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La Bolivie insurgée en 2003




Panorama de la contestation en Bolivie, entre 2000 et 2002
Février 2003 de La Paz à El Alto, le redoutable coup de semonce
Octobre 2003 d’El Alto à La Paz, âpre et grande bataille de tranchées
De février à octobre, et retour



Glossaire
Documents utilisés : pour février, pour octobre




Panorama de la contestation en Bolivie, entre 2000 et 2002



Depuis le tournant des années 2000, l’Etat bolivien a fait face à une série de frondes sociales dont la succession ne lui a laissé que peu de répit.

A Cochabamba entre janvier et avril 2000, moment inaugural de cette période, un mouvement se constitue principalement pour contester le monopole d’une entreprise privée sur la gestion et l’exploitation de l’eau – d’où l’appellation de « guerre de l’eau » la plus communément usitée pour s’y référer. Sous l’égide d’une « coordination pour la défense de l’eau » créée pour l’occasion, blocages de routes, manifestations, paros* se multiplient, dans Cochabamba et sa région ; à certains moments la ville est « prise » et occupée par ses habitants ; l’Etat en ordonne le placement sous contrôle policier et militaire, avant de décréter l’état de siège ; à deux reprises au moins, au début de février puis courant avril, la confrontation se durcit en affrontements ouverts, qui font plusieurs morts et blessés ; enfin, face aux contestataires qui ne plient pas, l’entreprise mise en cause lève le camp.

Dans ces trois années d’avant 2003, l’autre front le plus conséquent est maintenu ouvert par des groupes de paysans, dont les plus actifs sont les cocaleros*, qui contestent les mesures restrictives et d’éradication imposées contre l’activité de leur survie. Le bras de fer est permanent, et il s’intensifie quand les cocaleros usent de leur arme principale, le blocage de routes et de longue durée, parfois armé, au cours desquels les cas de confrontations meurtrières avec l’armée se multiplient, comme en septembre 2000 (12 paysans tués et une vingtaine de blessés lorsque les militaires interviennent contre les blocages), en juin/juillet puis surtout de septembre à novembre 2001 (notamment lorsque des cocaleros encerclent, assaillent des campements de militaires éradicateurs), à plusieurs reprises mais de façon plus isolée dans le courant de l’année 2002 (fait notable, à la mi-janvier, des groupes de cocaleros armés attaquent des bâtiments officiels dans la ville de Sacaba). 2003 commence avec une nouvelle campagne de blocages, qui s’étendent sur une vingtaine de jours à partir du lundi 13, notamment dans la région du Chapare, avec plusieurs cas d’affrontements qui font une dizaine de morts au moins. La motivation centrale en est toujours le refus des plans imposés quant à l’éradication de la coca, mais d’autres revendications sont exprimées par les représentants des contestataires, parmi eux Evo Morales*, notamment au sujet de l’ALCA* et de l’exportation du gaz, cette dernière question ayant déjà fait son apparition dans le courant de l’année précédente – le 29 août 2002 dans plusieurs villes, des manifestations ont été appelées par des syndicats, « contre l’actuel modèle économique », et pour « refuser l’exportation de gaz à travers un port chilien ».

A ces frondes principales s’ajoute une multitude de manifestations, d’actions de moindre envergure, la plupart du temps menées au nom de revendications partielles, décrétées par tel ou tel représentant de « secteurs » définis suivant les catégories établies du travail, dont prévaut ainsi le caractère plaintif et défensif, mais dont le nombre entretient aussi la permanence d’un climat général d’autant plus agité.

Pour l’essentiel, c’est la consultation des chronologies dites du « conflit social », publiées par la revue « del Observatorio Social de América Latina », qui a rendu possible cette vue d’ensemble sur la situation en Bolivie entre 2000 et 2002. Cette revue trimestrielle paraît depuis juin 2000, elle se compose d’« analyses de cas », surtout consacrées aux révoltes et mouvements sociaux les plus importants des dernières années sur le continent latino-américain, et donc de chronologies établies pour chaque Etat sur la base des informations délivrées par plusieurs organes de la presse locale courante. Face à cette documentation dense il a fallu faire le tri, car les observateurs de cet Osal privilégient l’exhaustivité là où il nous paraît plus approprié de scruter et de mettre en évidence la qualité négative que certains faits de révolte manifestent, ou du moins le paraissent selon nous. Ainsi, sur la base de ces rapports chronologiques confus de ce point de vue, une chronologie plus orientée a été établie (consultable ici). C’est cette base principalement qui a servi à dessiner le panorama qui précède, dans le but d’isoler puis de rassembler les moments et les lieux où ceux qui se sont soulevés en Bolivie l’ont fait de la façon la plus conséquente, la plus ample, la plus offensive. Deux cas particuliers sont encore à signaler : le 6 mars 2002 à Marchacamarca près d’Huanuni, 4 000 « mineurs et habitants » bloquent une route pour exiger le départ de gestionnaires locaux corrompus, l’intervention des flics provoque des affrontements, à coups de pierres et de dynamite pour riposter aux lacrymogènes et aux balles en caoutchouc ; le 23 octobre de cette même année à Trinidad, des centaines de « moto-taxistas, estudientes de secundaria y universitarios » manifestent pour la démission d’officiels accusés de la mort d’un étudiant, puis incendient deux bâtiments de la police, s’en prennent au ministère public et à la cour supérieure de justice, avant d’assiéger une cinquantaine de flics, jusqu’à l’occupation de la ville par des militaires.


Mais il faut remarquer que, même dans les cas de Cochabamba ou des cocaleros, certaines limites, qu’on pourrait dire propres à la plupart des manifestations de révolte en Bolivie dans cette période, sont demeurées très déterminantes, lorsque les discours préétablis de la contestation dirigent sa menée, lorsque des objectifs fixés en amont gouvernent le sens de ce qui a lieu, ou du moins paraissent au final l’avoir gouverné. Il importe de faire ce constat avant d’aborder 2003, car 2003 a été une année charnière, où les révoltés de Bolivie, en février puis en octobre, dans la succession et la confrontation de ces deux moments, ont porté par leurs actes à son paroxysme ce débat sur la révolte et ses enjeux. La condition pour en saisir le cœur, c’est d’abandonner toute certitude fondée sur ces représentations présupposées d’après lesquelles les forces de l’ordre et de l’habitude voudraient que chacun saisisse le monde et sa vie. La seule certitude, ce sont des actes, les actes de ceux qui ont fait la révolte en Bolivie, en février puis en octobre. Le récit à suivre vise donc, d’abord, à rendre à ces actes leur place centrale, dans l’intention de déceler ce qui s’y est manifesté mais dont l’interprétation n’a pas encore été proposée, parce que comme pour le monde en général les discours qui ont prévalu à ce sujet n’ont servi qu’à en dissimuler la complexité et le sens possible.
 

En s’arrêtant à la surface de la somme des commentaires dominants sur ce qui a eu lieu en Bolivie en 2003, et au préalable équipé de ses meilleurs croyances économistes sur la situation des pauvres en Amérique latine en général et dans cet Etat en particulier, on devrait croire qu’en février il s’est agi d’une protestation contre une augmentation d’impôts, et qu’en octobre peu ou prou le même « peuple » s’est érigé contre un projet d’exportation du gaz national jugé défavorable, et que ces deux mouvements successifs, bien que fortement réprimés, ont eu raison d’un président honni ; suite à quoi une phase de transition, par moments encore un peu chaotique, a tout de même mené à l’accession de Morales à la présidence, au début de 2006, c'est-à-dire à cet aboutissement censément victorieux pour les damnés de la terre en Bolivie.

Mais, rien n’est moins vrai.  




Février 2003 de La Paz à El Alto, le redoutable coup de semonce



Au commencement de 2003, sous la pression du FMI*, les gestionnaires de l’Etat bolivien, s’ils veulent compter sur des fonds de la Banque Mondiale et d’autres entités du même genre, se voient contraints d’assainir leurs finances. Le dimanche 9 février, le président Gonzalo Sánchez de Lozada* présente « le budget général de la nation », qui comporte le projet d’une nouvelle taxation de 12,5 % sur certains salaires, des fonctionnaires notamment, de ceux qui appartiendraient plutôt à la classe moyenne. Aux premiers désaccords exprimés dès le lendemain, Sánchez de Lozada plein de bonté se justifie par la volonté de ne pas porter préjudice « aux plus pauvres ».

Assez unanimement, différents représentants, des partis politiques d’opposition, des syndicats, des entrepreneurs privés, prennent donc publiquement les devants, le lundi 10, pour signifier leur mécontentement au sujet de la nouvelle mesure d’impôts, localement nommée « impuestazo ». Tous s’entendent sur son rejet, et ils décident et planifient divers moyens pour la contester. Entre autres, les entrepreneurs privés sollicitent une audience pour demander son retrait ; des représentants de l’EMPB* appellent à une mobilisation pour le mercredi 12 ; les syndicalistes de la COB* annoncent grèves et marches pour le jeudi 13 ; pour ce même jour assemblées de quartiers, Comité civique, politiciens opposants de la ville de Santa Cruz annoncent à l’argentine un « cacerolazo » ; le leader indigène et paysan Felipe Quispe* appelle à des « revueltas » contre le gouvernement ; Evo Morales, leader du MAS*, à la lutte au congrès et dans les rues. Comme leur rôle le réclame, à la faveur d’une si scandaleuse annonce que cet impuestazo, encadreurs et professionnels de la contestation prennent leurs positions habituelles, bien décidés à guider ce « peuple » une fois de plus spolié, au nom fantasmé duquel ils parlent une fois de plus. La contestation de cet énième diktat gestionnaire tend à s’inscrire dans la continuité du différend normé entre sbires boliviens du FMI et opposants degauches, « modernisés » à la sauce indigéniste mâtinée d’altermondialisme. Juste auparavant, en janvier et en parallèle de l’importante campagne de blocages menée dans plusieurs régions du pays dont le Chapare principalement, ces derniers ont officialisé une « nouvelle » forme d’unification, avec l’instauration de cet Etat-major du peuple, censé porter en bloc l’ensemble des revendications défendues par les multiples organisations sociales foisonnant en Bolivie. De la même manière que celui du projet d’exportation du gaz déjà en gestation, le rejet de l’impuestazo est pour ainsi dire inscrit au programme de ces opposants, fédérés autour de la figure centrale d’Evo Morales et de son MAS, à peine perdants de l’élection présidentielle de 2002. Si ce n’était la part essentielle d’imprévisible susceptible de surgir depuis les rues, c’est comme si la planification de la contestation précédait l’offre de son occasion. Tous les commentateurs dominants valideront cette « logique » pour justifier du déroulement des faits, de leur origine et de leur essence. Mais, en février, l’impuestazo n’est qu’une cause particulière, avec comme conséquence la plus directe, outre les déclarations d’intentions des opposants officiels, la grève des flics, qui va elle-même devenir une des raisons concrètes du déchaînement massif de la révolte. Puis, de façon quasi-immédiate et dans son déploiement complet, la déferlante collective du négatif en actes va renvoyer ces causes particulières à leur rang secondaire, de simples déclencheurs ou prétextes. 


A Oruro le lundi 10, Sánchez de Lozada et autres comparses gestionnaires se rendent pour une commémoration : il faut croire que ces cons manquent d’à propos, il s’agit du 222ème anniversaire d’une révolte, de 1781, contre le « joug espagnol » ! On voit alors le « peuple » commencer à se manifester, des gens les sifflent et les huent.

Entre le lundi soir et le mardi 11 à La Paz, capitale administrative et siège du gouvernement (la ville de Sucre étant l’autre capitale, constitutionnelle), des policiers de plusieurs zones refusent de partir en patrouilles, ils demandent une augmentation de leurs salaires de 40 %. En dépit des tentatives gouvernementales de négociations dans le cours de la nuit, au matin suivant la grande majorité des 7 000 policiers de La Paz, et des zones alentours, s’est jointe à la grève. D’après les rapports de journalistes, ils ajoutent une série d’autres revendications corporatistes à leur requête salariale, en s’associant au rejet fédérateur de l’impuestazo. Du côté de la rue, à El Alto, des « universitaires » brûlent des pneus et bloquent la circulation dans un quartier de cette ville-périphérie qui forme un seul et même ensemble urbain avec La Paz. Tandis que les syndicalistes de la COB poursuivent leurs appels et préparatifs aux manifestations du jeudi, des « marches spontanées de citoyens » auraient lieu dans « le pays », sans que le journaliste qui les évoque n’en donne plus de détails.

Le mercredi 12 février au matin, les rues de La Paz, de même que celles d’El Alto, sont libérées de toute surveillance policière, si ce n’est la présence de militaires gardant le palais présidentiel sur la place Murillo, où se situe aussi le parlement, à la façon typique de ces capitales sud-américaines et de leurs places centrales où se concentrent les sièges du pouvoir étatique. S’y trouvent également les quartiers généraux du Groupe spécial de sécurité (GES, police anti-émeute), transformés en quartier général des policiers en grève. Il y aurait alors « au moins deux manifestations » distinctes sur cette place : d’un côté des policiers en grève et en civil, de l’autres des « estudiantes del colegio Ayacucho » qui réclameraient le remplacement du directeur de leur école. Parvenus aux abords du palais présidentiel, ceux-ci lancent le premier assaut de la journée, ils caillassent le bâtiment, avant d’entreprendre de démolir ses portes qui résistent, tandis que d’autres personnes commencent à se joindre à eux. Si des toits d’un bâtiment, des policiers mutinés tirent quelques lacrymogènes, ce sont surtout les militaires qui interviennent contre les assaillants depuis l’intérieur du palais, à coups de gaz et de balles en caoutchouc. La situation conflictuelle grandit, puisque des « centaines de curieux » s’assemblent avec les premiers assaillants dans un coin de la place, tandis que 200 soldats arrivent en renforts pour y prendre position. A ce moment, quand s’engagent davantage d’anonymes à la suite des jeunes éclaireurs d’Ayacucho, aux abords et contre le centre et le symbole de l’Etat bolivien, les tirs croisés entre flics mutinés et militaires redoublent et prennent le dessus. Les balles réelles, la dynamite, et autres munitions de guerre se substituent aux lacrymogènes, quand certaines balancées par les premiers atteignent les seconds, à moins que ce ne soit l’inverse. L’échange de feux apparaît très intense, d’après les rapports disponibles ça mitraille dru surtout du côté des militaires mieux équipés, et pendant un bon moment, jusque dans l’après-midi où on décompte environ une quinzaine de morts, plutôt du côté des policiers, et une centaine de blessés au moins. Alors, les « civils », comme l’information les désigne, ne semblent prendre qu’une part secondaire à la bataille. Retransmises en direct par les télévisions, ce sont peut-être les images de ces affrontements entre les deux bras armés de l’Etat, et leur caractère traumatisant pour ceux qui le dirigent et le représentent, qui ont raison de l’impuestazo : après qu’il aurait fui de son palais caché dans une ambulance, Sánchez de Lozada y intercale la sienne pour en annoncer le retrait.


« Y en la calle la realidad era distinta »


Du côté où ça se passe, dans les rues, si ces mêmes images ont un effet il est tout autre. Au moment où la tête de l’Etat se rétracte piteuse, en se soumettant à l’exigence « populaire » à laquelle elle jurait ne pouvoir accéder à peine deux jours plus tôt, ceux qui sont ce « peuple », que pour notre part nous nommerons maintenant les révoltés, commencent d’en poser de nouvelles, à leur manière et selon leur bon vouloir, suivant leurs goûts, leurs désirs et leurs colères, sous la forme de ces perspectives qu’on ouvre en actes, collectivement, au-delà de toute planification syndicale ou du même acabit.

Aucun rapport de l’information n’en estime le nombre avec exactitude mais, en croisant les descriptions qu’elle livre sur les attaques, saccages, incendies, pillages, qui vont illuminer La Paz et El Alto entre le mercredi 12 février en fin d’après-midi et le lendemain dans le cours de la journée, on peut dire que les révoltés, c'est-à-dire l’ensemble de ceux qui prennent part à cette offensive généralisée contre les symboles et les structures de l’ordre en place, se comptent largement par centaines, voire davantage.

« El reloj marcaba cerca a las 16.00 y en las calles aledañas a las plazas Murillo y San Francisco y la avenida Mariscal Santa Cruz se empezaron a formar grupos que, de a poco, contagiaban la ira en sus vecinos, amigos y hasta en desconocidos. » [1] D’abord, à La Paz, ce sont des bâtiments étatiques qui sont visés : le ministère du travail, celui du développement durable, la vice-présidence, le tribunal militaire, la cour suprême de justice, les sièges de 4 partis politiques (ceux de la coalition gouvernementale : MNR*, MIR*, UCS* ; et celui de l’ADN*). Les deux ministères sont envahis, vidés de leurs mobiliers et documentations, qu’on balance par les fenêtres ou pour alimenter les incendies qu’on y allume, sous les acclamations de ceux qui en font le siège. Le feu sert de signal, et il se propage : « La humareda entusiasmó a los otros grupos, que vieron las lenguas del fuego desde la plazuela de la Alcaldía paceña ; se armaron de fierros y piedras y al grito de ¡Viva Bolivia! forzaron las puertas de ingreso y las ventanas de la Vicepresidencia. » [2] Celle-ci, comme le tribunal militaire et la cour suprême de justice, subit peu ou prou le même sort, ces bâtiments dévastés partent en flammes. « Un coro de voces dio la orden de partir a la “casa rosada”, sede del MNR. A las 19.00, centenares de jóvenes emprendiarion contra la sede emenerista, ubicada en la calle Nicolás Acosta, San Pedro. Los gritos de la turba que pasaban por la carcel, hizo cundir el conflicto en esa penal. » [3] Alors, tandis qu’au moins trois autres sièges de partis politiques sont attaqués par la même foule, 200 prisonniers se rebellent, exigeant leur libération, ils mettent le feu à l’intérieur des murs les séparant de la révolte, malheureusement contenus par leurs gardes et des pompiers demeurés à leurs postes – au contraire d’autres qui se seraient joints à la grève des policiers. Pour s’opposer à la furia, à la déferlante des révoltés, il ne reste que les militaires, dont l’impact répressif semble très faible – sans doute que la plupart sont en place pour pallier une autre attaque éventuelle sur la place Murillo. Si des barricades sont érigées, si des affrontements sont signalés place San Francisco au centre de La Paz, et à El Alto, le constat général est plutôt que « (…) la bronca ya es incontenible. Hay incendios y actos vandálicos por doquier. » [4] Ceux qui s’y opposent n’y peuvent rien, l’impression dominante est d’une gradation, d’une intensification ravageuse. Les bureaux de deux chaînes de télévision, dont celle d’Etat, sont attaqués – un bilan fait état de 4 journalistes blessés dans le cours de la révolte, dont 2 paraissent l’avoir été sur la place Murillo le mercredi, pour les autres on ne sait qui s’en est pris à eux ; un des textes d’Osal signale cependant que les émeutiers d’El Alto, par ailleurs engagés plus massivement qu’à La Paz, auraient expulsé les journalistes de leurs rues. Le déchaînement collectif atteint une dizaine de banques au moins, autant de distributeurs de billets, des « dizaines » de commerces, ceux du centre commercial Ismar également incendié, ceux de la zone commerciale « Gran Poder » (« Grand Pouvoir »), des restaurants, une brasserie. Un des articles décrit le passage de « dizaines d’hommes et de jeunes » chargés de leurs butins, sur la route entre le cimetière général et El Alto. Là, c’est la mairie, sans doute la principale représentation du pouvoir politique séparé dans cet ensemble urbain, qui est aussi bien saccagée et brûlée que les ministères du centre de La Paz. Au moins dans cinq quartiers d’El Alto, commerces et banques sont pris d’assaut. Les bâtiments des entreprises publiques Aguas de Illimani et Electropaz sont incendiés, de même que les cabines de péage. Les entrepôts douaniers sont pillés.

Alors qu’il semblerait qu’à La Paz la razzia perde en intensité dans le cours de la nuit, quoique soient encore signalés des groupes de pilleurs sillonnant les rues au matin suivant, à El Alto les pillages, et notamment celui des entrepôts douaniers, se poursuivent jusqu’au lendemain. « Con la característica típica del acto vandálico, la turba —compuesta por niños, jóvenes y hombres y mujeres de diferente clase social— invadieron la Aduana. » [5] Dans le cours de la nuit, des dizaines de véhicules stationneraient à son abord pour être chargés en marchandises.

Jusque-là largement débordés, touchés au cœur et plus menacés sur leurs bases que jamais, les ennemis des révoltés, dans le cours de la journée du 13, s’échinent à se réorganiser, et ils y parviennent peu à peu. Du côté de la répression directe, davantage de militaires prennent position, la place Murillo est gardée par des tanks. L’Etat promet d’accéder aux revendications des flics, qui acceptent de retourner à leurs sales besognes. Forcés de modifier leur mot d’ordre, en passant du rejet de l’impuestazo à l’exigence de démission du président désigné premier responsable du sang qui a coulé, les leaders syndicaux et politiques d’opposition maintiennent l’appel aux marches prévues depuis le lundi, à La Paz et dans d’autres villes. Comme enrobage de ses comptes-rendus sur les faits, la presse bolivienne consacre une large part de ses commentaires à la mutinerie policière et aux affrontements initiaux avec l’armée, avec cette forte tendance à en faire le centre, l’importance de ce qui a lieu, alors qu’il ne s’agit que d’épisodes très particuliers largement dépassés par ce qui leur a succédé, même s’ils ont aussi permis dans une certaine mesure ce dépassement. La grève des flics affaiblit l’ennemi, et ceux qui se révoltent profitent de cette faiblesse : pour autant la portée de leurs actes ne saurait être réduite à la seule saisie de cette opportunité, au contraire de ce que plusieurs observateurs ne se privent pas de suggérer. A cette manière de se concentrer sur ce qui n’est pas l’essentiel, du point de vue du négatif exprimé et ce sur quoi il ouvre, s’ajoute une entreprise de calomnie à l’encontre des révoltés, dont les actes de pillage notamment sont dénoncés en vandalisme, et leurs auteurs traités de délinquants, alcooliques, contrebandiers. Par le simple croisement des différents articles recueillis, la calomnie tombe d’elle-même. Plus d’une description, livrées par la même information, contredisent ce jugement moral et injurieux, utile pour rassurer ceux qui l’émettent et ceux qui veulent bien le croire, quand ceux qui sont passés à l’offensive – et c’est là ce qui fonde avant tout la communauté momentanée qu’ils forment alors, ce qui importe – apparaissent bien plus justement comme un ensemble hétéroclite, multiple, de personnes, non réductible à quelque catégorie que ce soit.

Si on en cherche d’après les perceptions habituelles, une des caractéristiques générales de cet ensemble serait que ces personnes sont pauvres, matériellement parlant, et qu’il a été constitué par une majorité de jeunes. Ce dernier constat a son importance, relativement aux mouvements sociaux des dernières années en Bolivie : les jeunes, les plus jeunes, échappent sans doute plus que leurs aînés à la multitude des encadrements de la contestation et aux illusions qu’ils entretiennent, fondés sur des catégories définies suivant le travail, auxquelles se mêlent et s’ajoutent dans cet Etat les divisions identitaires indigènes. On comprend que ce sont eux pour beaucoup, mais pas les seuls, qui se sont lancés de façon si radicale dans cette offensive de février, comme pour montrer une voie, un possible, jamais si clairement découverts en Bolivie dans l’époque récente. Et, à propos des acteurs de la révolte, ces deux observations sur qui ils sont invalident le simpliste rapport de causalité posé par la plupart des commentateurs autorisés, entre l’annonce de l’impuestazo et ce qui a suivi, comme si le refus du premier pouvait circonscrire l’explication de ce qui a été mis en jeu dans les rues.


Sur les faits négatifs de la journée du 13, les descriptifs livrés par l’information sont moins détaillés qu’à propos de ceux de la veille. On sait qu’à El Alto, des « centaines de vandales », « une foule de jeunes et d’adultes », assaillent les bâtiments de l’usine de boissons gazeuses Embol : son siège et les tentatives d’y pénétrer durent plusieurs heures, sans succès sinon l’envahissement d’un bureau. Finissant par répondre aux appels des employés barricadés, des soldats interviennent, ils tirent : 3 assaillants sont tués. Ce moment paraît assez représentatif d’un rapport de force en train de se renverser au cours de cette deuxième journée de révolte. La répression gagne du terrain, et les informateurs professionnels s’empressent d’en renforcer le premier rôle, comme pour mieux s’employer à effacer des esprits la profondeur des marques brûlantes laissées depuis la veille. Dans le centre de La Paz, tandis que des incendies du mercredi continuent jusqu’au jeudi dans la soirée, un premier rassemblement s’organise en hommage à certains des flics tués sur la place Murillo. A ce cortège funéraire succède la manifestation encadrée, de quelques milliers – entre 2 000 et 5 000 d’après deux sources distinctes (on peut remarquer, si ces estimations sont justes, que c’est peu, et peut-être y voir une preuve que pour beaucoup l’enjeu est ailleurs). Aux abords de la place Murillo, cette manifestation serait dispersée par les militaires, dont les tirs feraient 6 blessés, voire des morts. Comme au sujet de l’affrontement entre policiers et soldats, ce genre de tirs meurtriers est à plusieurs reprises attribué à des « francotiradores » : alors même qu’ils sont désignés en tant que membres de l’armée, ces snipers sont traités, par le vice-président et des représentants humanitaristes annonçant l’ouverture d’enquêtes, par la presse relayant ces déclarations, comme une espèce de responsables isolés, personnification du mal meurtrier. Avec placés au centre les cadavres policiers du mercredi, la mort constitue ainsi un des leitmotivs principaux des beaux discoureurs dominants, la mort dont ils s’horrifient, et qu’ils condamnent. C’est là l’argument de Sánchez de Lozada pour appeler le « peuple » au calme ; c’est là celui de ses opposants demandant sa démission ; le même que tous ceux qui soulignent par ce biais, de façon plus ou moins implicite, les excès de la révolte et la nécessité du retour à la « raison ». Les morts de ces deux jours sont en effet nombreux : au total, à La Paz et El Alto, ils seraient 32, 16 pour chaque jour. Pour le mercredi, les bilans les plus précis en comptent 10 du côté des policiers mutinés – et 17 blessés – et 4 chez les militaires – et 50 blessés ; il faut donc en déduire, et il est probable qu’ils aient été pris dans l’échange de feu entre les deux corps armés, 2 dans les rangs des « civils », auxquels s’ajoute une soixantaine de blessés. Le jeudi, il y a donc autant de morts que le mercredi. Mais cette fois, ceux qui tombent sous les balles, ce sont ceux qui poursuivent sur la lancée de la veille, car même s’ils ne sont évoqués que vaguement, on sait que de nouveaux assauts sont lancés contre des commerces et d’autres bâtiments. La différence est maintenant qu’on tire à vue sur les révoltés. Les mêmes qui affichent leur déploration sont les commanditaires et les complices de ces exécutions. Ils conservent leurs places à ce prix, ceux qui s’abritent derrière la représentation d’un accident et d’une folie regrettables, là où des anonymes s’engagent dans l’assaut entier contre toute leur hypocrisie et leur lâcheté. Il y a 8 morts à La Paz, parmi lesquels sont identifiés une infirmière et deux « pilleurs », et 26 blessés. A El Alto, où des pillages dureraient jusqu’à la nuit, il y a 8 morts aussi, dont les 3 assaillants d’Embol, et une douzaine de blessés. On compte une centaine d’arrestations dans chacune des deux villes. Si les rapports disponibles ne permettent pas de mettre en évidence autant d’actes offensifs pour ce second jour que pour le premier, le constat de cette répression ample et sanglante démontre que la menace de la révolte n’en demeurait pas moins grande, et que l’Etat n’a pas lésiné sur les moyens pour se maintenir.

Dans cette tâche, certains parmi le « peuple » l’ont aidé, qui ont donc choisi leur camp, même si leur influence sur le cours des événements a certainement été moindre que l’importance que leur donnent plusieurs journalistes dans leurs rapports. Dès le mercredi soir, des « vecinos » forment des « piquetes de autodefensa ». En fait de simples « habitants », il appert qu’il s’agit surtout de commerçants : non protégés par les flics toujours en grève à ce moment, ils s’organisent en petites milices pour défendre la marchandise. Ces collaborateurs interviennent à La Paz et à El Alto, et certains d’entre eux ne font pas que patrouiller ou surveiller, ils s’affrontent aux révoltés, il y a quelques blessés. Dans le même genre, des « travailleurs » de la brasserie bolivienne nationale se battent à coups de bouteilles et de canettes contre les « jeunes vandales en furie » qui assaillent l’entreprise. Rapportant cet affrontement, avec un guillemet oublié si bien qu’on ne sait s’il cite un témoin ou non, un journaliste bave : « “No iban a permitir que la gente del mundo negro les arrebate todo el sacrificio de su vida ? » [6] Plus loin, dans cet article intitulé « Los saqueos arrasaron con los grandes comercios paceños » [7], le même revient sur la dévastation du centre commercial Ismar, avec cette fois un renvoi clair aux déclarations d’un de ses responsables : « (…) el país está viviendo un caos y un gran convulsión social de la cual se están aprovechando los vándalos que están atentando contra el comercio formal establecido. (...) el consolidar una empresa es un gran sacrificio y une gran inversión que se esfumó en pocas horas. » [8] A propos du « commerce formel établi », celui qui s’en réclame tient sans doute, en bon élève, à se démarquer des Boliviens qui pratiquent le commerce ambulant, de rue, illégal. La même représentation est utilisée pour expliquer le pillage des entrepôts douaniers, notamment attribué à des « contrebandiers » qui en auraient profité pour récupérer leurs marchandises confisquées et augmenter leurs stocks. Si de telles intentions ont pu exister, il serait là aussi abusif d’y réduire ce qui a eu lieu. Plus largement, cette déclaration a ce mérite assez limpide de montrer que la petitesse à laquelle certains veulent conformer leur vie, eh bien elle n’est pas du goût de tous, elle n’est pas du goût de ces révoltés del mundo negro, qui n’ont que faire de se sacrifier au nom de quoi que ce soit, et qui en effet ont commencé à faire un sort à ce qu’ils ne respectent pas, eux, et qui semble alors si facile à supprimer, en quelques heures à peine.

L’information étrangère articule l’essentiel de ses commentaires après coup sur des considérations économistes. La révolte est présentée comme un symptôme et une conséquence des difficultés des gestionnaires locaux à s’adapter aux règles et mots d’ordre dominants en la matière, et de ce point de vue elle est comparée avec d’autres situations récentes relevées dans d’autres Etats d’Amérique latine, notamment l’Argentine de fin 2001/début 2002. Sur les faits de révolte eux-mêmes, cette information est bien moins précise que sa filiale bolivienne. Au premier abord, si on en croit ses rapports assez vagues, qui permettent tout de même de saisir l’importance de ce qui a lieu dans la capitale administrative, on peut même se faire une idée assez trompeuse de la situation sur l’ensemble du territoire délimité par les frontières de l’Etat bolivien. Car plusieurs articles affirment que la « violence » et les pillages s’étendraient « across the country », que « the worst riots and killings seen since the country’s return to democracy 21 years ago » auraient lieu dans plusieurs « cities across Bolivia » [9]. Mais les informations délivrées par des journalistes boliviens ne corroborent pas cette représentation, au contraire elles tendent à montrer que les faits de La Paz/El Alto ont constitué le centre et l’essentiel de la charge négative de la révolte de février 2003 en Bolivie. Puisque c’est sa capitale administrative qui a été si violemment secouée, on peut dire en effet que l’Etat bolivien a été ébranlé dans ses fondements, mais ce n’est malheureusement pas parce que l’ouverture de tels fronts se serait étendue à l’échelle du pays.


En ce qui concerne les autres villes que La Paz/El Alto, on apprend d’abord qu’un certain nombre d’unités de police se joignent à la grève qui s’y est initiée, à partir du mercredi, ou bien sont en passe de le faire, à Santa Cruz, Cochabamba, Oruro, Trinidad, Tarija, Potosí. Annoncée deux jours plus tôt, la marche à l’initiative de l’EMPB a lieu ce mercredi à Cochabamba, elle rassemble des « travailleurs et paysans ». Dans l’après-midi des rues sont bloquées dans cette ville, où il règnerait une certaine « tension ». Ceci se confirme le lendemain, puisque des « groupes de jeunes », menaçant les sièges des MNR et MIR, s’opposeraient à des militants et dirigeants de ces partis. Des tanks sont en position, d’autres groupes se forment dans les rues, quelques « vols » de « produits de plusieurs entreprises commerciales et financières » sont commis, il y a un blessé par balle, et il serait procédé à une quinzaine, voire une quarantaine, d’arrestations. C’est dans la ville de Santa Cruz qu’une semblable tension paraît la plus forte [10], traduite en actes les plus ressemblants à ceux de La Paz/El Alto, même si leur envergure demeure bien moindre. Le jeudi, une marche et un meeting rassemblent 5 000 personnes, affiliées à la COD* et à d’autres organisations corporatistes. C’est alors l’occasion de quelques jets de cocktails, attribués à des « infiltrés », et de destructions contre un édifice parlementaire. « Entonces los líderes desaparecieron y algunos desadaptados empezaron a correr hacia los negocios desguarnecidos. » [11] L’initiative de ce mouvement est attribuée à une sorte de black bloc dont les participants se proclameraient « défenseurs du peuple ». Des locaux commerciaux sont assaillis, pendant une demi-heure environ, puis des attaques menées contre les sièges des MNR, MIR, UCS. Les flics interviennent, tirent quelques lacrymogènes, il y a quelques blessés, une cinquantaine d’arrestations. Si des « actes de vandalisme » sont signalés à Oruro, on n’en sait pas plus. A Sucre, Potosí, Tarija, Trinidad, il n’est question que de marches encadrées, ou de suspensions des activités, le jeudi ou le vendredi. Enfin, à partir du jeudi matin des cocaleros mettent en place des blocages sur la route entre Cochabamba et Santa Cruz, où un affrontement avec des militaires fait un mort, au moins 4 blessés, et 8 arrestations – ces blocages seraient décidés suite à l’échec des négociations avec le gouvernement au sujet de l’éradication de la coca, il s’agirait donc plutôt de suites de janvier que de faits manifestant la nouveauté de février.

Au regard de la déflagration des 12/13 à La Paz/El Alto, ce panorama sur la situation dans les autres régions de Bolivie en renforce encore le caractère exceptionnel et supérieur, d’un point de vue qualitatif. A ce propos, il faut tout de même émettre cette hypothèse que certains faits négatifs à la hauteur de ceux de La Paz/El Alto soient restés dans l’ombre, parce que les informateurs auraient dans un premier temps concentré leurs projecteurs sur ce centre urbain, et puis parce qu’ils auraient ensuite, plus ou moins sur injonction policière directe, tu les faits de ce genre, pour ne pas rajouter de l’huile sur le feu. Rien ne permet de l’affirmer, mais on ne peut en écarter la possibilité. 

Ce qui a ainsi lieu dans les autres villes montre par ailleurs, surtout, que les formes de la contestation normée, encadrée, moins réprimée que tolérée, reprennent leurs droits.

Les jours suivants, le constat est d’une reprise générale du contrôle policier sur les rues, à La Paz et El Alto. Le lundi 17 février, commence une grève générale de 48 heures à l’appel des syndicats, des milliers défilent qui scandent et affichent des mots d’ordre contre le gouvernement, pour condamner la répression de la semaine passée, pour demander la démission du président. Le mardi 18, celui-ci reçoit la démission de l’ensemble de ses ministres, puis forme un nouveau gouvernement où 7 des mêmes conservent leurs postes. Quelques jours plus tard, un nouvel accord est trouvé avec le FMI. La comédie recommence, mais pour combien de temps encore ?




Octobre 2003 d’El Alto à La Paz, âpre et grande bataille de tranchées



Le territoire contrôlé par l’Etat bolivien recèle des réserves de gaz parmi les plus importantes du continent latino-américain. Dans le courant de l’année 2003, les gestionnaires au pouvoir finalisent un projet d’exportation de cette marchandise, à destination principale des Etats-Unis, et via un port chilien puisque l’Etat bolivien ne dispose d’aucun accès propre à la mer. Depuis plusieurs mois déjà, le projet est contesté par les représentants syndicaux et de l’opposition politique, et l’imminence de sa réalisation les conduit à réagir de façon plus conséquente. Le 28 août à La Paz, une manifestation a lieu à l’appel de la COB, avec comme mots d’ordre principaux le rejet de ce projet, et la mise en cause de l’ALCA. Au cours du mois de septembre, sur ces bases la contestation s’étend, des manifestations se succèdent, à La Paz et dans d’autres villes, à El Alto un « paro cívico »* est décrété le lundi 15 par la Fejuve* et la COR*, pour un temps illimité mais qui ne semble pas avoir été ainsi maintenu à ce moment, des cocaleros initient des blocages sur plusieurs routes des Yungas et de l’altiplano paceño*, autour de Felipe Quispe d’autres paysans entament une grève de la faim, aux premiers appels à manifester de la COB s’associent le MAS et l’EMPB.

Tout ce que la Bolivie compte d’organisations d’opposition au régime est de la partie. Représentants et leaders usent de l’arsenal de leurs moyens habituels pour faire pression sur le camp adverse. Dans leurs bouches, tel que le rapportent les informateurs à l’intérieur et hors de Bolivie, l’enjeu principal du mouvement en train de se constituer consiste à refuser l’exploitation de la « richesse » principale du pays par une minorité de possédants « blancs », au détriment de la majorité des Boliviens d’origine et d’identité indigènes. De façon centrale, le problème est présenté comme un problème de gestion, ceux qui parlent au nom du « peuple » mettant en avant la solution de l’étatisation, de la « récupération » de la « richesse » au profit de la majorité jusque-là privée de ce qui serait censé lui appartenir. En interprétant la situation de cette façon, les encadreurs des pauvres en Bolivie tiennent un discours qui touche et qui fédère : ils condamnent l’inadmissible de situations concrètes dont en effet beaucoup de ceux qui les connaissent ne sont pas satisfaits ; ils prennent pour objet, malgré leur charabia économiste, un état généralisé où la définition de l’existence échappe à la maîtrise de chacun et donc de tous ; ils envisagent malgré la pauvreté de leurs projets affichés la possibilité d’un renversement. Mais tous ces discours ne seraient rien sans la présence et l’engagement effectifs de l’ensemble des acteurs d’un mouvement social, d’une révolte. Il s’agit donc de faire la part dans ce qui est dit, entre les paradigmes que ceux qui s’instituent représentants de la révolte avancent de leur propre chef, avec une possible influence sur ce qui se produit ensuite, et ce qu’ils sont contraints d’exprimer pour donner le change, pour préserver l’illusion qu’ils maîtrisent et décident là où c’est l’ensemble des anonymes dans les rues qui dicte le sens qu’ils créent et qu’ils choisissent eux-mêmes. La difficulté d’octobre 2003 en Bolivie, c’est qu’il ne s’agit pas d’un mouvement de révolte où dominent le spontané, l’immédiat, le surgissement d’une colère généralisée en actes négatifs qui renverseraient tout sur leur passage. Octobre est moins explosif que février, plus lent à se mettre en place, avec pourtant une amplitude, spatiale et temporelle, qui a manqué à février. 


Le samedi 20 septembre surviennent les premiers faits qui anticipent le durcissement du conflit. A la rescousse de touristes « prisonniers », des militaires se dirigent sur Sorata dans l’altiplano paceño. Aux alentours de Warisata, ils se heurtent à des paysans bloqueurs, il y a des affrontements qui font 6 morts, parmi lesquels 5 bloqueurs et 1 soldat, et plus d’une vingtaine de blessés. Puis, à Sorata même, après que le ministre de la défense en visite est expulsé, des bâtiments publics et privés sont assaillis, saccagés.

Suite à ça, par la voix de Quispe une intensification des blocages est annoncée, tandis que des profs décident d’un arrêt illimité du travail la semaine suivante dans le département de La Paz. Des dirigeants de la COB déclarent eux-mêmes une grève générale à partir du lundi 29 septembre. Des manifestations se succèdent à La Paz, les mardi 30 septembre et mercredi 1er octobre. Ce deuxième jour l’intervention répressive des flics anti-émeute provoque quelques affrontements et arrestations. Le jeudi 2 octobre un nouveau paro est organisé à El Alto à l’initiative de « diverses organisations sociales » : ceux qui y participent contraignent des commerces à la fermeture, provoquant en retour l’intervention de flics avec lesquels on se mesure, les affrontements font quelques blessés notamment des étudiants de l’université locale qui paraissent parmi les plus impliqués. Le lendemain vendredi 3 octobre, nouvelle manifestation de milliers à La Paz, ainsi que dans d’autres villes, de cocaleros et autres paysans à Cochabamba autour de laquelle des blocages sont installés, de profs à Potosí, de mineurs à Oruro. En ce début de mois d’octobre le conflit s’étend, mais sur un mode qui demeure sous le contrôle des organisations, que ce soit la COB d’envergure nationale, ou d’autres aux influences plus locales, réparties par « secteurs » ou par régions. Il y a bien quelques affrontements, mais qui ne signifient pas ni n’ont pour conséquence qu’une majorité des personnes impliquées prendrait la situation à son compte, au-delà des mots d’ordre syndicaux parmi lesquels un nouvel objectif fait son apparition : la COB double son appel à la grève générale de l’exigence de démission du président, qui est mise sur le même plan que la revendication sur le gaz.


C’est à partir de la semaine suivante que la confrontation va se faire plus ample et plus dure sur le terrain. A la suite des mêmes mobilisations qui ont précédé depuis septembre, une nouvelle manifestation encadrée se déroule à La Paz le lundi 6 octobre. Ce même jour, une colonne de mineurs partie d’Huanuni s’engage sur la route en direction d’El Alto. Dans cette ville le mercredi 8, un nouveau paro s’initie, qui cette fois ne se limitera pas à une journée : au contraire, même si ce qui va suivre dépendra de facteurs multiples alors imprévisibles, c’est là le commencement d’un mouvement qui tend à prendre une tournure tout autre que s’il s’était poursuivi dans la continuité des plans d’actions annoncés et suivis jusque-là.


Au début des années 2000, El Alto est devenu la troisième ville du pays (elle compterait 750 000 habitants en 2003 – La Paz environ 1 million, et le pays aux alentours de 9 millions). Sa population a rapidement augmenté depuis la fin du siècle précédent, sous l’effet d’un important exode rural. Une majorité de ses habitants est ainsi constituée par d’anciens paysans, « indigènes », notamment Aymaras ; plus de la moitié ont moins de 25 ans ; dans l’ensemble, leur situation matérielle est des plus misérables.

D’autres commentateurs, tels certains de l’Osal affichant leur soutien aux révoltés de Bolivie, ont basé leurs analyses du soulèvement d’El Alto sur des considérations sociologiques où ils soutiennent en premier lieu l’essentiel de l’identité indigène. Sans doute qu’il faut la prendre en compte, mais comme composante particulière dont l’influence ne saurait être définie comme supérieure à toute autre, d’autant que ce parti pris rejoint exactement le fonds de commerce du récupérateur Morales, tel qu’il l’a cultivé depuis son apparition sur le devant de la scène. Un de ces rédacteurs d’Osal, promoteur le plus évident de ce point de vue, se présente comme « sociologue indigène aymara » [12] : la défense de son parti pris consiste à étendre le particulier identitaire, et son poids ancestral, en détermination générale et centrale. Certes il concède la spécificité actuelle de la situation d’El Alto en 2003, mais elle ne l’emporte pas dans sa démonstration, où aucune référence n’est faite à février, où il préfère s’étendre sur la mémoire de luttes plus que passées. Il ne s’agit pas de rejeter en bloc toute réflexion sur ce genre d’élément, mais à s’y enfermer ainsi, on perd la possibilité d’une vision plus générale, c'est-à-dire qui envisage le soulèvement des insurgés d’El Alto relativement à leurs contemporains, au même monde qu’ils mettent tous en question, au conflit d’ensemble qu’ils y mènent. Comme le tempère un autre rédacteur de la même revue, qui pour sa part situe février en tant qu’« antécédent important », « No se puede reducir lo acontecido en la ciudad de El Alto a las circunstancias y al contorno de las revendicaciones indígenas. » [13]


Au premier jour du paro illimité, le mercredi 8 octobre, il semble que prévaut encore une forte dimension de direction de la contestation par des organisations préexistantes, puisque le blocage de la ville est appelé par le triumvirat que forment la COR, la Fédération des gremiales et la Fejuve.


La Centrale ouvrière régionale fédère les syndicats de la ville.

La Fédération des gremiales représentent les travailleurs du commerce informel.

Fejuve est l’abréviation pour Federación de juntas vecinales, qu’on peut traduire par Fédération des assemblées, ou associations, des quartiers. D’entre les trois, c’est l’organisation préexistante qui paraît la plus présente et influente dans le cours des événements. La Fejuve d’El Alto regroupe autour de 500 assemblées/associations réparties dans les 9 districts de la ville. Il y a un président pour chaque unité de base, et entre une vingtaine et 46 dirigeants pour la fédération, dont un président, deux vice-présidents, un secrétaire général, et plusieurs « portefeuilles » (« carteras »). Ce sont des articles de la presse bolivienne qui livrent ces quelques détails sur cette structure, et qui permettent de saisir son rôle prépondérant par rapport aux deux autres, sans pour autant que soit affirmée la domination de sa direction sur la pratique des habitants insurgés. Un journaliste est plus précis, qui attribue un rôle directeur à 14 dirigeants de la Fejuve, acceptés pour leur indépendance, parce qu’ils n’appartiennent à aucun parti politique ni ne sont affiliés à la COB : ces dirigeants condamneraient les prétentions de Morales ou Quispe à « exproprier [leur] mouvement ». Dans un autre article, il est établi que « le pouvoir dans la ville d’El Alto » dépend, le temps du blocage généralisé, des « 562 présidents d’assemblées/associations des quartiers ». Mais à plusieurs reprises, d’autres commentaires suggèrent que la pratique des habitants insurgés leur doit à eux avant tout, plus qu’à un quelconque pouvoir centralisé, que ce soit entre les mains de 14 ou 562 individus. « “Aquí no hay partidos ni sindicatos, ésta es una lucha de toda la población que está cansada de este Gobierno”, dice Edgar, vecino de El Kenko. » [14] Aucun commentateur ne consacre de description ou d’analyse plus poussée à cet important sujet, c’est seulement au détour de certains comptes-rendus qu’on peut s’en faire une idée, en lisant par exemple que les habitants se retrouvent « en asambleas permanentes en sus barrios » [15], ou que « Las juntas vecinales de cada zona se han convertido en microgobiernos territoriales, toda acción se coordina a través de estas instancias. » [16]

Ce qu’on peut avancer, à la lumière des lignes qui suivent sur le déroulement du soulèvement dans son ensemble, c’est que les assemblées/associations des quartiers d’El Alto, structures anciennes servant habituellement à traiter de problèmes du quotidien, à porter des revendications partielles, ont été utilisées par les insurgés à d’autres fins, dans le moment de leur révolte. Ce moyen préexistant a sans doute constitué un avantage non négligeable pour communiquer et s’organiser de façon efficace ; il se peut aussi que par son intermédiaire organisation et communication soient demeurées sous des déterminations finalement préjudiciables à la révolte. 


Dans les rues d’El Alto les activités sont suspendues, les bloqueurs armés de fouets et de bâtons empêchent toute circulation. Des « profs de campagne » veulent bloquer la voie principale qui relie El Alto à La Paz, c’est alors le moment des premiers affrontements avec les flics qui répriment à coups de balines*, il y a deux blessés parmi les manifestants, puis les affrontements se poursuivent sur l’avenue 6 de Marzo, où étudiants et habitants s’opposent aux flics et soldats. Pendant deux heures les tirs de gaz répondent aux jets de dynamites, pour un bilan de 16 à 20 blessés, puis arrivent sur les lieux des marcheurs identifiés comme « comunarios de Zongo » (sans doute des habitants de la commune de Zongo, on trouve une localité de ce nom à une cinquantaine de kilomètres au nord de La Paz) qui sont gazés quand leur groupe est rejoint par celui des étudiants. Suite à la blessure d’un des nouveaux arrivants, ses compagnons menacent de couper l’alimentation de La Paz en eau et électricité. Si alors la menace n’est pas mise à exécution, avec l’intention qui s’est manifestée ce même jour de bloquer l’accès à cette ville – où, du reste du pays, on ne parvient qu’en passant par El Alto, traversé par la route panaméricaine qui relie le Pérou à toute la partie Est de la Bolivie au-delà de La Paz, c'est-à-dire où se situent toutes les autres villes principales – l’idée du blocus du siège du gouvernement est lancée, et il s’en faut bien peu pour qu’elle ne mûrisse très vite, comme on va le voir. Hors d’El Alto mais tout proche, d’autres points de tension sont signalés, sur la route vers Viacha près du croisement de Villa Adela, et à Ventilla où deux marcheurs/bloqueurs sont blessés par des tirs de balines sur le chemin d’El Alto.

Le jeudi 9 octobre est le deuxième jour du paro d’El Alto, ville occupée, sous le contrôle de ses habitants insurgés. A une dizaine de kilomètres vers l’intérieur du pays, à Ventilla où la veille déjà on s’est donc échauffé, les mineurs d’Huanuni en marche depuis le lundi s’apprêtent à combler le dernier tronçon qui les sépare d’El Alto. Mais les flics s’interposent. Sur cette route qui lie La Paz à Oruro, un blocage a été mis en place par ces mineurs ou d’autres, des paysans, des habitants de Ventilla. Des véhicules bloqués sont caillassés, dont une jeep estampillée « Reuters », qui pour s’être ainsi affichée est sur le point d’être incendiée. « Los exaltados ánimos contra periodistas y vehículos de los medios de communicación que llegaron a la zona incluyeron una intimidación contra un chofer de la cadena televisiva RTP, a quien algunos mineros le pusieron un taco de dinamita en la boca y amenazaron con encenderlo al grito de ‘mentirosos’. » [17] Mais c’est du côté de leurs ennemis en armes que les mineurs en révolte ont plus fort à faire, s’ils veulent s’ouvrir l’accès vers El Alto. Des soldats prennent position autour de la zone de combat, ils préparent des petites tranchées, en soutien des flics barrant la route. Dans l’autre camp, les mineurs reçoivent d’une façon similaire l’appui d’habitants qui forment eux-mêmes un anneau pour empêcher l’avancée d’autres renforts de soldats. Aux jets de pierres et de dynamites balancés à la fronde, les flics et soldats ne riposteraient que par des gaz, ce qu’infirment des déclarations de mineurs au sujet de la mort de l’un d’entre eux, qu’ils attribuent à l’explosion d’une grenade – tandis que les flics évoquent le mauvais maniement d’un bâton de dynamite. La bataille de Ventilla durerait une heure et demie, 21 blessés sont dénombrés au final, et il ne semble pas que les révoltés soient alors parvenus à se frayer d’accès vers El Alto où, à la nouvelle du mort de Ventilla, d’autres mineurs s’affrontent aux militaires qui interviennent pour reprendre le contrôle des rues. Tandis qu’un député qui s’interpose pour négocier est battu, on s’affronte notamment dans le quartier de Senkata, où un insurgé touché par un tir sera le deuxième mort de la journée. « L’épuisement physique » des mineurs mettrait fin aux combats de cette journée, dans la prévision d’autres actions pour le lendemain.

Ce vendredi 10 à El Alto, ceux qui prennent part au soulèvement maintiennent une forte présence aux abords de la planta* de Senkata protégée par des tanks, où restent bloqués les camions destinés à ravitailler La Paz en combustible. Seule une poignée de voies demeurent sous le contrôle des flics et militaires, dont celle qui mène à l’aéroport. C’est le troisième jour consécutif de manifestations dans cette ville, dont une marche d’universitaires mais sans affrontements, il y a des blocages dans chaque quartier, des habitants « [intimident] jusqu’aux simples citoyens marchant dans El Alto », exigeant qu’ils demeurent chez eux jusqu’à la fin du paro. D’autres habitants craignant le pillage renforcent la protection de leurs commerces. Lors d’une réunion sous l’égide de la COR, il est prévu de renforcer à partir du lundi le blocage de toute circulation par l’érection de barricades de pierres et de pneus enflammés dans toutes les rues d’El Alto, et de l’étendre à la zone sud de La Paz. D’autres actions encore sont laissées à l’initiative des manifestants de chaque district. Dirigeants d’assemblées de quartier et d’organisations syndicales s’accordent pour refuser tout dialogue sectoriel avec le gouvernement, déclarant que le seul possible doit être mené avec la COB.

Dans la soirée, la protection militaire des édifices gouvernementaux est renforcée à La Paz. La ville n’est quasiment plus approvisionnée en aliments et combustibles. Dans la nuit du vendredi au samedi, au niveau d’Achachicala entre La Paz et El Alto, un gazoduc est saboté à la dynamite (par 3 personnes qui s’enfuient aussitôt, d’après des témoignages).


La bataille majeure d’El Alto


Les trois journées qui vont suivre sont le moment décisif, la bataille d’El Alto où l’insurrection atteint son point culminant lorsque ses ennemis échouent à la mâter.

Car ce samedi 11, au 4ème jour du paro d’El Alto, l’Etat décide d’un plus conséquent déploiement de troupes dans le but de reprendre le contrôle des rues. Mais : « Los vecinos de El Alto rompieron (...) los cálculos gubernamentales y la tradición de la protesta. » [18] L’opération militaire a notamment pour objectif d’ouvrir le passage aux convois de combustibles entre Senkata et La Paz, et elle se heurte en plusieurs points à la résistance des insurgés postés aux barricades, dans les tranchées. « Manifestantes y policías libraban duras batallas por el control de una pista que une La Paz y El Alto. » [19] Il y a des affrontements toute la journée, dans au moins cinq quartiers. Les soldats tirent à la mitraillette contre les insurgés, ils font de 2 à 3 morts et une quinzaine de blessés. Une information isolée fait état d’un flic tué, mais les bilans les plus repris ne constatent aucun mort ni blessé dans le camp des ennemis de la révolte. On apprend cependant qu’un flic au moins est pris en otage, mis nu et enveloppé dans un drapeau, avant d’être emporté vers Ventilla avec l’intention de le supprimer : l’intervention de médiateurs droitdelhommistes permet sa libération.

A l’issue de ce premier jour de combats, des représentants de l’Etat communiquent sur le rôle prépondérant que joueraient des groupes armés organisés, auxquels sont attribuées plusieurs attaques contre « des objectifs stratégiques » à travers El Alto. Si plusieurs organes de presse la relaient sans la discuter, cette accusation n’est portée que par ces voix-là, qui la rendent publique dans le même temps où ils expliquent l’insurrection en cours comme fruit d’un coup d’Etat fomenté par les leaders de l’opposition, dont Morales principalement – qui de leur côté s’en défendent. Dans cette manière de réduire ce qui a lieu, puisqu’il s’agit seulement de ce qu’en disent les adversaires des insurgés, sans doute que certains gestionnaires en place, le président en tête, cherchent à se rassurer en fantasmant un adversaire limité aux seules intentions qu’ils comprennent, de concurrent au même pouvoir, incapables de saisir l’ampleur et la profondeur exceptionnelles de la menace qui les défie, dont ceux qui la portent en actes ne sont alors soumis à aucune direction particulière. Et, de façon plus prosaïque, une telle représentation sert à justifier l’opération de répression massive en cours, à grands renforts de proclamations pour la défense de la nation et de la « démocratie », sur le mode en général utilisé par les garants de l’ordre dans les Etats modernes, qui consiste à afficher le plus de valeurs vides là où ils mettent leurs contraires en pratique. Dans le même registre, d’autres voix plus périphériques, porte-parole de l’Eglise, d’une assemblée des droits de l’homme, de la fédération des travailleurs de la presse, se proposent comme médiateurs en vue de négociations : on voit bien à quoi sert ce genre de salopes, pour lesquelles le retour à la paix signifie l’ignorance et la négation du conflit, donc du débat, dont une majorité qui les dépasse largement a provoqué l’ouverture. Si le projet d’une rencontre est alors évoquée, entre organisations sociales et gouvernement, ce dernier ne donne pas suite. Morales, qui se déclarerait prêt à revenir sur l’exigence de démission de Lozada si la loi sur les hydrocarbures est révisée, se voit opposer une fin de non-recevoir. Comme ils s’y sont engagés ce samedi, les décideurs étatiques valident leur choix répressif, les manoeuvres d’invasion militaire des rues d’El Alto vont encore redoubler le dimanche matin.

Car c’est bien là que tout se joue, dans ces rues dont les insurgés ont pris possession, faisant montre de leur pouvoir par la pression qu’ils maintiennent sur l’Etat, en empêchant toute circulation entre La Paz et le reste du pays. Ce sont eux qui sont en position de force, et la débauche répressive dont l’Etat fait le choix en apparaît dès lors comme la preuve, il abat sa dernière carte, la seule possible s’il n’accepte de céder sur la base des exigences fixées au commencement du soulèvement. De ce point de vue, l’agitation de tous ceux qui se situent du côté de la représentation, des institutions, gouvernementale, syndicale, de l’Eglise et de la société civile, n’est que vaine, si ce n’est pour conserver les apparences d’une situation problématique dont elles seraient encore maîtresses, mais qui leur échappe, qui les dépasse. Alors que, ce qui se meut en réalité, la force inhabituelle mise en jeu, historique, est le soulèvement d’un ensemble massif de révoltés qui pourrait bien leur faire un sort à tous. Si ce n’est à ce moment une force qui serait comme consciente d’elle-même, sa puissance se manifeste dans cet engagement général d’habitants occupant une ville entière contre toutes les tentatives d’y réinstaurer l’ordre ancien. De ce point de vue, la mise en cause par l’Etat du rôle joué par des « groupes organisés » en vue d’un « coup d’Etat » n’est pas qu’une basse calomnie, à sa manière il reconnaît qu’en effet les insurgés sont forcément organisés, pour réussir à tenir leurs positions. Et que certains parmi eux soient armés – bien que les bilans connus de morts et blessés du côté des flics et soldats, par leur faiblesse, sembleraient plutôt l’infirmer – se comprend si on se souvient de la répression subie en février.

« El domingo tenía toda la apariencia de un centro de batalla, con sus calles plagadas de militares armas en ristre, controladas por tanques de guerra y, con enfurecidos pobladores, entre ellos jóvenes casi niños que corrían por sus calles enfrentando con palos y piedras a militares y policías, ante la mirada temerosa del resto. » [20] Des hélicoptères survolent la ville soulevée, d’où sont balancées des bordées de grenades lacrymogènes, les militaires font usage de mitraillettes lourdes, de munitions de gros calibre. Comme la veille, certains des affrontements les plus durs se produisent lorsque les insurgés s’opposent aux passages des camions-citernes escortés par les chars. Depuis El Alto les troubles s’étendent aux quartiers hauts de La Paz, qui lui sont attenants : une voiture est incendiée, « plusieurs adolescents » tentent d’ériger des barricades pour s’opposer à la progression des flics et soldats. Au total, 22 morts au moins sont dénombrés ce dimanche, parmi lesquels un « conscrit » – avec deux versions bien différentes à son sujet : soit des manifestants s’en seraient emparé pour le tuer ensuite, soit un officier l’aurait abattu pour cause d’insubordination. Au terme de cette journée où les troupes répressives ont encore échoué à faire rompre les insurgés, malgré tout le zèle meurtrier qu’elles y ont mis, Sánchez de Lozada rencontre des représentants de la COR et de la Fejuve d’El Alto – ceux-là pour sûr ne sont donc plus en phase avec « leurs » bases – pour annoncer dans la foulée la suspension du projet sur l’exportation du gaz, et la consultation à venir des « institutions représentatives du pays ». Toujours les mêmes guignols démontrent encore leur retard et leur inconséquence, tandis que l’insurrection continue de gagner en puissance.

D’El Alto enfin, comme certains l’ont déjà entamé le dimanche dans ses quartiers hauts, La Paz entre dans la danse le lundi 13 octobre. « Las manifestaciones de protesta no son comandadas por dirigentes políticos, cívicos ni vecinales. Los pobladores están dispuestos a enfrentar las balas de fuerzas del orden. La ciudad se va convirtiendo en un gran campo de batalla. » [21] A l’appel de la Fejuve de La Paz, qui comptent des dizaines de milliers d’« affiliés », on descend dans les rues en vue d’un rassemblement sur la place San Francisco, dont l’accès est barré par la police. Il y a des tirs de balines et de lacrymogènes dont les manifestants tentent de contrer les effets en allumant des feux. A l’instar d’El Alto, une majorité des quartiers de La Paz se change en foyers de révolte, les rues, la chaussée comme les trottoirs sont parcourus par des groupes armés de bâtons et de pierres. Autour de la place San Francisco, où plus de 10 000 marcheurs en provenance d’El Alto se joignent à plusieurs milliers d’autres, les affrontements entre révoltés et flics/soldats durent pendant 5 heures, la foule fait reculer ses ennemis à plusieurs reprises. Dans la zone Pérez Velasco ce sont 3 000 personnes qui se mesurent aux flics anti-émeutes, l’intention se manifeste de brûler le palais présidentiel, mais les tentatives pour ce faire échouent sur les cordons de ses défenseurs. Jusque dans la soirée des milliers de protestataires sont rassemblés aux abords de la place San Francisco et sur celle de Los Héroes, allumant des feux tandis qu’ils sont toujours la cible de tirs de gaz. Il y aurait aussi des pillages dans cette zone du centre-ville – que plusieurs rapports de journalistes mentionnent mais sans beaucoup de détails : on sait qu’une galerie commerciale est incendiée, sans doute dans la rue Murillo où est également attaquée une station de police ; sur l’avenue Camacho, des « groupes d’adolescents » commettent des destructions contre des propriétés publiques et privées, banques et distributeurs d’argent sont visés, le bâtiment de l’intendance municipale est assailli ; « Después de media hora de desmanes y actos vandálicos provocados, en su mayoría por jóvenes, los efectivos de la Policía llegaron y los dispersaron mediante el uso de gases lacrimógenos y balines de goma. Asimismo, se pudo apreciar la presencia de policías civiles armados. » [22] Il y a au moins un mort par balle dans les rues du centre, et des blessés. Par ailleurs, les troubles agitent la zone Sur. Des habitants et paysans sont interceptés par des militaires à coups de lacrymogènes et balines, avant que ces derniers débordés n’abandonnent leur camion qui est retourné et incendié ; une autre version parle d’affrontements qui font 4 morts du côté des manifestants, et 2 soldats. Dans le cours de cette journée, outre les tirs répressifs et les affrontements, des policiers négocieraient avec des marcheurs pour éviter l’attaque de bâtiments, ou l’envahissement de la place Murillo, avec l’argument que les militaires les y recevront à balles réelles. Dans la soirée des tanks prennent finalement le contrôle du centre après avoir dispersé les groupes de manifestants bloquant les rues principales ; tandis que les chefs de l’armée communiquent sur leur fidélité au régime, et leur disposition à toute intervention nécessaire pour préserver la « démocratie ».

Ce même jour, à El Alto les affrontements se poursuivent entre insurgés et militaires. Les camions-citernes sont toujours bloqués à Senkata. Dans la zone de Río Seco, des insurgés s’emparent d’une station-service, et utilisent ses réserves pour préparer des molotovs, l’explosion d’une citerne fait des blessés et 1 mort. Sur l’avenue Bolivia dans la même zone il y a des affrontements, et aussi une explosion, qui font plusieurs blessés et 1 mort. Cependant un journaliste constate « une journée relativement tranquille » au 6ème jour du paro d’El Alto, sans l’expliquer par le départ des 10 000 marcheurs descendus vers La Paz. Il y a plusieurs marches « spontanées », où les gens armés de bâtons expriment « protestation et indignation » suite aux morts de la veille. Les militaires seraient quasiment absents des rues, quoique leur présence à El Alto soit tout de même conséquente puisque pour cette raison La Paz n’a pu être militarisée en entier. Dans la zone de La Ceja, des vitres de plusieurs pensions et bars sont brisées car on reproche à leurs propriétaires de ne pas s’être joints au paro. Suite au discours du président refusant toute démission, davantage de personnes sortent dans les rues pour réitérer l’exigence de son départ. Si la présence militaire paraît moins importante dans les rues d’El Alto, des tanks sont envoyés pour barrer la route à l’avancée de 750 mineurs d’Huanuni, qui ne sont pas les mêmes que ceux de la semaine précédente toujours bloqués à Ventilla. Ces derniers arrivants sont accueillis dans l’université de San Andrés. Au total, entre La Paz et El Alto, les affrontements de ce lundi ont fait au moins une vingtaine de morts, 12 dont 3 soldats dans la première ville, et 8 dans la seconde, où succombent en plus 8 blessés de la veille.


Après la bataille majeure


Le mardi 14 octobre, à l’issue de la bataille livrée pendant 3 jours à El Alto principalement, et dont le terrain s’est étendu jusqu’au centre de La Paz, les insurgés conservent leurs positions, les rues ne leur ont pas été reprises : les bases du conflit ouvert à la fin de la semaine précédente, quand il s’est agi de résister aux tentatives de reconquête ennemie, se trouvent confirmées, voire même renforcées puisque l’insurrection n’a pas été battue malgré les charges auxquelles elle a dû faire face. Elle n’est pas non plus victorieuse, la phase qui s’ouvre est plutôt celle d’un temps mort, d’un statu quo où les deux camps entreraient comme dans un round d’observation. L’onde de choc fait ailleurs sentir ses effets : d’une part au sommet de l’Etat sacrément secoué, et puis sur d’autres terrains en Bolivie, où les ralliements à la contestation se multiplient, sans toutefois que par ceux-là le conflit ne s’aiguise davantage : l’augmentation du nombre des contestataires peut en devenir un facteur, encore faut-il que la pratique de ces renforts ne ternisse pas celle de leurs devanciers.

Ce mardi, à El Alto comme à La Paz ce serait plutôt un « calme relatif » qui règnerait. Le paro d’El Alto est maintenu, et plusieurs rues du centre de la capitale sont encore affectées par des blocages. Pour leur majorité, les habitants impliqués seraient ce jour-là occupés à la « veillée des morts » tombés depuis le week-end. Plusieurs marches traversent les rues des deux villes, où flics et militaires ne se montreraient qu’avec parcimonie. Seule la zone « Sur » de la capitale paraît en proie à l’agitation, qui n’a cependant rien à voir avec celle des jours précédents. Là les militaires et leurs tanks seraient plus visibles, des gaz sont tirés contre des manifestants en marche vers la maison du président. En un autre point ce sont des tirs de balines qui font 5 blessés ; ailleurs encore d’autres manifestants sont aux prises avec des habitants qui voudraient déblayer une de leurs barricades, l’affrontement fait un blessé par balle du côté des premiers. Car de la même manière qu’en février, à El Alto comme à La Paz certains habitants de ce genre prennent activement leur parti contre la révolte. D’après ce qu’en racontent les informateurs professionnels, il s’agit en particulier, mais pas seulement, de commerçants. Des réunions se tiennent, dans une église par exemple, où des comités sont formés chargés de la surveillance des propriétés, des commerces et des maisons.

A ce sujet il faut remarquer que le pillage apparaît, dans le cours de cette révolte d’octobre, comme une pratique très périphérique, quasiment absente. Mis à part dans le centre de La Paz le lundi 13, seules quelques situations isolées sont relevées. S’il est question de pillage, c’est bien plus de son éventualité et du climat de peur qu’elle engendrerait, que pour en constater des cas avérés – en fait de peur du pillage à venir, c’est plutôt le souvenir refoulé de la déflagration de février qui se manifeste, chez ceux qu’elle a tant surpris et choqué. En s’appuyant pour ce faire sur d’opportunes déclarations de tel ou tel anonyme effrayé par la révolte parce qu’il estime ne pas s’en trouver concerné, les informateurs agitant cette peur fabriquent une représentation générale de ce qui a lieu où, s’ils sont forcés de reconnaître l’insurrection en cours, ils s’emploient à en nier l’ampleur réelle, et possible. A mesure que la contestation s’étend ils se font ainsi les échos de plusieurs rumeurs qui circuleraient au travers du pays, par exemple d’attentats contre un oléoduc ou une station-service – si de telles installations ont en effet subi la destruction, l’interprétation en une sorte de terrorisme n’est qu’à la mesure crasse des malhonnêtes qui la véhiculent –, ou d’empoisonnement de réserves d’eau, ou de pillages. Sur le même registre, ils consacrent plusieurs de leurs commentaires à la pénurie affectant les habitants de La Paz coupée de tout approvisionnement. Par cette façon orientée d’informer sans avoir l’air d’y toucher, ils ne font pas que rendre compte d’un sentiment de crainte ou d’une situation de manque matériel provoqués par la révolte en marche : par le pouvoir de publicité dont ils disposent ils en répandent et en grossissent l’impression ; par ce biais ils encouragent voire même ils créent la division, entre ceux qui y succombent et ce fantasme de révoltés mauvais qui les menaceraient. Le même procédé est toujours mis en œuvre, pour occulter les enjeux que la révolte se découvre, dans le présent de son déploiement. Le principal exprimé à ce moment, que les informateurs relaient comme s’il était le seul, consiste encore en l’éjection du président fort mal en point.


Dès le lundi Sánchez de Lozada a été lâché par 4 ministres, qui démissionnent du gouvernement, emboîtant le pas au vice-président Mesa* qui s’est lui-même désolidarisé de son supérieur, dont il réprouve l’option répressive. En dépit de ce délitement, Lozada s’accroche à son poste, qui lui assure de recevoir encore plusieurs soutiens, des chefs de l’armée, et depuis l’étranger, par la voix de gestionnaires US – dont le mercredi des employés de l’ambassade seront transférés depuis La Paz jusqu’à Sucre – et de l’OEA*, quoique se fasse sentir la marge infime séparant désormais le statut du chef de l’Etat de sa métamorphose en simple fusible. « Según la proyección de la OEA, si en Bolivia se rompe el orden constitucional, la violencia, que ya provocó más de 60 muertes en la última semana de conflictos, no se detendrá. Eastman explicó que el apoyo de la organización está dirigido al gobierno. Tras el anuncio que hizo el presidente Sánchez de Lozada de no renunciar a su cargo, a pesar de las protestas y la falta de respaldo de su vicepresidente, la OEA y, por separado, los países del hemisferio expresaron su respaldo al actual régimen democrático. » [23] L’inquiétude des gestionnaires de tout poil est à la mesure de la force aux allures irrésistibles conquise par les insurgés, qui pourrait bien donner des idées à leurs voisins par-delà les frontières – ce n’en est alors qu’un signe annonciateur, plus qu’une preuve, mais le mardi 14 des camionneurs boliviens entament un blocage à la frontière avec l’Argentine. La sérieuse préoccupation gestionnaire est confirmée par le secrétaire général de la police mondiale, Kofi Annan, qui en rajoute une couche dans la même langue toute menteuse, pour justifier la conservation de l’ordre à tout prix : « "Deben preservarse y fortalecerse las instituciones democráticas y debe prevalecer el gobierno de la ley". » [24]

Le mardi Lozada reçoit le chef du NFR*, qui lui présente ses exigences, c'est-à-dire qu’il reprend à son compte, en appelant à une consultation sur le gaz et à une assemblée constituante, des revendications parmi les principales exprimées depuis septembre par les syndicats et autre Etat-major du peuple. Si ce chef de parti ne va pas, encore, jusqu’à celle de démission du président, il n’en écarte pas l’option néanmoins. Ce genre de retournement de veste démontre combien la révolte déstabilise l’Etat, mais il valide aussi une autre progression, qui joue contre la révolte si on l’admet sans limites préconçues, à savoir le terrain gagné par le discours en surface, officiel, de la contestation, sur lequel s’entendent représentants des organisations sociales, agents de l’information dominante, gestionnaires en place.

A n’en pas douter, une majorité des révoltés d’octobre en Bolivie s’accordaient sur la liste des revendications arrêtées par « leurs » représentants, puisqu’elles ouvraient même ainsi sur la perspective d’un changement de leurs conditions. Pour autant ce que rendaient possible les actes de sa frange la plus impliquée, celle qui se souleva depuis les rues d’El Alto jusqu’à celles de La Paz, ne saurait être ramené à ce seul horizon, parce qu’ils n’en avaient pas eux-mêmes, encore, fondé la définition sur la base de leurs actes. Qu’ils se soient organisés pendant plusieurs jours, qu’ils aient communiqué entre eux pour affirmer leur maîtrise du terrain et défier l’Etat tout entier, c’était là si on se place de leur point de vue leurs premiers pas seulement vers une constitution en sujet maître de la situation. Ce n’est pas que ces insurgés d’octobre en Bolivie auraient manifesté comme un seul homme, et en connaissance de cause, cette intention et cet objectif supérieurs, mais à voir et à saisir ce qu’ils étaient en train de réaliser, une des directions pointées l’était vers ce possible-là, au milieu et dans la complexité d’une multitude d’autres idées inégales, soit qui manquaient trop d’être plus clairement formulées et creusées, soit qui auraient pu être abandonnées parce que déjà trop répétées, par là vidées de leur contenu. Dans ce débat à l’intérieur du camp des révoltés, semble-t-il plus informel et souterrain que saisi en tant que tel par une majorité d’entre eux, une des questions centrales tient alors, au sortir de la bataille d’El Alto/La Paz, aux choix à faire hors de ce cœur de l’insurrection.

Comme c’est le cas depuis le mois précédent la contestation continue de s’y exprimer, dans d’autres villes et régions, mais sur un mode le plus souvent encadré, par « secteurs » et suivant les directives de telle organisation syndicale, de tel « comité civique ». A Santa Cruz, Oruro, Potosí, Sucre, Cochabamba, des rassemblements sont organisés, d’abord autour du mot d’ordre sur le gaz, puis davantage centrés sur la démission du président, suite à la répression des 11/12/13. A compter du lundi 13, ces manifestations urbaines s’amplifient, et le mardi 14 quelques affrontements ont lieu : mais au contraire d’El Alto/La Paz, ces surgissements d’un négatif en actes demeurent périphériques, au second plan par rapport aux menées contestatrices encadrées. Cependant les insurgés d’El Alto/La Paz ont ouvert une voie qui contre eux n’a pu être refermée, préservant ainsi la possibilité qu’on leur emboîte le pas, c’est-à-dire qu’ailleurs en Bolivie soit au moins mise en œuvre une pratique semblable à la leur. Il semble que ce soit à Cochabamba et Santa Cruz que des habitants soient en passe de s’y engager le plus nettement. Dans la première de ces villes, comme à El Alto une semaine plus tôt, un « paro indefinido » est déclaré le mercredi 15 : la manifestation du jour donne lieu à des affrontements qui dureraient 3 heures, préfecture et commandement départemental de la police sont la cible de pierres et de cocktails, des manifestants s’affrontent aux flics, quelques destructions sont commises, il y a 22 à 25 arrestations, et 5 blessés. S’ensuivent des annonces de mobilisations quotidiennes, et de marches sur les routes qui relient la ville aux autres régions. Pour ce qui concerne Santa Cruz, c’est ainsi ses alentours qui sont affectés par des blocages depuis la semaine précédente au moins, et le lundi 13 un affrontement entre paysans bloqueurs et flics fait 1 mort et de 4 à 7 blessés à San Julián ; puis les blocages s’étendent, et les manifestants désireux d’accéder à la ville se heurtent à l’hostilité de militants irrédentistes partisans du gouvernement, en conséquence ils menacent la ville de blocus.

On voit par ces deux exemples les plus probants que sont réunis des ingrédients proches de ceux qui ont amené les insurgés d’El Alto/La Paz à disputer sans céder le contrôle des rues et de villes entières à l’Etat. Pour renforcer la mauvaise posture de ses tenants, à l’exemple des paysans de la région de Santa Cruz, plusieurs autres ajoutent à la rébellion urbaine la prise des voies de circulation qui traversent les campagnes. L’ensemble de ces blocages, dans les régions de Sucre, Oruro, Potosí, Santa Cruz, Cochabamba et le Chapare, autour de La Paz, ne débute pas dans le cours de cette semaine – plusieurs ont été mis en place depuis septembre – mais alors cet ensemble grandit. Simultanément à cette prise de contrôle généralisée du territoire, divers groupes décident de marches, entre le mercredi 15 et le jeudi 16 octobre, dans le but commun de converger vers La Paz – comme les blocages, de tels déplacements se sont organisés les jours précédents ; la différence étant désormais qu’ils se multiplient de façon significative. Des centaines d’autres mineurs d’Huanuni s’engagent vers le même objectif, à bord de leurs camions : le mercredi ils se heurtent aux militaires qui les interceptent à Patacamaya, l’échange de tirs et de dynamite fait de 2 à 3 morts et une vingtaine de blessés. Si ceux-là n’atteignent pas leur but, le jeudi 16 octobre ils seraient au moins 50 000 manifestants à investir le centre de La Paz, depuis les quartiers de cette ville, depuis El Alto toujours occupée, depuis d’autres régions pour ceux qui sont parvenus jusque-là. Par groupes de centaines, de milliers, tous convergent vers la place San Francisco. Des dirigeants y prennent la parole contre Lozada, réitérant le refus de tout dialogue tant que celui-là n’aura pas sauté. A l’issue de ce rassemblement du matin, Solares* de la COB appellerait à la prise du palais présidentiel, ne faisant qu’exprimer ce qui est forcément dans l’air. L’après-midi, au cri de « Vamos al Palacio », des groupes de marcheurs s’attaquent à coups de pierres à deux hôtels, à la cour suprême de justice, et se confrontent aux flics. Tirs de gaz et jets de pierres durent plusieurs heures, un monument de la place de Los Heroés est démoli, ses débris alimentent un feu et la construction d’une barricade ; il semble qu’il s’agisse plutôt de petits groupes (de « jeunes », de « vandales », de « gens ») qui parcourent les rues pour harceler les flics. Il y a 3 blessés et 28 arrestations.


Le lendemain vendredi 17 octobre les manifestations et blocages se poursuivent. Dans la soirée, la démission de Sánchez de Lozada est annoncée. Qualifié d’« indépendant » parce qu’il n’appartient à aucun parti, le vice-président Mesa le remplace, qui promet un référendum sur le gaz, une révision de la loi sur les hydrocarbures, la convocation d’une assemblée constituante, la formation d’un gouvernement « sans politiques », la tenue possible d’élections anticipées – en désespoir de cause, Lozada lui-même avait consenti, le mercredi soir, à faire siennes les trois premières de ces promesses, ce qui n’avait rien changé à la fronde concentrée contre sa personne.

Les dirigeants des syndicats, des partis et des organisations d’opposition, expriment leur satisfaction, et leur disposition à traiter avec les gestionnaires remplaçants, auxquels une « trêve » est accordée dans l’attente qu’ils remplissent leurs promesses.

Le samedi 18, l’occupation des rues d’El Alto est levée, de même que les blocages au travers du pays ; mineurs et paysans quittent La Paz et les autres villes où ils s’étaient rassemblés. Avec la chute de Lozada le soulèvement d’octobre se termine. Une telle issue tempère la victoire de ceux qui ont tenu les rues, parce qu’ils les quittent justement, là où ils avaient si bien commencé à en prendre possession pour imposer leurs volontés, pour réaliser leurs aspirations. Dans ce retrait, les possibilités de pousser encore l’avantage se perdent, et les vielles lunes prévalent à nouveau sur le temps et l’espace libérés par le mouvement de l’insurrection. De la vague de questions ouvertes en actes par les révoltés d’octobre et leurs devanciers de février, si unis et si différents à la fois, il ne subsiste que l’écume artificielle qu’en représentent ceux qui parlent en leur nom, alors même que cette vague contenait de quoi les emporter aussi. Dans cette conclusion l’apparente victoire, partielle, se changerait plutôt en défaite, dans le fond.




De février à octobre, et retour



De La Paz à El Alto, d’El Alto à La Paz, principalement, les révoltés de Bolivie en 2003 ont mené le débat sur leurs vies et le monde, en deux temps de la même ouverture, lorsque leur pratique est devenue le centre et la raison de tout autre mouvement, que ce soit en octobre dans la prise et la tenue des rues, ou par leur envahissement ravageur de février. Tous ceux qui s’arrogent le contrôle de la représentation publique, pour le maintien de leurs pouvoirs séparés, ont été mis en cause : les gestionnaires en place et leurs milices, personnifiés par Lozada, en tant qu’ennemis les plus évidents parce que les plus directs ; les encadreurs des pauvres, à plusieurs reprises tout aussi dépassés par la tournure des événements que ceux dont ils lorgnent la place ; les informateurs professionnels, à juste titre perçus comme complices du maintien de l’ordre, et principaux promoteurs de la mascarade de sa fausse critique. Certes, on peut remarquer que de telles mises en cause n’ont pas été poussées jusqu’à des conséquences susceptibles d’atteindre des points plus extrêmes et définitifs, mais elles se sont manifestées au moins comme tendances fortes, et ce en actes collectifs.

En créant ces situations exceptionnelles, comme premières conditions à la poursuite du débat déjà alimenté par la négation des prérogatives de ses usurpateurs, de façon plus indirecte semble-t-il les révoltés de Bolivie ont aussi instauré le débat entre eux, dans le passage de février à octobre, autour d’une question fondamentale mais qui serait encore restée trop souterraine ou latente : « comment poursuivre après l’émeute sans perdre ce qu’elle pose comme exigences, comme principes négatifs ? »

En février, un fulgurant renversement s’opère, dans l’instant où incendiaires et pilleurs imposent leurs rages : une lumière aveuglante est jetée contre tous les carcans de la régulation dominante sur leurs vies, ils sont mis à bas. Si ce n’est que le temps de quelques heures, ce fer rouge brandi et manié par des centaines de bras laisse son empreinte brûlante, en dépit de l’oubli que voudraient en imposer ceux qu’il a marqués en pleine face. « Febrero fue una sorpresa no sólo para el gobierno sino también para las fuerzas del MAS, que fueron desbordadas en las ciudades. Quienes estuvieron en las calles el 12 y 13 de febrero no estaban organizados en ninguna fuerza política ni organización social. Evo Morales era sin duda un referente muy importante en el levantamiento, pero no era la dirrección del mismo. » [25]

Dans l’esprit des rues la mémoire demeure ; sans doute des leçons sont tirées, comme de nouvelles armes sont fourbies. Si bien que l’insurrection d’octobre conquiert certainement sa puissance parce que la déferlante de février a découvert des enjeux jamais si clairement, si franchement déclarés en Bolivie dans les dernières années, bien que ce n’ait été « qu’en » actes, non prolongés par leurs auteurs en des discours d’une intransigeance semblable, à notre connaissance. 

En octobre, la ténacité succède à la rage, et comme si elle s’en nourrissait, à sa manière elle la prolonge et l’amplifie. Le gros des troupes s’engage dans le sillage de ses éclaireurs intrépides, pour remporter une bataille en faisant plier cet avant-poste ennemi que représente Lozada. Au vu de la puissance et de l’unité alors mises en jeu, on ne peut que déplorer que cet objectif soit devenu exclusif, ou central et prioritaire, d’autant plus vis-à-vis de l’ensemble des cibles pour ainsi dire désignées par février, dont l’idée de les abattre toutes n’a pas été pleinement saisie pour cette fois, alors même que les moyens mis en œuvre pour l’occupation des rues d’El Alto auraient pu servir de prémices à l’élaboration d’une organisation pour ce faire, et bien plus encore.    




Premières rédactions en décembre 2006 (pour février 2003)
et janvier 2007 (pour octobre 2003) ;
révisées, réunies et complétées en juin 2007



Glossaire
Documents utilisés : pour février, pour octobre
 

notes :

1. « Il était près de 16 heures et dans les rues voisines des places Murillo et San Francisco et de l’avenue Mariscal Santa Cruz des groupes ont commencé à se former qui, peu après, transmettaient la colère à leurs voisins, amis et jusqu’à des inconnus. »
2. « La grande fumée enthousiasma les autres groupes, qui virent les langues du feu depuis la petite place de la Mairie de La Paz ; ils s’armèrent de fers et de pierres et au cri de Vive la Bolivie ! ils forcèrent les portes d’entrée et les fenêtres de la Vice-présidence. » 
3. « Un chœur de voix donna l’ordre de partir à la “casa rosada”, siège du MNR. A 19 heures, des centaines de jeunes s’en prirent à celui-ci, situé dans la rue Nicolás Acosta, San Pedro. Les cris de la foule qui passait près de la prison, firent se propager le conflit à celle-ci. »  
4.  « (…) la bronca est maintenant irrépressible. Il y a des incendies et des actes de vandalisme dans tous les coins. »
5. « Avec la caractéristique typique de l’acte de vandalisme, la foule – composée d’enfants, jeunes et hommes et femmes de différentes classes sociales – envahirent la Douane. »
6. « “[Ils n’allaient/Vous n’allez] pas permettre que les gens du monde noir [leur/vous] arrachent le sacrifice de toute une vie ? » 
7. « Les pillages ont ravagé les grands commerces de La Paz »   
8. « (…) le pays est en train de vivre un chaos et une grande convulsion sociale dont profitent les vandales qui portent atteinte au commerce formel établi. (…) consolider une entreprise est un grand sacrifice et un grand investissement qui s’est volatilisé en quelques heures. »
9. A ce sujet, la chronologie publiée par la revue Osal va plutôt dans le même sens : y sont affirmés des affrontements, pillages, destructions, incendies le mercredi à Cochabamba ; et le jeudi, dans cette même ville ainsi qu’à Oruro, Santa Cruz et Beni, « une vague de pillages et d’incendies d’édifices publics et privés » dont les sièges des MNR et MIR. Mais les textes de cette même revue ne le confirment pas, au contraire ils font aussi de La Paz/El Alto le centre de ce qui a lieu.
10. Au sujet de cette appréciation, il faut dire qu’elle est peut-être due à la provenance des articles sur lesquels ce récit est basé, en effet pour ce qui est des sources boliviennes une majorité est extraite d’un journal de Santa Cruz, El Deber, un des seuls qui offrait la possibilité d’accéder à des archives pour 2003.
11. « Alors les leaders disparurent et quelques désadaptés commencèrent à courir vers les commerces dégarnis. » 
12. Voir revue Osal n°12, le texte « El rugir de la multitud : levantamiento de la ciudad aymara de El Alto y caída  del gobierno de Sánchez de Lozada  » 
13. « On ne peut pas réduire ce qui a eu lieu dans la ville 
d’El Alto aux circonstances et au contour des revendications indigènes. » 
14. « “Ici il n’y a ni parti ni syndicat, c’est une lutte de toute la population qui est fatiguée de ce gouvernement”, dit Edgar, habitant 
d’El Kenko. » (El Kenko est un quartier d’El Alto). 
15.  « en assemblées permanentes dans leurs quartiers »
16. « Les assemblées/associations de quartier se sont converties en microgouvernements territoriaux, toute action se coordonne à travers ces instances. »
17. « Les esprits exaltés contre les journalistes et les véhicules des moyens de communication qui sont arrivés dans la zone (ont inclus) une intimidation contre un chauffeur de la chaîne bolivienne RTP, à qui quelques mineurs ont mis un bâton de dynamite dans la bouche en menaçant de l’allumer au cri de ‘menteurs’. »
18. « Les habitants d’El Alto ont brisé (…) les calculs gouvernementaux et la tradition de la protestation. » 
19. « Manifestants et policiers livraient de dures batailles pour le contrôle d’une route qui relie La Paz et El Alto. » 
20. « Le dimanche avait toute l’apparence d’un centre de bataille, avec ses rues remplies de militaires leurs armes en arrêt, contrôlées par des tanks de guerre et, avec des habitants en fureur, dont des jeunes presque enfants qui couraient pour affronter les soldats et les policiers à coups de bâtons et de pierres, devant les autres au regard apeuré. »
21. « Les manifestations de protestation ne sont pas commandées par des dirigeants politiques, civiques ou de quartiers. Les habitants sont prêts à affronter les balles des forces de l’ordre. La ville est en train de devenir un grand champ de bataille. »
22. « Après une demi-heure d’excès et d’actes de vandalisme provoqués, pour leur majorité par des jeunes, les effectifs de la Police sont arrivés et les ont dispersés par l’usage de gaz lacrymogènes et de balles en caoutchouc. De la même manière, on a pu apprécier la présence de policiers en civil et armés. » 
23. « Selon la projection de l’OEA, si l’ordre constitutionnel est rompu en Bolivie, la violence, qui a déjà provoqué plus de 60 morts au cours de la dernière semaine de conflits, ne s’arrêtera pas. Eastman a expliqué que l’appui de l’organisation est dirigé vers le gouvernement. Après l’annonce qu’a faite le président Sánchez de Lozada de ne pas renoncer à son poste, malgré les protestations et le manque de soutien de son vice-président, l’OEA et, séparément, les pays de l’hémisphère ont exprimé leur soutien à l’actuel régime démocratique. »
24.  « Les institutions démocratiques doivent être préservées et renforcées et le gouvernement de la loi doit prévaloir. »
25. « Février a été une surprise non seulement pour le gouvernement mais aussi pour les forces du MAS, qui ont été débordées dans les villes. Ceux qui ont été dans les rues les 12 et 13 février n’étaient organisés en aucune force politique ni organisation sociale. Evo Morales était sans doute un référent très important dans le soulèvement, mais il n’était pas sa direction réelle. » (cf. revue Osal n°10, « Radiografía de un febrero »).  






    La Bolivie insurgée en 2003

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