Proposition
sur l’histoire – De la guerre du temps au
début du 21ème
siècle > Deuxième partie
1. Commencement de l’observation (2003-2004)
Insurrection(s) – Soulèvements majeurs
de l’après 2001
Si
de façon arbitraire et subjective, 2003 marque ce moment
où nous avons
commencé à scruter le négatif en actes
de façon systématique, c’est
avant tout l’année où s’est
déployé un des mouvements unitaires de
révolte, concentré contre l’Etat
bolivien, le plus important depuis
ceux d’Algérie et d’Argentine en
2001-2002, et même jusqu’à la fin de
2006, où proche de ce niveau on ne trouve ensuite que les
soulèvements
kirghize et togolais du printemps 2005, avant l’embrasement
guinéen des
deux premiers mois de 2007. C’est dire que tend
déjà à se montrer, de
façon générale, la relative faiblesse
du négatif en actes, car ces
révoltes majeures sont demeurées en dessous de ce
qui s’était engagé en
2001 et 2002, par plusieurs aspects. Suivant ce principe que ce qui
survient d’une façon en apparence
spéciale et séparée,
lorsqu’une
certaine intensité y est atteinte, conquiert une
portée mondiale, ou y
tend d’autant plus, la comparaison conduit d’abord
à différencier. Car
rappeler l’extraordinaire du « printemps noir
» et de l’« argentinazo
», c’est rappeler que pour les deux, les offensives
de rue ont été
suivies ou accompagnées de tentatives organisationnelles
inédites, qui
furent un temps élaborées comme si les ruptures
offensives alors
marquées le réclamaient, dans une
volonté partagée d’inventer
d’autres
moyens que les assauts directs – quoique ce qui en a
résulté s’est fait
suivant des voies divergentes. En Argentine, la création des
assemblées
barriales, non soumises à une quelconque direction
hiérarchique ou
extérieure, prolongea sous cette forme nouvelle une part de
l’essentiel
des actes inauguraux – pillages, investissement massif des
rues en
défiance de mesures d’exception
policières, résistance à la
répression
en armes ; tandis que quelques mois auparavant en Kabylie,
l’instauration des coordinations de comités de
villages et de quartiers
urbains parut traduire, d’une façon voisine, la
charge radicale d’abord
initiée puis soutenue dans les combats de rue. En affirmant
le refus de tout dialogue avec l’Etat, et de se
présenter en
quelconque alternative à la conquête du
même pouvoir, les modes
d’organisation issus de la révolte
d’Algérie puis d’Argentine se
fondèrent sur la proclamation nette de
l’obsolescence de tous les
partis politiciens, que se vayan todos, comme ils furent
rejetés et
leurs sièges incendiés en Kabylie.
Mais sur un terme plus
long, cette sorte de prise de relais permit finalement, en
Algérie, de
contenir jusqu’à annihiler les remous du
bouillonnement d’où s’engendra
ce courant si formidable qui, en avril puis en mai puis en juin 2001,
en trois vagues d’émeutes et
d’affrontements contre tout symbole
étatique, parut grossir jusqu’à
emporter l’ordure en chef Bouteflika,
pour commencer. Le 14 juin 2001 à Alger, où par
centaines de milliers
au moins, les manifestants dans les rues de la capitale auraient pu
réaliser cette puissance, révéla au
contraire l’un des facteurs qui
l’empêchait, qui l’empêcha.
Dans cette révolte, et ce jour en
particulier où des Algérois
prêtèrent main-forte aux bastonneurs
assermentés, une séparation prédomina
entre son foyer d’origine et le
reste du pays : les signes d’extension nationale
n’en furent que des
amorces avortées. Par le discours qu’ils
consacrèrent publiquement, les
représentants coordonnés de Kabylie, gagnant en
importance au détriment
des émeutiers de cette région puis hors de
celle-ci, renforcèrent cette
division, sous l’influence bien trop peu critiquée
de réflexes
régionalistes ; ceci simultanément à
l’application de règles
organisationnelles en définitive davantage issues de la
tradition
locale, en ce sens conservatrices, que propices à
l’approfondissement
concerté du dérèglement par la
révolte.
En Argentine, de telles
influences ne jouèrent pas un rôle
prépondérant, que ce soit dans
l’émergence et la constitution des
assemblées, ou dans l’essoufflement
progressif de leur mouvement d’ensemble – quoique
des conceptions
antérieures à la révolte
continuèrent à peser une fois celle-ci
déclenchée, en particulier un nationalisme
largement répandu à l’image
de ce qui a cours à travers toute
l’Amérique latine – essoufflement
progressif en partie attribuable à un défaut
d’initiative collective
dans la décision. Si les conditions d’une parole
la plus libre
semblèrent effectivement réunies, les
possibilités de réalisations
critiques sur cette base, dans sa lignée, n’ont
pas paru être beaucoup
explorées. Du coup, comme en Algérie,
l’éloignement temporel du cœur
offensif de la révolte fut également
une perte progressive de sa
puissance négative. Enjeu, aspiration, pressentiment, la
perspective de
mener le débat le plus vaste jusqu’à
ses conséquences les plus extrêmes
s’effaçait encore pour cette fois.
Peut-être en partie parce
que ces possibles découverts n’ont pas
été davantage concrétisés,
alors, et parce que ces tentatives n’ont pas
été assez connues, depuis,
il n’est pas apparu que des révoltés
auraient par la suite poussé
jusqu’à se placer dans des situations semblables
à ces devanciers, pour
signifier à leur tour la prévalence de leur
parole critique à formuler
sur tout autre discours. Au contraire, constater cette absence est une
façon d’expliquer
l’infériorité des
soulèvements majeurs en Bolivie et
au Kirghizistan, où a dominé,
jusqu’à l’emporter, une sorte de
crédulité à
l’égard des représentants
autoproclamés de la révolte,
auxquels a été abandonné le pouvoir de
statuer sur ce qui avait lieu,
dans le discours public. Ce genre d’inconséquence
ne semble pas avoir
prévalu en Guinée, sans pour autant que
s’y forme, à notre
connaissance, une organisation autonome des
révoltés hors des combats
de rue, ou à leur issue, qu’ils auraient
dédiée à la mise en question
collective de leur situation. Là en effet, le peu de
contrôle des
syndicats d’opposition disparut lors de la phase la plus
offensive du
soulèvement, dès janvier 2007, et ils ne firent
plus figure que de
tampon entre le vieux tyran avec lequel ils négociaient, et
une
multitude à l’assaut qui les débordait
de toutes parts, que seule une
répression des plus féroces sut faire plier.
L’infériorité
générale des
soulèvements majeurs de l’après
2001-2002 tient également à ce qu’ils
sont survenus sur trois territoires qui comptent parmi les petits Etats
dans le monde, peu peuplés [3],
ce qui dessert aussi le négatif qui les a pourtant
lacérés jusqu’à la
vacance de leurs chefs, dont ceux de Bolivie et du Kirghizistan ont
dû
sauter tout de même.
C’est pour ces raisons, principalement,
que nous avons opté, lors de la conception de notre
chronologie
générale
de la révolte dans le monde entre 2003 et 2006, pour une
désignation
des événements bolivien et kirghiz en
soulèvements majeurs, ou
situations insurrectionnelles, et non, plus nettement, en
insurrections. Déjà, il y a quelques
années, une prudence assez
semblable nous faisait préférer, pour
l’Algérie du moins, l’usage du
terme « semi-insurrection », d’une part
du fait du cantonnement
régional de cette révolte, d’autre part
parce que les affrontements de
rue y prirent aussi tendance à une certaine ritualisation,
à mesure que
le conflit durait mais ne progressait plus, régressant au
contraire
jusqu’à sa disparition en 2002. Ceci dit, ces
révoltes majeures
pourraient aussi être définies en insurrections,
comprises en tant que
situations généralisées où
des humains en révolte sont allés le plus
loin dans leurs défis lancés à
l’ordre social dominant, à
l’échelle
d’un Etat [4].
Ainsi,
la mise en exergue de ces trois pics en 2003, 2005, 2007, montre
déjà
l’actualité et la permanence de la question
sociale persistant à se
poser, en dépit de toutes les apparences contraires si bien
entretenues. D’autant plus que chacun des pics concentre
à sa manière
l’expression de mises en cause et en doute qui traversent le
monde
d’une façon multiple bien plus large. De
l’Amérique latine à l’Asie
centrale, en s’aventurant vers le Moyen-Orient, en
s’engageant dans
l’exploration du Sous-continent indien, avant de pousser
encore plus à
travers l’orient asiatique, non sans un grand passage par
l’Afrique
entière, le plus irresponsable est de continuer à
l’ignorer.
Amérique latine aux avant-postes
C’est
depuis le tournant du siècle que la Bolivie s’est
trouvée agitée de
multiples contestations des ordres établis, dont la
succession,
depuis
le soulèvement de Cochabamba au début de
l’an 2000, atteint son apogée
en octobre 2003. L’explosion émeutière
de février ouvre la voie, quand
les rues de son plus grand centre urbain, que forment La Paz et El
Alto, sont massivement investies d’une colère qui
démolit avec une
égale vigueur nombre des lieux du pouvoir
étatique et marchand. Si
alors, puis comme en octobre où on y convergera en grandes
marches
depuis plusieurs régions, le pays entier est
concerné, c’est pour
l’essentiel là que tout se joue. Mais comme la
cible marchande si bien
dévastée en février passe au second
plan en octobre, en même temps
l’objectif étatique se réduit dans la
figure du président honni, dont
la chute célébrée sonne le glas
d’une insurrection qui a pourtant
résisté à la répression
meurtrière. Par cette double réduction, ce
biais se confirme, qui a déjà
contaminé la révolte dans son cours
même,
à savoir le bridage de sa direction par « ses
» représentants
politiques et syndicaux. Avec le grillage du président
fusible, des
promesses sont faites qui valident leur mot d’ordre
principal, de
réforme gestionnaire, et ils sont remis sur le devant de la
scène. Dès
lors, sans critique efficace, il va être laissé
libre cours à la
progressive mais sûre reprise en mains
récupératrice de la situation,
dont la confirmation se jouera au printemps 2005, avant
l’élection à la
présidence du chef de file Morales en décembre de
la même année. Alors
que par leur prise des rues si opiniâtre les
insurgés de 2003, dans le
même temps où ils ont tenu la dragée si
alta à leurs ennemis en armes,
se sont avancés jusqu’à prendre de
court l’ensemble de leurs encadreurs
habituels, leur défi se perd dans l’intronisation
de ces vieux
substituts. A la suite de l’Argentine où
s’est progressivement
volatilisée la puissance surgie des offensives de rues puis
de la
réunion en assemblées, pour que n’en
survivent que de dérisoires
résidus, à l’échelle de
l’Amérique latine le même processus de
récupération de la révolte continue de
prendre de l’ampleur. Et tant
qu’il y succombe, tout ce qu’elle touche
s’appauvrit.
Mais, avec
l’Argentine en tête, et à partir de la
Bolivie, l’observation menée a
d’abord confirmé l’effervescence de la
révolte en Amérique latine, dans
les actes.
En 2002, alors que les assemblées argentines
commencent de se réunir, pendant trois jours à la
mi-janvier des
cocaleros boliviens, armés, s’en prennent
à des édifices étatiques et
s’affrontent avec flics et soldats, il y a cinq morts dont
trois parmi
les assaillants. Plusieurs autres situations tendues se
succèdent au
cours de l’année, comme autant d’amorces
à celle qui va suivre. En
avril 2002, tandis que les assemblées argentines continuent
de se
réunir, c’est au Venezuela que ça
s’échauffe. La défiance dedroite
dirigée contre le caudillo Chavez connaît un de
ses points culminants
qui, à la suite de mobilisations à
l’appel d’entrepreneurs et de
syndicats, se traduit par une tentative de coup d’Etat
rapidement
avortée. Mais durant les quelques jours de vacance du
pouvoir, des
anonymes en nombre prennent les rues, comme si depuis celles de Buenos
Aires fin décembre on débouchait maintenant
à Caracas. Néanmoins, en
dépit d’une grande tension et de pillages
importants, les
déterminations du conflit sans négatif, entre pro
et anti-Chavez,
paraissent rapidement l’emporter ; ce que les
années qui ont suivi
n’ont pas contredit. Puis c’est
l’Uruguay, le petit jumeau de
l’Argentine, où justement, c’est jusque
dans les actes négatifs que la
ressemblance s’affiche : suite à des mesures de
restrictions bancaires,
dans un climat de mobilisations encadrées depuis plusieurs
mois, le 1er
août surtout plusieurs commerces et supermarchés
sont pillés (à la
suite de quoi il se peut même que des assemblées
se soient réunies, à
la manière argentine). Mais là aussi, ce signe
d’une sorte de contagion
n’en est resté qu’un, non
confirmé, l’Uruguay disparaissant par la
suite des Etats secoués par la révolte ; comme le
Paraguay tout proche
où à la mi-juillet 2002,
l’état d’exception est
décrété face à un
mouvement de contestation contre président et privatisation,
fait de
blocages et marches jusqu’à la capitale, qui se
cristallise jusqu’à des
affrontements qui font au moins deux morts.
Cependant,
après 2002, en passant par 2003 en Bolivie, c’est
avec le Pérou, centré
sur 2004, que la tendance à la contagion du
négatif, bien vivant, se
confirme, dans un cheminement qui continue vers le nord où,
bientôt,
l’Equateur s’ajoutera à la liste des
pays andins les plus secoués.
De
façon générale, de 2002
jusqu’à 2004, la situation au Pérou
présente de
notables similitudes avec celle de la Bolivie, tel que le conflit
social s’y est progressivement approfondi depuis 2000
jusqu’à son
apogée d’octobre 2003. Ceci dit, une dimension
essentielle les sépare,
qui place le Pérou en retrait, parce qu’en
dépit d’une agitation
multiforme et ascendante, celle-ci n’a pas atteint un tel
point
extrême, dans l’amplification d’une
menace qui aurait touché jusqu’aux
rues de Lima ; quoique l'Etat a été contraint
d’instaurer, à
répétition, des mesures policières
d’exception dans plusieurs régions.
En
2002, principalement en juin dans la province d’Arequipa et
dans la
ville principale du même nom, la deuxième du pays,
un premier mouvement
ouvre la période de frondes, qui provoque le premier
décret d’état
d’urgence de la gouvernance Toledo, président
élu l’année
précédente. A
l’instar de celui de Cochabamba la bolivienne deux ans plus
tôt, c’est
un mouvement d’opposition à la privatisation,
étendu sur plusieurs mois
et qui s’aiguise alors, et au sein duquel apparaît
un dédoublement
entre sa direction officielle (« protesta ciudadana
» conduite par des
gestionnaires locaux), les méthodes qu’elle
préconise, et les journées
de juin les plus tendues, dans les villes d’Arequipa et de
Tacna où,
entre le 14 et le 18 juin, par centaines, par milliers, habitants et
manifestants s’affrontent durement aux flics, assaillent des
bâtiments
publics, maintiennent leurs positions jusqu’à la
levée de l’état
d’urgence et la suspension des projets de
privatisation.
En
février 2003, après celle de janvier en Bolivie,
une campagne de
blocages de routes s’organise dans la région de
Tingo María, également
menée par des cocaleros. Puis courant mai, une
grève massive de profs,
avec des marches et des blocages, donne lieu à quelques
accrochages,
avec une seconde grève, de paysans, qui s’initie
en parallèle. Trois
mois et demi après la grande émeute de La Paz,
l’état d’urgence est à
nouveau décrété au Pérou,
mais l’agitation persiste, avec, fin mai, des
oppositions plus nettes entre protestataires et répresseurs,
notamment
à Puno. Mais ce moment reste dominé par ses
dimensions corporatistes et
revendicatives, en dépit du défi tout de
même soutenu contre le
gouvernement, démissionnaire à la fin juin.
Enfin,
en novembre, la
région de Junín voit une nouvelle agitation
liée à des opérations de
privatisation.
Puis vient 2004 où la tension générale
monte
d’un cran. D’abord et surtout en avril dans la
région de Puno, à la
frontière avec la Bolivie, où, quoique
localisée régionalement autour
d’Ilave,
la révolte péruvienne se fait
la plus acérée. Au cours d’une
fronde qui se maintient plusieurs semaines contre la gestion locale,
l’un de ses responsables corrompus est liquidé sur
la place publique –
dans une atmosphère nationale où ce genre de
défiance paraît alors se
répandre. En parallèle de quoi, dans la
région de Huánuco, des
cocaleros sont à nouveau sur la brèche, dans
l’impression d’un certain
durcissement, avec une journée notamment où
l’on se bat dans les rues
de Tingo María. Si le motif initial consiste à
réagir contre les
mesures d’éradication forcée, la mise
en cause tend aussi à se
radicaliser, contre ceux qui imposent leurs décisions par
principe.
Puis début juillet à Ayacucho, dans la
région éponyme, à la
répression
d’une occupation par des profs grévistes
répond une contre-offensive
soutenue par des habitants, en particulier contre des
représentations
de l’autorité, qu’elle soit locale ou
centrale. Début septembre, les
mécontents des effets d’une
exploitation minière de
propriété étrangère se
confrontent aux flics dans la région de
Cajamarca. Enfin, ça reprend en octobre du
côté des cocaleros, à San
Gabán dans la région de Puno, où le
même genre d’acteurs qu’à
Tingo
María assaille une centrale hydroélectrique, pour
l’occuper, et un
commissariat, avec de durs combats, clôturés,
à nouveau, par
l’instauration de l’état
d’urgence.
Mais
finalement, en dépit de cette effervescence, la
séparation est demeurée
entre les foyers multiples, entre les surgissements négatifs
successifs
: séparation en partie explicable par
l’insuffisance critique face aux
encadrements locaux, et leur promotion de motivations
déclarées par
trop particulières, alors même que dans leurs
meilleurs moments
offensifs les révoltés péruviens de
2004, divers, s’érigeaient contre
les mêmes ennemis.
A partir de 2005, les signes ou preuves
d’agitation sont apparus largement bien moindres. Si 2006 a
vu
l’élection d’un degauche vieille
école, déjà président entre
1985 et
1990, il semble qu’une telle mesure ait là un
effet anesthésiant,
mystificateur, moins fort que dans la Bolivie de Morales ou
l’Equateur
de Correa. On note par la suite, à partir de 2007, les
preuves répétées
que, à l’échelle du continent,
c’est encore dans cet Etat que ça remue
le plus, quoique les situations relevées restent en
deçà de l’ambiance
séditieuse de l’année 2004.
Contre-offensive
récupératrice
La
situation de la révolte en Bolivie et au Pérou
est représentative de
celle du continent latino-américain,
d’après l’Argentine de 2001-2002
jusqu’à courant 2005, à ceci
près qu’à la différence de
ces trois Etats,
auxquels on peut ajouter l’Equateur, les dimensions de
débordement
anonyme offensif n’y ont pas pris le dessus.
Avec le recul
général qui préside à cet
exposé, il s’agit de faire la part entre
nombre de situations jusqu’à maintenant sans grand
intérêt, et ce qui
importe dans les perspectives de la position et de la menée
maîtrisée
du débat sur tout. Un des critères de
différenciation tient à
l’influence des pensées idéologiques
figées, qui peut s’avérer
quasi-totale, mais dont un des effets est que leur expression participe
aussi à la provocation de situations où elles se
trouvent dépassées
dans ce qui se déroule ensuite, et ce, parfois,
jusqu’à ce que leur
fonction de conditionnement se trouve discutée
jusqu’à la critique.
Quand tout nettement, leur influence est si négligeable
qu’on peut la
dire nulle : il en va ainsi pour ce qui s’est joué
dans les rues de
Buenos Aires ou de La Paz.
Pour
rapidement passer sur le premier cas, quand les pensées
figées
prévalent, on peut citer la Colombie et le Chili,
où règne sur des
modes différents une semblable pesanteur du
passé, là par le rôle des
narco-FARC toujours opportuns pour contenir le négatif et
brouiller sa
visibilité, ici par le traumatisme de la dictature
récente, qui paraît
tout ramener à elle. Chaque année, la
commémoration du 11 septembre
1973 est ainsi l’occasion d’affrontements contre
les flics et de
cassages rituels.
Sur l’ensemble du continent, d’autres
manifestations planifiées sont parfois prétextes
à des dérèglements
imprévus, mais les mots d’ordre, contre tel forum
économique, contre la
visite du président gringo, prévalent, de la
même manière que dans le
foisonnement des mouvements de grèves et de revendications
corporatistes.
Dans un registre proche par la dimension
d’encadrement qui y domine souvent, vient une multitude de
protestations organisées dans des contextes ruraux, dont les
acteurs
sont pour leur majorité des paysans, des
indigènes, des paysans
indigènes. C’est le processus
général d’observation qui a conduit
à
rester attentif à ces faits où, souvent, les
actes offensifs ne
prévalent pas. D’une part par le constat de leur
fréquence, d’autre
part parce que certains autres, plus forts, montrent quelles
évolutions
sont possibles dans des contextes et suivant des motifs ressemblants,
qui mènent aussi à des assauts plus
significatifs. Avec à l’esprit
cette perspective découverte en Bolivie, d’une
accumulation de tensions
éparses convergeant pour alimenter la même
déflagration, unitaire et
supérieure. Enfin, parce qu’elles se trouvent pour
la plupart liées par
les mêmes contestations de l’exploitation
privée et marchande des «
ressources » (mines, hydrocarbures), et des
représentants directs de
l’autorité étatique (pris en otages,
lynchés), ce qui n’est pas
spécifique à l’Amérique
latine, si l’on élargit par exemple le champ du
regard vers la Chine, mais qui s’y pose de façon
notable. C’est
d’ailleurs par là, en
prétendant donner ses raisons au
rejet général de l’arbitraire des
décisions imposées contre ceux
qu’elles concernent, que les
récupérateurs professionnels ont
trouvé un
de leurs principaux points d’appui, dans leurs
dénonciations populistes de
la propriété impérialiste.
L’arme la plus répandue des conflits
ruraux est le blocage des routes. Parmi leurs acteurs les plus actifs
depuis les piqueteros argentins, les cocaleros se sont
avérés les plus
virulents. Au-delà des revendications liées
à l’activité de leur
survie, et à l’exemple d’autres paysans
ou indigènes sortant des
figures imposées, leur capacité
d’intervention par la prise de contrôle
des voies de circulation a souvent été redoutable
; comme lorsqu’elle
en conduit d'autres à des occupations ou des assauts contre
des
installations
pétrolifères ou minières. Le blocus de
La Paz d’octobre 2003
constituerait la plus grande mise en puissance récente, en
Amérique
latine, de ce moyen de pression capable de court-circuiter
l’impératif
marchand.
Mais comme les piqueteros avant même 2001,
depuis 2003 les cocaleros boliviens ont globalement perdu ce qui
faisait leur vigueur rebelle, avec ce résultat que ce
qu’il reste des
uns ou des autres est pour l’instant tombé sous la
coupe des dirigeants
qui les contrôlent, pour ne plus servir sur commande que de
supporters
fidèles aux nouveaux pouvoirs en place, voire de bras
armés contre
d’autres pauvres qui ne suivraient pas les lignes depuis
édictées.
Cette
évolution particulière, qui illustre une tendance
lourde et
généralisée, s’est justement
faite parce que du négatif en actes l’a
provoqué ; et la plus forte fixation des carcans
idéologiques ne fait
qu’en résulter, pour augmenter cette
défense. La multiplication des
prises de pouvoir degauches n’est que réaction,
vaste opération
policière contre ce qui n’a cessé de
percer à la suite du point d’orgue
argentin, jusqu’à la première
moitié de 2005 où sur ce
théâtre d’opérations qui
s’étend de la Terre de Feu jusqu’au Rio
Grande, le renversement s’est
opéré de façon plus
décisive.
De
l’idéologie multiforme de la
récupération en Amérique latine, les
facultés d’emprise fonctionnent à plein
régime, dans un mélange de
gauchisme et d’anti-impérialisme
rénovés, de revendications
indigénistes et corporatistes, de nationalismes divers. Ses
modes
d’encadrements conditionnent l’adhésion
à des discours d’opposition
toujours réformistes, avec la prise du pouvoir
étatique comme objectif
de ses principaux leaders, ces Chavez, Morales, Correa, et autres
Kirchner. Tant qu’elles servent à
empêcher de poser les problèmes au
présent, tant qu’elles séparent un
continent entier du monde, toutes
les références à des contestations
passées sont bonnes à prendre, des «
peuples originaires » à la gauche
réformiste du 20ème siècle, en
passant par Bolivar et consorts. Quoique leur influence se fasse aussi
sentir, les moins efficientes sont sans doute celles issues des
débris
du marxisme, promues par son cortège de reproductions
tarées. On use
peu de la division classiste, dans la phraséologie, mais son
idée
demeure, puisque ceux qui parlent le font au nom des pauvres ou du
peuple opprimés, opposés au fantasme
réducteur de ce qui serait leur
bourgeoisie actuelle. La pauvreté ne se définit
que d’un point de vue
économiste, misérabiliste, paternaliste, qui
victimise. En s’appuyant
sur le rejet partagé de la débauche
néolibérale des années 1990, on
réchauffe des recettes périmées, pour
programmer la résolution des
problèmes ainsi mal posés, par la
nationalisation, la « recuperación »,
le projet démagogique d’une sorte
d’étatisation
généralisée à
l’échelle
du continent. Ce magma idéologique étant assez
particulier à cette zone
du monde, les méthodes qui s’y emploient ne se
répandent pas vraiment,
ou pas encore, en d’autres contrées ; mais elles
servent largement à
alimenter le cinéma des parodies de contestation dont on
sait se
montrer si friand, en spectateurs d’ailleurs, depuis que la
mode s’en
instaura à l’époque où
sortirent du bois ceux qui n’allaient devenir
que le fossile Castro, et Guevara l’embaumé
publicitaire. Mais, au
contraire de ce qui est communément
représenté, et admis, la formation
et l’usage de tout cet appareillage idéologique
n’est ni le moteur ni
le centre des actes les plus radicaux. Son apparition et sa
consécration n’en sont en
vérité qu’une conséquence.
De ce point de
vue, il est révélateur de se figurer comment la
période du sommet de
l’insurrection argentine a, peu ou prou, correspondu
à l’avènement de
la célébrité chaviste.
Limites du désordre
Contrairement
à la perception spectatrice commune sur ce qui a lieu, telle
que la
conditionne l’information mondiale en voulant faire de ce
qu’elle
privilégie la réalité même,
et tout ce qui a lieu, la mise en évidence
de ce qu’elle tait ou déconsidère
invalide cette erreur et cette
censure. En son présent, l’insurrection
d’Argentine a été globalement
tue au monde, ou minimisée et seulement
cataloguée en conséquence
secondaire de ce qui importerait, à savoir un
problème à saisir et à
traiter suivant ce qu’enseigne
l’idéologie économiste des
gestionnaires. Avec quelques nuances superficielles de forme, la
même
appréhension par principe a rabattu ses
œillères contre les actes
commis par les révoltés de Tizi-Ouzou
à El Alto, pour se consacrer,
dans le même temps, à faire grandir le plus
puissant fantasme à la mode
– de ceux sur lesquels chacun serait censé se
focaliser, pour peu qu’il
commette cette première déviance consistant
à étendre la question de sa
vie au-delà de son enfermement quotidien. Dans le processus
où
s’instaurent de telles annexions du sens, du «
cours de l’histoire »,
la mise en spectacle des explosions de Manhattan marque une sorte de
tournant, par l’entrée dans une phase de
consolidation. Dans ce qui
nous occupe, il faut simplement dire que la production de ces images
s’est intercalée entre les cœurs des
révoltes d’Algérie et
d’Argentine,
dont elle a donc contribué à brouiller le plus
élémentaire savoir, et à
perturber les possibles constructions de ponts entre les deux.
2001-2002 s’avère en même temps la
période de deux soulèvements récents
parmi les plus grands, et celle de la plus sensationnelle promotion en
histoire de ce qui n’est qu’une
péripétie dans le camp de la
domination. Ce dédoublement contradictoire n’est
pas nouveau, mais il
s’est approfondi là, en s’actualisant.
Le 20 mars 2003, le
lancement de la guerre étatique contre le régime
de Saddam, à la suite
de celle contre les talibans d’Afghanistan en 2001,
s’inscrit dans la
continuité de cette entreprise. Si celle-ci n’est
pas forcément conçue
en tant que telle par ceux qui la conduisent sur le terrain, tant ils
naviguent souvent à courte vue, et pour des
intérêts triviaux assez
immédiats, elle est cependant soutenue avec une grande
efficacité par
les spécialistes de toute mise en spectacle
médiatique, qui trouvent
dans cette classe d’événements le
support le plus approprié pour
consacrer ce qui importerait à la seule échelle
mondiale, ou
historique, qu’ils sont capables de concevoir. Mais ce
« grand
événement » du moment, vers lequel
toutes les caméras se tournent en
même temps qu’elles font la part belle aux
nombreuses manifestations de
sa contestation inoffensive, ne va pas se dérouler comme
prévu par les
décideurs militaires et les commentateurs
médiatiques. Alors que se
joue la chute du régime iraquien, sur un territoire depuis
plusieurs
années soumis à un embargo qui a
d’autant plus augmenté la misère des
conditions de survie, des milliers d’anonymes qu’il
enserrait jusque-là
vont se trouver placés dans une situation où ils
seront – c’est leurs «
libérateurs » eux-mêmes qui le
promettent – en mesure de prendre les
choses en mains. Qu’à cela ne tienne, les
promesses des menteurs vont
être prises au mot, et à une échelle
formidable, il va avant tout
s’agir d’opérer le plus grand
ménage possible. Ces choses, les anonymes
iraquiens vont s’employer à les
désordonner eux-mêmes comme jamais.
Mais,
en comparaison d’une Amérique latine
unifiée de façon plus évidente par
les multiples manifestations du conflit social qui la traversent de
part en part, avec l’Iraq on se trouve confronté
à une situation plus
problématique, parce que les acteurs des faits reconnus pour
leur
valeur négative n’apparaissent pas les acteurs
centraux, ou principaux,
de la situation dans son ensemble, dans la mesure où leurs
agissements
interviennent après qu’un changement de contexte,
de circonstances, a
été provoqué par d’autres
acteurs, qui ne sont pas des révoltés. Un peu
moins d’une année après la
Mésopotamie, c’est au cœur des
Caraïbes
qu’on fera face à une situation voisine,
lorsqu’une rébellion
anti-gouvernementale se cristallisera en Haïti, à
laquelle
participeront à la fois des groupes armés et des
ensembles indistincts
de gueux.
Dans ses deux premières années de fonctionnement,
notre observatoire cherche encore sa cohérence, dans une
phase
expérimentale de découverte où les
constats se succèdent et
s’additionnent, alors que les nécessaires
confrontations et synthèses
d’ensemble n’en sont qu’à
l’étape de projet, qu’à leurs
balbutiements.
Avec l’Iraq et Haïti, nombre de situations parmi les
plus importantes
relevées, déjà en 2003 puis au cours
de 2004 surtout, tendent nettement
à augmenter l’impression
générale que sous l’effet de diverses
déterminations, des confins de
l’Indonésie à
l’ex-Yougoslavie, en
passant par plusieurs terrains africains, les manifestations
potentielles du même conflit mondial,
déjà séparées dans leurs
apparitions, ne s’en trouvent que davantage
enfermées sur elles-mêmes.
Dans
ces cas, pour les plus significatifs au Kosovo en mars 2004 puis
à
Ambon le mois suivant, les premières impressions sur
l’intensité
conflictuelle, qui en feraient des événements
interprétables en
soulèvements, n’ont pas été
confirmées une fois des examens plus
poussés réalisés. La charge et la
puissance négatives supposées se sont finalement
avérées moins effectives
qu’apparentes ou
illusoires. Des pauvres en colère agissent,
détruisent, s’affrontent,
aux flics et entre eux : si le désordre inattendu
dépasse l’ordre
établi, pour autant de telles situations ne nous ont pas
paru participer d’une
progression ou d’un approfondissement dans le sens du
débat.
Ce
jugement dépréciatif ne s’applique
toutefois pas aux événements d’Iraq
et d’Haïti, parce que cette dimension n’y
a pas dominé, quand
s’affrontent des groupes de pauvres respectivement acquis
à des camps
et des appartenances fixés suivant des divisions
conservatrices,
imposées a priori. Mais Iraq et Haïti trouvent leur
place ici parce
que, si de grands désordres sociaux y ont eu pour effet de
déstabiliser
les mêmes tenants, les mêmes agents, les
mêmes serviteurs de la
domination que si souvent les révoltés du monde
mettent dans leur ligne
de mire, ceux d’Iraq et d’Haïti ont aussi
vu leurs grandes colères
échouer dans des impasses esquissées
dès leurs premières interventions
dans la partie.
Pour le dire autrement, nous ne dirions
pas qu’il s’est agi d’insurrections, ni
en Iraq, ni en Haïti. On peut
remarquer au passage qu’informateurs et autres policiers ont
pour leur
part répandu l’idée que des
insurrections avaient cours dans ces deux
Etats, comprendre, en adoptant un instant les schémas de
leur misérable
vision, qu’une insurrection ne saurait être
qu’un mouvement armé
commandé hiérarchiquement, de
résistance éventuelle, mais toujours en
vue de la prise du pouvoir étatique. Contre de si tristes
réductions,
il s’agira aussi de montrer quelle richesse a pu
transparaître en Iraq
et en Haïti.
Iraq
Entre 2003 et
2006, l’Iraq est le territoire pour lequel nous avons
relevé le plus
grand nombre de faits négatifs, dont la plus grande
majorité se
concentre sur un an à partir d’avril 2003. En
même temps, il s’agit
d’un total d’une grande
hétérogénéité,
déjà illustrée par l’usage
des
multiples catégories à la conception de la
chronologie générale, pour
différencier les situations où l’usage
d’armes à feu paraît important
ou central ; celles où les principaux acteurs des faits
occupent, ou
plus souvent occupaient, des postes de flics ou de soldats ; les
cas de sabotages isolés ; enfin, le moment des
pillages
inauguraux, où leur
élan gigantesque est aussi apparu assez exclusif,
à la différence de
situations où des actes, dont le pillage, convergent
et se
renforcent entre eux.
La chape de plomb baasiste s’écroule en
miettes, ses sbires ne tiennent ni les rues ni plus rien ; de leur
côté, programmateurs et installateurs de
l’ordre de substitution
espéreraient sans doute qu’on se borne
à les remercier, à les
célébrer.
Mais, peut-être avec en mémoire plus ou moins
consciente la
bienveillance des mêmes
« libérateurs »
à l’égard du
déchaînement
répressif contre la grande insurrection de 1991,
mâtée par Saddam
laissé en poste après la reconquête du
Koweït, les pillards iraquiens de 2003, en
masse, sans doute par dizaines de milliers, s’emparent de
tout ce
qu’ils peuvent, ratiboisent l’ensemble du
décor, des symboles, des
propriétés du régime, en
même temps qu’ils se vengent plus directement
contre ses agents. Dès Oum Ksar tombée en
premier, et à mesure de
l’avancée des troupes occidentales vers
l’intérieur du pays, tout y
passe dans l’ensemble des grandes villes,
ministères, ambassades,
hôpitaux, bâtiments administratifs, commerces,
université,
institutions
culturelles, musées, banques, écoles, usines,
bureaux du Baas, siège du
World Food Program, bibliothèque nationale ; on vole camions
et autres
véhicules nécessaires aux transports des butins ;
on libère des
prisonniers, après que d’autres prisons ont
déjà été vidées
à
l’approche de la guerre ; on s’équipe
des armes abandonnées par les
soldats en débandade, qui s’ajoutent aux
stocks offerts par
le régime à l’orée de sa
chute.
Le 11 avril à Bassorah, les
patrouilles britanniques tuent leurs premiers pillards ; le lendemain,
autre signe de la reprise en mains, un couvre-feu est
instauré dans
plusieurs quartiers de la capitale. Après
l’espèce de laisser-faire
initial, et alors que la priorité des envahisseurs consiste
à clôturer
la guerre, la répression s’organise à
grand peine contre l’inattendu
débordant de partout. Elle devient aussi l’affaire
de milices
d’autodéfense nouvellement formées, en
plusieurs points du pays. La
tendance générale est à la suspension
progressive du grand nettoyage
entrepris, qui se prolongera toutefois encore plusieurs semaines,
notamment à Bagdad (où un plan de
sécurité est en conséquence
instauré
à la mi-mai) ; peut-être parce qu’aussi
on en est quelque peu repu, et
que d’autres priorités commencent
d’apparaître. Ce moment dans son
ampleur d’ensemble, qui n’a pas manqué
d’être scandé
d’évidentes
manifestations de liesses, apparaît fondateur : tout est mis
à terre,
et bien plus que la guerre, c’est le pillage auquel rien
n’échappe qui
s’oppose à toute reconstitution du pouvoir
étatique, en même temps
qu’il met en puissance une indiscipline
généralisée qui n’est pas
prête, alors, à se laisser domestiquer. Si les
masses d’anonymes ne
constituent pas pour autant un camp évident, qui
s’opposerait à toutes
les fractions conservatrices, en place et surtout en passe de se
former, des « stratèges » occidentaux
aux politicards iraquiens, en
passant par tous les curés et chefs de milices, leur
étourdissante
intervention laisse tout de même ouvertes des voies possibles
au
renforcement de cette insoumission.
Tandis que les pillages
continuent de déferler à travers le pays,
dès le 15 avril à Mossoul,
des centaines d’habitants conspuent le nouveau gouverneur
pro-US ; et
il paraît bien que ce soit une protestation similaire, contre
un chef
imposé, qui donne lieu à une émeute
à Diwaniyah deux jours plus tard,
mais le regard médiatique tourné ailleurs
n’en offre que peu de
détails. La désapprobation se confirme, contre ce
genre de plans et de
décisions dont Saddam ne renierait pas
l’arbitraire, de même que les
moyens employés pour les faire passer. Les Marines tirent
dans la
foule, pour la première tuerie d’une longue
série qui va aussi amener
des révoltés à prendre les armes ; il
y a au moins une soixantaine de
blessés et une dizaine de morts à Mossoul, et
deux morts à Diwaniyah.
Des anonymes iraquiens n’ont pas fini de se montrer
rétifs à tous ces
flics et ces chefs remplaçants qui voudraient
s’imposer à eux. Comme à
Al-Kût les 23 et 24 avril, où la foule
s’oppose aux convois américains
en érigeant des barricades dans cette ville du bord du
Tigre, peut-être
pour contester l’arrestation de deux leaders locaux, plus
sûrement pour
s’opposer à la présence
américaine. Aux émeutes contre les nouvelles
autorités s’ajoutent ainsi celles contre les
militaires occidentaux.
Alors que, au prétexte d’une hostilité
au régime renversé plus répandue
dans les régions du nord et du sud, fiefs kurde et chiite,
une
transition aisée aurait pu y être
espérée, ce n’est pas le cas.
L’insoumission n’épargne aucune
région. Contre l’occupant américain et
ses pratiques répressives humiliantes dans la province
à dominante
sunnite d’Al-Anbar (Falloujah fin avril, puis Hit en mai),
contre les
troupes britanniques desquelles on se venge après leur
répression
meurtrière d’une manifestation à Majar
Al-Kabir dans le Sud dit chiite
le 24 juin.
Comme il est probable que le ministère du pétrole
ait bénéficié d’une
protection spéciale lors du saccage d’avril, la
continuation de son exploitation constitue l’une des
véritables
priorités des autorités d’invasion. Au
moins dans le courant de l’été
2003, on relève les premiers sabotages contre des
oléoducs, qui se
répètent au cours des mois suivants. Suivant
l’idée qu’une
insubordination largement partagée conduit nombre
d’anonymes à agir en
conséquence, ces actes de sabotage pourraient en
être des preuves
supplémentaires. Mais dans ce cas en particulier, auteurs et
motivations sont plus qu’incertains :
d’après les informations
délivrées, ces actes seraient soit le fait
d’« insurgés », soit de
contrebandiers, soit d’un mélange des deux. En se
figurant une
évolution générale où la
résistance profonde et étendue, «
populaire »,
a été progressivement canalisée au
profit d’intérêts
idéologiques
simplificateurs, il se peut que l’explication des actes de
sabotages
ait changé suivant le même cours ; de
même pour ce qui concerne la
constitution et les actes de certains groupes organisés, pas
seulement
attribuables à d’ex-baasistes déchus,
ou aux islamistes de diverses
obédiences.
Alors, cette rébellion armée
hétéroclite dessine
déjà l’enlisement à venir
pour les troupes occidentales, en même temps
que le problème de l’absence de police se pose de
plus en plus
sensiblement, même si les prisons continuent de
se remplir de pillards.
Tandis que courant juillet une certaine accalmie s’est faite
sentir du
côté de la rue anonyme, au début du
mois d’août les pénuries
d’essence
à Bassorah et à Safwan,
mâtinées de soupçons de contrebande,
conduisent
des centaines de mécontents dans les rues. Ce sont bien des
pauvres non
encadrés qui font à nouveau parler
d’eux. Durant deux jours, les
troupes britanniques sont caillassées, les rues de la
deuxième ville du
pays bloquées. Dans des quartiers de Bagdad, dans le Nord ou
dans
le Sud, l’insoumission collective n’en finit
pas de se
manifester, aux prises avec l’alliance que composent
apprentis
gestionnaires et troupes d’occupations, lourdaudes et
brutales. En
septembre, les attaques armées se multiplient à
leur encontre ; en même
temps que, face à cette pression permanente et multiforme,
les «
bavures » en série se succèdent.
Cependant, et même si par leur
fréquence et leur nature nombre d’actes
relevés indiquent que le
souffle des pillages d’avril se prolongerait,
d’autres phénomènes
apparaissent qui perturbent la lisibilité du
négatif, et qui vont, plus
directement, participer à sa contention sur le terrain. Ce
qui semble
le premier attentat s’est produit le 7 août 2003
à Bagdad. Une voiture
explose devant l’ambassade de Jordanie, il y a quatorze
morts, puis,
dans un enchaînement représentatif du renversement
en cours, le
bâtiment est la cible de la foule. Là
où en avril, les foules justement
se sont mises à avancer en tête, susceptibles de
constituer une force
supérieure à toute autre influence, ici
l’action terroriste prévaut, et
l’intervention de la foule s’y trouve
amalgamée, de fait, puis surtout
dans ce qui en est dit, suivant le goût pervers des
informateurs pour
le spectacle du terrorisme en général. Avec
l’attentat du 27 août à
Nadjaf, qui touche le mausolée d’Ali et fait 82
morts, c’est leur
multiplication ritualisée et meurtrière qui se
dessine, que ce soit par
l’entretien du chaos sanglant qui cadenasse sur le terrain,
aussi bien
que par sa chronique privilégiée subjuguant les
spectateurs endormis ou
horrifiés. Et cette évolution va nettement
participer à annihiler
toutes les ouvertures imaginables à partir du grand
désordre des
débuts, avec, notamment, la promotion des divisons et des
concurrences
sectaires par là approfondies. Des groupes
d’autodéfense s’instituent
par exemple pour la protection des lieux saints.
En
parallèle, de l’été 2003
jusqu’au début de l’année
suivante, la menace
gueuse persiste. Début octobre, ce sont des
chômeurs, pour une grande
part issus du démantèlement de
l’armée nationale depuis mai, qui
s’érigent par centaines contre les conditions
à la fois créées et
prolongées par la guerre. D’autres motifs de
colère viennent se greffer
pour donner lieu à plusieurs jours de troubles à
Bagdad, à Bassorah, à
Beiji, en d’autres zones encore particulièrement
frondeuses, où l’on
rejette autant les flics de la coalition que les gestionnaires
qu’elle
voudrait imposer. Falloujah se distingue à plusieurs
reprises,
notamment en ce mois de décembre où Saddam est
capturé. Début 2004,
c’est dans le Sud que ça s’agite, de
nouveau consécutivement à des
protestations de chômeurs, à Bassorah, Amara et
Al-Kût, qui connaissent
plusieurs journées chaudes entre le 6 et le 13 janvier,
avec, à chaque
fois, des centaines de participants, et des tirs à balles
réelles qui
font des morts ; puis en mars, à Kalaat Saleh
près d’Amara, à Bassorah
à nouveau, et à Nadjaf, où les foules
donnent du fil à retordre aux
troupes britanniques ou espagnoles.
Au mois de juillet
2003, la coalition des envahisseurs a mis en place un premier
gouvernement provisoire ouvert aux candidats de la vieille opposition.
La perspective d’une reformation de l’Etat iraquien
aiguise aussi les
concurrences communautaires, entre les trois principales
obédiences aux
importantes influences régionales, kurde, sunnite,
chiite, dont les leaders se partagent en deux tendances
principales, qu’ils ne fassent que soutenir le processus
officiel, ou
qu’ils le contestent à leur profit, comme
c’est notamment le cas dans
le camp chiite.
A la suite de ceux à s’être
activés contre le
pillage, et qui sont parfois les mêmes tel
l’armée du Mehdi, des
groupes armés contestataires de l’occupation
occidentale ont continué
d’émerger, pour peu à peu
conquérir la représentation de cette
défiance. En cela ils sont grandement aidés par
les informateurs les
reconnaissant en tant que tels, de même que les envahisseurs
et leurs
alliés iraquiens préfèreront toujours
adouber ces « ennemis »-là,
plutôt que de voir des anonymes persister à agir
hors de quelque
commandement extérieur et centralisé que ce soit.
De ce point de
vue, le mois d’avril 2004 est un tournant. Deux
événements majeurs ont
alors lieu, l’un dans le Sud autour de la ville de Nadjaf,
l’autre
centré à Falloujah et dans le «
triangle sunnite ». S’il faut remarquer
que les deux prennent une forte tournure militarisée,
c'est-à-dire
qu’on s’y affronte en armes et rudement, notre
appréciation initiale,
d’après laquelle nous les avions mis en
correspondance, doit être
revue. D’un côté, pour ce qui concerne
Nadjaf, c’est là que se joue
l’émergence et la consécration
d’al-Sadr, personnification de la
résistance chiite radicale à
l’envahisseur, et ce
malgré des
manifestations débordant allègrement les
visées de ce prétendant au
pouvoir, et pas seulement dans cette ville. De l’autre,
autour de
Falloujah, c’est plus simplement une vaste
expédition punitive qui est
lancée par l’armée US contre ses
habitants, après que les images de
certains d’entre eux jouant avec les cadavres de citoyens
américains
ont fait le tour du monde – en fait quatre de ces soudards
modernes,
mercenaires employés de Blackwater. De cette
première vague
d’éradication dite des «
insurgés sunnites », résultent de 800
à 1 500
morts, auxquels plusieurs centaines, voire milliers,
s’ajouteront en
novembre. Le siège d’avril est
l’occasion de manifestations de soutien
et de protestation dans plusieurs villes à dominante
sunnite,
apparemment sans atteindre l’émeute. Dans la zone
dite chiite l’offensive est plus claire : ils sont plusieurs
milliers à
prendre les rues, qui n’appartiennent certainement pas tous
à la milice
de l’armée du Mehdi, dont le chef,
déclaré hors-la-loi par les
autorités américaines, se trouve placé
au centre de l’attention
médiatique. A Nadjaf et Koufa, dans les quartiers bagdadis
de Sadr City
et Choula, à Amara, Nassyriah, Al-Kût ou Kerbala,
des postes de police,
des quartiers, des villes entières sont pris au cours de
manifestations
violentes où les armes s’invitent. Du 3 au 8
avril, soldats américains,
britanniques, italiens, ukrainiens, mercenaires, répriment
comme ils
peuvent l’hostilité déferlante.
C’est alors le point d’orgue de
l’unanime aversion dirigée contre la coalition
d’occupation, qui
paraît, dans la simultanéité de la
colère et des combats contre
l’ensemble des opérations répressives
menées, dessiner une possible
unité gueuse hors des divisions communautaires,
au-delà des
encadrements que leurs tenants cultivent respectivement. Mais comme il
est difficile de dire qu’une telle portée aurait
pris le dessus dans le
cours des faits, à la façon bien plus
évidente des explosions
d’insoumission antérieures, à leur
issue c’est surtout la récupération
de cette perspective incertaine qui l’emporte, dont
l’accession de la
figure d’al-Sadr à la
célébrité constitue l’un des
moyens et des effets
exemplaires. Là où en parallèle des
émeutes à répétition de
nombreux
anonymes se seraient engagés pour leur propre compte, ne se
soumettant
ni aux troupes occidentales ni à l’encadrement
milicien, c’est la
gestion du faux débat qui a crû et qui
s’impose. La défiance n’est
récupérée qu’au profit de
leaders locaux, stricts concurrents au même
pouvoir que celui qu’ils contestent dans
l’apparence.
Après
une année où le grand désordre
iraquien, sur la lancée du pillage
généralisé, n’a
cessé d’être
éclairé par le même genre
d’accès de
révolte anonyme qui parcourt le monde, les
déterminations
conservatrices ont fini par reprendre leurs droits. Après
avril 2004,
une nouvelle période s’ouvre, où les
surgissements négatifs
n’apparaissent plus que de façon très
secondaire, très loin de celle où
c’est leur ubiquité et leur grande
fréquence qui dominaient. En 2005
nous ne repérons plus que deux jours de faits
négatifs, puis cinq en
2006, pour une disparition quasi complète par la suite ;
rien du moins
qui ne semble percer l’épaisse chape
installée. Comme elles sont
apparues dès le régime dissous, les mises en
scène d’oppositions entre
leaders, entre milices, entre communautés, et leurs effets
concrets,
conquièrent leur place durable au centre des attentions, en
même temps
colonisées par la débauche terroriste, en
attentats de plus en plus
rapprochés, sanglants, intercommunautaires, justifiant
à leur tour les
moyens répressifs les plus expéditifs, dont les
éradications
miliciennes du genre escadrons de la mort, tandis que vont se
succéder
les épisodes spectaculaires à l’usage
des télévisions du monde, avec,
après la capture de Saddam, après la
célébration d’al-Sadr, les photos
d’Abu Graïb, les égorgements
d’otages, la pendaison de Saddam, etc. Là
où une énergie extraordinaire
s’était libérée, susceptible
de prendre
la mesure véritable du changement mensonger
annoncé, il importe de ne
pas l’oublier, quand on sait comment cela
a été contenu et
combattu sur le terrain, occulté et effacé en
direct de la mémoire,
pour que de l’Iraq ne s’instaure que
l’image symptomatique du chaos au
centre du monde, dont les promoteurs mêmes
s’autoproclament, pour la
galerie, les seuls capables d’y faire rempart.
Haïti
Partant
de l’idée qu’en définitive et
de façon générale, les gueux iraquiens
très actifs ne se sont pourtant pas
érigés en force principale, on
constate que se noue une situation approchante en Haïti, en
février-mars 2004.
Ce titre ne lui est pas
réservé, mais l’habitude est depuis
longtemps consacrée de présenter
Haïti comme un des Etats champions dans le club des plus
pauvres du
monde, suivant la vision misérabiliste standard
cultivée par la clique
des responsables-mêmes de cette misère,
qu’ils jouent à la déplorer ou
qu’ils s’en tamponnent. Ce qui s’oublie
dans cette simplification,
c’est qu’Haïti, au vu des
dernières décennies, constitue un des
territoires du monde dont les habitants érigent en
maîtresse leur
insatisfaction à une fréquence et dans des
proportions remarquables, de
telle sorte qu’on peut se figurer une sorte
d’irréductibilité enfouie,
éclatant périodiquement en accès
dévastateurs assez redoutables, et ce
à la mesure inverse de conditions de survie parmi les plus
barbares de
ce même monde dont les gardiens se targuent de leur
civilisation.
Au
début de 2004, et ce au moins depuis les derniers mois de
l’année qui
précède, la contestation grandit à
nouveau, qui paraît se focaliser
contre le président en place, cet Aristide justement promu
aux manettes
au tournant des années 1990 pour calmer la
révolte d’alors [5].
A intervalles réguliers, les pantins d’une sorte
de pôle démocratique
d’opposition réclament son départ et sa
place. Quoique cette agitation
donne lieu à quelques frictions, il semble qu’elle
soit bien
inoffensive, et qu’ainsi elle aurait pu durer longtemps sans
effets.
Ceci se passe plutôt dans la partie sud du pays, avec les
rues de la
capitale Port-au-Prince comme théâtre
privilégié.
C’est au
nord qu’il faut se diriger pour découvrir
d’où la situation a commencé
de changer, véritablement. Dans la ville des
Gonaïves, dès le mois de
septembre 2003 l’assassinat d’un chef de gang,
présenté en opposant au
régime, a provoqué plusieurs jours
d’agitation : il y a à la fois des
manifestations et des échanges de tirs. Comme dans la
capitale,
d’autres rassemblements s’organisent dans les
semaines qui suivent et,
ce qui apparaît déjà annonciateur de la
tournure à venir, le 1er
janvier 2004 à Gros-Morne (dans le département de
l’Artibonite où se
situent Les Gonaïves), une de ces manifestations donne
l’occasion d’un
saccage de commissariat. Au début du mois de
février, c’est encore aux
Gonaïves qu’un deuxième commissariat est
pris pour cible, cette fois
par un groupe armé, auquel des habitants emboîtent
le pas pour finir de
le dévaster. C’est alors le lancement
d’un mouvement de rébellion qui
s’étend les jours suivants à une
multitude d’autres villes, du Nord
d’abord, et que les très faibles effectifs de la
police gouvernementale
ne parviennent à contenir ou repousser qu’en
quelques points seulement.
Au contraire, la tendance tout au long du mois est celle
d’une
amplification quasi-continue, qui ne trouvera son terme officiel que
dans l’atteinte de l’objectif du renversement
d’Aristide, en effet
contraint à la démission et à
l’exil à la fin février.
Dans ce mouvement, trois ensembles d’acteurs principaux se
détachent [6]
: les « rebelles » constitués en groupes
armés, aux ordres de leurs
chefs respectifs (tel le frère du chef de gang
assassiné aux Gonaïves
en septembre 2003), alliés de circonstance plutôt
en concurrence que
composant un mouvement unitaire, et dont les premiers assauts ont ce
mérite de rendre enfin effectif ce qui n’a
été que projeté jusque-là,
à
savoir réaliser le renversement d’Aristide ; le
camp de ce dernier, ses
flics et ses supporters, militants du parti Lavalas et autres
Chimères
; enfin, l’ensemble indistinct des gueux, dont une
majorité partageant
sans doute la même aversion contre le président,
et qui va prendre part
à l’événement pour lui
donner sa véritable consistance, quoique d’une
façon plus souterraine que s’il menait la danse
aux avant-postes.
Car
au sujet de cet événement parmi les plus amples
des dernières années,
(pour ce qui est de sa durée, du nombre supposé
de personnes
impliquées, et de l’étendue des
pillages notamment), des doutes
importants subsistent, ressentis dès sa survenue, quant au
degré de
cette sorte d’autonomie qu’aurait conquise la masse
des révoltés à
l’assaut. A l’exemple du premier acte des
Gonaïves au début février, et
dans l’idée que ce schéma se serait
maintes fois répété, il semble que
sans les actions d’abord menées par tel ou tel
groupe armé,
l’implication plus large d’habitants
n’aurait pas eu lieu, et qu’à
mesure que les troubles gagnaient le pays entier, l’ensemble
de leurs
participants serait demeuré au second plan, bien
qu’il ait fourni en
même temps la seule force déterminante pour
créer le danger le plus
grand.
Mais il ne s’agit pas pour autant
d’accréditer la thèse
développée par les informateurs ennemis de toute
révolte, qui ne se
sont pas privés d’accorder leurs faveurs
à la rébellion armée,
plaçant
ses chefs et leurs sbires au centre de leurs images et au
cœur de leurs
gros titres, comme ils réduisaient les affrontements de rue
entre seuls
partisans et opposants d’Aristide, occultant par
là ce qui s’est tout
de même montré dans les actes les plus radicaux.
Car pendant
un mois entier, les insatisfaits d’Haïti sont une
nouvelle fois sortis
d’où on voudrait bien qu’ils continuent
de pourrir sans moufter,
cantonnés à cette représentation plus
récente, et bien plus
tranquillisante, de mangeurs de terre victimes fatales
d’ouragans à
répétition. A cet instant du monde, ils ont au
contraire accédé au
statut d’humains parmi les moins entravés, parmi
les moins asservis.
Libérés dans le saccage et l’incendie
des commissariats, dans la
vengeance contre les kapos du régime, dans
l’éventration des murs de
prisons, dans la généralisation du pillage contre
l’aumône humanitaire
et toutes les propriétés ennemies
rencontrées sur leur passage –
pillages par lesquels s’est d’ailleurs clairement
éprouvée la division
avec les rebelles armés, qui
s’empressèrent de se substituer aux flics
loyalistes en débandade, pour imposer leur propre
contrôle sur la
marchandise. A la suite des villes du Nord dans la première
moitié de
février, en passant par Cap-Haïtien à
l’occasion de sa « prise » les
22-23, le summum du pillage est atteint au cœur de la
capitale dans les
derniers jours du mois, et ce n’est pas
l’opération gestionnaire de
l’éviction d’Aristide qui
l’arrête. Il faudra que ses concepteurs
étrangers, nord-américains et
européens, se résolvent à intervenir
militairement pour contenir ce qui n’est
décidément plus supportable. A
partir de début mars, la tendance se confirme
d’une descente
progressive, en parallèle de la difficile
reconquête des rues par les
soldats occidentaux, que suppléeront par la suite des
contingents de la
police onusienne.
Entre les mois de septembre et décembre
de cette même année 2004, on constatera
à plusieurs reprises des
preuves possibles que ce retour à l’ordre serait
contesté, du moins
qu’il n’est obtenu qu’à grand
peine, dans des sortes de soubresauts du
mouvement de février-mars, cette fois concentrés
dans les bidonvilles
de la capitale, ou principalement provoqués depuis ceux-ci.
Enfin,
il faut remarquer que l’Etat haïtien ne partage de
frontière qu’avec
son voisin de la République dominicaine, les deux divisant
la même île
caribéenne. En février-mars 2004, nous
n’avons relevé aucune trace
d’une contagion directe par cette voie, tandis que les
gestionnaires
dominicains décidèrent de leur
côté, le long de cette frontière, le
doublement de leurs effectifs militaires. Il faut dire que depuis
l’été
2003, au prétexte de pénuries
d’énergie, puis en novembre 2003 et
janvier 2004, à l’occasion de journées
de grève générale, leurs propres
administrés avaient démontré que leurs
semblables haïtiens ne possèdent
pas le monopole de la colère sur l’île
d’Hispaniola, en plusieurs
rounds d’affrontements contre les flics étendus
à plusieurs villes à
chaque fois.
Serbie et Monténégro [7]
Avec
les cas iraquien et haïtien, et d’une
façon qui en diffère, 2004
révèle
d’autres limites du désordre, celles-là
plus rédhibitoires, à tel point
qu’elles mettent en question
l’effectivité même du négatif
initialement
supposée, à l’étape du
recueil de l’information. La pertinence des
critères de repérage est mise à
l’épreuve, et le traitement en détail
rendu plus que jamais nécessaire. Plus largement, ou de
façon plus
fondamentale, la réflexion s’approfondit, dans la
confrontation entre
nos présupposés, nos partis pris, et certains des
faits portés à notre
connaissance. La volonté de soutenir publiquement ce qui ne
l’est pas,
d’en combattre la gestion de l’oubli ou de la
déconsidération, cherche
à s’appuyer sur ce qui survient, et à y
vérifier sa pertinence ; mais
ce qui survient peut aussi s’avérer ne pas le
permettre, au contraire.
Tout en prenant parti dans le débat, contre des oppositions
conflictuelles dont nous n’estimons pas que leurs enjeux
centraux, tant
qu’ils le demeurent, offrent quelque perspective que ce soit
au
renforcement de la révolte, il s’agit tout de
même de rendre compte de
ce qui est apparu dans le champ de l’observation, comme trait
du monde
à ce moment.
A la mi-mars 2004, dans l’Etat qui rassemble
encore Serbie et Monténégro, deux faits divers
mortels, présentés comme
mettant aux prises des Serbes et des Albanais du Kosovo, sont le point
de départ d’environ une semaine de tensions
violentes, tel que
l’indiquent les bilans matériels, de lieux de
culte et de maisons
saccagés par dizaines, et humains, de centaines de
blessés et d’une
trentaine de morts. Les affrontements et les destructions
s’étendent à
plusieurs villes de la province encore administrée par
l’ONU – en place
depuis l’intervention militaire occidentale de 1999 contre le
conflit
armé opposant les séparatistes kosovars aux
autorités centrales basées
à Belgrade. Avec le concours de cette pacification
répressive, le même
différend demeure, imprégné dans le
décor du quotidien.
Au
premier abord, l’événement prend les
allures de ce que nous nommerions
un soulèvement. Car ce sont bien des anonymes qui semblent
sortir des
gonds du quotidien, sans organisation ni planification
préalables, et
l’une des orientations qu’ils se donneraient
consiste à mettre dans
leur viseur tout flic, local, onusien, de l’OTAN, qui se
dresse sur
leur passage, notamment au cours de cette journée la plus
intense du 17
mars 2004, à Mitrovica et Pristina. Alors, on serait
tenté d’y déceler
le dessin d’une perspective critique fort attirante, lorsque
les
chargés de la gestion de la division ethnique sont
attaqués avec le
plus de véhémence.
Mais, à y regarder de plus près, ce sont
plutôt les agressions réciproques, suivant une
logique de représailles
contre le voisin honni, qui constituent l’essentiel de ce qui
a lieu.
Le contexte régional paraît
peser de tout son
poids, avec en quelque sorte le même effet
qu’aurait une organisation
ou une planification préalables. Dans cette dispute, qui
certes se mène
en actes collectifs et offensifs, il paraît surtout que la
colère par
là dédoublée s’annule, en se
focalisant pour les uns sur ce que
représentent les autres, et vice-versa. Dès lors,
les flics et soldats
visés le seraient plutôt de façon
secondaire, en tant qu’arbitre dont
les interpositions ne font que gêner la partie, et pour leur
majorité
les autres cibles semblent l’être pour
l’appartenance qu’elles
symbolisent, en tant que personnes tabassées, maisons et
lieux de culte
démolis et incendiés. Cela semble la tendance
dominante jusque dans les
actes d’une rupture finalement illusoire ; d’autant
que la majorité des
assauts et des destructions commis le sont contre les habitants serbes
en situation minoritaire sur ce territoire, ce qui accrédite
encore
l’idée qu’il s’est agi
d’une sorte de pogrom plutôt qu’autre
chose.
Ambon
A
une distance d’à peu près un mois
après le Kosovo, c’est à Ambon, ville
de l’archipel indonésien des Moluques,
qu’on observe une situation ressemblante. Les Albanais/Serbes
sont remplacés par d’autres
chrétiens/musulmans, séparés au
quotidien dans des quartiers réservés,
avec en arrière-fond la mémoire
récente d’un conflit sectaire armé
ayant provoqué des centaines de tués,
officiellement clôt en 2002, qui
a également conduit à l’installation de
troupes de l’ONU. Le 25 avril
2004, une commémoration par quelques militants
séparatistes provoque
les premiers troubles, qui dureront au moins quatre jours suivant une
décrue progressive, en parallèle du
déploiement rapide et important de
flics et militaires chargés de les contenir ; pour un bilan
total de
près d’une quarantaine de tués, dont la
responsabilité incertaine
paraît en tout cas partagée entre flics, anonymes
en bagarre, « snipers
» non identifiés (probables instruments de
l’Etat). Toutefois, et si
cette dimension n’est pas exclusive comme en
témoigne le choix de
cibles gouvernementale ou onusienne, il semble bien que la plupart des
destructions et des affrontements creuse et confirme
l’opposition entre
groupes d’habitants identifiés suivant leurs
confessions respectives,
plus que ces actes n’en suggèreraient un
dépassement possible. Pour
nombre des participants, identifiés en « gangs
» de jeunes, le
déclenchement du désordre offre une belle
occasion de faire montre de
leur vigueur et de leur envie d’en découdre, mais
dans ce qui prendrait
surtout la tournure d’un défouloir où
les coups portés et échangés
enferrent et emprisonnent, bien davantage qu’ils
n’ouvriraient des
brèches dans l’ordre établi.
Comme pour la Serbie et
Monténégro, au sujet d’Ambon les
informateurs professionnels ont
évidemment insisté sur les divisions identitaires
et religieuses, tant
ils y trouvent matière excellente pour confirmer
l’un de leurs
principaux préjugés à propos des
manifestations conflictuelles dans le
monde. La règle est toujours à la simplification
et à la
particularisation, qui séparent et excluent, par la
négation et
l’annihilation de tout germe, de toute portée
critique radicale,
c’est-à-dire d’une envergure extensible
au monde. Contre ce parti pris
conservateur, nous parions au contraire sur
l’unité potentielle mise en
jeu dans la diversité des situations rencontrées,
du moment qu’elles
paraissent envahissements colériques des rues par des
pauvres anonymes.
Par conséquent, si de ce point de vue contradictoire par
principe nous
partons de ce que nous indique l’instrument
d’observation ajusté dans
ce but, il s’agit, au-delà de la convergence
posée a priori, de mesurer
de la façon la plus juste
l’intérêt de ce qui a lieu à
chaque fois, ce
qui domine dans les actes, le sens qui les oriente, et qu’ils
découvrent. Dans leur ensemble, il faut se figurer les
situations
relatées dans cet exposé comme autant de
contributions au même débat :
de là, il nous paraît que celles
proposées à Ambon et au Kosovo, en
2004, ont davantage pour effet d’en parasiter la position et
l’approfondissement possibles. Parce que, sous
l’influence de trop
pesantes motivations conservatrices, leurs auteurs
s’affrontant entre
eux se répriment mutuellement. Ce faisant, ils confirment ce
qu’on
pourrait nommer des divisions rétrogrades, au regard de ce
qui est
proposé par ailleurs, dans le même monde et dans
le même temps. Où l’on
voit, selon nous, que tout dérèglement
provoqué par des pauvres en
colère ne signifie pas pour autant l’ouverture sur
du neuf, et qu’il
serait abusif d’en louer une qualité
négative seulement apparente, qui
ne résiste pas à son examen plus
poussé. Tout désordre ne dérange pas
l’ordre, dans ce genre de cas il paraît surtout
qu’il sert
son maintien. Même si, face à de telles situations
où des pauvres
prennent l’initiative de mener leur propre dispute, ils en
sont aussi
réprimés.
Liberia, Côte d’Ivoire
Avec
le Liberia à la fin du mois d’octobre 2004, et la
Côte d’Ivoire dans la
foulée, plusieurs jours au début du mois suivant,
une certaine
intensité de la révolte commence de se manifester
à l’ouest de
l’Afrique subsaharienne. Outre le Nigeria et la
République Démocratique
du Congo, dont il sera question plus loin en raison de certaines
spécificités, ce sont là, dans le
champ de l’observation, les premiers
signes de ce qui va se révéler un
bouillonnement
continental remarquable, si ce n’est ascendant. Cependant,
les
situations sur ces deux terrains sont empreintes d’une
certaine
confusion, du fait de la clôture récente de la
guerre civile et de
divisions ethnico-religieuses au Liberia, et de
l’instauration en Côte
d’Ivoire, à partir de 2002, d’une guerre
civile plus ou moins larvée,
arbitrée par l’Etat français. Aucune
des situations relevées par la
suite à l’intérieur de ces deux Etats
n’a semble-t-il atteint les
intensités relatives de cet automne 2004.
La fin de la
guerre civile au Liberia a libéré ceux
qu’elle enrégimentait et, tandis
qu’un programme de désarmement était
censé se terminer au 31 octobre,
l’inattendu changement de situation a obligé les
flics onusiens à
s’activer tout autrement, pour désarmer
l’émeute. Eclatant le 28
octobre, celle-ci dure jusqu’au lendemain, voire
jusqu’au 31,
paraissant se propager depuis la périphérie de la
capitale Monrovia
jusqu’en son centre. Comme une dispute entre
chrétiens et musulmans a
apparemment constitué son déclencheur, ce point
de départ s’est
retrouvé inscrit, dégoulinant, dans les titres de
l’information
privilégiant la relation des destructions contre les lieux
de culte.
Mais, d’une façon plus nette
qu’à Ambon, ce qui a eu lieu échappe
à
cette réduction, dans ce qui a plutôt
été un gros bordel créé par
des
jeunes furieux, armés de bâtons et de pierres, qui
s’en sont pris à la
prison centrale, provoquant des évasions, et qui ont aussi
bien cassé
maisons de ministres et commerces.
A peine quelques jours plus
tard, on s’échauffe chez le voisin ivoirien,
pendant cinq jours au
moins, à Abidjan principalement. A la suite de la
constitution d’une
rébellion armée dans sa partie nord à
l’automne
2002, le pays
se trouve coupé en deux, avec l’interposition
militarisée de l’armée
française puis onusienne, installée courant 2003.
Dès janvier de cette
année, une fois la rébellion nordiste
officialisée par les accords
signés sous l’égide de
l’ancien colon, des manifestations
anti-françaises sont organisées à
Abidjan, et par la suite, la
concurrence entre les deux camps étatistes demeure
déterminante. Comme
fin mars 2004 où les manifestations appelées par
l’opposition au
régime, durant lesquelles on s’est
affronté avec les flics, ont été
violemment réprimées (avec un bilan officieux de
plusieurs centaines de
tués), puis en ce mois de novembre, pour ce qui
paraît le désordre à
portée négative le plus conséquent, le
plus intense. Le 4, des
« patriotes » (groupe milicien du type de ceux
dont savent user les
gestionnaires pour contrôler les jeunes
désœuvrés) lancent les
hostilités, ou plutôt les
répètent, dans des attaques orientées
contre
des journaux d’opposition et l’ONU. Deux jours plus
tard, alors que
l’armée française vient de
détruire les forces aériennes ivoiriennes en
représailles de l’attaque d’un de ses
camps, la situation prend une
autre tournure. Ils sont désormais des milliers à
laisser libre cours à
leur rage, avec une grande prédilection pour tout symbole et
propriété
français, pillés et saccagés,
tandis qu’une immense mutinerie se
solde par l’évasion de 4 000 prisonniers. La
confrontation avec les
militaires français est brutale, ces derniers ne
lésinant pas sur la
mitraille : officiellement, à l’issue de quatre
jours d’affrontements,
les bilans ivoiriens comptabilisent 57 morts et 2 226
blessés. Au vu de
l’ambiance préalable dans laquelle ils se sont
inscrits, il paraît
plutôt que ces troubles en ont confirmé les
déterminations, telles
qu’elles profitent plus qu’autre chose au
régime local. Dans les temps
ultérieurs, il n’est pas apparu que cette
espèce de clôture
contextuelle, et son action préventive, auraient
été dépassées.
Pourtant, en ces jours de novembre 2004, à
l’instar de ce qui s’observe
plus généralement en Afrique et dans le monde,
des mises en cause
pratiques ont bien été
ébauchées, à la fois contre
l’arbitrage
occidental, contre les investisseurs étrangers du
néo-colonialisme, et peut-être
même contre ce genre d’oppositions conflictuelles
seulement fondées sur
les concurrences entre hommes de pouvoir.
Autres principaux constats
Que
ce soit au Nigeria, en Inde, en Chine, à savoir sur le
territoire le
plus peuplé d’Afrique (au moins 130 millions
d’habitants, dont environ
40 pour cent de moins de quinze ans), et les deux plus
peuplés du monde
(1,15 et 1,33 milliards environ), dès les débuts
de l’observatoire les
preuves de tensions sociales y ont rapidement paru dans une
présence et
une fréquence remarquables. Même si, à
l’examiner de plus près, il
faut encore insister sur l’aspect
éclaté de la somme des faits
nombreux, plutôt que sur leur unité et leur
convergence.
D’autres
situations générales ne seront pas ainsi
sondées, pour l’instant, qui
pourraient pourtant le mériter, car la présence
de la révolte, en 2003
et 2004, s’y est aussi montrée davantage, tel
qu’au Bangladesh, au
Népal, au Pakistan. Ceci parce que, à
l’intérieur de ces territoires,
les batailles prépondérantes ont
été livrées plus récemment.
En dépit
de l’agitation qui les traverse et dont les preuves ont
continué de
s’accumuler après 2004, avec des variations dont
les aspects respectifs
seront aussi signalés le cas échéant,
les Etats nigérian, indien et
chinois partagent ce point commun que jusqu’ici, de tels
apogées n’y
ont pas été atteints, au sens où leurs
pouvoirs centraux auraient été
touchés au cœur.
Nigeria
A
l’étape du traitement
élémentaire de l’information
détournée entre 2003 et 2006, le
Nigeria se situe au troisième rang des Etats les plus
touchés par la
révolte, avec 67 jours de faits
négatifs, derrière
l’Iraq (83, concentrés sur 2003 et 2004) et
l’Inde (79) ; avec, après
ces trois Etats principaux, l’Algérie (47), la
Chine (46), le Pakistan
(45), Haïti (41, concentrés sur 2004), le
Bangladesh (37), la Bolivie
(36, concentrés sur 2003), l’Iran (29). De ce
point de vue, le Nigeria
représente une exception dans l’Afrique
subsaharienne, où une certaine
régularité de la révolte
s’est aussi montrée, mais bien
en deçà, en
Côte d’Ivoire (19), au Kenya (16), en RDC (15), en
Afrique du Sud (14),
au Soudan (13), en Ethiopie et au Togo (10 pour chaque).
Après
examen plus approfondi, il a été
nécessaire de tempérer cette
impression première qu’au Nigeria les
accès de révolte en série
signifieraient une dangerosité à la mesure de
leur fréquence. Ceci dit, il importe de souligner les
aspects
d’une
vivacité négative, d’un tumulte, quasi
permanents, qui font de cet
espace africain l’un des viviers du monde où
l’indiscipline règne.
Si
l’agitation sociale y apparaît forte et
remarquable, elle se manifeste
surtout dans une somme de faits localisés,
séparés les uns des autres,
à l’image de l’Inde par exemple, les
deux pays partageant ce point
commun de leur organisation en fédération
d’Etats nombreux, plus d’une
trentaine au Nigeria, dans un découpage ayant pour effet que
ce qui a
lieu à l’intérieur de chaque portion du
territoire peut facilement se
voir renvoyé à des particularismes tout
opportuns. Autre point commun,
le processus du recueil de l’information passe par le biais
des
publications locales anglophones, ce qui multiplie
l’accession de faits
mineurs à la visibilité, au sujet desquels le
jugement n’est pas aisé,
du moins tant qu’on demeure dans un certain
éloignement par rapport aux
contextes locaux, présupposés connus dans ce que
livre ce genre de
médias.
On peut définir une partition schématique du pays
en
trois grands ensembles : le Nord, principalement musulman, dont les
grandes villes sont Kano, Katsina, Kaduna ; le pays dit Yorouba, au
sud-ouest, religieusement diversifié parce que
très urbanisé, où se
situent Ibadan, Ado-Etiki, et Lagos ; celui sud/sud-est, dit Ibo et
considéré comme chrétien, ancien
Biafra, et qui borde le Delta du Niger
où se concentre la production
pétrolière, autour de la ville de
Port-Harcourt. Schématique, parce
qu’évidemment, si on s’en approche de
plus près, les divisons se diversifient dans beaucoup plus
de nuances
qui cohabitent à peu près partout maintenant. A
première vue, ces
tendances déterminent les cadres dans lesquels les
débuts de révolte se
produisent.
Dans la représentation dominante, le Nigeria est
surtout connu comme un grand producteur de pétrole, ce qui
est rappelé
à l’occasion des rapts et attaques en
série subis par des employés et
installations d’entreprises étrangères.
Derrière l’image exclusive de
criminalité, des groupes armés maintiennent une
instabilité permanente,
sans qu’on puisse toutefois s’assurer que cette
possible sédition
contre l’Etat se fasse autrement que sous
l’égide de chefs et
financiers. Au propre comme au figuré,
la zone du
Delta paraît un bourbier. Si les multinationales des
hydrocarbures en
pâtissent parfois, force est de constater que c’est
la majorité des
pauvres qui en fait les frais. Majorité
surveillée sous les coups d’une
forte répression militaire, l’armée y
dominant le pouvoir, auquel il
faut ajouter l’emploi savant de
l’ingrédient ethnique.
Au
nord, l’impression médiatique donnée
correspond à un phénomène de
récurrence des violences interreligieuses et communautaires,
particulièrement depuis l’instauration de la
charia dans plusieurs des
Etats septentrionaux, à la fin des années 1990.
Certains troubles
accèdent à la
célébrité mondiale : pour ce faire,
ils se doivent d’être
les plus meurtriers, ce qui se produit assez souvent en effet, et
surtout, que cette débauche sanglante puisse
dépendre du
fondamentalisme religieux, chrétien mais surtout musulman,
comme ce fut
le cas à la fin de l’année 2002, avec
les « émeutes »
déclenchées par
les propos d’un journaliste à l’occasion
du concours Miss Monde. Mais
les lourds bilans humains décomptés à
l’issue de ce type de faits, trop
vite imputés à l’intégrisme
censé guider la folie des anonymes, peuvent
généralement être compris, à
froid, comme le résultat de la répression. [8]
Outre
le morcellement territorial et la prégnance des divisions
ethniques et
religieuses, en termes de contrôle
général, le Nigeria demeure sous la
coupe d’un régime fortement centralisé,
qui sait jouer de la
redistribution des bénéfices de la manne
pétrolière, dans un mode de
gestion parmi les plus corrompus. Dans leurs récentes
évolutions, les
multiples organismes locaux d’embrigadement des pauvres, dont
les
jeunes qui représentent la majorité de la
population, canalisent
fortement les élans négatifs, qu’on y
joue là aussi sur les identités
tribales, qu’on les mettent au service de partis politiques.
Plus ou moins
contrôlables, milices armées et groupes de
« vigilantes »
évoluent à
travers un pays où les frontières de la
légalité sont rendues
floues
par la corruption endémique, ce
qui laisse
parfois le doute sur les faits négatifs supposés,
sur qui agit et
comment.
Cependant, plusieurs situations montrent bien comment,
du côté de la masse des anonymes, on
s’active pour d’autres motifs que
ceux communément mis en avant. S’il y a en effet
du religieux, de la
lutte et du banditisme armés, ces modélisations
ne peuvent pas
s’appliquer à des situations qui les
débordent et les démentent, dans une
potentialité
négative qui ne colle plus avec les limitations
nigérianes typiques : comme
à Kazaure le 18 novembre 2003, où
l’émeute « antichrétienne
» démolit
également des propriétés de
l’imam local,
comme les émeutes contre des chefs locaux au
sud-ouest, tel qu’à
Sagamu à la mi-mars de la même année,
ou lorsque des appels à la grève
générale, contre la hausse des prix fin juin
début juillet, puis en
2004, ont été l’occasion de plus nettes
frictions entre furieux de la
rue et répresseurs en uniformes. Signalons
également les émeutes
initiées par les okada riders, ces transporteurs
à moto, qui font déjà
parler d’eux en février 2004 à Osogbo
où le député gouverneur
échappe de peu
à leur colère, et plus significativement encore
le 13 juin de la même année à
Ipetu-Ijesa où ce sont les propriétés
policières qui sont attaquées
durant deux jours de tension. A travers eux, se montre aussi
l’hostilité répandue
vis-à-vis de flics qui ont fait du racket de tout
ce qui circule leur principale activité.
Tandis que, comme
notre emploi du sigle « ≈ »
l’indiquait dans la chronologie, nombre de
faits potentiellement négatifs repérés
en 2004 demeurent sujets à
caution, du changement a percé dans les temps
ultérieurs. En 2005, la
critique en actes se montrera sous un jour moins équivoque,
dans une
série d’actes contre la police, accompagnant
l’élan porté en plusieurs
autres endroits du globe.
Inde
Entre
2003 et 2006, une situation de révolte se détache
en Inde, dans l’Etat
du Manipur à l’été 2004,
déjà secoué trois ans plus
tôt. Alors, à
l’issue d’une grève
générale en contestation d’un accord
entre le
gouvernement et un vieux mouvement séparatiste,
dénoncé pour porter
préjudice à
l’intégrité du Manipur, des milliers
s’émurent le 18 juin
2001, à Imphal principalement, attaquant et incendiant des
bâtiments
gouvernementaux, parmi lesquels l’assemblée
législative locale, des
sièges de partis et des propriétés de
gestionnaires. Les tirs des flics
firent une quinzaine de morts et une cinquantaine de
blessés, au moins.
Peu
peuplé, ne comptant que deux millions d’habitants
environ, le Manipur
se situe aux confins nord-orientaux du pays, dans la petite
mosaïque
d’Etats dont l’ensemble enclavé entoure
lui-même le Bangladesh. Par
rapport à la révolte en Inde telle que nous avons
commencé de
l’observer, le mouvement du Manipur se singularise par son
déroulement,
par sa durée et par sa forme, la
spécificité de cette situation se
trouvant renforcée par la situation de l’Etat
à l’intérieur de l’Union.
En
juillet 2004, c’est une énième exaction
répressive qui met le feu aux
poudres, à l’intérieur d’un
territoire sous régime policier spécial
depuis plus de deux décennies, et à
l’instar des autres Etats du
nord-est du pays où ce genre de mesures
d’exception paraît bien plutôt
la règle. A la suite d’une arrestation
terminée en exécution sommaire,
la vindicte se concentre contre le corps paramilitaire des Assam
Rifles, et elle va au moins s’étendre aux symboles
et aux responsables
du pouvoir local. Le 17 ou le 18 juillet, plusieurs bureaux
gouvernementaux sont incendiés, tandis que sous diverses
formes et
pendant un mois entier, les rassemblements et manifestations se font
quotidiens, dans Imphal et ses alentours. Si à plusieurs
reprises le
défi aux flics et au pouvoir est l’occasion de
confrontations, la
réaction répressive paraît plus
mesurée, du moins plus prudente, qu’en
2001. On ne compte que deux morts du côté des
protestataires, quoique
s’y ajoutent des blessés par dizaines. Il semble
que l’entente globale
se fasse sur des modes d’actions où
l’occupation des rues quasi
permanente, massive et décidée, constitue le
moyen de pression
principal. Par exemple, des manifestants, par dizaines aux abords de
commissariats, exigent qu’on les arrête. Proche de
situations plus
couramment observées en Amérique latine, le
mouvement apparaît pour
avoir été en partie mené sous
l’égide d’une association de diverses
organisations sociales préexistantes, non sans que deux
tendances
s’affrontent, d’un côté celle
de sa spontanéité unanime initiale, de
l’autre celle de ses prétendants à la
contrôler, cette dernière ayant
paru l’emporter finalement, lorsque le mouvement,
après un dernier
accès plus offensif à la mi-août,
s’est clôt dans l’appel officiel
à
son arrêt.
L’événement au Manipur demeure
spécial d’une autre
façon, parce qu’il n’a pas
bénéficié d’une grande
attention de la part
des informateurs indiens, encore moins étrangers. Les uns et
les autres
privilégient la relation des nombreuses disputes dites
intercommunautaires, où sont principalement
opposés hindous
majoritaires et musulmans minoritaires, ainsi divisés et
désignés à
l’image de la partition de la population nationale. Environ
150
millions d’Indiens sont recensés comme des
musulmans, dont la moitié
dans les trois Etats du nord bordant le Népal et le
Bangladesh, Uttar
Pradesh, Bihar, et Bengale Occidental – le Jammu et Cachemire
étant le
seul où les musulmans sont majoritaires. A la
façon du Nigeria, les
médias locaux anglophones constituent les sources
principales, avec ce
même résultat que sont portés
à la connaissance beaucoup d’actes
mineurs, parmi lesquels un nombre
conséquent empreint de la
dimension
conflictuelle communautariste. Prétextes et motivations
expliqués ne
font que confirmer son ancrage primordial, qu’en particulier
le BJP,
principal parti nationaliste hindou, encourage à son profit
; de même
que des discoureurs plus spécialisés,
universitaires, s’emploient à
la consacrer. Dans cette entreprise, tous
ceux-là
s’appuient sur des événements
sélectionnés dont ils psalmodient le
rappel. Dans ce spectacle, l’épisode
récent le plus
marquant s’est joué en
2002 dans l’Etat du Gujarat – justement
gouverné par un BJP tendance
dure, depuis soupçonné d’avoir
encouragé voire planifié ce qui furent
semble-t-il des pogroms avérés. Sans doute
à la suite d’une altercation
entre militants ou pèlerins hindouistes et marchands
musulmans dans la
ville de Godhra, l’incendie meurtrier d’un train
fut le point de départ
d’attaques concentrées contre des musulmans,
soldées par un total de
850 morts, peut-être 2 000. Déjà au
début des années 1990, au prétexte
de revendications concurrentes sur la propriété
d’un lieu sacré à
Ayodhya (en particulier portées par le BJP qui scella sa
montée en
grade à ce moment), des « émeutes
» s’ensuivirent en série. Elles
firent elles-mêmes autour de 1 500 morts mais, au contraire
de 2002,
l’influence intercommunautaire pourrait avoir
été
dépassée dans le sens de
l’émeute
moderne mondiale.
Pour ce qui nous concerne, dans l’ensemble
des situations relevées entre 2003 et 2006, une quinzaine au
moins,
pour les plus fortes, contredit la représentation univoque
et
dominante. C’est-à-dire que si elles ont bien lieu
en Inde, elles n’ont
rien à voir avec la division religieuse. Et de celle-ci,
l’évidence
préjugée est également mise
à mal dans des situations dont l’extension
renvoie leur commencement allégué à
son caractère dérisoire. Si par
exemple, ce n’est pas si sûr à propos de
Mau
en octobre 2005, en
revanche la révolte de Veraval
fin juillet 2004, en plein
Gujarat et
simultanée au mouvement de rébellion du Manipur,
a paru ruer de façon
bien plus nette dans les brancards du communautarisme, qu’il
soit
sectaire ou pacifiste. Dans de tels actes, l’habituel
laïus tentant de
se répandre à partir du prétexte est
démonté, d’une part lorsque des
affrontements entre groupes on se déporte contre
les flics,
d’autre part lorsque l’intensification des
destructions du décor
alentour porte forcément au-delà.
En Inde, les désordres
offensifs sont capables de s’étendre plusieurs
jours, à plusieurs
quartiers d’une même ville, à des
districts limitrophes, et quel que
soit l’élément déclencheur,
que la colère éclate contre des agissements
de flics, suite à des accidents routiers, au
prétexte de disputes
politiques ou religieuses, face à l’incurie
étatique à l’occasion
d’inondations répétées, la
communauté s’affiche dans des actes souvent
vigoureux, punis par des flics à la gâchette
facile. Mais dans une
ressemblance qui se prolonge avec le Nigeria, les bouffées
de la
révolte ne s’amplifient pas, et elles paraissent
d’autant plus séparées
par le morcellement territorial du vaste pays.
Chine
Au
mensonge du projet communiste, les gestionnaires chinois ont
désormais
substitué les visées que le monde de la
marchandise les a contraints
d’adopter, non sans qu’ils
s’enthousiasment à la perspective des
intérêts à tirer, grâce
à l’usage possible de la masse des humains sous
leur coupe. Mais dans ce changement, ce qui justifiait les
méthodes du
contrôle jusque-là opéré a
laissé la place à l’absence du sens,
sinon
celui, si l’on peut dire, du délire de
l’expansion marchande
industrielle, qui paraît aussi supérieurement
brutale, par rapport à ce
qu’a été sa progression entre les
19ème
et 20ème
siècles,
qu’est plus
grande et peuplée la Chine par rapport aux Etats
occidentaux où
elle s’était alors initiée, avant de
s’y accomplir.
Pour
démontrer à quel point les
représentations dominantes sur le monde sont
sélectives, pour souligner quelle étendue
complexe se trouve par là
dissimulée, le cas de la Chine apparaît
exemplaire. D’abord, le constat
élémentaire de la vivacité du
négatif invalide ce piètre lieu commun,
qui voudrait que l’essentiel n’y tourne
qu’autour du
développement
économique en accéléré. Ce
n’est là que la triste vue des commentateurs
assermentés et de leurs spectateurs mystifiés,
dont la diffusion n’a
d’égale que l’ignorance sur laquelle
elle prospère. Parler de la
révolte en Chine, ce n’est pas se focaliser par
militantisme
humanitaire sur le Tibet, c’est montrer, contre ceux qui
n’ont à
l’esprit sclérosé que leur croyance
économiste, qu’ils craignent la «
machine » chinoise ou qu’ils en fassent
l’apologie, ce qu’on peut se
figurer comme un revers de la médaille de cette
accélération récente,
aussi bien occulté par les beaux discoureurs dominants que
par les
gestionnaires chinois. Depuis un moment déjà, les
carcans staliniens
ploient sous des influences extérieures qui ne se
maîtrisent ni ne se
dissimulent plus si facilement, au contraire de
l’époque où les
bureaucrates chinois avaient tout loisir d’opposer leur
peuple au reste
du monde, entretenant par là une certaine
adhésion en leur faveur. Si
comme partout, l’accès au mode de survie de la
marchandise intégrée y
sert bien sûr de carotte, pour l’instant il miroite
surtout. Massivement, on ne récolte que les
conséquences les plus
néfastes de cette intégration forcée,
non sans s’y montrer
rétifs.
Le jugement sur les révoltes en Chine est
spécialement difficile. Le même
phénomène d’évolution
générale a
modifié la visibilité sur ce qui a lieu, qui est
à la fois élargie mais
demeure soumise aux fluctuations d’un contrôle
étatique tout de même
serré, à l’exemple de l’Iran.
En comparaison de la majorité des autres
lieux, les informations sur les faits et les actes demeurent toujours
ténues. Quelques traces et indices
révèlent une agitation déjà
présente
dans les années qui précèdent 2003. En
février 2000 à Yangjiazhangzi
dans le Liaoning, 20 000 mineurs se confrontent aux flics à
la
fermeture forcée de leur mine, dans une période
où ce genre de mesures
paraît contesté ailleurs dans le pays, tel
qu’au Sichuan où d’autres
mineurs bloquent des voies ferrées. En juin 2002, une
« three-day
textile workers riot » est rapportée dans la
province de Guangdong, qui
aurait impliqué des milliers de personnes et fait des
douzaines de
blessés. Par ailleurs, déjà depuis le
tournant des années 2000, puis à
l’occasion des situations relatées à
partir de 2003, des journalistes
se réfèrent à des rapports allant dans
ce sens, d’une agitation très
vivace qu’on devine, plus qu’on ne peut
l’affirmer, permanente voire
croissante depuis plusieurs années –
même si la méfiance s’impose quant
aux critères d’estimation utilisés, sur
la base desquels il est recensé
des « social unrests » par milliers chaque
année, sachant que cette
mise en avant est aussi motivée par la condamnation a priori
du mauvais
régime chinois. Il est néanmoins très
probable que la connaissance des
dernières années ne permette de percevoir que la
partie émergée de
l’iceberg.
Dans l’ensemble des cas que nous avons relevés
entre
2003 et 2006, pour ce qui concerne ceux jugés les plus forts
c'est-à-dire repérés en gras dans la
chronologie générale, plus de la
moitié des provinces chinoises sont concernées,
toutes situées dans la
partie orientale du pays, c’est-à-dire
là où se concentre la majorité
de la population. Dans cet ensemble, on peut remarquer que deux
provinces se détachent. La première, avec cinq
événements de cet ordre,
est celle du Guangdong sur la côte du sud-est, qui compte
plus de 80
millions d’habitants, où se situe Canton (ou
Guangzhou) et la
presqu’île de Hong Kong, et qui fut la
première zone d’ouverture à la
circulation marchande mondiale, avec l’instauration de zones
économiques spéciales dès 1980. La
seconde est celle du Zhejiang,
située sur la côte orientale au sud de Shanghai,
qui compte près de 50
millions d’habitants, avec quatre
événements, dont trois survenus entre
avril et l’été 2005, tous
liés à la contestation de la pollution
industrielle.
Sous ses formes les plus explosives et
virulentes, la révolte est apparue minoritaire de la part
d’acteurs du
genre des « workers » de juin 2002. Si les
mêmes transformations de la
campagne agissent sur la constitution des zones urbaines, en
particulier par le transbahutage des contingents de travailleurs
migrants, nous n’avons relevé qu’un cas
notable où de tels acteurs
interviennent, en décembre
2004
dans le Guangdong, et dans
une
situation où il n’est pas d’abord
question d’une contestation
directement liée aux conditions de travail. Quoique des
signes
paraissent qu’on s’agite aussi à
l’intérieur des usines, tel que le
relaient certains intermédiaires ouvriéristes, ce
genre d’ateliers du
monde ne semble pas avoir connu en Chine de débordement
offensif
significatif – ce qui constitue un point commun avec
l’Inde plus
nouvellement industrialisée, où se distingue dans
ce registre
l’événement de Gurgaon
à
l’été 2005 –
lui-même largement en dessous de
l’intensité atteinte par la révolte
contre les
manufactures au
Bangladesh en mai 2006.
En Chine, l’interprétation ethniciste
sur les conflits est rare, simplement parce qu’elle
n’a quasiment rien
sur quoi s’appuyer, du fait de l’unification
nationaliste cultivée et
défendue par le régime. Si ce n’est
récemment, au moment du branle-bas
confusionniste sur le Tibet, une telle dimension ne nous est apparue
qu’une seule fois, à l’automne 2004 dans
la province du Henan
où des
villageois par centaines se seraient affrontés sur la foi de
leurs
identités ethniques respectives, et où il est
assez certain que ce
grand désordre les a aussi portés contre les
flics, au moins.
L’oscillation entre le bilan étatique, de sept
tués dans les
affrontements entre pauvres, et ceux officieux, d’au moins le
triple,
laisse penser que la répression policière a
tué également, et peut-être
surtout. A propos de la Chine, c’est d’ailleurs une
relative exception
que cette mention de morts avérés, comme si les
gestionnaires locaux
avaient globalement adopté des méthodes de
répression et de coercition
non létales, quoique la nature et la circulation
spéciales de
l’information obligent aussi à en douter. Dans le
cas de la révolte
contre le barrage à Hanyuan
dans le Sichuan, qui partage
avec les
affrontements quasi simultanés du Henan cette
similarité notable d’une
extension de quelques jours, il sembla plus que probable
qu’au
cours de leurs confrontations répétées
avec les flics plusieurs
protestataires furent tués (avec même
un chiffre en milliers
à avoir circulé, invérifiable, sans
être tout à fait invraisemblable).
Plus de deux ans plus tard, alors qu’on apprendra
l’exécution d’un des
participants à la contestation de 2004 [9], il ne
sera
question d’aucun de ces hypothétiques
tués.
Au
printemps 2003, la Chine nous est
d’abord apparue avec
l’épidémie du SRAS, dans une
série de protestations concentrées dans
des régions du Nord-Est, notamment autour de
Pékin, localisation plutôt
rare en comparaison des faits ultérieurs. Dès
cette entrée en matière,
c’est l’une des dimensions principales de la
révolte en Chine qui s’est
annoncée, à savoir la récusation
offensive dirigée contre l’iniquité
des comportements gestionnaires, d’autant plus manifeste que
se
disloque l’alibi de l’unité nationale
auquel chaque camarade était
censé apporter son concours. Que ce soit suite à
des « bavures » et des
maltraitances, aux soupçons et aux preuves d’une
corruption largement
répandue, à l’imposition par le haut de
décisions indiscutables, les
révoltés de Chine se rebellent souvent en
s’en prenant directement aux
chefs et aux représentants locaux du parti, dont des
propriétés sont
assiégées, assaillies, saccagées, des
flics agressés, parfois battus,
certains d’entre eux, ou d’autres ennemis,
séquestrés. A
l’automne 2004, décidément fertile en
agitations de toute sorte
(quoique l’éloignement sur le vaste territoire
tempère l’effet de la
proximité dans le temps), parmi les six situations
estimées les plus
importantes, trois illustrent cette tendance : le 18 octobre
dans la région de Chongqing, le 10 novembre
à
Jieyang, le 4
décembre
à
Qinzhou. Et on peut y adjoindre la protestation dans le
comté
d’Hanyuan, également typique d’un des
principaux motifs de révolte, à
savoir leur déplacement imposé à des
milliers d’habitants au profit de
la gestion étatique du territoire. Au-delà de la
raison première
souvent déclarée, dénonçant
des compensations dérisoires, réfutation et
subversion tendent aussi à transcender la multiplication
locale des
frondes antiautoritaires, lorsqu’en plus de
s’ériger contre les sbires
de bas étage, on refuse de se soumettre à cette
« logique » selon
laquelle la gestion à grande échelle
prévaut, au détriment de ceux dont
elle se sert comme des choses, en quantité
négligeable.
Il faut
dire cependant que pour une grande part, la révolte en Chine
se situe
dans des zones rurales, et que, lorsqu’elle devient urbaine,
elle ne
touche quasiment que des villes qu’on peut dire petites ou
moyennes,
quoique certaines sont tout de même peuplées
à hauteur de « grandes »
villes d’Europe. Sur l’ensemble des principales
situations connues, une
seule concerne l’une des nombreuses villes de plus
d’un million
d’habitants. Il s’agit de Nanchang dans le Jiangxi,
qui en compte
environ le double, avec en octobre 2006 des troubles d’aspect
plutôt
inédit, puisque le fait d’une association
d’étudiants et de « hooligans
». De même qu’on peut l’estimer
pour plusieurs situations d’Amérique
latine, comme pour l’Inde et le Bangladesh par exemple, il y
aurait de
ce fait une limitation certaine des mises en cause survenant dans de
tels contextes, ruraux ou semi-urbanisés, au sens
où les actes
offensifs et leurs portées critiques ignoreraient certains
des aspects
et des moyens les plus actuels de la domination. En Chine, le pillage
demeure très périphérique,
quoiqu’on puisse l’expliquer parce que dans
la plupart des zones concernées, la marchandise sous sa
forme moderne
ne s’est pas encore répandue. Mais pour en
revenir aux récurrentes disputes sur la terre, qui ont tout
de même
contraint le régime à l’annonce, en
2008, de « réformes en milieu
rural », on s’y émeut souvent
contre les
effets des opérations de gestion
nécessaires à l’augmentation de la
production marchande à destination
du monde, dans la perspective d’une critique aux implications
des plus
actuelles. D’autant qu’à maintes
reprises, les interventions des gueux
chinois prennent très vite la proportion de ce
qu’on peut se figurer
comme des émeutes massives, où par milliers on
s’assemble pour avancer
et assaillir, ce qui n’est sûrement pas que
l’effet rationnel de
l’ampleur démographique, quand on voit
quelle unanimité immédiate
est alors capable de s’afficher en un instant ou presque, et
ce qu’elle
met dans son viseur.
Soulèvements en 2004
Fin
février dans la wilaya algérienne
d’Ouargla, trois semaines plus tard
dans la partie kurde au nord de la Syrie, enfin en juin dans les rues
de Kinshasa principalement : dans les premiers temps de
l’observation
écoulés depuis la Bolivie, ces trois situations
ont fait figure
d’éclairs isolés. Nous les
réunissons sous cette désignation de
soulèvement parce qu’ils représentent
ce qu’un assaut de rue, certes
bref et concentré, peut ouvrir comme perspectives les plus
radicales,
dès l’instant de son surgissement non
concerté où l’éclatement
collectif de la colère s’en prend
d’abord et avant tout aux agents et
aux décors des jougs habituellement subis et admis. Dans
l’ensemble
considéré jusqu’ici, ils sont les
moments offensifs les plus nets, à la
fois vis-à-vis des « limites du
désordre » et par rapport aux ambiances
séditieuses éclatées du
Pérou, de l’Inde, de la Chine, du Nigeria
; qu’on retrouve d’ailleurs en
Algérie.
Parmi les trois, c’est
certainement l’événement syrien qui
dans sa fulgurance a pris le plus
d’envergure, et représente le mieux ce que nous
voulons signifier par
cette désignation commune, début
d’extension dans le temps et dans
l’espace, déclaration amorcée
d’un conflit au-delà des premiers actes
émeutiers, mais qui connaît en même
temps un terme rapide – cela dans
des contextes nationaux divers, au sens où en Syrie, cet
événement est
apparu le seul d’une telle envergure, et ce depuis les
années 1980 au
moins, tandis qu’Algérie et République
Démocratique du Congo
constituent des territoires régulièrement
agités, la première l’ayant
été de
façon très supérieure en 2001, comme
déjà au tournant des années
1990 où l’ancien Zaïre se distingua
également.
Signalons
que dans l’ensemble des soulèvements initialement
répertoriés dans la
présentation à la chronologie
générale, certains sont à situer en
dessous, tel celui de Chine en cette même année
2004, comme d’autres
ont dépassé cette ampleur, par exemple au Togo en
avril 2005. D’autres
encore sont simplement différents : il sera aussi
explicité le moment
venu pourquoi cette désignation leur a
été associée, qui signifie
toujours une originalité négative
intense.
Si le
soulèvement de la wilaya d’Ouargla se distingue
dans le monde de 2004,
c’est aussi le cas à
l’échelle de l’Etat algérien,
où il s’est
alors avéré la situation la plus
importante depuis la défaite de
la révolte du printemps 2001, dont on peut dire
qu’elle a été consommée
de façon définitive courant 2002 [10].
Par la suite, l’effervescence sociale, anonyme, n’a
pas disparu, mais
elle s’est surtout manifestée dans une somme
d’étincelles éparpillées,
formant parfois des sortes de séries, et qui
révèlent leur communauté dans ces
colères récurrentes contre la
mauvaise distribution en eau ou en électricité,
les agissements des
flics, la corruption et les décisions de la gestion locale ;
dont
l’ensemble jusqu’à
aujourd’hui, s’il montre qu’aucune partie
du pays
n’a été épargnée,
exclut tout de même les grandes villes (à
l’exception
récente de Chlef et Oran au printemps 2008). En
février 2004 avec
Ouargla vierge jusque-là, et après
l’Est à l’été
2003, c’est le
déplacement du négatif qui se poursuit,
déjà annoncé quelques jours
plus tôt de l’autre côté de la
frontière, dans la ville tunisienne de
Sfax à l’occasion d’un match de foot,
d’où l’émeute se transporta
à
Tébessa de l’autre côté de la
frontière. En ce
début d’année 2004, c’est le
Sud qui
s’agite, avant Ouargla et ses alentours, la wilaya de
Béchar, proche du Maroc, a connu deux journées de
colère contre les
autorités locales : le 31 janvier à
Béni Ounif et le 10 février à Igli.
Si le négatif survient encore en Kabylie, aux printemps 2004
et 2005
notamment, c’est dans un contexte chargé du
passé récent, et
principalement suivant l’agenda politicien, à
l’occasion de l’élection
présidentielle du 8 avril 2004 par exemple. A partir de
décembre,
l’Ouest est à son tour touché, ce qui
se confirmera au mois d’octobre
de l’année suivante puis surtout en 2006
où il devient le principal
foyer. Cette localisation récente, qu’il faut
nuancer pour 2005 et 2007
en mentionnant les incursions négatives dans le Sud et
l’Est,
s’affermira surtout en 2008.
A propos de l’appréhension des
faits algériens, un avertissement est nécessaire.
Car ces dernières
années, dans un processus initié à la
suite de la période émeutière de
2001-2002, les journalistes de la presse locale francophone ont pris la
sale habitude de parler d’émeutes à
tort et à travers, sans doute dans
l’intention plus ou moins calculée de grossir le
dossier à charge
contre l’Etat auquel ils prétendent
eux-mêmes s’opposer, au nom de leur
indépendance intéressée. Si bien
qu’il s’agit de critiquer une
exagération localisée de l’information
journalistique sur la révolte,
là où de façon
générale, celle qui a cours procède
par occultation et
minimisation. Il faut donc opérer un tri important
à l’étape des
premières recherches, pour en exclure, exemple courant, de
simples
coupures de routes par de faibles effectifs, sans aucune
poussée
offensive. Au contraire, les situations que nous avons retenues, en
dépit de leur localisation rurale répandue,
présentent toujours l’un de
ces aspects qui se concentrèrent dans les émeutes
du printemps 2001,
d’assauts contre les flics et toute sorte de symboles et
propriétés publiques ; mais qui, à
l’exemple des
campagnes chinoises, épargnent
globalement la marchandise.
Si la même orientation se retrouve
en février
2004,
à l’occasion
d’une visite présidentielle plus que
chahutée, elle n’y est plus si exclusive. Des
commerces, dont l’hôtel où
s’abritent les journalistes, sont aussi bien soumis aux jets
de
pierres, aux saccages et incendies, qui s’étendent
en cinq jours à
plusieurs points de la wilaya, depuis Ouargla
jusqu’à Touggourt,
comptant chacune autour de 80 000 habitants. Dans cet essor, le
désaveu
dépasse évidemment toute raison,
qu’elle soit d’obédience islamiste ou
citoyenniste, telles ces revendications
quémandées par des
reproductions bâtardes des comités kabyles. En
2001 ceux-là s’étaient
tout de même constitués sous l’influence
du conflit ouvert par
l’émeute, ils n’étaient pas
de stricts récupérateurs, mais le devinrent
dans l’éloignement des rues soulevées.
A Ouargla des dialoguistes
s’interposent faisant le jeu des ennemis du
soulèvement, au sujet
duquel il faut souligner que sa répression n’a
semble-t-il causé aucun
mort, comme aucune opération de ce genre ne semble
l’avoir fait depuis 2003
jusqu’à 2008, à l’exception
du 24 octobre
2004 à Arzew (wilaya d’Oran) et du 30 juin 2006
à Ksar Chellala (wilaya
de Tiaret) où il y a à chaque fois au moins un
tué. Il est à noter cependant que
nombre de faits négatifs sont
déclenchés par des « bavures
» et que les
émeutiers algériens prennent parfois
jusqu’à dix ans de prison, mais
quand on se rappelle qu’entre le 18 avril et fin juin 2001,
près d’une
centaine de personnes tombèrent dans les affrontements en
série, c’est là un changement notable,
à la fois dans les méthodes
répressives de l’Etat, et qu’on pourrait
comprendre comme un signe de
l’infériorité de ces charges plus
récentes contre la société, en
Algérie.
Par contre, une vingtaine de jours plus
loin dans le Nord
syrien, les plus de trente morts au moins
démontrent
une envergure supérieure, aux allures d’un
soulèvement plus prononcé,
quand la rupture inaugurale engendre sa radicalisation, quand le
défi
pourrait commencer d’être soutenu à la
mesure de son entièreté
irréfléchie et imprévue. Là
où par ailleurs elles paraissent prendre le
dessus dès les premiers actes,
certaines
influences néfastes ne jouent pas ce rôle de
court-circuitage, du moins
dans la phase encore trop courte où la colère
fait irruption en
commençant de s’étendre sur cette base,
ouvertement. L’unanimité se
reconnaît entre ceux qui créent la rupture. Une
sorte d’évidence
caractérise ces entames des premiers renversements
élémentaires à
accomplir.
Clairement tournée contre l’Etat et le
décor de
sa domination, dans un contexte prononcé
d’oppression spéciale à
l’image de toute la région kurde
interétatique, l’émeute de Syrie
rassemble très vite des centaines d’anonymes, non
encadrés, non armés,
et à partir du point de départ de Qamishli, elle
débute rapidement dans
plusieurs villes de la région. Si l’on compte
seulement trois jours
d’affrontements et de destructions
avérés (et encore, la journée du 16
mars ne devrait peut-être pas en faire partie), ce sont huit
villes qui
sont touchées au moins, dont la moitié sont des
villes moyennes :
Qamishli et Hassakeh (80 000 habitants environ) Amouda (46
000),
Rasal-Ein (23 000), avec des échos plus faibles
jusqu’à Alep et Damas
la capitale, agitée dans certaines de ses banlieues.
Mais là encore, le début de cette progression
n’en reste qu’un, le soulèvement,
régional et excentré, se stoppe vite.
C’est
que, sur la base de son point de départ et par
l’influence du contexte
régional, cet éclat insurrectionnel, en
même temps qu’il a été
durement
réprimé, a paru ployer sous le
déversement des justifications qui ne
privilégient que la représentation identitariste
sur ce qui a lieu, plaçant
principalement l’événement
sous
l’angle de l’oppression d’une
minorité
ethnique. Sur l’ensemble du territoire que les
étatistes kurdes
voudraient instituer comme aire officielle de leur flicage autonome,
les pauvres en révolte se confrontent à une sorte
d’annexion
automatique du sens de leurs actes. Ce phénomène
de recouvrement
s’observe en de nombreux lieux dans le monde, quand si
souvent les
surgissements du négatif en actes ne servent
qu’à la mise en avant de
divisions préétablies. La « question
kurde » en constitue un cas
exemplaire, d’autant plus que là où
l’on milite en son nom,
l’insubordination collective s’est
avérée remarquable dans les
dernières années où, outre en Iraq et
en Syrie, on le fera savoir en
Iran et en Turquie.
Là où se montre la communauté des
personnes à l’attaque, comme elle divise les
Kurdes des autres pauvres,
la domination gère par l’entretien de ses
frontières. Dans sa vocation
d’internationaliser cette pacification policière,
justement celle qui
entretient les conditions dans lesquelles s’enveniment les
affrontements entre pauvres à dominante tribale,
l’ONU emploie toute
sorte de nationalités, toute sorte
d’humains à
travers le monde, pour servir à surveiller leurs semblables,
tous ne se
connaissant que sous ce rapport de l’ordre qui
s’impose. Tels ces flics
et soldats argentins, ivoiriens, péruviens,
algériens, chinois,
indiens, nigérians, congolais, serbes, boliviens, entre
autres,
installés à partir de courant 2004 en
Haïti, ou en RDC depuis plus
longtemps.
Un peu plus de deux mois après la Syrie, c’est
justement au tour des
rues congolaises de se soulever, principalement celles de la
capitale, où pendant
trois jours on passe à l’attaque contre
l’ONU, dans une limpidité qui a
fait défaut en Serbie et à Ambon, et plus
fortement qu’au Liberia à l'automne suivant (on
observera par la suite de tels assauts d’ampleur en
Afghanistan, et ce dès septembre
2004 dans la ville
d’Herat ; pour les
Etats ivoirien et congolais, où la présence
onusienne est
importante, c’est respectivement à
Guiglo en janvier 2006 et à
Moba le 1er août 2007 qu’on assaillira par
centaines ou milliers les
bases occidentales). Dans une situation centrale susceptible de porter
un danger plus grand par rapport aux confinements régionaux,
ses
installations sont assiégées, envahies,
saccagées. A la nouvelle de
la reprise de combats militaires dans le Kivu à
l’est, dans une
période où de la
guerre officiellement close l’étau s’est
desserré, par centaines on se
rue d’abord contre cette cible, évidence dans le
feu de l’action
collective et dès son irruption. Face à cette
agression qui s’agrandit
au-delà, les pacificateurs tirent et tuent, dès
la première des trois
journées au moins où
décidément, les habituels soumis à
tous les maux
n’en sont plus. Mais cette concrétisation
dans
l’assaut est vite
arrêtée là aussi. S’il se
comprend au vu des coups
qu’assène la
répression, l’essoufflement
arrive vite, comme à
Ouargla, comme en Syrie, l’énergie
libérée s’évapore aussi du
côté de ceux qui l’ont
générée.
3. Bolivie : environ 8,5 millions en
2003 ; Kirghizistan : environ 5,1 en 2005 ; Togo : environ 5,7 en 2005
; Guinée : environ
10,2 en 2008.
4. Pour
une part, les qualifications spéciales dont nous usons
valent en
comparaison des summums de révolte du tournant des
années 1990, telles
que nous en avons principalement pris connaissance par le biais des
observations de la Bibliothèque des Emeutes. Dans notre
esprit, les
événements majeurs que nous avons
observés depuis 2003 seraient plutôt
à situer en dessous, en termes
d’intensité et de portée
négatives, des
dites « insurrections
généralisées » de la
période 1988-1993, ou encore
de l’Albanie 1997 ; de même que la puissance du
négatif d’alors, à
l’échelle du monde, aurait
été supérieure à celle
d’aujourd’hui, telle
qu’on peut globalement se la figurer depuis le
début du siècle.
5.
Chassé dès 1991 par un coup
d’état militaire, il revient au pouvoir
entre 1994 et 1996, avant sa réélection en 2000
– Préval, premier
ministre d’Aristide en 1991, a quant à lui
été réélu
président en
2006, après avoir occupé le poste entre
1996 et 2000.
6.
Les chefs et les partisans du pôle démocratiste
n’ont été que quantité
négligeable, dans la mesure où leur participation
n’a surtout consisté
qu’à déplorer les dérives
d’une situation condamnée pour sa violence et
ses excès, contraires à leurs aspirations
pacifistes et légalistes,
pour n’être utiles enfin qu’au
règlement institutionnel de la crise.
7.
Comme le montre le jugement porté ici, le descriptif sur cet
événement,
dans la chronologie générale, aurait dû
être accompagné du sigle « ≈
».
8.
Ce
fut ainsi le cas à propos de Jos fin novembre 2008,
où l’on apprit
moins d’un mois plus tard que sur les 200 à 300
personnes tuées, dans
les violences dites intercommunautaires, au moins 90
l’auraient été au
cours d’« exécutions sommaires
» par les forces étatiques.
9.
Situation d’alors ainsi résumée :
« In a grim postscript to the summer
of rural unrest that overtook China two years ago, Chen Tao was
executed for "deliberately killing" a riot policeman during the
demonstration, when 100,000 farmers staged a sit-in against the
building of the 186-metre-high Pubugou dam on the Dadu river in Hanyuan
county. The dam was set to flood thousands of people out of their homes
and there were complaints that compensation was inadequate.
(…) Nearly
10,000 People's Armed Police were sent to the dam site to stop the
demonstrations. One policeman was killed. The protests led to a purge
of local officials for corruption. The former vice-mayor of Ya'an, Tang
Fujin, was accused of accepting 2.5m yuan (£260,000) in
bribes. »
10.
2002 confirma que ni l’espace libéré ni
l’horizon découvert en 2001 ne
seraient repris ni abandonnés si facilement, même
si dans son évolution
organisée le mouvement perdait progressivement de
l’élan offensif qui
l’avait généré. Certes bien
en deçà de cette phase initiale,
l’empêchement actif des élections que le
pouvoir voulut imposer, par
les destructions d’urnes et des sièges de parti,
et la dénonciation de
tous ses soutiens, y compris le FFS d’opposition
déjà conspué un an
plus tôt comme le RCD son alter ego dans la crapulerie
récupératrice,
rappelèrent l’entièreté des
engagements dans les combats initiaux. Mais
la jeunesse insurgée a été vaincue,
elle qui a aussi laissé travestir
son défi en réclamations conformes, quand bien
même elles
apparaissaient intolérables aux yeux du vieil Etat
algérien, qui donc
ne céda pas et s’est depuis maintenu.
1. Commencement de l'observation (2003-2004)