalisée qui importe, celle du pauvre réduit à son quotidien, auquel on fait absorber des enjeux qui le dépassent fatalement, sur lesquels aucune prise ne lui est possible, et mieux encore, desquels il n’a rien à espérer ni à désirer. A la façon de l’équilibre de la terreur du milieu du siècle précédent, l’épée de Damoclès au-dessus de la tête, le particulier séparé n’est concerné par le général qu’en tant qu’il représente une menace, lointaine souvent, mais rappelée en permanence. C’est une peur qui commande à l’obéissance, par les moyens de contrôle développés conjointement, et parce qu’elle s’étend à de multiples autres menaces plus ou moins fantasmées. 

Depuis l’affaire des caricatures de Mahomet en 2006, où cette orientation de la parole médiatique a semblé atteindre son acmé, et où finalement le grotesque de l’affaire a davantage accentué la lassitude des informateurs après coup, la parodie d’opposition a quitté le devant de la scène. Non que les troupes américaines aient quitté l’Iraq, non que les attentats aient disparu, on a même droit, comme autant de piqûres de rappel, à de régulières nouvelles de Ben Laden, mais l’orgie première a fini par dégoûter. La fausse opposition reste en fond, mélangée au reste de l’actualité médiatique. Au moins dans les pays occidentaux, il y a maintenant, comme pour la météo et la pollution, un niveau d’alerte périodiquement mis à jour sur la base de sources qui demeurent évidemment inconnues du plus grand nombre. C’est un élément problématique qui s’est ancré là, enraciné dans une façon de concevoir l’histoire présente où toute remise en cause de l’ordre mondial est passible de se voir amalgamée au terrorisme endémique, qui agit à la fois comme recours et comme répulsif, comme explication et comme raison d’être.  

Le quotidien du terrorisme, l’absurdité des massacres commis par des Etats ou des groupes armés qu’ils financent, les guerres civiles qui tournent en rond, déterminent pour une grande part l’atmosphère de l’époque qui prend les figures du traumatisme. Leur rapport quotidien sert l’entretien de l’inquiétude générale, justifie le sentiment d’impuissance, pour un engourdissement fataliste. Dès lors, le contenu du débat n’est plus compris dans le rapport de forces qui seul l’anime, mais dans une conciliation générale où les antagonismes n’ont que la valeur d’opinions discordantes. Les forces armées veillent au contrôle du concret, les pensées rendues inoffensives, parce que scindées de toute incidence pratique, peuvent s’échanger dans les laboratoires confinés du « débat d’idées » où l’on parle sans fin, et comme s’il ne devait pas y en avoir.




La menace des problèmes



Avec une focalisation identique sur la survie, l’organisation d’un faux débat sur la totalité occupe maintenant le devant de la scène. La prise pour objet du déploiement de l’aliénation se fait suivant ce seul point de vue, celui des problèmes qu’il pose pour l’humanité. C’est bien alors la contradiction qui est saisie, mais toujours du point de vue de la conscience malheureuse, comme inquiétude. En s’appropriant la définition des problèmes et de leurs supposés remèdes, le même parti qui travaille à occulter l’indépendance de la pensée collective établit de nouvelles normes pour réaffirmer ses prérogatives. 

L’absence de maîtrise globale est bien évoquée, mais pour confirmer l’ordre institué, tel qu’aujourd’hui il exclut toute maîtrise collective. « Crises » et catastrophes apparaissent comme des arguments supplémentaires à la conservation. Car c’est une absence de maîtrise qui est immédiatement tempérée par le fait qu’on en fasse part, que les autorités s’y penchent, assurant ainsi davantage leur confiscation incompétente du devenir humain. C’est le principe de la société qui se révèle à elle-même son propre scandale, mais comme dysfonctionnement, comme crise, et dans l’imposition à tous de sa responsabilité.

Deviennent événements apologétiques tous les dérèglements susceptibles de venir assombrir un peu plus un monde considéré comme bon jusqu’ici. Pollutions, canicules, inondations, pénuries, et même émeutes, entrent dans ce cadre d’une société qui court à sa perte, et qu’il s’agirait de sauver par la régulation, la modération, la mise au pas générale des gouvernés. La vision d’un monde chaotique aux prises avec d’un côté des catastrophes « naturelles », de l’autre un terrorisme aveugle, détermine l’orientation médiatique générale.

Au déferlement en perpétuelle augmentation de la marchandise, pour laquelle ce sont de nouveaux espaces à conquérir qui s’ouvrent, à ce mouvement exponentiel qui sépare toujours davantage le genre humain du débat où il prendrait comme conscience de lui-même, il s’agit seulement d’opposer l’apparence de cette conscience, sans débat. En complément des multiples mesures qui viennent parfaire l’encadrement policier des pauvres, c’est la contestation qui est maintenant intégrée au discours tenu sur le monde par ceux qui le gèrent. Les degrés de radicalité dans cette contestation, ce qui distingue le militant dans son association locale de défense de l’environnement, des ministres désormais exclusivement en charge de problèmes, ne se mesurent qu’aux solutions proposées au problème commun, indiscutable. Bon sens et modération resserrent les rangs au nom d’une maturité de l’humanité dont le seul objectif imaginable est plus que jamais d’assurer sa seule pérennité, effectivement et opportunément bien mal barrée.

Plus prégnante encore avec l’apogée récent de cette vision générale dans la « crise financière », il y a bien une autre crise, chuchotée de-ci de-là, et qui inquiète par-dessus tout les usurpateurs de la parole publique, celle dite de confiance. Entendez une défiance plus ou moins grandissante suivant les lieux et les moments, mais assez régulièrement manifestée, de la majorité des anonymes pour le monologue qui leur est imposé du matin au soir. Sans conséquences généralisées, elle n’en reste pas moins un problème récurrent auquel les gestionnaires doivent faire face quand la responsabilité à tous les niveaux est mise en question, ou plus généralement méprisée par habitude. Sans conduire encore à ce que devraient être ses logiques conséquences en actes, elle pose déjà la question de la cohésion possible dans une société où la contradiction fondamentale prend des traits de plus en plus nets, de plus en plus foncés. Car derrière la parole audible, le brouillage permanent, ce sont bien toujours les pauvres qui grouillent, ce que produit ce monde comme rebut, ce qui couve dans l’ombre, maintenu hors de la représentation ; autant de consciences à coloniser, sur lesquelles l’emprise de la représentation générale est conditionnée par l’identification possible de leurs préoccupations, de leurs aspirations, aux préoccupations et aux inquiétudes middleclass.

Tous les problèmes produits en permanence par cette société ne sont évidemment inextricables que dans le cadre de cette société, et dans la seule optique d’en préserver l’essentiel. Il faut avoir pénétré les consciences d’une telle croyance, celle de l’éternité de l’ordre actuel, et avoir créé les conditions pratiques de son application, pour dorénavant renvoyer chacun face au vide immuable de sa « propre » vie. L’entretien d’une telle disposition d’esprit n’est possible qu’en organisant le silence ou le mensonge sur ce qui vient périodiquement mettre à mal, dans la révolte moderne, les bornes ainsi fixées. Là où s’élabore le discours middleclass, au centre de la parole médiatique, on produit à flux tendu du renoncement à propager, à étendre, à exporter.




Résignation (effets)



Dans la société de masse atomisée en individus, dont la préservation est conditionnée par le maintien de cette contradiction immanente entre individuel et collectif, ce n’est plus seulement dans la promesse progressiste d’un monde qui s’améliore que s’assure la cohésion de ses membres, mais dorénavant dans ce qui se dessine comme une impasse pour tous. Une telle absence d’horizon semble conduire à une résignation plus sûre encore, à mesure que l’interdépendance s’accroît et que dans un même processus la séparation se creuse entre les singularités vides.

On a simplement rétréci davantage le cadre de l’existence, ses perspectives, déjà rabougries à l’ère de l’Etat providence, des ressources naturelles crues infinies, des espoirs crétins portés par les réformes gauchistes ou les chimères futuristes de la science. La négativité sous-jacente, en sourdine, se noie aussitôt dans l’omniprésente positivité marchande, dont l’empire dépend toujours de sa capacité à susciter du désir. Dans ce vieux centre-ville qu’est l’Occident, l’écart entre la morosité ordinaire et la représentation permanente du bonheur a atteint un stade tel que chacun se trouve coupable de rester pauvre quand la richesse comme promesse s’étale partout. Il s’est développé une normalité schizophrénique entre la misère immédiatement constatable par chacun et la simulation obligatoire du contentement.

Le rapport de l’individu au monde, tel qu’il est vécu dans la pauvreté pacifiée de la middleclass, tel qu’il s’y pratique, n’est jamais celui d’une constitution véritable. Les notions d’individu et de collectif, telles qu’elles renvoient à des entités à part entière, ne permettent que de schématiser comment ce qui les met en relation, ce qui les médiatise, a vidé l’un et l’autre des contenus qui pouvaient être les leurs par le passé. Représenté comme un réseau où l’on s’adapte, où l’on se fond, où travail et loisirs se mêlent comme autant d’expériences, de « plans », d’opportunités, l’ensemble formé par tous n’est pas ressenti comme tel. Chacun est dorénavant son monde, non dans l’intériorité mais toujours seulement dans la représentation de lui-même, dont il se convainc comme d’une réalité, et qui lui tient lieu de vitrine, dans l’apparition intermittente qu’il va pouvoir avoir dans la communication. L’homme-marchandise, que la vedette préfigurait il y a quelques décennies, s’est généralisé. Il lui faut être mobile, diversifié, ici et ailleurs par le moyen magique de ses fétiches technologiques. Il n’a plus qu’à s’identifier à ce qui semble encore mériter quelque estime, quelque désir, se faire marchandise autrement que comme salarié, condition désormais ostensiblement méprisée. Le seul horizon autorisé est la reconnaissance, microscopique le plus souvent : pouvoir se convaincre d’être quand il ne semble pas y avoir de possibilité d’être ailleurs que dans l’autoreprésentation. Dans ce jeu de soumis où il faut participer au mensonge général, soutenir la représentation imposée sous peine de s’en voir exclu, la fausseté et l’impuissance assumée ne caractérisent plus seulement le rapport à l’aliénation générale, mais sont devenues les conditions, la base d’accord implicite, des relations interindividuelles. Sous nos latitudes, c’est bien directement sous la coupe d’un tel peuple qu’il nous faut vivre aujourd’hui, cet agglomérat informe, lourd, qui semble rechigner au travail pour finalement convenir qu’il ne se voit aucune autre existence possible, qui veut oublier qu’il collabore et à quoi, pour mieux s’en acquitter.

Faut-il encore dire que l’envers de cette collaboration généralisée est la destruction lente, inexorable, et dans l’ombre, des personnes. C’est devenu aujourd’hui un lieu commun que de pointer le refoulement permanent de l’insatisfaction comme cause, parfois directe, des principales pathologies contemporaines, des multiples et plus récents dérèglements mentaux aux cancers. Abandonnée à tous les spécialistes, la responsabilité s’est perdue, et avec elle le sérieux du jeu, de la parole, et le plaisir lui-même dans ce qui n’est désormais qu’oscillation entre frivolité et angoisse, entre infantilisme et sagesse maussade. Les palliatifs payants à l’absence d’intensité se périment tous plus vite les uns que les autres, et la frénésie de leur consommation est le pendant d’une augmentation des suicides, dont les annonces médiatiques ne feignent même plus l’étonnement, et des usages de soulagements chimiques à une vie où le long terme effraie au point que personne n’ose formuler de quoi il pourrait être fait. C’est une zone du monde où la vieillesse domine, on s’y résigne plus que partout ailleurs à la seule survie, vaguement augmentée par un confort au final incertain. Se familiariser avec l’absence d’intensité, de vie, de sens, devient la condition pour durer, suivant cet indiscutable indice de progrès qu’est l’espérance de vie. Et ceux qui savent s’acclimater à ce régime définissent la norme. Economie, morale, justice viennent délimiter ce que doit être l’existence, engainée par des lois en perpétuelle augmentation. On se les imaginait obsolètes, mais famille et travail, sous l’effet de leur nouvelle précarité, sont au bout du compte les seuls repères, les ultimes justifications, qui restent, avec les liens de dépendance stériles qu’ils créent, avec l’isolement qu’ils consacrent.
    
A l’extérieur de cet enclos surreprésenté et qui tient lieu de modèle, suivant ses frontières mouvantes, s’étend le territoire mal défini des pauvres non intégrés dans la middleclass, où plus sauvage encore la marchandise seule circule à son gré. C’est sous sa forme qu’en touriste, le voyageur occidental aperçoit parfois, au hasard de ses pérégrinations balisées, la mise au pas pratique et directe des humains dont l’insatisfaction n’est pas tue par le consentement. Et ce monde qu’il peut parcourir suivant les trajets définis des autobus volants, il doit bien s’avouer que c’est le sien. Il faut dire que les situations dans ces zones semblent se caractériser par leur enfermement dans leur dimension locale tant la seule image générale donnée correspond à celle que la middleclass se renvoie à elle-même. Ils sont les lieux de la pauvreté, ceux pour lesquels au-delà des paysages, de la faune, des archaïsmes traditionnels, rien ne paraît mériter autre chose que de la compassion.

Une telle dichotomie, géographique et sociale, n’est que schématique, basée sur des tendances générales, la clarté de sa délimitation se perd lors des longues phases de paix sociale. Mais il faut pointer cette concentration de la soumission, l’action que cette minorité fantasmée en majorité, qui s’imagine neutre, porte dans le cours du monde. Comme forme la plus moderne de la résignation, elle est la condition de toutes les coercitions, de toutes les polices.

Il n’y a pourtant pas d’ailleurs qui serait séparé, en-soi, ce qui émane de là est partout. Il aimante les regards, justifie les existences, détermine les règles. Ce qu’il y a ailleurs, c’est la critique plus concentrée, plus entière, plus décisive, et qui tire son potentiel justement de cette unification du monde. Dans les rues de Kisumu, dans celles de Villiers-le-Bel, la même domination opère. Le seul développement qui existe en vérité est l’accroissement de la pauvreté sous toutes ses formes, et celui de sa justification middleclass.





Du point de vue du négatif




Sous la couche d’impressions hypertrophiées qui tissent la représentation médiatique de l’époque, contre la résignation quotidienne pour laquelle rien ne se passe ailleurs que derrière un écran, le vivant persiste à se manifester. Virevoltante ou grave, l’insoumission dénonce la honteuse acceptation des spectateurs pour le monde qu’ils participent à faire.

Rassérénante vérification : sur toute la période couverte, la révolte en actes collectifs n’a cessé de se manifester. Et pas seulement dans quelques zones reculées du monde qui permettrait de l’imputer aux conditions exceptionnellement pénibles de ses malheureux habitants, mais dans plus de la moitié de ses Etats. Il faut reconnaître que pour nombre d’entre eux, elle se résume à quelques brèves illuminations du sordide habituel, mais dire aussi qu’elle agite certaines régions avec une récurrence remarquable. Son apparition n’est donc pas seulement sporadique, sans lendemain, comme une attention trop superficielle pourrait le laisser penser. D’ailleurs, au vu de ce qui est dit en général, les faits dont nous rendrons compte pourront paraître incroyables. Et pas uniquement parce qu’ils ont pu se produire si souvent. Leur déroulement tranche si complètement avec l’ordinaire qu’il n’y a plus guère que dans la représentation artistique que l’on pourrait trouver l’équivalent artificiel et fabriqué des dimensions qu’y prend le vécu. Encore aujourd’hui, l’émotion y est au centre, en deçà de l’émeute il est bien rare de trouver le passage hors des allées bétonnées de la conscience asservie. Dans des contextes divers, le plus souvent des manifestations mais pas toujours, des centaines ou milliers de personnes investissent la rue, et pour des motifs tout aussi divers, dans ces moments singuliers, le cours normal des choses s’interrompt.

Dans l’époque présente, Etat et marchandise sont toujours les cibles des révoltés.

Si les affrontements avec les flics se produisent logiquement dans l’émeute, les représentants politiques ont été régulièrement attaqués, caillassés, quelquefois lynchés, par les foules dont la colère accumulée a produit le passage à l’acte. Tout ce qui arbitre et réprime au nom de l’ordre a subi des assauts répétés : dans la révolte actuelle on brûle des commissariats, des mairies, des ministères parfois. Ce sont jusqu’à des gouvernants en chef qui ont dû quitter leur palais sous les huées hostiles des gueux. Dans les pays où elles opèrent, les troupes étatiques internationales n’ont pas échappé elles non plus à de vigoureux assauts contre leurs installations. Du gestionnaire local aux prises avec ses administrés au chef d’Etat dont la tête est demandée par la population insurgée, c’est sans doute par centaines qu’on pourrait compter les usurpateurs de la chose publique à avoir eu affaire avec leur dénonciation pratique. 

En prenant une forme plus débridée encore, la révolte s’est régulièrement portée contre la marchandise. L’attaque de cette médiation s’est concrétisée dans le pillage, fréquent dans les émeutes, et qui a pu constituer par endroits l’activité centrale des gueux, dans des dimensions parfois prodigieuses. En visant ses temples, des boutiques et marchés aux centres commerciaux, l’hostilité des révoltés modernes pour ce qui domine et colonise toute vie prend les figures du saccage et de la razzia vengeresse. L’accès conditionné aux produits du travail est alors brisé par un élan collectif qui révèle la fragilité d’un ordre arbitraire, qui ne doit son existence qu’à la propagande permanente de ses défenseurs, et en dernier recours à ses remparts policiers.

En cumulant les offensives contre les gardiens de la religion gestionnaire et contre son objet, les situations de révolte collective détraquent l’équilibre d’une société dont le sacré n’est nulle part ailleurs plus qu’ici profané. Mis au devant de tels basculements, lors des moments les plus intenses du négatif, les gardiens de la publicité sont dépêchés pour rapiécer comme ils peuvent ce qui ne tient plus sur place que par l’intervention de l’armée. Il leur faut user de la calomnie, plaquer sans vergogne leur triste croyance sur des événements qui dépassent et conspuent tout ce qu’eux-mêmes tolèrent et promeuvent. C’est donc assez souvent que ces commentateurs salariés qui se sont risqués sur le terrain s’y sont vus bastonnés, pris à partie avec raison comme des menteurs, quand ce n’est pas tout simplement les bureaux des médias locaux qu’on a ajoutés au nombre des édifices caillassés ou détruits.

Au stade de l’étincelle émeutière, là où pour les gardiens de l’ordre tout n’est déjà plus que dommageable, dramatique, condamnable, ce sont justement ses ouvertures possibles qui se jouent du point de vue du débat sur la totalité. Sur les quelque 200 jours de faits négatifs en moyenne répertoriés pour chaque année de 2003 à 2006, nombre d’entre eux ne trouvent pas de prolongement. Cependant, lorsque c’est le cas, on constate deux types de suites, soit sous la forme de séries d’émeutes soit sous celle d’une extension dans le temps et dans l’espace. C’est alors ce que nous avons appelé un soulèvement, lorsque l’offensive initiale se propage à plusieurs villes d’une même région et durant plusieurs jours, ou lorsqu’une localité a pu passer aux mains des révoltés qui ont temporairement expulsé les forces étatiques. Au-delà, le dépassement de cette localisation de la révolte vers sa menée à l’échelle d’un Etat consiste en une insurrection, à ce stade où les révoltés en nombre s’organisent, il faut bien souvent en dernier recours changer au moins tout un gouvernement dans la précipitation. La progression ainsi décrite schématise un processus linéaire loin de se vérifier à chaque début de révolte. Sur la période couverte, aucune insurrection n’a donné lieu à une révolution, et au vu du nombre élevé d’émeutes et de celui réduit de soulèvements, la progression de l’émotion inaugurale à l’insurrection a perdu de son évidence. L’émeute est visiblement moins féconde qu’il y a vingt ans. Ce sont souvent des excès de quelques heures, mettant aux prises des centaines de participants à la police momentanément débordée, ouvrant un espace où dans un souffle rapide « mobilier urbain », voitures, commerces et bâtiments publics subissent des assauts destructeurs. Le temps de la spontanéité est bref, même si l’ampleur de la révolte se mesure aussi à la présence d’un même assaut dans plusieurs villes au même moment. Quand au-delà du premier impact l’offensive se prolonge, la pratique change, après des temps morts où la récupération tente de parasiter ce qui vient d’avoir lieu.

Suivant les terrains, suivant les moments, d’autres actes voient le jour. Outre la confrontation directe et les destructions, on dispute à l’Etat les espaces libérés par la rupture. Des barricades rudimentaires à l’échelle d’un quartier jusqu’à la paralysie d’une capitale ou d’une région entière, interrompre la circulation imposée en s’appropriant rues et routes est devenu une préoccupation récurrente des révoltés actuels. Le possible en germe trouve ses premières concrétisations dans l’affirmation d’une puissance collective capable de dicter sa propre volonté. Sur la plupart des continents, sous des formes diverses, on retrouve la pratique du blocage qui offre souvent le souffle nécessaire à une poursuite de l’offensive. Mais c’est toutefois une orientation à double tranchant, quand elle ouvre la porte au retour de vieilles méthodes de contestation, quand elle se fige en bras de fer avec l’Etat seulement motivé par la satisfaction de revendications partielles. Les situations de mobilisations massives, quand les insoumis se comptent par milliers, sont pour cette raison souvent en équilibre entre la puissance qui s’y manifeste et son détournement dans les impasses des luttes particulières, réflexion qu’on peut étendre aux grèves générales qu’on a vues accompagner des assauts majeurs. Plus stérile et surtout moins fréquent, le recours aux armes, qui semble en premier lieu le moyen adéquat de renverser l’inégalité dans le rapport de forces avec l’Etat, conduit généralement à une réduction des perspectives ouvertes par l’émeute. Le passage à la clandestinité de quelques-uns, la nécessité d’un financement, la possibilité pour l’Etat de réprimer lourdement et celle pour l’information de développer ses amalgames habituels, placent de façon assez systématique les résistants dans une nasse.

Pour nombre de gens et parfois des révoltés eux-mêmes, de telles batailles de rue sont vaincues d’avance au regard des moyens répressifs dont les Etats disposent. C’est d’une part ne pas connaître suffisamment les moments de l’histoire où des masses d’anonymes ont bouleversé le cours du monde contre des souverains que peu pensaient détrônables, c’est d’autre part ne pas considérer la quantité de pauvres qu’il faut engager contre leurs semblables en révolte. D’autant qu’on observe depuis quelques années de régulières frondes menées par des soldats, ou d’anciens soldats, en conflit avec leur hiérarchie, et qui peuvent prendre parfois la figure de véritables émeutes. Armés et aguerris, de tels renégats représentent une menace toute particulière, soit du fait de l’absence momentanée de forces à leur opposer, soit parce qu’ils font jeu égal avec les flics en poste. Encore trop rare, trop localisée à certains Etats, la mutinerie policière ou militaire reste un danger pour tout Etat déjà secoué par la révolte, parce qu’elle peut apparaître comme la clef de son renversement. Là où l’ordre est ainsi vacillant, non aussi profondément implanté qu’en Occident, chaque zone d’enfermement collectif devient le théâtre possible de l’insoumission. La multiplication des camps de réfugiés, l’entassement dans les prisons surpeuplées, l’émotion suscitée dans les stades, l’indiscipline dans les écoles, sont susceptibles d’étendre les oppositions à l’autorité qui s’y manifestent hors de l’enceinte où elles semblaient confinées. Et souvent, au cœur d’un mouvement qui a déjà pris le dessus sur les flics dans une ville, tribunaux, postes de police et pénitenciers sont pris d’assaut. Lorsque ces sanctuaires sont à ce point investis, toute la chaîne de la répression se trouve déréglée, rendue au rôle qui est le sien dans la guerre en cours.

A l’origine de ces situations, qui ne paraissent exceptionnelles que si l’on y prête une attention superficielle, des contextes déterminent le passage à l’acte : bavures, pénuries, arbitraire de la gestion, élections, atteintes à l’honneur, hausses des prix, sont autant de catalyseurs de l’insatisfaction. Plus directement, des déclencheurs changent ce qui n’est au départ qu’une protestation en conflit ouvert. Où qu’on regarde, les faits négatifs qu’ils provoquent ne permettent plus d’établir des liens rationnels de causes à effets, comme pourtant chaque commentateur extérieur voudrait par ce biais les réduire. Toutefois ce qui impulse ainsi le négatif donne une indication sur les disputes profondes qui agitent ce monde. Les impératifs de la circulation marchande et les conséquences qu’ils ont pour ceux qui les subissent sont au premier plan de ce qui libère la colère. Les moyens par lesquels ceux qui sont chargés de les faire appliquer tentent de se maintenir au pouvoir, en y parvenant le plus souvent, adviennent également comme offense inacceptable, manifestation concrète du mépris adressé quotidiennement à la majorité des pauvres. En amendant pour eux seuls et suivant leur volonté les règles censées s’imposer à tous, les gestionnaires font en permanence la démonstration de l’iniquité à la base même de l’organisation actuelle de la société. 

Si en Occident le contrôle des pauvres, ici entendus comme les humains maintenus hors de la visibilité dans la communication, s’est perfectionné pour permettre d’éteindre leurs velléités subversives sans causer un nombre important de victimes, les assauts gueux les plus virulents dans le monde ont nécessité l’emploi de la force armée pour les stopper et prévenir d’éventuelles contagions. Sous le regard bienveillant des Etats occidentaux, quoique non sans quelques remontrances pour la forme, des mesures d’exceptions prises en hâte autorisent les tirs à balles réelles, d’abord contre les émeutiers puis jusqu’au moindre quidam coupable d’avoir enfreint le traditionnel couvre-feu. Là non plus, il ne s’est pas agi seulement d’Etats particulièrement tyranniques dont l’emploi des armes serait coutumier, mais bien souvent de situations où sur le recul les défenseurs de l’ordre n’ont pu le restaurer que par l’élimination physique de ceux qui l’ont menacé. A chaud, dans le cœur de la bataille, des dizaines à des centaines de tués ont parfois été nécessaires pour mettre fin à un feu que rien d’autre n’aurait semble-t-il su endiguer aussi sûrement. Le temps qui succède à l’offensive battue est dans ces cas celui des arrestations massives, des rafles, des représailles étatiques par la terreur. Jusqu’au cœur des dites démocraties occidentales, l’émeutier risque la prison, quand ailleurs ce sont des dizaines d’années d’enfermement qui lui sont promises. L’Etat n’est pas toujours l’acteur principal de la répression, là où les divisions ethniques, régionales ou religieuses sont sciemment entretenues, il est courant que la tâche policière soit appliquée par des groupes de pauvres eux-mêmes. Sur les continents où les troubles sociaux sont les plus intenses, c’est d’ailleurs ce mode de répression qui constitue le principal obstacle à la révolte, lorsqu’en devenant simple affrontement entre pauvres par la réactivation de rivalités anciennes, l’assaut initial perd sa teneur critique pour ne plus s’insérer que dans un cycle d’attaques meurtrières entre quartiers ou groupes, libérant l’Etat de sa mise en cause première. De tels procédés répressifs profitent du soutien déterminant de l’information dominante toujours prompte à plaquer ses interprétations rétrogrades pour ramener les actes émeutiers à des explications contextuelles hypertrophiées, avec toutes les conséquences concrètes qu’a cette parole dans le monde et sur place, parfois jusque chez les acteurs des faits eux-mêmes. L’autre procédé courant qui peut parfois se substituer entièrement à la répression directe, et qui lui aussi dépend bien souvent de sa promotion médiatique, consiste dans la dérivation du négatif au profit de concurrents des gestionnaires en place, en substituant aux anonymes la figure de partis ou leaders politiques, régionalistes ou religieux. Par la mise en avant des récupérateurs les mieux placés, le plus souvent eux-mêmes dépassés par ce qui a lieu tant que les gueux sont à l’attaque, on comble comme on peut l’espace ouvert par la critique en actes. Ainsi expliquée, renvoyée à des revendications insignifiantes, la révolte se voit expurgée de ce qui au départ constituait sa nature hérétique. Travestie en manifestation d’un problème particulier et ponctuel, elle se trouve de ce fait soumise aux représentants qu’on lui greffe, tant que cette représentation n’est pas elle-même devenue sa cible.

Enfin, s’il revient à la grande majorité qui ne se révolte pas, à la masse « neutre », la principale limite du négatif actuel, il faut aussi pointer celles qu’on pourrait qualifier d’internes à la révolte moderne, comme motif non négligeable de ses défaites. Face à la capacité des encadrements idéologiques et d’opportunistes politiciens à se placer à la tête des mouvements sociaux les plus forts de ces dernières années, on doit bien prendre acte de la persistance à ne pouvoir donner une dimension supérieure aux débuts de débat, à traduire la critique des coups en mots, à mener sur ces bases une communication offensive autonome. Si les seules possibilités d’une transformation du monde sont bien dans les faits négatifs, au-delà de la spontanéité et de l’émotion premières, l’étape suivante équivaut le plus souvent à un appauvrissement. Et quand ce n’est pas la récupération qui a pris définitivement le relais, la défaite semble effacer des mémoires le possible un instant mis au jour.

Du point d’observation, avec le recul qu’il permet, on peut sentir la force que constituent à un moment donné ceux qui font la révolte, quand dans une même zone du monde ou dans un même moment, les offensives se font simultanées. Par l’organisation de la séparation des foyers, par l’occultation de la simultanéité, une telle vue n’est encore pas possible sur le terrain, quand dans le feu de l’action l’urgence détermine les priorités locales. Ce handicap nous paraît aujourd’hui le plus urgent à combattre. Un tel objectif montre toute l’insuffisance de notre observatoire, en l’état impuissant à s’opposer aux flots permanents de la propagande médiatique. Mais ce qu’il permet déjà, sinon de répondre concrètement aux carences de la révolte actuelle, c’est une première approche pour s’y confronter, dans le but de se proposer des moyens pour en venir à bout.

En couvrant plusieurs années, une vision globale du véritable conflit mondial nous est permise. A la déception première de ne pas voir de suites conséquentes aux ouvertures de 2001, de constater l’isolement d’une insurrection en 2003, ou de voir des agitations s’enfoncer dans un désordre stérile, a fait suite un enthousiasme certain à partir de l’année 2005. La concentration dans le temps de plusieurs événements d’importance a vérifié l’actualité de l’insatisfaction alors principalement exprimée dans le rejet des gestionnaires de plusieurs Etats en quelques mois. Depuis, la menée plus assurée de notre veille nous a surtout montré une concentration du négatif dans certaines zones du monde. Si les manques se font toujours sentir, le conflit s’aiguise par endroits, s’approfondit avec le temps. Des séries d’émeutes locales annoncent et dévoilent une tension encore particularisée, puis les prétextes à la colère se font plus généraux, mettant en cause toute la chaîne hiérarchique du pouvoir dans un Etat. Dans les cas où la récupération ou le remplacement des gouvernants ne sont pas possibles à court terme, la contradiction soulevée dans la révolte reste à vif. Un espace se maintient, que la répression ne ferme que momentanément, mais qui jusqu’à maintenant paraît rester vide d’idées.

Là le besoin de la théorie se fait particulièrement sentir, pour donner du sens à ces moments, inventer ce sens collectivement sur la base de la négation première et surtout sur celle expérimentée ailleurs, par d’autres révoltés qui ont accédé à la même situation, souvent sous la même forme et face à la même opposition policière, gestionnaire et médiatique. De la critique en actes, il importe de tirer les conséquences les plus générales pour saper à la racine ce dont elle ne détruit encore que les représentations. Savoir comment on passe de la dénonciation de régimes corrompus à celle de l’organisation étatique dans sa généralité, comment des pillages d’ampleur faire la base d’une refonte du rapport social, comment l’incendie d’un bâtiment de presse réclame l’appropriation collective de la communication. A l’unité pratique, il est urgent de donner son pendant dans le langage, mais sans perdre de vue que l’événement négatif tel qu’il se produit encore localement, encore ponctuellement, demeure le repère qui définit directions et possibles. C’est pour l’instant là que la vie se joue. L’inconcevable émerge, pour sauter à la gorge de l’assurance satisfaite des conservateurs de tous bords. Encore aujourd’hui, il s’agit de montrer, de rendre sensible, cet inconcevable, parce que l’écart entre la révolte actuelle et sa généralisation possible, s’il trouve partout les conditions objectives pour se réduire, est maintenu par l’occultation permanente de ce possible à portée de main, tel qu’il s’est affirmé dans l’histoire récente, quand la puissance mésestimée des anonymes, seule force capable de bouleverser effectivement tout ce qui existe, s’est mise en mouvement.
 









    3. La période

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