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Le 15 juin 2004 à Ayo Ayo (Bolivie)




Depuis 1994, l’Etat bolivien a procédé à des réformes qui modifient la gestion des fonds publics, suivant la loi dite de participation populaire : alors qu’elle lui en revenait, centralement, la responsabilité de ces fonds est dorénavant partagée, suivant un processus de décentralisation, avec des unités de gestion locales, municipales et formées sur des bases « communautaires », en s’appuyant sur les groupements indigènes aux traditions et caractères propres encore vivaces à l’époque actuelle. Par cette modification, les responsables locaux se voient aussi offrir, plus prosaïquement, l’opportunité de détournements pour leurs propres comptes. Et cette pratique semble bien courante.

C’est le cas à Ayo Ayo (3 000 habitants), situé à 85 km au sud de La Paz et à 200 km environ au sud-est d’Ilave (voir :  Le 26 avril 2004 à Ilave), dont le maire Benjamín Altamirano Calle serait accusé de corruption depuis 2001 au moins. Déjà en mars 2002 sa maison aurait été incendiée et lui-même menacé de lynchage.

Celui-ci est effectivement tué le lundi 14 ou le mardi 15 juin 2004 : les informations disponibles développent deux versions quant au déroulement des faits qui aboutissent à cette mort.

Suivant l’une (donnée par le journal bolivien El Deber dans son édition du 16 juin), Altamirano serait séquestré le mardi 15 à la madrugada, par une « foule excitée », « [soumis] à des brimades et tortures », emmené jusqu’à la place principale de la ville où il serait brûlé. Dans la matinée, les habitants armés de pierres et de bâtons empêcheraient l’intervention des flics qui réussiraient cependant à récupérer le corps dans l’après-midi. Des journalistes seraient agressés. Ceux d’El Deber parviennent tout de même à recueillir les paroles de témoins expliquant un acte de « justice communautaire » : Altamirano est accusé d’avoir enfreint « la ley moral de los indígenas aymaras y quechuas que ordena “no robar”, “no mentir” y “no ser holgazán” (ama sua, ama llulla, ama kella) ». Par ailleurs des habitants se déclareraient collectivement responsables de l’exécution du maire, qui aurait été décidée par « las 11 comunidades que conforman el municipio », face à l’inaction des autorités sollicitées pour régler le problème et après que le gouvernement eût refusé de reconnaître la désignation d’un certain Saturnino Apaza Aru en remplacement d’Altamirano. Un autre responsable de la région est mis en cause pour avoir couvert les agissements du maire tué : il s’agit de Bonifaz Bellido, sénateur du MAS d’Evo Morales, l’habituel récupérateur en chef de Bolivie, dont on pourrait par là s’expliquer le silence à propos d’Ayo Ayo – du moins tel qu’il apparaît sur la base des informations recueillies –, alors qu’il ne s’était pas privé de se prononcer au sujet d’Ilave la péruvienne, tout juste quelques semaines auparavant.

L’autre version, qui apparaît dans l’information un peu plus tardivement, le jeudi 17 (reprise par El Deber qui contredit donc son rapport de la veille), explique que la séquestration et la suppression du maire seraient le fait d’un groupe restreint d’individus : ceux-ci l’auraient kidnappé à La Paz le lundi 14, puis emmené à Ayo Ayo où il aurait été tué entre ce jour et le lendemain, avant que son corps calciné ne soit abandonné et découvert dans les rues de la ville le mardi 15.


A partir de ce mardi, il semble que l’Etat bolivien perde le contrôle d’Ayo Ayo. Mais il semble aussi que l’ensemble des habitants demeure sous le contrôle et la direction d’autres dirigeants, syndicaux, paysans et indigènes, opposants officiels du régime. Un ultimatum est lancé au gouvernement, qui aurait jusqu’au 21 juin pour satisfaire des revendications portant notamment sur la corruption, avec la demande de libération de Saturnino Apaza Aru arrêté comme responsable. Des menaces de destructions contre un oléoduc et des installations électriques sont déclarées, ainsi que le possible blocage de la route vers Oruro. Et le lundi 21, des responsables syndicaux (appartenant à la Confédération syndicale unitaire des travailleurs paysans de Bolivie) annoncent la création d’un gouvernement provisoire à Ayo Ayo. Le dirigeant local Cecilio Huanca est désigné « gouverneur », épaulé par « sa propre police » formée de 25 paysans. L’ensemble se désigne comme « intelligence syndicale », et se réclame d’anciens leaders indigènes ayant combattu les conquistadors espagnols au 18ème siècle. C’est un nouveau pouvoir séparé qui se substitue au précédent, en déclarant prendre en charge l’enquête sur la mort du maire.

Si cette suite aux faits du 15 est seulement compréhensible par ce qu’en livrent les informateurs dominants, déterminés par leur besoin systématique de désigner des acteurs aux motivations et modes d’actions conformes à leurs présupposés, il paraît pourtant assez plausible que le rôle directeur joué par des syndicalistes et autres militants indigènes corresponde à la réalité des faits, preuve supplémentaire de cette tendance généralisée en Bolivie, comme le montrent certains aspects des faits de révolte importants de janvier, février et octobre 2003 (voir : La Bolivie insurgée en 2003). Suivant cette perspective, le caractère prémédité de la suppression du maire, et de son exécution par un groupe restreint d’individus, apparaissent comme plus proches de la vérité (d’autant qu’un document cité par El Deber du 17 juin semble en apporter la preuve : il s’agit d’une résolution de la Fédération syndicale unitaire des travailleurs paysans de la province d’Aroma, publiée le 3 avril, qui menace Altamirano et ses complices corrompus de voir leurs biens brûlés et d’être eux-mêmes punis « de acuerdo a la justicia comunitaria »).

Comme le montrent des commentaires de Felipe Quispe, dirigeant du MIP (Mouvement indigène pachacuti), d’Angel Duran, responsable du MST bolivien (Mouvement des sans terres), et d’autres responsables syndicaux, plusieurs de ces encadreurs de tout mouvement social en Bolivie prennent ouvertement le parti de justifier l’application de la « justice populaire ». En instrumentalisant ses principes, ils ne font que poursuivre l’exploitation de leur fonds de commerce, qui détermine les tenants et les aboutissants de leur discours, à savoir la défense des droits et des identités indigènes, et par extension paysans. De son côté, l’Etat central subit là une conséquence des réformes constitutionnelles entreprises dans les années 1990, qui donnent une autonomie certaine aux communautés indigènes, dont la « personnalité juridique » est par exemple légalement reconnue – elles forment des OTB, Organisations territoriales de base, à vocation de gestion mais qui se voient aussi, d’une certaine manière, encouragées à poser des exigences plus grandes. Les événements d’Ayo Ayo obligent des officiels gouvernementaux à rappeler que si des conceptions dites propres aux indigènes sont reconnues, comme sur le thème de la justice, elles ne peuvent dépasser les limites fixées du point de vue de l’Etat de droit. Certains tentent d’en réduire la portée, comme le président Mesa qui parle d’un crime de droit commun ; d’autres avertissent sur le danger qu’elles représentent pour le pouvoir en place, comme la Commission des droits de l’homme de la chambre des députés qui constate leur tendance à s’exprimer de plus en plus.

Dans les deux cas, quel que soit l’avis exprimé, et comme dans le cas d’Ilave au Pérou, c’est la peur qui transpire, la peur des gestionnaires en général lorsque se révèle à ce point « esta divisoria tajante entre dirigentes y dirigidos, producto de la severa crisis en la representación política », comme le remarque justement un journaliste du quotidien argentin Clarín, seul à mettre en parallèle Ilave et Ayo Ayo, mais qui moralise et réduit immédiatement son propos quand il ajoute que « no hay ejemplaridad en estos actos », seulement « síntomas de un malestar que debe merecer la atención de los dirigentes y gobernantes ».

Et, dans le cas d’Ayo Ayo, la portée de l’acte est rudement tempérée par la possibilité qu’il ait été planifié, et par la présence forte de ces gestionnaires concurrents qui remplacent immédiatement les premiers.

Enfin, quant à l’information sur ces faits, en apparence très voisins de ceux d’Ilave, et en effet très proches dans le temps et dans l’espace (moins de deux mois, environ 200 km), elle apparaît beaucoup moins conséquente. La comparaison est parlante, dans la mesure où c’est le même instrument d’observation qui a permis de prendre connaissance des deux événements : lors du relevé initial, vingt-trois documents l’ont été pour Ilave contre quatre pour Ayo Ayo ; parmi ceux-là, c’est-à-dire avant des recherches complémentaires, on compte vingt documents hors médias péruviens pour Ilave, dont deux en français et dix en anglais, et seulement trois documents hors médias boliviens pour Ayo Ayo, dont un en anglais paru dix jours après les faits. Qu’en dire ? Alors que les informateurs salariés avait plutôt allégrement rendu compte des faits d’Ilave, pour se voir ensuite obligés de les commenter avec un embarras certain, deux mois plus tard ils préfèrent tout simplement se taire, pour ne pas faire de publicité à ce qui pourrait tout aussi bien les mettre en danger, au même titre que les divisions et les hiérarchies entre humains dont ils défendent la permanence.



Première rédaction en janvier 2005, révisé pour publication en octobre 2007




Documents utilisés :

Relevé initial :
04-06-17 - Econoticiasbolivia_ Argentina Indymedia -- BOLIVIA AYO AYO O LA JUSTICIA COMUNITARIA AYMARA
04-06-20 - Clarín -- Bolivia el presidente Mesa reclamó ayuda a la población para frenar la violencia
04-06-21 - Clarín -- Revueltas en pueblos andinos
04-06-25 - BBC -- Bolivia aymaras forman gobierno

Relevé complémentaire :
99-03 - CICDA -- DOSSIER DECENTRALISATION ET DEVELOPPEMENT LOCAL : LA LOI DE PARTICIPATION POPULAIRE EN BOLIVIE ET SES ENJEUX POLITIQUES, SOCIAUX ET CULTURELS
?? - Organisation des nations unies pour l’alimentation et l’agriculture -- République de Bolivie (à propos de la décentralisation)
04-06-16 - El Deber -- Matan a un alcalde y se agita el Altiplano paceño
04-06-16 - La República -- Bolivia: linchan y queman a alcalde acusado de corrupción
04-06-17 - El Deber -- En abril de este año decidieron el castigo a Altamirano y su entorno
04-06-17 - El Deber -- Los comunitarios de Ayo Ayo justifican el asesinato de alcalde
04-06-19 - El Deber -- Policía espera momento oportuno para actuar en la zona de Ayo Ayo
04-07 - Cyberscopie.info -- En Bolivie, les mouvements indigènes sont des partis très récents



    Le 15 juin 2004 à Ayo Ayo (Bolivie)

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