Proposition sur l’histoire – De la guerre du temps au début du 21ème siècle  > Première partie    







4. Des faits à la théorie, et au-delà 






Téléologisme ?




Comme point de vue sur l’histoire, la téléologie moderne est d’abord réflexion sur un ensemble d’événements unifiés sous l’appellation de révolution iranienne. La théorie qui en naît se maintient dans un rapport intime aux faits par le détournement de l’information dominante, principale activité de la Bibliothèque des Emeutes. Extraire le mouvement historique réel de l’obscurité et la confusion dans lesquelles il est maintenu par l’information se fait sur la base d’un parti pris dans le conflit générique. L’intention paraît d’appuyer ceux qui font l’histoire en tâchant de répondre à ce qui se montre comme leurs manques les plus flagrants : l’absence de discours et de théorie d’une subjectivité qui ne se manifeste qu’en actes, qu’en coups. Il s’agit dans ce même objectif de révéler aux émeutiers modernes l’ubiquité de leur pratique, le parti qu’ils forment, seulement visible pour l’observateur. La raison du développement ultérieur de la téléologie, à l’issue du mouvement d’émeutes au tournant des années 1990, semble encore consister à forger des armes dans la pensée en vue de pallier ce qui a tant fait défaut aux révoltés alors défaits. C’est la période où s’élaborent progressivement, après la bataille identifiée, les principaux résultats théoriques, confrontés aux modes de pensée dominants. Le point de vue téléologique s’affirme dans la critique, notamment dans des polémiques qui l’opposent aux points de vue bornés de la critique sociale antérieure.

Ce qu’on pourrait appeler la genèse de la téléologie moderne est cette prise de parole ambitieuse de quelques individus sur la base de milliers d’actes de révolte dans le monde. C’est vraisemblablement la singularité de l’époque qui a voulu une telle situation, résultante de l’ignorance des spectateurs, de la séparation des révoltés sans conscience historique et de la déficience et l’empêchement de leur communication à l’échelle mondiale. Les téléologues se sont faits les accoucheurs du discours que l’ensemble de ces attaques gueuses pouvait signifier, les consciences traductrices d’une multitude de négations immédiates. Leur théorie est ce résultat, mais un résultat dont ne sont pas absents leur propre subjectivité, leurs propres schémas de pensée, inévitablement insuffisants à rendre de façon complète la vérité de l’humanité, comme tout aussi inévitablement porteurs de certitudes idéologiques. Mais tant que le projet revendiqué passe par l’instauration du débat de l’humanité sur elle-même, tant que la vérité en dépend, la théorie n’est que le moyen de signifier les conditions de ce débat, même en allant jusqu’à projeter son terme, son propre but final. Tout reste à vérifier, tout reste à faire.

De la prise de parti initiale, puis de l’accompagnement théorique du conflit, à la théorie perfectionnée, le rapport au monde se détend. Les révoltes, dorénavant, peuvent paraître plus ternes au regard des perspectives élaborées dans le mûrissement théorique. Théorie et pratique ont commencé à perdre leur rapport mutuel, et, vraisemblablement, du fait que les offensives en actes ne sont plus à la hauteur de leur passé récent. Ce constat doit sans doute expliquer aussi pourquoi la téléologie n’est pas dans la rue, dans les têtes émeutières d’Albanie par exemple, cette « prochaine insurrection » dont la BE se faisait fort d’annoncer le contenu.

Il serait déplacé de poursuivre plus loin le sarcasme au sujet de prévisions ou projections, dont on peut déjà reconnaître l’audace d’en faire quand prévaut le silence prudent. Après l’Albanie justement, en se concentrant sur les mouvements algérien et argentin, le premier congrès de téléologie entendait renouer avec les faits, en lire la nouveauté. Les assemblées argentines ont ouvert un possible insoupçonnable, voilà qu’après l’émeute une communication s’élabore, et pas par des récupérateurs, mais démocratiquement, par les anonymes eux-mêmes. Voilà que les conditions pour débattre du monde trouvent une première ébauche, extrêmement localisée il est vrai, mais effective.

Ici commence notre autocritique, ou plus exactement celle de notre rapport trop peu critique à la téléologie moderne. De la découverte de ses textes à la collaboration de certains d’entre nous avec l’OT, l’enthousiasme et l’accord ont toujours pris le pas sur des réserves qui ne faisaient que pointer, ils ont toujours eu le dernier mot. C’est peut-être la plus grande de nos insuffisances que d’avoir trop accordé de crédit à cette parole somme toute isolée. Mais à ce moment, l’ouverture, préalablement détectée par les téléologues et que nous prenions pour objet ensemble, primait sur le reste. Briser le silence médiatique, l’interprétation idéologique, pour s’essayer à comprendre le sens des comités algériens, des débats libres de Buenos Aires, déterminait l’urgence, la priorité.   

Du désaccord sur la façon de collaborer aux polémiques de fond récentes, il faut bien dire que ce que pouvait avoir d’acritique notre rapport à la téléologie moderne n’est plus justifiable. Sur l’histoire et sur les faits, sur l’idéologie et sur les actes, sur l’observation, sur la théorie et la pratique, les échanges indirects entamés à partir de leur jugement de notre texte sur l’AG en lutte peuvent servir de point d’appui, tant ils ont fait figure pour nous de révélateur, pour différencier notre point de vue et nos intentions de ceux des théoriciens de la téléologie moderne, face à la contradiction désormais recroquevillés dans la défensive.  

On pourrait donner ici une formulation particulière de l’insatisfaction fondatrice d’Invitations au Débat sur la Totalité : l’absence d’effets de la théorie la plus radicale de notre temps sur le monde, l’absence de convergence et la coexistence indifférente de la proposition téléologique et du négatif en actes. Notre propre démarche d’observateur a permis d’affermir notre scepticisme, en allant voir ce qui se jouait réellement dans la révolte présente. C’a été le moyen de s’affranchir d’une influence pesante, et finalement assez improductive. Nous n’avons pas abandonné pour autant tout point de vue, mais seulement conservé ce qui nous paraissait le plus en accord avec nos convictions. Elles-mêmes influencées par l’aspiration des insurgés de 2001 à s’organiser et à débattre. L’urgence résidait là, dans les actes, vers les actes, non dans quelque filiation théorique, mais dans la confrontation des convictions avec les événements récents.

Depuis la polémique publique ouverte fin 2007 sur interpellation des téléologues, ces derniers ont tendance à nous ramener dans leur giron, en niant et occultant l’originalité de notre entreprise. C’a été l’occasion de l’expliciter à nouveau, en complément de nos textes de présentation. Malgré cela, pour eux, notre activité ne serait finalement qu’une tentative de reproduire à l’identique celle qu’eux-mêmes avaient entreprise par le passé, et ils trouvent donc cette reproduction fort mauvaise. En déclarant ce que devait être l’observation, ce que devait être la théorie, ils nous ont montré plus clairement que si nous l’avions seulement cherché par nous-mêmes en quoi notre démarche, imputée dans leur délire à un besoin de reconnaissance, se différencie de ce qu’ils font.

Leur conception de l’observation s’est éclaircie à partir de leur jugement négatif sur notre activité de publication des faits de révolte, activité qu’ils ont de leur côté abandonnée sous sa forme systématique, fin 2005 d’après ce que nous avons compris. C’est notamment au sujet du rapport entre les faits observés et le discours qu’il est possible d’émettre à partir d’eux que les désaccords se sont montrés.

Cette question essentielle, nous l’avons jusqu’à maintenant abordée avec prudence. La première raison à cela tient à la nature même des offensives dont nous parvenons à prendre connaissance. Tant qu’elle reste manifestée dans l’émeute, les acteurs de la révolte ne parlent pas. L’essence de l’émeute est de faire l’économie de la médiation par la conscience, et jusqu’à aujourd’hui, pour ce qui est de l’époque moderne c'est-à-dire postérieure à la dernière révolution, de ce que nous pouvons en savoir, seuls les révoltés d’Algérie et d’Argentine – pour lesquels le besoin de débattre a même semblé la préoccupation centrale – ont tenté d’expérimenter l’élaboration d’une parole commune dans l’affirmation du conflit. Nous avons donc, pour notre part, fait le choix d’en rester à des hypothèses minimales quant à l’interprétation possible du sens des révoltes, pour davantage réfuter les interprétations médiatiques là où les actes démontrent leur caractère calomnieux ou réducteur. De même, la vision générale que nous proposons demeure limitée quant à ce que nous pouvons en déduire, elle vaut davantage pour s’opposer à ce qui est communément admis du monde que comme la révélation d’un mouvement de la totalité qui pourrait être complètement traduit par quelques têtes théoriciennes. La part d’interprétation au stade de la synthèse, c'est-à-dire à celui de la traduction de l’unité pratique constatée, se veut proposition particulière pour le dépassement des carences du négatif telles que nous les observons.

Entre les faits et l’idée, entre le particulier et le général, on prend soit le risque de se cantonner à l’empirisme, avec le problème qu’il reste sec, soit celui de s’embarquer dans des divagations subjectives. Suivant notre principe initial, nous avons privilégié la démarche empirique, dans une première phase. Si nous partons d’un point de vue général, il demeure incertain, incomplet. Il n’a de valeur que dans le conflit ici et maintenant, et là seul il peut trouver sa véritable mise en jeu, le terrain de sa vérification. Avec le progrès apparu en 2001, suivant les nouvelles orientations qu’il déterminait, c’est la situation paradoxale de la téléologie moderne jusqu’ici, c'est-à-dire la distance d’avec son objet et d’avec son but, qui semblait trouver là les premiers signes de sa résolution possible. Or d’après ce que disent désormais les téléologues, qui présentent la chose comme provisoire et justifiée par l’époque, le mouvement des faits à la théorie – censément réciproque, sinon à quoi bon ? – s’est en quelque sorte finalisé dans la seule théorie. En se développant pour et par elle-même, en prétendant tirer les conclusions les plus conséquentes de la dernière révolution, la téléologie moderne détermine une façon d’appréhender la pensée, ce qui est là. Mais dans ce développement, l’espèce de perfectionnement logique prend le pas sur l’objet qui était celui de la théorie au départ. Là où son action vers la pratique paraissait sa raison d’être, elle s’est maintenant tant détachée de la révolte présente, que cette dernière se trouve systématiquement en deçà de ce qu’elle énonce, semblant se répéter, « tourner en rond ». C’est un point de vue solitaire qui ne cherche plus de réponses aux obstacles actuels auxquels se heurtent les révoltés, sinon en creusant dans l’abstraction la somme des hypothèses qui dorénavant le composent. Par cette démarche qu’on pourrait qualifier d’infinitiste, la résolution et la réalisation sont renvoyées à un futur hypothétique. Perpétuellement en cours, la vérification théorique paraît viser une sorte de complétude de et dans la théorie, avec la continuation du processus de parturition de « l’idée ». Pour ce qui est des événements, la représentation de l’histoire passée se voit en quelque sorte officialisée dans un découpage en périodes dont le caractère relatif n’apparaît plus comme tel.

L’observation ne serait plus que le moyen éventuel de mesurer la distance entre le négatif actuel et le projet téléologique, ce dernier étant opportunément identifié à ce qu’aurait révélé la révolution iranienne. Suivant ce point de vue, en étant renvoyés à la théorie développée, les faits de révolte se trouvent entachés de graves limites, situés bien en deçà de ceux dont la prise en compte avait suscité l’idée de téléologie moderne. Or de ce que nous savons aujourd’hui, il apparaît que la phase révolutionnaire allant de la fin des années 1960 au début des années 1990 est davantage un changement d’époque qu’un assaut qui aurait été défait pour laisser entièrement la place à ce qui l’a battu. Telle qu’elle persiste à se manifester, au regard de ses moments les plus forts et les plus récents, c'est-à-dire ceux comparables à la période 1988-1993, la révolte moderne n’a pas perdu la vitalité et la forme qui étaient les siennes, et elle continue à se heurter aux lacunes qui pouvaient déjà être remarquées à ce moment. Il faut être bien éloigné du négatif de ces dernières années pour n’y voir que des « étincelles d’une insatisfaction plus repliée », ceci à la façon dont les idéologues en général ne jurent que par la révolte qu’ils ont connue ou suivie, la révolution russe pour les marxistes ou 68 pour les gauchistes français, considérant de haut ce qui est survenu depuis, et accordant ainsi une étonnante confiance à ce qui leur en donne un écho déformé. Plus que jamais nécessaire, l’observation isolée reste cependant insuffisante, sa généralisation comme pratique ne peut que s’intégrer dans le projet d’élaborer une communication sur les bases posées par le négatif en actes, à propos duquel le constat fait par la BE, tant sur le plan de la vigueur que sur celui des limites, ne s’est pas démenti.

Pour rendre leur discours à la relativité dont les téléologues ne devraient pas le départir, il faut également considérer comment sa base reste discutable, voire douteuse, en tout cas à discuter. Car ce sont bien les résultats de leur observation passée, qui leur servent à étayer le développement théorique tel qu’ils le poursuivent. D’une part l’influence du filtre par lequel ils passaient est comme oubliée dans l’éloignement des faits au sens acquis. S’y ajoutant une tendance à prendre systématiquement le contre-pied de l’interprétation médiatique, mais en enjolivant parfois ce qui eut lieu, jusqu’à l’esthétisation littéraire magnifiant à distance des situations pourtant souvent obscures par manque d’information. La mise à disposition des dossiers d’émeute et l’appel à la critique des résultats compensent en partie ce problème, mais l’ensemble des actes passés n’en sert pas moins de caution à ce qui est dit. Si la priorité était là, il serait instructif de passer au crible les compilations d’articles de la BE pour les confronter à tout ce qui a pu être spéculé à partir d’eux, notamment pour nuancer les conclusions tirées depuis, tant sur la définition des périodes que sur l’importance accordée à certains événements. En dépit des apparences du rigoureux méthodisme, le parti pris semble parfois avoir pris les traits de la partialité, quand les conclusions d’ensemble paraissent avoir gommé des particularités gênantes.

La partie du Laboratoire des frondeurs avec laquelle les téléologues ont scindé, qu’ils conspuent désormais, peut être vue comme le fruit révélateur de ce qui n’était encore qu’une tendance au moment de la BE. Parce que plus fruste, on y trouve moins voilés les travers de cette manière de faire, quand ses propres présupposés idéologiques investissent les acteurs de la révolte d’une volonté, d’un but. Le sujet qu’ils forment pour l’observateur est perçu et représenté comme concrétisé, non comme simple recomposition générale. C’est le débat qui est déjà anticipé, en reléguant au second plan les évidentes lacunes du négatif observé et en y plaquant ses propres désirs et fantasmes. De leur côté, les téléologues s’imaginent à l’endroit juste, pensant avoir trouvé la bonne mesure entre l’objectif et le subjectif, entre les considérations générales et les actes particuliers, pour nous reprocher de nous cantonner à informer des faits bruts. En se plaçant comme référence centrale, ils voudraient imputer aux uns un excès et aux autres un manque d’interprétation générale, oubliant seulement qu’ils n’ont fait qu’osciller entre les deux, qu’il n’y a pour l’instant nulle possibilité d’y échapper tant que la séparation entre les humains demeure. [2]  

Il faut bien maintenant tirer des conclusions des limites du négatif éparpillé et de celles de la théorie sans effets, sans imputer aveuglément ces limites à l’insuffisant approfondissement théorique. Entre l’histoire qui s’éloigne dans l’aliénation et la tentative de la saisir par la conscience, la schématisation du problème central en manque de théorie et de projet, si elle reste juste à notre sens, ne doit pas cacher l’impasse dans laquelle se trouve aujourd’hui la théorie révolutionnaire telle qu’elle s’était fondée à une époque où l’aliénation n’avait pas pris les dimensions qui sont les siennes aujourd’hui.    
 
Si, comme négation, la téléologie moderne a rompu avec une part de son héritage hégélo-marxien, cette « école de pensée » lui a toutefois donné ses principes, son fond initial, tant sa rhétorique que son mode d’appréhension de ce qui a lieu, et elle en a conservé certains défauts. Il reste en filigrane, et en contradiction avec les nouveautés énoncées, une prétention à statuer sur le monde, à en révéler la vérité. Dans la confrontation publique, la négation s’est appuyée sur l’affirmation, la mise en question sur une réponse générale formulée dans le court mais percutant « tout a une fin ». Avec les développements ultérieurs de la téléologie moderne, on peut voir l’opposition entre le contenu qu’elle révèle, qu’elle extrait, et les schémas de pensée, initiaux, sa méthode et ses présupposés. Ainsi, exemplairement, d’un but qui serait nécessairement celui de l’humanité comme cela pouvait être dit dans la BE, l’accomplissement de tout est devenu une proposition lancée par quelques humains à leurs contemporains. Avec cette ouverture, qui se poursuit dans la récente « Matrice téléologique », cette préoccupation de réviser la part quelque peu déterministe originelle, la téléologie moderne nous a paru la théorie la plus à même d’ouvrir des perspectives ambitieuses à l’insatisfaction offensive. Toutefois, c’était ne pas prendre suffisamment en compte le réel caractère problématique de la conjugaison des perspectives ouvertes et de l’espèce de systématisation consubstantielle.

C’est sa définition comme idée – maintenant couronnée par le plus suspect encore « courant de pensée » – qui paraît tracer la ligne de partage entre l’ouverture et le bouclage de cette théorie sur elle-même. Et cette définition, dérivée de leur hégélianisme, est centrale pour les téléologues. Elle correspond à ce mouvement clôt, de l’observation par quelques consciences de la révolte d’une époque déterminée, à son interprétation par ces mêmes consciences ; ce qui donne ce très contestable raccourci : « la téléologie moderne est l’idée de la révolution iranienne ».  

De la volonté de saisir un violent mouvement de l’insatisfaction par-delà la superficialité de ceux qui n’ont fait que le commenter du point de vue de la conservation, l’interprétation, partisane des acteurs de la révolte, aurait acquis une sorte de valeur intrinsèque. A partir de la synthèse théorique des actes encore séparés dans la pratique, ces observateurs ont publié leur représentation générale en appelant à sa critique. Malgré la base empirique, reste la prétention de quelques-uns de traduire des actes collectifs dont la soumission de leurs auteurs à un mouvement qui les dépasse tous a été reconnue, ceci du fait qu’ils ne l’ont pas pris pour objet. Car derrière les commentaires des ennemis de la révolte sur la révolte, derrière ensuite les actes eux-mêmes, il demeure cette intention de rechercher leur fondement, puis de l’affirmer, de le révéler. Aujourd’hui, une méthode empreinte d’une telle prétention nous paraît au moins suspecte. Elle a l’inconvénient de vouloir formuler une raison d’être aux actes dont les auteurs ont échoué à la trouver car échoué à la définir, collectivement, dans la poursuite de leur pratique.

Nous pensons qu’une telle définition ne saurait revenir à la théorie, qu’elle est l’œuvre possible de l’assemblée générale des humains, c'est-à-dire encore un projet. Or lorsqu’une réflexion sur le négatif se prévaut de telles révélations, les a fixées en amont du débat, elle rejoint l’idéologie, quand au final les faits servent d’alibi au discours, qui verse parfois dans l’extrapolation solipsiste, et qu’est cultivé l’amalgame entre ce qui en est dit et ce qu’ils ont été. Ce qui était au départ si justement dénoncé comme idéologique dans le discours médiatique, et chez ceux qui y restent soumis, tend finalement à se reproduire dans une représentation concurrente. Dans cette querelle des représentations où les actes ne sont plus le centre, la condition de la résolution, l’information se voit dotée d’une espèce de pouvoir démiurgique : elle ferait elle-même le monde, alors qu’elle ne participe qu’à sa domination.  


L’époque de la généralisation de l’émeute et des découvertes théoriques de la téléologie moderne se caractérise comme un passage, une profonde transformation des paradigmes antérieurs. Et dans ce passage, tout n’a pas été effacé d’un trait, de même l’ouverture permise est encore loin d’avoir été explorée. L’exigence de réalisation, le projet de tout accomplir, le jeu comme activité générique, les principes inhérents au but restent des repères fondamentaux, tout comme l’urgence, la soif de richesse véritable, l’offensive. Mais l’affermissement de cette subjectivité entre en contradiction avec ce qui tend à devenir le système téléologique, cette sorte d’orthodoxie satisfaite qui prétend statuer isolément sur l’histoire.
 




Pour une phase supérieure de l’histoire




De l’histoire qu’il faudrait faire telle qu’elle a été posée, traduite, représentée, modélisée, suivant son fondement, sa nécessité et toute la panoplie dialectique, c’est la constitution de son sujet et la définition de ses moyens et conditions qui priment maintenant, en tant que partie déterminante de son contenu. La notion d’histoire demeure une vision incomplète, une infirmité de l’humanité qui ne peut suivre son cours et en prendre acte qu’arbitrairement divisée, spectatrice, soumise à un mouvement qui dépasse tous ses membres et l’ensemble qu’ils forment. Entre la totalité qui se fait au gré de l’aliénation, de la pensée collective autonomisée, et les moments où cette autonomisation est combattue, ce n’est plus seulement sa conception qui importe mais sa menée. 




Débat et histoire



Le conflit dont nous proposons la présentation pourrait prendre le nom d’histoire, mais dans l’époque où la maîtrise du devenir de tout s’est si complètement aliénée, a ainsi quitté les têtes, la prétention de révéler son sens, son orientation par la conscience, est devenue intenable. En apparaissant le plus généralement comme série d’actes non médiatisés, la révolte moderne, le négatif, n’est saisie dans son unité que par l’observateur, qui la lui confère de l’extérieur. Continuer à disserter sur l’histoire quand son acteur principal reconnu n’a pas ce qu’on pourrait schématiser comme la conscience de soi, c'est-à-dire n’est pas constitué en sujet, confirme en dernière instance l’histoire en sphère indépendante, pour ce qui n’en serait au final qu’une énième philosophie. Or les faits négatifs sont justement ceux où cette indépendance commence d’être rompue, quand la subjectivité de l’humain se manifeste contre le devenir jusque-là cru tracé et connu, en tout cas hors de portée, du cours autonomisé de l’histoire. Le négatif n’est plus alors à considérer comme l’élément d’une histoire toujours subie, dont il accélérerait seulement la progression ou dont il confirmerait le dessein, mais comme puissance, c'est-à-dire pour le dépassement qu’il contient vers la définition subjective et collective du devenir. C’est précisément cette qualité − ce potentiel dont la concrétisation reste encore informulable − qui nous incite à préférer le terme de débat sur la totalité à celui d’histoire pour caractériser la part active et vivante du phénomène humain. Et ce n’est pas là une simple question de mots. Aux dualités inhérentes à la totalité des définitions de l’histoire, devenues oppositions rigides ou « dépassées » seulement dans des têtes, le débat tel que nous l’entendons comprend les perspectives de leur résolution pratique. Contre la recherche théorique d’un fondement, d’une substance ou d’un principe générique, contre l’énonciation d’un but préétabli de l’humanité, l’impossibilité d’une vérité théorique prétendant à l’absolu est reconnue pour favoriser les possibilités qui se manifestent en actes d’une vérité pratique par le débat des hommes entre eux. Il importe alors de définir les conditions par lesquelles ce potentiel peut se réaliser, mais déterminisme et transcendance sont expulsés d’un tel point de vue.

Le débat sur la totalité est le moyen de l’histoire, la médiation active entre la conscience et l’esprit – ultime et plus pertinente définition de la dualité – entre toute la pensée et chacun de ses émetteurs. L’essor pris par l’aliénation au cours des dernières décennies, ce flot en crue de la pensée incontrôlée, réclame son émergence en tant que notion centrale.

Pour préciser à nouveau ce que nous entendons par débat, il est d’abord nécessaire de le différencier de son acception commune actuelle. Il ne s’agit pas de la simple confrontation entre des thèses opposées, sur des questions qu’il maintiendrait telles quelles, comme son ersatz médiatique le représente dans le faux dialogue, mais la manifestation d’un parti pris dans la dispute sur la totalité, avec la question de sa réalisation comme enjeu. Ce qui s’oppose déjà dans le débat en actes est le maintien des possibles en tant que possibles, suivant le statu quo et la paralysie actuels organisés autour de pensées intouchables, et l’aspiration à leur pleine et entière vérification. Il est l’activité des humains lorsqu’ils attaquent la domination de pensées gelées, en s’en prenant ensemble à ce qu’elles justifient et autorisent directement pour leur existence. Une telle dispute n’est pas théorique, elle a des conséquences pour ceux qui l’ouvrent collectivement, par leur vie qu’ils jouent, comme elle en a pour ceux qui tentent de taire la dispute à laquelle ils participent pourtant, mais pour en enfouir les enjeux. La rupture avec les conditions dominantes qui se produit dans l’émeute, le soulèvement, dans la mobilisation d’ampleur tournée vers l’offensive et l’insurrection, est partagée par tous ceux qui y prennent part. Le lien social change, de son ordonnancement ordinaire aux prémices d’une forme nouvelle élaborée dans la révolte. La frontière entre la communication soumise et le débat se situe là, dans ce passage, et il n’y a, dans l’état actuel de nos connaissances, ouverture de débat qu’à condition que ce passage ait lieu comme moment fondateur.

L’acte collectif négatif est début de débat parce qu’il est début de réalisation.

La discontinuité du débat en actes laisse elle aussi, encore aujourd’hui, au seul observateur la possibilité de tenter de relever son déroulement global. Pour autant, ses ouvertures inscrivent leurs traces dans la pensée générique, impriment un point de non-retour avec ce qui maintenait l’aliénation à l’abri avant la rupture, qui change de forme et de contenu pour pouvoir perpétuer son rôle. Le recommencement sans enseignement du négatif n’est qu’une impression, en se heurtant à ce qui a été auparavant récupéré de sa nouveauté, il se trouve contraint d’ouvrir à nouveau des champs inconnus de la pensée. Localement, au-delà de la spontanéité, du négatif immédiat, l’élan offensif premier ne suffit plus, et la communication entre les acteurs de la rupture, qui peut advenir comme conscience du collectif pour ceux qui le forment, se trouve aux prises avec l’aliénation dans le retour à la médiation consciente.

Du débat qui progresse sans unité de ceux qui le font aux tentatives locales pour le poursuivre dans la parole, se pose la différence entre le débat « clignotant », en lieux et en moments, et la possibilité du débat maîtrisé où la prise pour objet du monde se ferait générique.


A partir de ce qui a été pris pour cible, de ce qui a été attaqué en actes, peuvent se dessiner les lignes directrices pour une poursuite en profondeur de la mise en cause, pour une extraction de ses conséquences les plus logiques.

La destruction du rapport hiérarchique par la liberté dans l’engagement et pour l’égalité dans la prise de décision ; l’établissement de nouveaux rapports par la rencontre entre anonymes, dont les actes communs se substituent aux identités, rôles et croyances subis jusque-là ; l’ouverture sur l’inconnu qui réduit les conceptions établies en certitudes au rang d’hypothèses et de présupposés considérés comme tels.

Les offensives : contre l’Etat, pour la maîtrise collective de l’organisation sociale et contre les divisions imposées et l’abdication de la responsabilité de chacun (démocratie véritable) ; contre l’information dominante, avec pour perspective la suppression de tels intermédiaires séparés, et pour la réappropriation collective de la parole contre son usurpation actuelle ; contre la marchandise, pour la prise pour objet collective du manque contre sa réduction utilitariste au besoin, et pour la mise au centre de la question de l’insatisfaction et de l’accomplissement.

Tout ce qui tend à la suppression des séparations, tout ce qui ouvre sur l’universel, sur le tout, permet déjà, sinon d’anticiper le débat à venir, au moins de formuler une transition entre ce qui se manifeste aujourd’hui de façon immédiate et la forme médiatisée de ce que porte déjà en elle cette manifestation. Nulle harmonie ou état idéal n’est à trouver ici, inhérente au débat, la contradiction est basée suivant des antagonismes véritables parce que déclarés subjectivement et soumis au but. 


Pour l’instant, au stade des assauts intermittents et encore séparés en pratique, il s’agit toujours de donner un sens à la dispute, comme d’envisager par ce biais la concrétisation de l’unité, seulement reconstituée a posteriori aujourd’hui. Telles qu’elles sont ici posées, les propositions de perspectives sur la base des interprétations des faits négatifs consistent principalement à définir les conditions du débat maîtrisé ; ce qui s’y oppose à combattre, et ce qui en constitue les nécessaires préalables à soutenir. On dessine ainsi les contours d’une position par ce qui, dans sa suppression envisagée et projetée, forme en négatif des possibles à explorer. On trace, sans certitudes, l’esquisse de ce qui commence à se montrer dans les situations de révolte qui ont été le plus loin, ceci en prolongeant la courte ligne de progression qui va de l’émeute première déclenchée par un problème local à la mise en doute de tout ce qui justifie et soutient l’ordre dans un Etat.
 



L’humanité ici et maintenant



En s’avançant plus encore sur ces bases, il est possible de poser d’autres éléments définitoires du débat, cette fois en critiquant ce qui rassemble les croyances et transcendances dominantes actuelles : ce qui fournit raison d’être et contenu. A la vocation de la communication organisée sur les questions les plus générales et communes à ne répondre qu’à des problèmes, suivant ce qu’il y aurait à perdre, dans l’absolu, ou pour chacun entre la naissance et la mort, il s’agit d’opposer enfin la question de ce qu’il y a pour chacun, et pour tous ceux concernés, à gagner et à accomplir dans ce temps. Pour préciser encore son contenu possible, on peut dire que la guerre du temps qui se joue aujourd’hui est le débat des humains sur leur vie, elle concerne les vivants, leur accomplissement. L’urgence manifestée dans l’expression émeutière de la révolte, et qui avait mené au tout finir téléologique, nous paraît devoir être portée contre toute définition de l’histoire qui noie dans une immensité hypostasiée ou virtuelle les existences actuelles. Le quotidien critiqué par les situationnistes n’était pas seulement pauvreté, temps misérable des individus isolés, mais également temps véritablement vécu, expérimenté, par ces individus, même si sans pouvoir réel. L’indifférence de la plupart des anonymes pour la représentation de généralités abstraites, qui a mené à la si regrettable perte de conscience de la totalité, affaiblissant la dangerosité de la notion d’histoire, peut être comprise comme un écoeurement généralisé face à des fantômes qui ont fini par ne plus concerner quiconque. Tant qu’aux explications dominantes sur le cours du monde ne sont opposées que d’autres explications générales et abstraites, quand la théorie a ainsi rejoint la philosophie, aucune prise véritable n’est possible sur ce qui a lieu. Il n’y en a évidemment pas plus dans le pragmatisme militant et léniniste qui ne trouve de moyens d’agir qu’en occultant la totalité comme catégorie centrale, et le conflit qui l’agite. Une question majeure de l’époque nous paraît de trouver le moyen terme, ou faudrait-il dire le dépassement, entre la théorie dénuée d’effets, et la pratique volontariste dénuée de pensée. Comment se hisser aux enjeux les plus grands sans abdiquer sa propre participation possible, comment agir effectivement sans s’enfermer dans quelques vaines particularités ?


En partant du général et dans l’optique d’une constitution du sujet le plus ample, on peut déterminer du point de vue du temps, de ce potentiel commun, une délimitation concrète du champ des possibles. Au « nous » abstrait, au fantôme humanité, serait bon d’être opposé l’égoïsme des vivants, l’égoïsme stirnérien en somme, non plus réduit à l’individu, mais élevé à cette dimension par lequel il gagne un tout autre éclat. Le sujet de l’histoire prend dès lors des contours beaucoup plus concrets que l’universel genre humain cru à tort infini.

On peut se servir du mot « humanité » pour décrire ce qui n’est pour l’instant que l’objet de l’histoire universelle, le genre, mais aussi, dans une autre acception, la totalité des humains en vie aujourd’hui. Ce deuxième sens est toujours recouvert par le premier, plus général. Par là même il n’y a donc pas de mot pour signifier ce qu’on pourrait appeler un peu abusivement « l’humanité ici et maintenant », c'est-à-dire l’ensemble des humains en vie au moment où nous écrivons, autrement dit l’ensemble de ceux qui ne le seront plus dans un siècle, cette communauté-là, unique. Une telle notion, a priori bien anodine, est tout de suite en butte à la perception dominante de l’humanité comprise dans son mouvement comme une espèce de flux permanent, inexorable et éternel. On nous objectera que l’on ne peut pas figer à un instant ce flux, ce mouvement perpétuel, que des humains naissent en permanence remplaçant leurs prédécesseurs, prenant à leur tour la relève pour un petit séjour dans le monde. Il nous faut donc préciser que nous nous prenons, nous, êtres limités dans le temps, comme étalon, comme référence temporelle et nous invitons chacun de nos contemporains à faire de même. Nous sommes, là tout de suite, une communauté potentielle, nous sommes l’humanité possible, unis par cette possibilité de faire notre histoire, ou de la subir comme ceux qui sont passés avant nous.

Il n’y a de projet que ceux que l’on mène à bout, il n’y a pas de projet pour l’humanité dans son entendement classique car seul l’unique peut accomplir son projet. L’humanité entendue dans sa continuité, ses cycles, ses séries, la multiplicité et le renouvellement des individus qui la constituent, n’a rien à accomplir et n’accomplira jamais rien car toutes ses promesses d’accomplissement sont dans son avenir, donc toujours et seulement en puissance. La téléologie moderne a fort bien critiqué cet aspect des systèmes de croyances en vigueur, soit qu’ils omettent entièrement et évitent l’idée même d’un projet générique, soit qu’ils reportent dans l’au-delà tout accomplissement, soit encore qu’ils fantasment sur un projet qui aboutirait pour le bien d’une humanité future, communiste par exemple.

Pour rendre réalisable ce monde, nous nous adressons à l’égoïsme, à l’intérêt, en un mot à la passion de ceux qui aujourd’hui le forment.










2. Leur « invitation au débat sur la calomnie » est significative à ce propos. A travers son énumération de sentences sans arguments, elle vaut surtout pour leur obstination à s’imaginer les sages-femmes de l’histoire, les révélateurs de l’esprit, « les acteurs du récit de leur temps », et à astreindre quiconque à se hisser à cette délirante prétention ou à se taire.  On s’arrêtera aussi sur leur invention d’une nouvelle définition de la calomnie, qui soit dit en passant ne correspond pas plus à notre vision de la rupture, et ne dit encore rien de bon sur leur capacité à être justes. Car quand on a besoin de pareilles façons pour ne pas se dédire, il serait judicieux de s’abstenir de tels reproches, à savoir que nous  « [préférerions] avoir raison que d’affronter les conséquences de [nos] manquements ». Qui préfère avoir raison ? Qui porte sciemment une accusation mensongère en public pour jeter le discrédit, véritable sens de la calomnie ? Après farceurs, c’est une nouvelle insulte à ravaler, une nouvelle pelisse à se mettre : calomniateurs.





    4. Des faits à la théorie, et au-delà

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Invitations au Débat sur la Totalité