Proposition sur l’histoire – De la guerre du temps au début du 21ème siècle  > Deuxième partie    






1. Commencement de l’observation (2003-2004)






Insurrection(s) – Soulèvements majeurs de l’après 2001




Si de façon arbitraire et subjective, 2003 marque ce moment où nous avons commencé à scruter le négatif en actes de façon systématique, c’est avant tout l’année où s’est déployé un des mouvements unitaires de révolte, concentré contre l’Etat bolivien, le plus important depuis ceux d’Algérie et d’Argentine en 2001-2002, et même jusqu’à la fin de 2006, où proche de ce niveau on ne trouve ensuite que les soulèvements kirghize et togolais du printemps 2005, avant l’embrasement guinéen des deux premiers mois de 2007. C’est dire que tend déjà à se montrer, de façon générale, la relative faiblesse du négatif en actes, car ces révoltes majeures sont demeurées en dessous de ce qui s’était engagé en 2001 et 2002, par plusieurs aspects. Suivant ce principe que ce qui survient d’une façon en apparence spéciale et séparée, lorsqu’une certaine intensité y est atteinte, conquiert une portée mondiale, ou y tend d’autant plus, la comparaison conduit d’abord à différencier. Car rappeler l’extraordinaire du « printemps noir » et de l’« argentinazo », c’est rappeler que pour les deux, les offensives de rue ont été suivies ou accompagnées de tentatives organisationnelles inédites, qui furent un temps élaborées comme si les ruptures offensives alors marquées le réclamaient, dans une volonté partagée d’inventer d’autres moyens que les assauts directs – quoique ce qui en a résulté s’est fait suivant des voies divergentes. En Argentine, la création des assemblées barriales, non soumises à une quelconque direction hiérarchique ou extérieure, prolongea sous cette forme nouvelle une part de l’essentiel des actes inauguraux – pillages, investissement massif des rues en défiance de mesures d’exception policières, résistance à la répression en armes ; tandis que quelques mois auparavant en Kabylie, l’instauration des coordinations de comités de villages et de quartiers urbains parut traduire, d’une façon voisine, la charge radicale d’abord initiée puis soutenue dans les combats de rue. En affirmant le refus de tout dialogue avec l’Etat, et de se présenter en quelconque alternative à la conquête du même pouvoir, les modes d’organisation issus de la révolte d’Algérie puis d’Argentine se fondèrent sur la proclamation nette de l’obsolescence de tous les partis politiciens, que se vayan todos, comme ils furent rejetés et leurs sièges incendiés en Kabylie.

Mais sur un terme plus long, cette sorte de prise de relais permit finalement, en Algérie, de contenir jusqu’à annihiler les remous du bouillonnement d’où s’engendra ce courant si formidable qui, en avril puis en mai puis en juin 2001, en trois vagues d’émeutes et d’affrontements contre tout symbole étatique, parut grossir jusqu’à emporter l’ordure en chef Bouteflika, pour commencer. Le 14 juin 2001 à Alger, où par centaines de milliers au moins, les manifestants dans les rues de la capitale auraient pu réaliser cette puissance, révéla au contraire l’un des facteurs qui l’empêchait, qui l’empêcha. Dans cette révolte, et ce jour en particulier où des Algérois prêtèrent main-forte aux bastonneurs assermentés, une séparation prédomina entre son foyer d’origine et le reste du pays : les signes d’extension nationale n’en furent que des amorces avortées. Par le discours qu’ils consacrèrent publiquement, les représentants coordonnés de Kabylie, gagnant en importance au détriment des émeutiers de cette région puis hors de celle-ci, renforcèrent cette division, sous l’influence bien trop peu critiquée de réflexes régionalistes ; ceci simultanément à l’application de règles organisationnelles en définitive davantage issues de la tradition locale, en ce sens conservatrices, que propices à l’approfondissement concerté du dérèglement par la révolte.

En Argentine, de telles influences ne jouèrent pas un rôle prépondérant, que ce soit dans l’émergence et la constitution des assemblées, ou dans l’essoufflement progressif de leur mouvement d’ensemble – quoique des conceptions antérieures à la révolte continuèrent à peser une fois celle-ci déclenchée, en particulier un nationalisme largement répandu à l’image de ce qui a cours à travers toute l’Amérique latine – essoufflement progressif en partie attribuable à un défaut d’initiative collective dans la décision. Si les conditions d’une parole la plus libre semblèrent effectivement réunies, les possibilités de réalisations critiques sur cette base, dans sa lignée, n’ont pas paru être beaucoup explorées. Du coup, comme en Algérie, l’éloignement temporel du cœur offensif de la révolte fut également une perte progressive de sa puissance négative. Enjeu, aspiration, pressentiment, la perspective de mener le débat le plus vaste jusqu’à ses conséquences les plus extrêmes s’effaçait encore pour cette fois.


Peut-être en partie parce que ces possibles découverts n’ont pas été davantage concrétisés, alors, et parce que ces tentatives n’ont pas été assez connues, depuis, il n’est pas apparu que des révoltés auraient par la suite poussé jusqu’à se placer dans des situations semblables à ces devanciers, pour signifier à leur tour la prévalence de leur parole critique à formuler sur tout autre discours. Au contraire, constater cette absence est une façon d’expliquer l’infériorité des soulèvements majeurs en Bolivie et au Kirghizistan, où a dominé, jusqu’à l’emporter, une sorte de crédulité à l’égard des représentants autoproclamés de la révolte, auxquels a été abandonné le pouvoir de statuer sur ce qui avait lieu, dans le discours public. Ce genre d’inconséquence ne semble pas avoir prévalu en Guinée, sans pour autant que s’y forme, à notre connaissance, une organisation autonome des révoltés hors des combats de rue, ou à leur issue, qu’ils auraient dédiée à la mise en question collective de leur situation. Là en effet, le peu de contrôle des syndicats d’opposition disparut lors de la phase la plus offensive du soulèvement, dès janvier 2007, et ils ne firent plus figure que de tampon entre le vieux tyran avec lequel ils négociaient, et une multitude à l’assaut qui les débordait de toutes parts, que seule une répression des plus féroces sut faire plier. L’infériorité générale des soulèvements majeurs de l’après 2001-2002 tient également à ce qu’ils sont survenus sur trois territoires qui comptent parmi les petits Etats dans le monde, peu peuplés [3], ce qui dessert aussi le négatif qui les a pourtant lacérés jusqu’à la vacance de leurs chefs, dont ceux de Bolivie et du Kirghizistan ont dû sauter tout de même.

C’est pour ces raisons, principalement, que nous avons opté, lors de la conception de notre chronologie générale de la révolte dans le monde entre 2003 et 2006, pour une désignation des événements bolivien et kirghiz en soulèvements majeurs, ou situations insurrectionnelles, et non, plus nettement, en insurrections. Déjà, il y a quelques années, une prudence assez semblable nous faisait préférer, pour l’Algérie du moins, l’usage du terme « semi-insurrection », d’une part du fait du cantonnement régional de cette révolte, d’autre part parce que les affrontements de rue y prirent aussi tendance à une certaine ritualisation, à mesure que le conflit durait mais ne progressait plus, régressant au contraire jusqu’à sa disparition en 2002. Ceci dit, ces révoltes majeures pourraient aussi être définies en insurrections, comprises en tant que situations généralisées où des humains en révolte sont allés le plus loin dans leurs défis lancés à l’ordre social dominant, à l’échelle d’un Etat [4].


Ainsi, la mise en exergue de ces trois pics en 2003, 2005, 2007, montre déjà l’actualité et la permanence de la question sociale persistant à se poser, en dépit de toutes les apparences contraires si bien entretenues. D’autant plus que chacun des pics concentre à sa manière l’expression de mises en cause et en doute qui traversent le monde d’une façon multiple bien plus large. De l’Amérique latine à l’Asie centrale, en s’aventurant vers le Moyen-Orient, en s’engageant dans l’exploration du Sous-continent indien, avant de pousser encore plus à travers l’orient asiatique, non sans un grand passage par l’Afrique entière, le plus irresponsable est de continuer à l’ignorer.




Amérique latine aux avant-postes



C’est depuis le tournant du siècle que la Bolivie s’est trouvée agitée de multiples contestations des ordres établis, dont la succession, depuis le soulèvement de Cochabamba au début de l’an 2000, atteint son apogée en octobre 2003. L’explosion émeutière de février ouvre la voie, quand les rues de son plus grand centre urbain, que forment La Paz et El Alto, sont massivement investies d’une colère qui démolit avec une égale vigueur nombre des lieux du pouvoir étatique et marchand. Si alors, puis comme en octobre où on y convergera en grandes marches depuis plusieurs régions, le pays entier est concerné, c’est pour l’essentiel là que tout se joue. Mais comme la cible marchande si bien dévastée en février passe au second plan en octobre, en même temps l’objectif étatique se réduit dans la figure du président honni, dont la chute célébrée sonne le glas d’une insurrection qui a pourtant résisté à la répression meurtrière. Par cette double réduction, ce biais se confirme, qui a déjà contaminé la révolte dans son cours même, à savoir le bridage de sa direction par « ses » représentants politiques et syndicaux. Avec le grillage du président fusible, des promesses sont faites qui valident leur mot d’ordre principal, de réforme gestionnaire, et ils sont remis sur le devant de la scène. Dès lors, sans critique efficace, il va être laissé libre cours à la progressive mais sûre reprise en mains récupératrice de la situation, dont la confirmation se jouera au printemps 2005, avant l’élection à la présidence du chef de file Morales en décembre de la même année. Alors que par leur prise des rues si opiniâtre les insurgés de 2003, dans le même temps où ils ont tenu la dragée si alta à leurs ennemis en armes, se sont avancés jusqu’à prendre de court l’ensemble de leurs encadreurs habituels, leur défi se perd dans l’intronisation de ces vieux substituts. A la suite de l’Argentine où s’est progressivement volatilisée la puissance surgie des offensives de rues puis de la réunion en assemblées, pour que n’en survivent que de dérisoires résidus, à l’échelle de l’Amérique latine le même processus de récupération de la révolte continue de prendre de l’ampleur. Et tant qu’il y succombe, tout ce qu’elle touche s’appauvrit.    


Mais, avec l’Argentine en tête, et à partir de la Bolivie, l’observation menée a d’abord confirmé l’effervescence de la révolte en Amérique latine, dans les actes.

En 2002, alors que les assemblées argentines commencent de se réunir, pendant trois jours à la mi-janvier des cocaleros boliviens, armés, s’en prennent à des édifices étatiques et s’affrontent avec flics et soldats, il y a cinq morts dont trois parmi les assaillants. Plusieurs autres situations tendues se succèdent au cours de l’année, comme autant d’amorces à celle qui va suivre. En avril 2002, tandis que les assemblées argentines continuent de se réunir, c’est au Venezuela que ça s’échauffe. La défiance dedroite dirigée contre le caudillo Chavez connaît un de ses points culminants qui, à la suite de mobilisations à l’appel d’entrepreneurs et de syndicats, se traduit par une tentative de coup d’Etat rapidement avortée. Mais durant les quelques jours de vacance du pouvoir, des anonymes en nombre prennent les rues, comme si depuis celles de Buenos Aires fin décembre on débouchait maintenant à Caracas. Néanmoins, en dépit d’une grande tension et de pillages importants, les déterminations du conflit sans négatif, entre pro et anti-Chavez, paraissent rapidement l’emporter ; ce que les années qui ont suivi n’ont pas contredit. Puis c’est l’Uruguay, le petit jumeau de l’Argentine, où justement, c’est jusque dans les actes négatifs que la ressemblance s’affiche : suite à des mesures de restrictions bancaires, dans un climat de mobilisations encadrées depuis plusieurs mois, le 1er août surtout plusieurs commerces et supermarchés sont pillés (à la suite de quoi il se peut même que des assemblées se soient réunies, à la manière argentine). Mais là aussi, ce signe d’une sorte de contagion n’en est resté qu’un, non confirmé, l’Uruguay disparaissant par la suite des Etats secoués par la révolte ; comme le Paraguay tout proche où à la mi-juillet 2002, l’état d’exception est décrété face à un mouvement de contestation contre président et privatisation, fait de blocages et marches jusqu’à la capitale, qui se cristallise jusqu’à des affrontements qui font au moins deux morts.


Cependant, après 2002, en passant par 2003 en Bolivie, c’est avec le Pérou, centré sur 2004, que la tendance à la contagion du négatif, bien vivant, se confirme, dans un cheminement qui continue vers le nord où, bientôt, l’Equateur s’ajoutera à la liste des pays andins les plus secoués.

De façon générale, de 2002 jusqu’à 2004, la situation au Pérou présente de notables similitudes avec celle de la Bolivie, tel que le conflit social s’y est progressivement approfondi depuis 2000 jusqu’à son apogée d’octobre 2003. Ceci dit, une dimension essentielle les sépare, qui place le Pérou en retrait, parce qu’en dépit d’une agitation multiforme et ascendante, celle-ci n’a pas atteint un tel point extrême, dans l’amplification d’une menace qui aurait touché jusqu’aux rues de Lima ; quoique l'Etat a été contraint d’instaurer, à répétition, des mesures policières d’exception dans plusieurs régions.

En 2002, principalement en juin dans la province d’Arequipa et dans la ville principale du même nom, la deuxième du pays, un premier mouvement ouvre la période de frondes, qui provoque le premier décret d’état d’urgence de la gouvernance Toledo, président élu l’année précédente. A l’instar de celui de Cochabamba la bolivienne deux ans plus tôt, c’est un mouvement d’opposition à la privatisation, étendu sur plusieurs mois et qui s’aiguise alors, et au sein duquel apparaît un dédoublement entre sa direction officielle (« protesta ciudadana » conduite par des gestionnaires locaux), les méthodes qu’elle préconise, et les journées de juin les plus tendues, dans les villes d’Arequipa et de Tacna où, entre le 14 et le 18 juin, par centaines, par milliers, habitants et manifestants s’affrontent durement aux flics, assaillent des bâtiments publics, maintiennent leurs positions jusqu’à la levée de l’état d’urgence et la suspension des projets de privatisation. 

En février 2003, après celle de janvier en Bolivie, une campagne de blocages de routes s’organise dans la région de Tingo María, également menée par des cocaleros. Puis courant mai, une grève massive de profs, avec des marches et des blocages, donne lieu à quelques accrochages, avec une seconde grève, de paysans, qui s’initie en parallèle. Trois mois et demi après la grande émeute de La Paz, l’état d’urgence est à nouveau décrété au Pérou, mais l’agitation persiste, avec, fin mai, des oppositions plus nettes entre protestataires et répresseurs, notamment à Puno. Mais ce moment reste dominé par ses dimensions corporatistes et revendicatives, en dépit du défi tout de même soutenu contre le gouvernement, démissionnaire à la fin juin. Enfin, en novembre, la région de Junín voit une nouvelle agitation liée à des opérations de privatisation.

Puis vient 2004 où la tension générale monte d’un cran. D’abord et surtout en avril dans la région de Puno, à la frontière avec la Bolivie, où, quoique localisée régionalement autour d’Ilave, la révolte péruvienne se fait la plus acérée. Au cours d’une fronde qui se maintient plusieurs semaines contre la gestion locale, l’un de ses responsables corrompus est liquidé sur la place publique – dans une atmosphère nationale où ce genre de défiance paraît alors se répandre. En parallèle de quoi, dans la région de Huánuco, des cocaleros sont à nouveau sur la brèche, dans l’impression d’un certain durcissement, avec une journée notamment où l’on se bat dans les rues de Tingo María. Si le motif initial consiste à réagir contre les mesures d’éradication forcée, la mise en cause tend aussi à se radicaliser, contre ceux qui imposent leurs décisions par principe. Puis début juillet à Ayacucho, dans la région éponyme, à la répression d’une occupation par des profs grévistes répond une contre-offensive soutenue par des habitants, en particulier contre des représentations de l’autorité, qu’elle soit locale ou centrale. Début septembre, les mécontents des effets d’une exploitation minière de propriété étrangère se confrontent aux flics dans la région de Cajamarca. Enfin, ça reprend en octobre du côté des cocaleros, à San Gabán dans la région de Puno, où le même genre d’acteurs qu’à Tingo María assaille une centrale hydroélectrique, pour l’occuper, et un commissariat, avec de durs combats, clôturés, à nouveau, par l’instauration de l’état d’urgence.   

Mais finalement, en dépit de cette effervescence, la séparation est demeurée entre les foyers multiples, entre les surgissements négatifs successifs : séparation en partie explicable par l’insuffisance critique face aux encadrements locaux, et leur promotion de motivations déclarées par trop particulières, alors même que dans leurs meilleurs moments offensifs les révoltés péruviens de 2004, divers, s’érigeaient contre les mêmes ennemis.

A partir de 2005, les signes ou preuves d’agitation sont apparus largement bien moindres. Si 2006 a vu l’élection d’un degauche vieille école, déjà président entre 1985 et 1990, il semble qu’une telle mesure ait là un effet anesthésiant, mystificateur, moins fort que dans la Bolivie de Morales ou l’Equateur de Correa. On note par la suite, à partir de 2007, les preuves répétées que, à l’échelle du continent, c’est encore dans cet Etat que ça remue le plus, quoique les situations relevées restent en deçà de l’ambiance séditieuse de l’année 2004.




Contre-offensive récupératrice 



La situation de la révolte en Bolivie et au Pérou est représentative de celle du continent latino-américain, d’après l’Argentine de 2001-2002 jusqu’à courant 2005, à ceci près qu’à la différence de ces trois Etats, auxquels on peut ajouter l’Equateur, les dimensions de débordement anonyme offensif n’y ont pas pris le dessus.

Avec le recul général qui préside à cet exposé, il s’agit de faire la part entre nombre de situations jusqu’à maintenant sans grand intérêt, et ce qui importe dans les perspectives de la position et de la menée maîtrisée du débat sur tout. Un des critères de différenciation tient à l’influence des pensées idéologiques figées, qui peut s’avérer quasi-totale, mais dont un des effets est que leur expression participe aussi à la provocation de situations où elles se trouvent dépassées dans ce qui se déroule ensuite, et ce, parfois, jusqu’à ce que leur fonction de conditionnement se trouve discutée jusqu’à la critique. Quand tout nettement, leur influence est si négligeable qu’on peut la dire nulle : il en va ainsi pour ce qui s’est joué dans les rues de Buenos Aires ou de La Paz.

Pour rapidement passer sur le premier cas, quand les pensées figées prévalent, on peut citer la Colombie et le Chili, où règne sur des modes différents une semblable pesanteur du passé, là par le rôle des narco-FARC toujours opportuns pour contenir le négatif et brouiller sa visibilité, ici par le traumatisme de la dictature récente, qui paraît tout ramener à elle. Chaque année, la commémoration du 11 septembre 1973 est ainsi l’occasion d’affrontements contre les flics et de cassages rituels.

Sur l’ensemble du continent, d’autres manifestations planifiées sont parfois prétextes à des dérèglements imprévus, mais les mots d’ordre, contre tel forum économique, contre la visite du président gringo, prévalent, de la même manière que dans le foisonnement des mouvements de grèves et de revendications corporatistes.

Dans un registre proche par la dimension d’encadrement qui y domine souvent, vient une multitude de protestations organisées dans des contextes ruraux, dont les acteurs sont pour leur majorité des paysans, des indigènes, des paysans indigènes. C’est le processus général d’observation qui a conduit à rester attentif à ces faits où, souvent, les actes offensifs ne prévalent pas. D’une part par le constat de leur fréquence, d’autre part parce que certains autres, plus forts, montrent quelles évolutions sont possibles dans des contextes et suivant des motifs ressemblants, qui mènent aussi à des assauts plus significatifs. Avec à l’esprit cette perspective découverte en Bolivie, d’une accumulation de tensions éparses convergeant pour alimenter la même déflagration, unitaire et supérieure. Enfin, parce qu’elles se trouvent pour la plupart liées par les mêmes contestations de l’exploitation privée et marchande des « ressources » (mines, hydrocarbures), et des représentants directs de l’autorité étatique (pris en otages, lynchés), ce qui n’est pas spécifique à l’Amérique latine, si l’on élargit par exemple le champ du regard vers la Chine, mais qui s’y pose de façon notable. C’est d’ailleurs par là, en prétendant donner ses raisons au rejet général de l’arbitraire des décisions imposées contre ceux qu’elles concernent, que les récupérateurs professionnels ont trouvé un de leurs principaux points d’appui, dans leurs dénonciations populistes de la propriété impérialiste.

L’arme la plus répandue des conflits ruraux est le blocage des routes. Parmi leurs acteurs les plus actifs depuis les piqueteros argentins, les cocaleros se sont avérés les plus virulents. Au-delà des revendications liées à l’activité de leur survie, et à l’exemple d’autres paysans ou indigènes sortant des figures imposées, leur capacité d’intervention par la prise de contrôle des voies de circulation a souvent été redoutable ; comme lorsqu’elle en conduit d'autres à des occupations ou des assauts contre des installations pétrolifères ou minières. Le blocus de La Paz d’octobre 2003 constituerait la plus grande mise en puissance récente, en Amérique latine, de ce moyen de pression capable de court-circuiter l’impératif marchand. 

Mais comme les piqueteros avant même 2001, depuis 2003 les cocaleros boliviens ont globalement perdu ce qui faisait leur vigueur rebelle, avec ce résultat que ce qu’il reste des uns ou des autres est pour l’instant tombé sous la coupe des dirigeants qui les contrôlent, pour ne plus servir sur commande que de supporters fidèles aux nouveaux pouvoirs en place, voire de bras armés contre d’autres pauvres qui ne suivraient pas les lignes depuis édictées.

Cette évolution particulière, qui illustre une tendance lourde et généralisée, s’est justement faite parce que du négatif en actes l’a provoqué ; et la plus forte fixation des carcans idéologiques ne fait qu’en résulter, pour augmenter cette défense. La multiplication des prises de pouvoir degauches n’est que réaction, vaste opération policière contre ce qui n’a cessé de percer à la suite du point d’orgue argentin, jusqu’à la première moitié de 2005 où sur ce théâtre d’opérations qui s’étend de la Terre de Feu jusqu’au Rio Grande, le renversement s’est opéré de façon plus décisive.


De l’idéologie multiforme de la récupération en Amérique latine, les facultés d’emprise fonctionnent à plein régime, dans un mélange de gauchisme et d’anti-impérialisme rénovés, de revendications indigénistes et corporatistes, de nationalismes divers. Ses modes d’encadrements conditionnent l’adhésion à des discours d’opposition toujours réformistes, avec la prise du pouvoir étatique comme objectif de ses principaux leaders, ces Chavez, Morales, Correa, et autres Kirchner. Tant qu’elles servent à empêcher de poser les problèmes au présent, tant qu’elles séparent un continent entier du monde, toutes les références à des contestations passées sont bonnes à prendre, des « peuples originaires » à la gauche réformiste du 20ème siècle, en passant par Bolivar et consorts. Quoique leur influence se fasse aussi sentir, les moins efficientes sont sans doute celles issues des débris du marxisme, promues par son cortège de reproductions tarées. On use peu de la division classiste, dans la phraséologie, mais son idée demeure, puisque ceux qui parlent le font au nom des pauvres ou du peuple opprimés, opposés au fantasme réducteur de ce qui serait leur bourgeoisie actuelle. La pauvreté ne se définit que d’un point de vue économiste, misérabiliste, paternaliste, qui victimise. En s’appuyant sur le rejet partagé de la débauche néolibérale des années 1990, on réchauffe des recettes périmées, pour programmer la résolution des problèmes ainsi mal posés, par la nationalisation, la « recuperación », le projet démagogique d’une sorte d’étatisation généralisée à l’échelle du continent. Ce magma idéologique étant assez particulier à cette zone du monde, les méthodes qui s’y emploient ne se répandent pas vraiment, ou pas encore, en d’autres contrées ; mais elles servent largement à alimenter le cinéma des parodies de contestation dont on sait se montrer si friand, en spectateurs d’ailleurs, depuis que la mode s’en instaura à l’époque où sortirent du bois ceux qui n’allaient devenir que le fossile Castro, et Guevara l’embaumé publicitaire. Mais, au contraire de ce qui est communément représenté, et admis, la formation et l’usage de tout cet appareillage idéologique n’est ni le moteur ni le centre des actes les plus radicaux. Son apparition et sa consécration n’en sont en vérité qu’une conséquence. De ce point de vue, il est révélateur de se figurer comment la période du sommet de l’insurrection argentine a, peu ou prou, correspondu à l’avènement de la célébrité chaviste.





Limites du désordre




Contrairement à la perception spectatrice commune sur ce qui a lieu, telle que la conditionne l’information mondiale en voulant faire de ce qu’elle privilégie la réalité même, et tout ce qui a lieu, la mise en évidence de ce qu’elle tait ou déconsidère invalide cette erreur et cette censure. En son présent, l’insurrection d’Argentine a été globalement tue au monde, ou minimisée et seulement cataloguée en conséquence secondaire de ce qui importerait, à savoir un problème à saisir et à traiter suivant ce qu’enseigne l’idéologie économiste des gestionnaires. Avec quelques nuances superficielles de forme, la même appréhension par principe a rabattu ses œillères contre les actes commis par les révoltés de Tizi-Ouzou à El Alto, pour se consacrer, dans le même temps, à faire grandir le plus puissant fantasme à la mode – de ceux sur lesquels chacun serait censé se focaliser, pour peu qu’il commette cette première déviance consistant à étendre la question de sa vie au-delà de son enfermement quotidien. Dans le processus où s’instaurent de telles annexions du sens, du « cours de l’histoire », la mise en spectacle des explosions de Manhattan marque une sorte de tournant, par l’entrée dans une phase de consolidation. Dans ce qui nous occupe, il faut simplement dire que la production de ces images s’est intercalée entre les cœurs des révoltes d’Algérie et d’Argentine, dont elle a donc contribué à brouiller le plus élémentaire savoir, et à perturber les possibles constructions de ponts entre les deux. 2001-2002 s’avère en même temps la période de deux soulèvements récents parmi les plus grands, et celle de la plus sensationnelle promotion en histoire de ce qui n’est qu’une péripétie dans le camp de la domination. Ce dédoublement contradictoire n’est pas nouveau, mais il s’est approfondi là, en s’actualisant.

Le 20 mars 2003, le lancement de la guerre étatique contre le régime de Saddam, à la suite de celle contre les talibans d’Afghanistan en 2001, s’inscrit dans la continuité de cette entreprise. Si celle-ci n’est pas forcément conçue en tant que telle par ceux qui la conduisent sur le terrain, tant ils naviguent souvent à courte vue, et pour des intérêts triviaux assez immédiats, elle est cependant soutenue avec une grande efficacité par les spécialistes de toute mise en spectacle médiatique, qui trouvent dans cette classe d’événements le support le plus approprié pour consacrer ce qui importerait à la seule échelle mondiale, ou historique, qu’ils sont capables de concevoir. Mais ce « grand événement » du moment, vers lequel toutes les caméras se tournent en même temps qu’elles font la part belle aux nombreuses manifestations de sa contestation inoffensive, ne va pas se dérouler comme prévu par les décideurs militaires et les commentateurs médiatiques. Alors que se joue la chute du régime iraquien, sur un territoire depuis plusieurs années soumis à un embargo qui a d’autant plus augmenté la misère des conditions de survie, des milliers d’anonymes qu’il enserrait jusque-là vont se trouver placés dans une situation où ils seront – c’est leurs « libérateurs » eux-mêmes qui le promettent – en mesure de prendre les choses en mains. Qu’à cela ne tienne, les promesses des menteurs vont être prises au mot, et à une échelle formidable, il va avant tout s’agir d’opérer le plus grand ménage possible. Ces choses, les anonymes iraquiens vont s’employer à les désordonner eux-mêmes comme jamais.

Mais, en comparaison d’une Amérique latine unifiée de façon plus évidente par les multiples manifestations du conflit social qui la traversent de part en part, avec l’Iraq on se trouve confronté à une situation plus problématique, parce que les acteurs des faits reconnus pour leur valeur négative n’apparaissent pas les acteurs centraux, ou principaux, de la situation dans son ensemble, dans la mesure où leurs agissements interviennent après qu’un changement de contexte, de circonstances, a été provoqué par d’autres acteurs, qui ne sont pas des révoltés. Un peu moins d’une année après la Mésopotamie, c’est au cœur des Caraïbes qu’on fera face à une situation voisine, lorsqu’une rébellion anti-gouvernementale se cristallisera en Haïti, à laquelle participeront à la fois des groupes armés et des ensembles indistincts de gueux.

Dans ses deux premières années de fonctionnement, notre observatoire cherche encore sa cohérence, dans une phase expérimentale de découverte où les constats se succèdent et s’additionnent, alors que les nécessaires confrontations et synthèses d’ensemble n’en sont qu’à l’étape de projet, qu’à leurs balbutiements. Avec l’Iraq et Haïti, nombre de situations parmi les plus importantes relevées, déjà en 2003 puis au cours de 2004 surtout, tendent nettement à augmenter l’impression générale que sous l’effet de diverses déterminations, des confins de l’Indonésie à l’ex-Yougoslavie, en passant par plusieurs terrains africains, les manifestations potentielles du même conflit mondial, déjà séparées dans leurs apparitions, ne s’en trouvent que davantage enfermées sur elles-mêmes.
 
Dans ces cas, pour les plus significatifs au Kosovo en mars 2004 puis à Ambon le mois suivant, les premières impressions sur l’intensité conflictuelle, qui en feraient des événements interprétables en soulèvements, n’ont pas été confirmées une fois des examens plus poussés réalisés. La charge et la puissance négatives supposées se sont finalement avérées moins effectives qu’apparentes ou illusoires. Des pauvres en colère agissent, détruisent, s’affrontent, aux flics et entre eux : si le désordre inattendu dépasse l’ordre établi, pour autant de telles situations ne nous ont pas paru participer d’une progression ou d’un approfondissement dans le sens du débat.

Ce jugement dépréciatif ne s’applique toutefois pas aux événements d’Iraq et d’Haïti, parce que cette dimension n’y a pas dominé, quand s’affrontent des groupes de pauvres respectivement acquis à des camps et des appartenances fixés suivant des divisions conservatrices, imposées a priori. Mais Iraq et Haïti trouvent leur place ici parce que, si de grands désordres sociaux y ont eu pour effet de déstabiliser les mêmes tenants, les mêmes agents, les mêmes serviteurs de la domination que si souvent les révoltés du monde mettent dans leur ligne de mire, ceux d’Iraq et d’Haïti ont aussi vu leurs grandes colères échouer dans des impasses esquissées dès leurs premières interventions dans la partie.
 
Pour le dire autrement, nous ne dirions pas qu’il s’est agi d’insurrections, ni en Iraq, ni en Haïti. On peut remarquer au passage qu’informateurs et autres policiers ont pour leur part répandu l’idée que des insurrections avaient cours dans ces deux Etats, comprendre, en adoptant un instant les schémas de leur misérable vision, qu’une insurrection ne saurait être qu’un mouvement armé commandé hiérarchiquement, de résistance éventuelle, mais toujours en vue de la prise du pouvoir étatique. Contre de si tristes réductions, il s’agira aussi de montrer quelle richesse a pu transparaître en Iraq et en Haïti.




Iraq



Entre 2003 et 2006, l’Iraq est le territoire pour lequel nous avons relevé le plus grand nombre de faits négatifs, dont la plus grande majorité se concentre sur un an à partir d’avril 2003. En même temps, il s’agit d’un total d’une grande hétérogénéité, déjà illustrée par l’usage des multiples catégories à la conception de la chronologie générale, pour différencier les situations où l’usage d’armes à feu paraît important ou central ; celles où les principaux acteurs des faits occupent, ou plus souvent occupaient, des postes de flics ou de soldats ; les cas de sabotages isolés ; enfin, le moment des pillages inauguraux, où leur élan gigantesque est aussi apparu assez exclusif, à la différence de situations où des actes, dont le pillage, convergent et se renforcent entre eux.

La chape de plomb baasiste s’écroule en miettes, ses sbires ne tiennent ni les rues ni plus rien ; de leur côté, programmateurs et installateurs de l’ordre de substitution espéreraient sans doute qu’on se borne à les remercier, à les célébrer. Mais, peut-être avec en mémoire plus ou moins consciente la bienveillance des mêmes « libérateurs » à l’égard du déchaînement répressif contre la grande insurrection de 1991, mâtée par Saddam laissé en poste après la reconquête du Koweït, les pillards iraquiens de 2003, en masse, sans doute par dizaines de milliers, s’emparent de tout ce qu’ils peuvent, ratiboisent l’ensemble du décor, des symboles, des propriétés du régime, en même temps qu’ils se vengent plus directement contre ses agents. Dès Oum Ksar tombée en premier, et à mesure de l’avancée des troupes occidentales vers l’intérieur du pays, tout y passe dans l’ensemble des grandes villes, ministères, ambassades, hôpitaux, bâtiments administratifs, commerces, université, institutions culturelles, musées, banques, écoles, usines, bureaux du Baas, siège du World Food Program, bibliothèque nationale ; on vole camions et autres véhicules nécessaires aux transports des butins ; on libère des prisonniers, après que d’autres prisons ont déjà été vidées à l’approche de la guerre ; on s’équipe des armes abandonnées par les soldats en débandade, qui s’ajoutent aux stocks offerts par le régime à l’orée de sa chute.

Le 11 avril à Bassorah, les patrouilles britanniques tuent leurs premiers pillards ; le lendemain, autre signe de la reprise en mains, un couvre-feu est instauré dans plusieurs quartiers de la capitale. Après l’espèce de laisser-faire initial, et alors que la priorité des envahisseurs consiste à clôturer la guerre, la répression s’organise à grand peine contre l’inattendu débordant de partout. Elle devient aussi l’affaire de milices d’autodéfense nouvellement formées, en plusieurs points du pays. La tendance générale est à la suspension progressive du grand nettoyage entrepris, qui se prolongera toutefois encore plusieurs semaines, notamment à Bagdad (où un plan de sécurité est en conséquence instauré à la mi-mai) ; peut-être parce qu’aussi on en est quelque peu repu, et que d’autres priorités commencent d’apparaître. Ce moment dans son ampleur d’ensemble, qui n’a pas manqué d’être scandé d’évidentes manifestations de liesses, apparaît fondateur : tout est mis à terre, et bien plus que la guerre, c’est le pillage auquel rien n’échappe qui s’oppose à toute reconstitution du pouvoir étatique, en même temps qu’il met en puissance une indiscipline généralisée qui n’est pas prête, alors, à se laisser domestiquer. Si les masses d’anonymes ne constituent pas pour autant un camp évident, qui s’opposerait à toutes les fractions conservatrices, en place et surtout en passe de se former, des « stratèges » occidentaux aux politicards iraquiens, en passant par tous les curés et chefs de milices, leur étourdissante intervention laisse tout de même ouvertes des voies possibles au renforcement de cette insoumission.

Tandis que les pillages continuent de déferler à travers le pays, dès le 15 avril à Mossoul, des centaines d’habitants conspuent le nouveau gouverneur pro-US ; et il paraît bien que ce soit une protestation similaire, contre un chef imposé, qui donne lieu à une émeute à Diwaniyah deux jours plus tard, mais le regard médiatique tourné ailleurs n’en offre que peu de détails. La désapprobation se confirme, contre ce genre de plans et de décisions dont Saddam ne renierait pas l’arbitraire, de même que les moyens employés pour les faire passer. Les Marines tirent dans la foule, pour la première tuerie d’une longue série qui va aussi amener des révoltés à prendre les armes ; il y a au moins une soixantaine de blessés et une dizaine de morts à Mossoul, et deux morts à Diwaniyah. Des anonymes iraquiens n’ont pas fini de se montrer rétifs à tous ces flics et ces chefs remplaçants qui voudraient s’imposer à eux. Comme à Al-Kût les 23 et 24 avril, où la foule s’oppose aux convois américains en érigeant des barricades dans cette ville du bord du Tigre, peut-être pour contester l’arrestation de deux leaders locaux, plus sûrement pour s’opposer à la présence américaine. Aux émeutes contre les nouvelles autorités s’ajoutent ainsi celles contre les militaires occidentaux. Alors que, au prétexte d’une hostilité au régime renversé plus répandue dans les régions du nord et du sud, fiefs kurde et chiite, une transition aisée aurait pu y être espérée, ce n’est pas le cas. L’insoumission n’épargne aucune région. Contre l’occupant américain et ses pratiques répressives humiliantes dans la province à dominante sunnite d’Al-Anbar (Falloujah fin avril, puis Hit en mai), contre les troupes britanniques desquelles on se venge après leur répression meurtrière d’une manifestation à Majar Al-Kabir dans le Sud dit chiite le 24 juin.

Comme il est probable que le ministère du pétrole ait bénéficié d’une protection spéciale lors du saccage d’avril, la continuation de son exploitation constitue l’une des véritables priorités des autorités d’invasion. Au moins dans le courant de l’été 2003, on relève les premiers sabotages contre des oléoducs, qui se répètent au cours des mois suivants. Suivant l’idée qu’une insubordination largement partagée conduit nombre d’anonymes à agir en conséquence, ces actes de sabotage pourraient en être des preuves supplémentaires. Mais dans ce cas en particulier, auteurs et motivations sont plus qu’incertains : d’après les informations délivrées, ces actes seraient soit le fait d’« insurgés », soit de contrebandiers, soit d’un mélange des deux. En se figurant une évolution générale où la résistance profonde et étendue, « populaire », a été progressivement canalisée au profit d’intérêts idéologiques simplificateurs, il se peut que l’explication des actes de sabotages ait changé suivant le même cours ; de même pour ce qui concerne la constitution et les actes de certains groupes organisés, pas seulement attribuables à d’ex-baasistes déchus, ou aux islamistes de diverses obédiences.

Alors, cette rébellion armée hétéroclite dessine déjà l’enlisement à venir pour les troupes occidentales, en même temps que le problème de l’absence de police se pose de plus en plus sensiblement, même si les prisons continuent de se remplir de pillards. Tandis que courant juillet une certaine accalmie s’est faite sentir du côté de la rue anonyme, au début du mois d’août les pénuries d’essence à Bassorah et à Safwan, mâtinées de soupçons de contrebande, conduisent des centaines de mécontents dans les rues. Ce sont bien des pauvres non encadrés qui font à nouveau parler d’eux. Durant deux jours, les troupes britanniques sont caillassées, les rues de la deuxième ville du pays bloquées. Dans des quartiers de Bagdad, dans le Nord ou dans le Sud, l’insoumission collective n’en finit pas de se manifester, aux prises avec l’alliance que composent apprentis gestionnaires et troupes d’occupations, lourdaudes et brutales. En septembre, les attaques armées se multiplient à leur encontre ; en même temps que, face à cette pression permanente et multiforme, les « bavures » en série se succèdent.

Cependant, et même si par leur fréquence et leur nature nombre d’actes relevés indiquent que le souffle des pillages d’avril se prolongerait, d’autres phénomènes apparaissent qui perturbent la lisibilité du négatif, et qui vont, plus directement, participer à sa contention sur le terrain. Ce qui semble le premier attentat s’est produit le 7 août 2003 à Bagdad. Une voiture explose devant l’ambassade de Jordanie, il y a quatorze morts, puis, dans un enchaînement représentatif du renversement en cours, le bâtiment est la cible de la foule. Là où en avril, les foules justement se sont mises à avancer en tête, susceptibles de constituer une force supérieure à toute autre influence, ici l’action terroriste prévaut, et l’intervention de la foule s’y trouve amalgamée, de fait, puis surtout dans ce qui en est dit, suivant le goût pervers des informateurs pour le spectacle du terrorisme en général. Avec l’attentat du 27 août à Nadjaf, qui touche le mausolée d’Ali et fait 82 morts, c’est leur multiplication ritualisée et meurtrière qui se dessine, que ce soit par l’entretien du chaos sanglant qui cadenasse sur le terrain, aussi bien que par sa chronique privilégiée subjuguant les spectateurs endormis ou horrifiés. Et cette évolution va nettement participer à annihiler toutes les ouvertures imaginables à partir du grand désordre des débuts, avec, notamment, la promotion des divisons et des concurrences sectaires par là approfondies. Des groupes d’autodéfense s’instituent par exemple pour la protection des lieux saints.

En parallèle, de l’été 2003 jusqu’au début de l’année suivante, la menace gueuse persiste. Début octobre, ce sont des chômeurs, pour une grande part issus du démantèlement de l’armée nationale depuis mai, qui s’érigent par centaines contre les conditions à la fois créées et prolongées par la guerre. D’autres motifs de colère viennent se greffer pour donner lieu à plusieurs jours de troubles à Bagdad, à Bassorah, à Beiji, en d’autres zones encore particulièrement frondeuses, où l’on rejette autant les flics de la coalition que les gestionnaires qu’elle voudrait imposer. Falloujah se distingue à plusieurs reprises, notamment en ce mois de décembre où Saddam est capturé. Début 2004, c’est dans le Sud que ça s’agite, de nouveau consécutivement à des protestations de chômeurs, à Bassorah, Amara et Al-Kût, qui connaissent plusieurs journées chaudes entre le 6 et le 13 janvier, avec, à chaque fois, des centaines de participants, et des tirs à balles réelles qui font des morts ; puis en mars, à Kalaat Saleh près d’Amara, à Bassorah à nouveau, et à Nadjaf, où les foules donnent du fil à retordre aux troupes britanniques ou espagnoles.


Au mois de juillet 2003, la coalition des envahisseurs a mis en place un premier gouvernement provisoire ouvert aux candidats de la vieille opposition. La perspective d’une reformation de l’Etat iraquien aiguise aussi les concurrences communautaires, entre les trois principales obédiences aux importantes influences régionales, kurde, sunnite, chiite, dont les leaders se partagent en deux tendances principales, qu’ils ne fassent que soutenir le processus officiel, ou qu’ils le contestent à leur profit, comme c’est notamment le cas dans le camp chiite.

A la suite de ceux à s’être activés contre le pillage, et qui sont parfois les mêmes tel l’armée du Mehdi, des groupes armés contestataires de l’occupation occidentale ont continué d’émerger, pour peu à peu conquérir la représentation de cette défiance. En cela ils sont grandement aidés par les informateurs les reconnaissant en tant que tels, de même que les envahisseurs et leurs alliés iraquiens préfèreront toujours adouber ces « ennemis »-là, plutôt que de voir des anonymes persister à agir hors de quelque commandement extérieur et centralisé que ce soit.

De ce point de vue, le mois d’avril 2004 est un tournant. Deux événements majeurs ont alors lieu, l’un dans le Sud autour de la ville de Nadjaf, l’autre centré à Falloujah et dans le « triangle sunnite ». S’il faut remarquer que les deux prennent une forte tournure militarisée, c'est-à-dire qu’on s’y affronte en armes et rudement, notre appréciation initiale, d’après laquelle nous les avions mis en correspondance, doit être revue. D’un côté, pour ce qui concerne Nadjaf, c’est là que se joue l’émergence et la consécration d’al-Sadr, personnification de la résistance chiite radicale à l’envahisseur, et ce malgré des manifestations débordant allègrement les visées de ce prétendant au pouvoir, et pas seulement dans cette ville. De l’autre, autour de Falloujah, c’est plus simplement une vaste expédition punitive qui est lancée par l’armée US contre ses habitants, après que les images de certains d’entre eux jouant avec les cadavres de citoyens américains ont fait le tour du monde – en fait quatre de ces soudards modernes, mercenaires employés de Blackwater. De cette première vague d’éradication dite des « insurgés sunnites », résultent de 800 à 1 500 morts, auxquels plusieurs centaines, voire milliers, s’ajouteront en novembre. Le siège d’avril est l’occasion de manifestations de soutien et de protestation dans plusieurs villes à dominante sunnite, apparemment sans atteindre l’émeute. Dans la zone dite chiite l’offensive est plus claire : ils sont plusieurs milliers à prendre les rues, qui n’appartiennent certainement pas tous à la milice de l’armée du Mehdi, dont le chef, déclaré hors-la-loi par les autorités américaines, se trouve placé au centre de l’attention médiatique. A Nadjaf et Koufa, dans les quartiers bagdadis de Sadr City et Choula, à Amara, Nassyriah, Al-Kût ou Kerbala, des postes de police, des quartiers, des villes entières sont pris au cours de manifestations violentes où les armes s’invitent. Du 3 au 8 avril, soldats américains, britanniques, italiens, ukrainiens, mercenaires, répriment comme ils peuvent l’hostilité déferlante.

C’est alors le point d’orgue de l’unanime aversion dirigée contre la coalition d’occupation, qui paraît, dans la simultanéité de la colère et des combats contre l’ensemble des opérations répressives menées, dessiner une possible unité gueuse hors des divisions communautaires, au-delà des encadrements que leurs tenants cultivent respectivement. Mais comme il est difficile de dire qu’une telle portée aurait pris le dessus dans le cours des faits, à la façon bien plus évidente des explosions d’insoumission antérieures, à leur issue c’est surtout la récupération de cette perspective incertaine qui l’emporte, dont l’accession de la figure d’al-Sadr à la célébrité constitue l’un des moyens et des effets exemplaires. Là où en parallèle des émeutes à répétition de nombreux anonymes se seraient engagés pour leur propre compte, ne se soumettant ni aux troupes occidentales ni à l’encadrement milicien, c’est la gestion du faux débat qui a crû et qui s’impose. La défiance n’est récupérée qu’au profit de leaders locaux, stricts concurrents au même pouvoir que celui qu’ils contestent dans l’apparence.


Après une année où le grand désordre iraquien, sur la lancée du pillage généralisé, n’a cessé d’être éclairé par le même genre d’accès de révolte anonyme qui parcourt le monde, les déterminations conservatrices ont fini par reprendre leurs droits. Après avril 2004, une nouvelle période s’ouvre, où les surgissements négatifs n’apparaissent plus que de façon très secondaire, très loin de celle où c’est leur ubiquité et leur grande fréquence qui dominaient. En 2005 nous ne repérons plus que deux jours de faits négatifs, puis cinq en 2006, pour une disparition quasi complète par la suite ; rien du moins qui ne semble percer l’épaisse chape installée. Comme elles sont apparues dès le régime dissous, les mises en scène d’oppositions entre leaders, entre milices, entre communautés, et leurs effets concrets, conquièrent leur place durable au centre des attentions, en même temps colonisées par la débauche terroriste, en attentats de plus en plus rapprochés, sanglants, intercommunautaires, justifiant à leur tour les moyens répressifs les plus expéditifs, dont les éradications miliciennes du genre escadrons de la mort, tandis que vont se succéder les épisodes spectaculaires à l’usage des télévisions du monde, avec, après la capture de Saddam, après la célébration d’al-Sadr, les photos d’Abu Graïb, les égorgements d’otages, la pendaison de Saddam, etc. Là où une énergie extraordinaire s’était libérée, susceptible de prendre la mesure véritable du changement mensonger annoncé, il importe de ne pas l’oublier, quand on sait comment cela a été contenu et combattu sur le terrain, occulté et effacé en direct de la mémoire, pour que de l’Iraq ne s’instaure que l’image symptomatique du chaos au centre du monde, dont les promoteurs mêmes s’autoproclament, pour la galerie, les seuls capables d’y faire rempart.




Haïti



Partant de l’idée qu’en définitive et de façon générale, les gueux iraquiens très actifs ne se sont pourtant pas érigés en force principale, on constate que se noue une situation approchante en Haïti, en février-mars 2004.


Ce titre ne lui est pas réservé, mais l’habitude est depuis longtemps consacrée de présenter Haïti comme un des Etats champions dans le club des plus pauvres du monde, suivant la vision misérabiliste standard cultivée par la clique des responsables-mêmes de cette misère, qu’ils jouent à la déplorer ou qu’ils s’en tamponnent. Ce qui s’oublie dans cette simplification, c’est qu’Haïti, au vu des dernières décennies, constitue un des territoires du monde dont les habitants érigent en maîtresse leur insatisfaction à une fréquence et dans des proportions remarquables, de telle sorte qu’on peut se figurer une sorte d’irréductibilité enfouie, éclatant périodiquement en accès dévastateurs assez redoutables, et ce à la mesure inverse de conditions de survie parmi les plus barbares de ce même monde dont les gardiens se targuent de leur civilisation.


Au début de 2004, et ce au moins depuis les derniers mois de l’année qui précède, la contestation grandit à nouveau, qui paraît se focaliser contre le président en place, cet Aristide justement promu aux manettes au tournant des années 1990 pour calmer la révolte d’alors [5]. A intervalles réguliers, les pantins d’une sorte de pôle démocratique d’opposition réclament son départ et sa place. Quoique cette agitation donne lieu à quelques frictions, il semble qu’elle soit bien inoffensive, et qu’ainsi elle aurait pu durer longtemps sans effets. Ceci se passe plutôt dans la partie sud du pays, avec les rues de la capitale Port-au-Prince comme théâtre privilégié.

C’est au nord qu’il faut se diriger pour découvrir d’où la situation a commencé de changer, véritablement. Dans la ville des Gonaïves, dès le mois de septembre 2003 l’assassinat d’un chef de gang, présenté en opposant au régime, a provoqué plusieurs jours d’agitation : il y a à la fois des manifestations et des échanges de tirs. Comme dans la capitale, d’autres rassemblements s’organisent dans les semaines qui suivent et, ce qui apparaît déjà annonciateur de la tournure à venir, le 1er janvier 2004 à Gros-Morne (dans le département de l’Artibonite où se situent Les Gonaïves), une de ces manifestations donne l’occasion d’un saccage de commissariat. Au début du mois de février, c’est encore aux Gonaïves qu’un deuxième commissariat est pris pour cible, cette fois par un groupe armé, auquel des habitants emboîtent le pas pour finir de le dévaster. C’est alors le lancement d’un mouvement de rébellion qui s’étend les jours suivants à une multitude d’autres villes, du Nord d’abord, et que les très faibles effectifs de la police gouvernementale ne parviennent à contenir ou repousser qu’en quelques points seulement. Au contraire, la tendance tout au long du mois est celle d’une amplification quasi-continue, qui ne trouvera son terme officiel que dans l’atteinte de l’objectif du renversement d’Aristide, en effet contraint à la démission et à l’exil à la fin février.

Dans ce mouvement, trois ensembles d’acteurs principaux se détachent [6] : les « rebelles » constitués en groupes armés, aux ordres de leurs chefs respectifs (tel le frère du chef de gang assassiné aux Gonaïves en septembre 2003), alliés de circonstance plutôt en concurrence que composant un mouvement unitaire, et dont les premiers assauts ont ce mérite de rendre enfin effectif ce qui n’a été que projeté jusque-là, à savoir réaliser le renversement d’Aristide ; le camp de ce dernier, ses flics et ses supporters, militants du parti Lavalas et autres Chimères ; enfin, l’ensemble indistinct des gueux, dont une majorité partageant sans doute la même aversion contre le président, et qui va prendre part à l’événement pour lui donner sa véritable consistance, quoique d’une façon plus souterraine que s’il menait la danse aux avant-postes.

Car au sujet de cet événement parmi les plus amples des dernières années, (pour ce qui est de sa durée, du nombre supposé de personnes impliquées, et de l’étendue des pillages notamment), des doutes importants subsistent, ressentis dès sa survenue, quant au degré de cette sorte d’autonomie qu’aurait conquise la masse des révoltés à l’assaut. A l’exemple du premier acte des Gonaïves au début février, et dans l’idée que ce schéma se serait maintes fois répété, il semble que sans les actions d’abord menées par tel ou tel groupe armé, l’implication plus large d’habitants n’aurait pas eu lieu, et qu’à mesure que les troubles gagnaient le pays entier, l’ensemble de leurs participants serait demeuré au second plan, bien qu’il ait fourni en même temps la seule force déterminante pour créer le danger le plus grand.

Mais il ne s’agit pas pour autant d’accréditer la thèse développée par les informateurs ennemis de toute révolte, qui ne se sont pas privés d’accorder leurs faveurs à la rébellion armée, plaçant ses chefs et leurs sbires au centre de leurs images et au cœur de leurs gros titres, comme ils réduisaient les affrontements de rue entre seuls partisans et opposants d’Aristide, occultant par là ce qui s’est tout de même montré dans les actes les plus radicaux.

Car pendant un mois entier, les insatisfaits d’Haïti sont une nouvelle fois sortis d’où on voudrait bien qu’ils continuent de pourrir sans moufter, cantonnés à cette représentation plus récente, et bien plus tranquillisante, de mangeurs de terre victimes fatales d’ouragans à répétition. A cet instant du monde, ils ont au contraire accédé au statut d’humains parmi les moins entravés, parmi les moins asservis. Libérés dans le saccage et l’incendie des commissariats, dans la vengeance contre les kapos du régime, dans l’éventration des murs de prisons, dans la généralisation du pillage contre l’aumône humanitaire et toutes les propriétés ennemies rencontrées sur leur passage – pillages par lesquels s’est d’ailleurs clairement éprouvée la division avec les rebelles armés, qui s’empressèrent de se substituer aux flics loyalistes en débandade, pour imposer leur propre contrôle sur la marchandise. A la suite des villes du Nord dans la première moitié de février, en passant par Cap-Haïtien à l’occasion de sa « prise » les 22-23, le summum du pillage est atteint au cœur de la capitale dans les derniers jours du mois, et ce n’est pas l’opération gestionnaire de l’éviction d’Aristide qui l’arrête. Il faudra que ses concepteurs étrangers, nord-américains et européens, se résolvent à intervenir militairement pour contenir ce qui n’est décidément plus supportable. A partir de début mars, la tendance se confirme d’une descente progressive, en parallèle de la difficile reconquête des rues par les soldats occidentaux, que suppléeront par la suite des contingents de la police onusienne.


Entre les mois de septembre et décembre de cette même année 2004, on constatera à plusieurs reprises des preuves possibles que ce retour à l’ordre serait contesté, du moins qu’il n’est obtenu qu’à grand peine, dans des sortes de soubresauts du mouvement de février-mars, cette fois concentrés dans les bidonvilles de la capitale, ou principalement provoqués depuis ceux-ci.


Enfin, il faut remarquer que l’Etat haïtien ne partage de frontière qu’avec son voisin de la République dominicaine, les deux divisant la même île caribéenne. En février-mars 2004, nous n’avons relevé aucune trace d’une contagion directe par cette voie, tandis que les gestionnaires dominicains décidèrent de leur côté, le long de cette frontière, le doublement de leurs effectifs militaires. Il faut dire que depuis l’été 2003, au prétexte de pénuries d’énergie, puis en novembre 2003 et janvier 2004, à l’occasion de journées de grève générale, leurs propres administrés avaient démontré que leurs semblables haïtiens ne possèdent pas le monopole de la colère sur l’île d’Hispaniola, en plusieurs rounds d’affrontements contre les flics étendus à plusieurs villes à chaque fois.




Serbie et Monténégro [7]



Avec les cas iraquien et haïtien, et d’une façon qui en diffère, 2004 révèle d’autres limites du désordre, celles-là plus rédhibitoires, à tel point qu’elles mettent en question l’effectivité même du négatif initialement supposée, à l’étape du recueil de l’information. La pertinence des critères de repérage est mise à l’épreuve, et le traitement en détail rendu plus que jamais nécessaire. Plus largement, ou de façon plus fondamentale, la réflexion s’approfondit, dans la confrontation entre nos présupposés, nos partis pris, et certains des faits portés à notre connaissance. La volonté de soutenir publiquement ce qui ne l’est pas, d’en combattre la gestion de l’oubli ou de la déconsidération, cherche à s’appuyer sur ce qui survient, et à y vérifier sa pertinence ; mais ce qui survient peut aussi s’avérer ne pas le permettre, au contraire. Tout en prenant parti dans le débat, contre des oppositions conflictuelles dont nous n’estimons pas que leurs enjeux centraux, tant qu’ils le demeurent, offrent quelque perspective que ce soit au renforcement de la révolte, il s’agit tout de même de rendre compte de ce qui est apparu dans le champ de l’observation, comme trait du monde à ce moment.


A la mi-mars 2004, dans l’Etat qui rassemble encore Serbie et Monténégro, deux faits divers mortels, présentés comme mettant aux prises des Serbes et des Albanais du Kosovo, sont le point de départ d’environ une semaine de tensions violentes, tel que l’indiquent les bilans matériels, de lieux de culte et de maisons saccagés par dizaines, et humains, de centaines de blessés et d’une trentaine de morts. Les affrontements et les destructions s’étendent à plusieurs villes de la province encore administrée par l’ONU – en place depuis l’intervention militaire occidentale de 1999 contre le conflit armé opposant les séparatistes kosovars aux autorités centrales basées à Belgrade. Avec le concours de cette pacification répressive, le même différend demeure, imprégné dans le décor du quotidien.

Au premier abord, l’événement prend les allures de ce que nous nommerions un soulèvement. Car ce sont bien des anonymes qui semblent sortir des gonds du quotidien, sans organisation ni planification préalables, et l’une des orientations qu’ils se donneraient consiste à mettre dans leur viseur tout flic, local, onusien, de l’OTAN, qui se dresse sur leur passage, notamment au cours de cette journée la plus intense du 17 mars 2004, à Mitrovica et Pristina. Alors, on serait tenté d’y déceler le dessin d’une perspective critique fort attirante, lorsque les chargés de la gestion de la division ethnique sont attaqués avec le plus de véhémence.

Mais, à y regarder de plus près, ce sont plutôt les agressions réciproques, suivant une logique de représailles contre le voisin honni, qui constituent l’essentiel de ce qui a lieu. Le contexte régional paraît peser de tout son poids, avec en quelque sorte le même effet qu’aurait une organisation ou une planification préalables. Dans cette dispute, qui certes se mène en actes collectifs et offensifs, il paraît surtout que la colère par là dédoublée s’annule, en se focalisant pour les uns sur ce que représentent les autres, et vice-versa. Dès lors, les flics et soldats visés le seraient plutôt de façon secondaire, en tant qu’arbitre dont les interpositions ne font que gêner la partie, et pour leur majorité les autres cibles semblent l’être pour l’appartenance qu’elles symbolisent, en tant que personnes tabassées, maisons et lieux de culte démolis et incendiés. Cela semble la tendance dominante jusque dans les actes d’une rupture finalement illusoire ; d’autant que la majorité des assauts et des destructions commis le sont contre les habitants serbes en situation minoritaire sur ce territoire, ce qui accrédite encore l’idée qu’il s’est agi d’une sorte de pogrom plutôt qu’autre chose.




Ambon



A une distance d’à peu près un mois après le Kosovo, c’est à Ambon, ville de l’archipel indonésien des Moluques, qu’on observe une situation ressemblante. Les Albanais/Serbes sont remplacés par d’autres chrétiens/musulmans, séparés au quotidien dans des quartiers réservés, avec en arrière-fond la mémoire récente d’un conflit sectaire armé ayant provoqué des centaines de tués, officiellement clôt en 2002, qui a également conduit à l’installation de troupes de l’ONU. Le 25 avril 2004, une commémoration par quelques militants séparatistes provoque les premiers troubles, qui dureront au moins quatre jours suivant une décrue progressive, en parallèle du déploiement rapide et important de flics et militaires chargés de les contenir ; pour un bilan total de près d’une quarantaine de tués, dont la responsabilité incertaine paraît en tout cas partagée entre flics, anonymes en bagarre, « snipers » non identifiés (probables instruments de l’Etat). Toutefois, et si cette dimension n’est pas exclusive comme en témoigne le choix de cibles gouvernementale ou onusienne, il semble bien que la plupart des destructions et des affrontements creuse et confirme l’opposition entre groupes d’habitants identifiés suivant leurs confessions respectives, plus que ces actes n’en suggèreraient un dépassement possible. Pour nombre des participants, identifiés en « gangs » de jeunes, le déclenchement du désordre offre une belle occasion de faire montre de leur vigueur et de leur envie d’en découdre, mais dans ce qui prendrait surtout la tournure d’un défouloir où les coups portés et échangés enferrent et emprisonnent, bien davantage qu’ils n’ouvriraient des brèches dans l’ordre établi.


Comme pour la Serbie et Monténégro, au sujet d’Ambon les informateurs professionnels ont évidemment insisté sur les divisions identitaires et religieuses, tant ils y trouvent matière excellente pour confirmer l’un de leurs principaux préjugés à propos des manifestations conflictuelles dans le monde. La règle est toujours à la simplification et à la particularisation, qui séparent et excluent, par la négation et l’annihilation de tout germe, de toute portée critique radicale, c’est-à-dire d’une envergure extensible au monde. Contre ce parti pris conservateur, nous parions au contraire sur l’unité potentielle mise en jeu dans la diversité des situations rencontrées, du moment qu’elles paraissent envahissements colériques des rues par des pauvres anonymes. Par conséquent, si de ce point de vue contradictoire par principe nous partons de ce que nous indique l’instrument d’observation ajusté dans ce but, il s’agit, au-delà de la convergence posée a priori, de mesurer de la façon la plus juste l’intérêt de ce qui a lieu à chaque fois, ce qui domine dans les actes, le sens qui les oriente, et qu’ils découvrent. Dans leur ensemble, il faut se figurer les situations relatées dans cet exposé comme autant de contributions au même débat : de là, il nous paraît que celles proposées à Ambon et au Kosovo, en 2004, ont davantage pour effet d’en parasiter la position et l’approfondissement possibles. Parce que, sous l’influence de trop pesantes motivations conservatrices, leurs auteurs s’affrontant entre eux se répriment mutuellement. Ce faisant, ils confirment ce qu’on pourrait nommer des divisions rétrogrades, au regard de ce qui est proposé par ailleurs, dans le même monde et dans le même temps. Où l’on voit, selon nous, que tout dérèglement provoqué par des pauvres en colère ne signifie pas pour autant l’ouverture sur du neuf, et qu’il serait abusif d’en louer une qualité négative seulement apparente, qui ne résiste pas à son examen plus poussé. Tout désordre ne dérange pas l’ordre, dans ce genre de cas il paraît surtout qu’il sert son maintien. Même si, face à de telles situations où des pauvres prennent l’initiative de mener leur propre dispute, ils en sont aussi réprimés.




Liberia, Côte d’Ivoire



Avec le Liberia à la fin du mois d’octobre 2004, et la Côte d’Ivoire dans la foulée, plusieurs jours au début du mois suivant, une certaine intensité de la révolte commence de se manifester à l’ouest de l’Afrique subsaharienne. Outre le Nigeria et la République Démocratique du Congo, dont il sera question plus loin en raison de certaines spécificités, ce sont là, dans le champ de l’observation, les premiers signes de ce qui va se révéler un bouillonnement continental remarquable, si ce n’est ascendant. Cependant, les situations sur ces deux terrains sont empreintes d’une certaine confusion, du fait de la clôture récente de la guerre civile et de divisions ethnico-religieuses au Liberia, et de l’instauration en Côte d’Ivoire, à partir de 2002, d’une guerre civile plus ou moins larvée, arbitrée par l’Etat français. Aucune des situations relevées par la suite à l’intérieur de ces deux Etats n’a semble-t-il atteint les intensités relatives de cet automne 2004. 

La fin de la guerre civile au Liberia a libéré ceux qu’elle enrégimentait et, tandis qu’un programme de désarmement était censé se terminer au 31 octobre, l’inattendu changement de situation a obligé les flics onusiens à s’activer tout autrement, pour désarmer l’émeute. Eclatant le 28 octobre, celle-ci dure jusqu’au lendemain, voire jusqu’au 31, paraissant se propager depuis la périphérie de la capitale Monrovia jusqu’en son centre. Comme une dispute entre chrétiens et musulmans a apparemment constitué son déclencheur, ce point de départ s’est retrouvé inscrit, dégoulinant, dans les titres de l’information privilégiant la relation des destructions contre les lieux de culte. Mais, d’une façon plus nette qu’à Ambon, ce qui a eu lieu échappe à cette réduction, dans ce qui a plutôt été un gros bordel créé par des jeunes furieux, armés de bâtons et de pierres, qui s’en sont pris à la prison centrale, provoquant des évasions, et qui ont aussi bien cassé maisons de ministres et commerces.

A peine quelques jours plus tard, on s’échauffe chez le voisin ivoirien, pendant cinq jours au moins, à Abidjan principalement. A la suite de la constitution d’une rébellion armée dans sa partie nord à l’automne 2002, le pays se trouve coupé en deux, avec l’interposition militarisée de l’armée française puis onusienne, installée courant 2003. Dès janvier de cette année, une fois la rébellion nordiste officialisée par les accords signés sous l’égide de l’ancien colon, des manifestations anti-françaises sont organisées à Abidjan, et par la suite, la concurrence entre les deux camps étatistes demeure déterminante. Comme fin mars 2004 où les manifestations appelées par l’opposition au régime, durant lesquelles on s’est affronté avec les flics, ont été violemment réprimées (avec un bilan officieux de plusieurs centaines de tués), puis en ce mois de novembre, pour ce qui paraît le désordre à portée négative le plus conséquent, le plus intense. Le 4, des « patriotes » (groupe milicien du type de ceux dont savent user les gestionnaires pour contrôler les jeunes désœuvrés) lancent les hostilités, ou plutôt les répètent, dans des attaques orientées contre des journaux d’opposition et l’ONU. Deux jours plus tard, alors que l’armée française vient de détruire les forces aériennes ivoiriennes en représailles de l’attaque d’un de ses camps, la situation prend une autre tournure. Ils sont désormais des milliers à laisser libre cours à leur rage, avec une grande prédilection pour tout symbole et propriété français, pillés et saccagés, tandis qu’une immense mutinerie se solde par l’évasion de 4 000 prisonniers. La confrontation avec les militaires français est brutale, ces derniers ne lésinant pas sur la mitraille : officiellement, à l’issue de quatre jours d’affrontements, les bilans ivoiriens comptabilisent 57 morts et 2 226 blessés. Au vu de l’ambiance préalable dans laquelle ils se sont inscrits, il paraît plutôt que ces troubles en ont confirmé les déterminations, telles qu’elles profitent plus qu’autre chose au régime local. Dans les temps ultérieurs, il n’est pas apparu que cette espèce de clôture contextuelle, et son action préventive, auraient été dépassées. Pourtant, en ces jours de novembre 2004, à l’instar de ce qui s’observe plus généralement en Afrique et dans le monde, des mises en cause pratiques ont bien été ébauchées, à la fois contre l’arbitrage occidental, contre les investisseurs étrangers du néo-colonialisme, et peut-être même contre ce genre d’oppositions conflictuelles seulement fondées sur les concurrences entre hommes de pouvoir.





Autres principaux constats




Que ce soit au Nigeria, en Inde, en Chine, à savoir sur le territoire le plus peuplé d’Afrique (au moins 130 millions d’habitants, dont environ 40 pour cent de moins de quinze ans), et les deux plus peuplés du monde (1,15 et 1,33 milliards environ), dès les débuts de l’observatoire les preuves de tensions sociales y ont rapidement paru dans une présence et une fréquence remarquables. Même si, à l’examiner de plus près, il faut encore insister sur l’aspect éclaté de la somme des faits nombreux, plutôt que sur leur unité et leur convergence.

D’autres situations générales ne seront pas ainsi sondées, pour l’instant, qui pourraient pourtant le mériter, car la présence de la révolte, en 2003 et 2004, s’y est aussi montrée davantage, tel qu’au Bangladesh, au Népal, au Pakistan. Ceci parce que, à l’intérieur de ces territoires, les batailles prépondérantes ont été livrées plus récemment. En dépit de l’agitation qui les traverse et dont les preuves ont continué de s’accumuler après 2004, avec des variations dont les aspects respectifs seront aussi signalés le cas échéant, les Etats nigérian, indien et chinois partagent ce point commun que jusqu’ici, de tels apogées n’y ont pas été atteints, au sens où leurs pouvoirs centraux auraient été touchés au cœur. 




Nigeria



A l’étape du traitement élémentaire de l’information détournée entre 2003 et 2006, le Nigeria se situe au troisième rang des Etats les plus touchés par la révolte, avec 67 jours de faits négatifs, derrière l’Iraq (83, concentrés sur 2003 et 2004) et l’Inde (79) ; avec, après ces trois Etats principaux, l’Algérie (47), la Chine (46), le Pakistan (45), Haïti (41, concentrés sur 2004), le Bangladesh (37), la Bolivie (36, concentrés sur 2003), l’Iran (29). De ce point de vue, le Nigeria représente une exception dans l’Afrique subsaharienne, où une certaine régularité de la révolte s’est aussi montrée, mais bien en deçà, en Côte d’Ivoire (19), au Kenya (16), en RDC (15), en Afrique du Sud (14), au Soudan (13), en Ethiopie et au Togo (10 pour chaque).


Après examen plus approfondi, il a été nécessaire de tempérer cette impression première qu’au Nigeria les accès de révolte en série signifieraient une dangerosité à la mesure de leur fréquence. Ceci dit, il importe de souligner les aspects d’une vivacité négative, d’un tumulte, quasi permanents, qui font de cet espace africain l’un des viviers du monde où l’indiscipline règne.

Si l’agitation sociale y apparaît forte et remarquable, elle se manifeste surtout dans une somme de faits localisés, séparés les uns des autres, à l’image de l’Inde par exemple, les deux pays partageant ce point commun de leur organisation en fédération d’Etats nombreux, plus d’une trentaine au Nigeria, dans un découpage ayant pour effet que ce qui a lieu à l’intérieur de chaque portion du territoire peut facilement se voir renvoyé à des particularismes tout opportuns. Autre point commun, le processus du recueil de l’information passe par le biais des publications locales anglophones, ce qui multiplie l’accession de faits mineurs à la visibilité, au sujet desquels le jugement n’est pas aisé, du moins tant qu’on demeure dans un certain éloignement par rapport aux contextes locaux, présupposés connus dans ce que livre ce genre de médias.

On peut définir une partition schématique du pays en trois grands ensembles : le Nord, principalement musulman, dont les grandes villes sont Kano, Katsina, Kaduna ; le pays dit Yorouba, au sud-ouest, religieusement diversifié parce que très urbanisé, où se situent Ibadan, Ado-Etiki, et Lagos ; celui sud/sud-est, dit Ibo et considéré comme chrétien, ancien Biafra, et qui borde le Delta du Niger où se concentre la production pétrolière, autour de la ville de Port-Harcourt. Schématique, parce qu’évidemment, si on s’en approche de plus près, les divisons se diversifient dans beaucoup plus de nuances qui cohabitent à peu près partout maintenant. A première vue, ces tendances déterminent les cadres dans lesquels les débuts de révolte se produisent.

Dans la représentation dominante, le Nigeria est surtout connu comme un grand producteur de pétrole, ce qui est rappelé à l’occasion des rapts et attaques en série subis par des employés et installations d’entreprises étrangères. Derrière l’image exclusive de criminalité, des groupes armés maintiennent une instabilité permanente, sans qu’on puisse toutefois s’assurer que cette possible sédition contre l’Etat se fasse autrement que sous l’égide de chefs et financiers. Au propre comme au figuré, la zone du Delta paraît un bourbier. Si les multinationales des hydrocarbures en pâtissent parfois, force est de constater que c’est la majorité des pauvres qui en fait les frais. Majorité surveillée sous les coups d’une forte répression militaire, l’armée y dominant le pouvoir, auquel il faut ajouter l’emploi savant de l’ingrédient ethnique.

Au nord, l’impression médiatique donnée correspond à un phénomène de récurrence des violences interreligieuses et communautaires, particulièrement depuis l’instauration de la charia dans plusieurs des Etats septentrionaux, à la fin des années 1990. Certains troubles accèdent à la célébrité mondiale : pour ce faire, ils se doivent d’être les plus meurtriers, ce qui se produit assez souvent en effet, et surtout, que cette débauche sanglante puisse dépendre du fondamentalisme religieux, chrétien mais surtout musulman, comme ce fut le cas à la fin de l’année 2002, avec les « émeutes » déclenchées par les propos d’un journaliste à l’occasion du concours Miss Monde. Mais les lourds bilans humains décomptés à l’issue de ce type de faits, trop vite imputés à l’intégrisme censé guider la folie des anonymes, peuvent généralement être compris, à froid, comme le résultat de la répression. [8]

Outre le morcellement territorial et la prégnance des divisions ethniques et religieuses, en termes de contrôle général, le Nigeria demeure sous la coupe d’un régime fortement centralisé, qui sait jouer de la redistribution des bénéfices de la manne pétrolière, dans un mode de gestion parmi les plus corrompus. Dans leurs récentes évolutions, les multiples organismes locaux d’embrigadement des pauvres, dont les jeunes qui représentent la majorité de la population, canalisent fortement les élans négatifs, qu’on y joue là aussi sur les identités tribales, qu’on les mettent au service de partis politiques. Plus ou moins contrôlables, milices armées et groupes de « vigilantes » évoluent à travers un pays où les frontières de la légalité sont rendues floues par la corruption endémique, ce qui laisse parfois le doute sur les faits négatifs supposés, sur qui agit et comment.

Cependant, plusieurs situations montrent bien comment, du côté de la masse des anonymes, on s’active pour d’autres motifs que ceux communément mis en avant. S’il y a en effet du religieux, de la lutte et du banditisme armés, ces modélisations ne peuvent pas s’appliquer à des situations qui les débordent et les démentent, dans une potentialité négative qui ne colle plus avec les limitations nigérianes typiques : comme à Kazaure le 18 novembre 2003, où l’émeute « antichrétienne » démolit également des propriétés de l’imam local, comme les émeutes contre des chefs locaux au sud-ouest, tel qu’à Sagamu à la mi-mars de la même année, ou lorsque des appels à la grève générale, contre la hausse des prix fin juin début juillet, puis en 2004, ont été l’occasion de plus nettes frictions entre furieux de la rue et répresseurs en uniformes. Signalons également les émeutes initiées par les okada riders, ces transporteurs à moto, qui font déjà parler d’eux en février 2004 à Osogbo où le député gouverneur échappe de peu à leur colère, et plus significativement encore le 13 juin de la même année à Ipetu-Ijesa où ce sont les propriétés policières qui sont attaquées durant deux jours de tension. A travers eux, se montre aussi l’hostilité répandue vis-à-vis de flics qui ont fait du racket de tout ce qui circule leur principale activité.

Tandis que, comme notre emploi du sigle « ≈ » l’indiquait dans la chronologie, nombre de faits potentiellement négatifs repérés en 2004 demeurent sujets à caution, du changement a percé dans les temps ultérieurs. En 2005, la critique en actes se montrera sous un jour moins équivoque, dans une série d’actes contre la police, accompagnant l’élan porté en plusieurs autres endroits du globe.




Inde



Entre 2003 et 2006, une situation de révolte se détache en Inde, dans l’Etat du Manipur à l’été 2004, déjà secoué trois ans plus tôt. Alors, à l’issue d’une grève générale en contestation d’un accord entre le gouvernement et un vieux mouvement séparatiste, dénoncé pour porter préjudice à l’intégrité du Manipur, des milliers s’émurent le 18 juin 2001, à Imphal principalement, attaquant et incendiant des bâtiments gouvernementaux, parmi lesquels l’assemblée législative locale, des sièges de partis et des propriétés de gestionnaires. Les tirs des flics firent une quinzaine de morts et une cinquantaine de blessés, au moins.

Peu peuplé, ne comptant que deux millions d’habitants environ, le Manipur se situe aux confins nord-orientaux du pays, dans la petite mosaïque d’Etats dont l’ensemble enclavé entoure lui-même le Bangladesh. Par rapport à la révolte en Inde telle que nous avons commencé de l’observer, le mouvement du Manipur se singularise par son déroulement, par sa durée et par sa forme, la spécificité de cette situation se trouvant renforcée par la situation de l’Etat à l’intérieur de l’Union.

En juillet 2004, c’est une énième exaction répressive qui met le feu aux poudres, à l’intérieur d’un territoire sous régime policier spécial depuis plus de deux décennies, et à l’instar des autres Etats du nord-est du pays où ce genre de mesures d’exception paraît bien plutôt la règle. A la suite d’une arrestation terminée en exécution sommaire, la vindicte se concentre contre le corps paramilitaire des Assam Rifles, et elle va au moins s’étendre aux symboles et aux responsables du pouvoir local. Le 17 ou le 18 juillet, plusieurs bureaux gouvernementaux sont incendiés, tandis que sous diverses formes et pendant un mois entier, les rassemblements et manifestations se font quotidiens, dans Imphal et ses alentours. Si à plusieurs reprises le défi aux flics et au pouvoir est l’occasion de confrontations, la réaction répressive paraît plus mesurée, du moins plus prudente, qu’en 2001. On ne compte que deux morts du côté des protestataires, quoique s’y ajoutent des blessés par dizaines. Il semble que l’entente globale se fasse sur des modes d’actions où l’occupation des rues quasi permanente, massive et décidée, constitue le moyen de pression principal. Par exemple, des manifestants, par dizaines aux abords de commissariats, exigent qu’on les arrête. Proche de situations plus couramment observées en Amérique latine, le mouvement apparaît pour avoir été en partie mené sous l’égide d’une association de diverses organisations sociales préexistantes, non sans que deux tendances s’affrontent, d’un côté celle de sa spontanéité unanime initiale, de l’autre celle de ses prétendants à la contrôler, cette dernière ayant paru l’emporter finalement, lorsque le mouvement, après un dernier accès plus offensif à la mi-août, s’est clôt dans l’appel officiel à son arrêt.

L’événement au Manipur demeure spécial d’une autre façon, parce qu’il n’a pas bénéficié d’une grande attention de la part des informateurs indiens, encore moins étrangers. Les uns et les autres privilégient la relation des nombreuses disputes dites intercommunautaires, où sont principalement opposés hindous majoritaires et musulmans minoritaires, ainsi divisés et désignés à l’image de la partition de la population nationale. Environ 150 millions d’Indiens sont recensés comme des musulmans, dont la moitié dans les trois Etats du nord bordant le Népal et le Bangladesh, Uttar Pradesh, Bihar, et Bengale Occidental – le Jammu et Cachemire étant le seul où les musulmans sont majoritaires. A la façon du Nigeria, les médias locaux anglophones constituent les sources principales, avec ce même résultat que sont portés à la connaissance beaucoup d’actes mineurs, parmi lesquels un nombre conséquent empreint de la dimension conflictuelle communautariste. Prétextes et motivations expliqués ne font que confirmer son ancrage primordial, qu’en particulier le BJP, principal parti nationaliste hindou, encourage à son profit ; de même que des discoureurs plus spécialisés, universitaires, s’emploient à la consacrer. Dans cette entreprise, tous ceux-là s’appuient sur des événements sélectionnés dont ils psalmodient le rappel. Dans ce spectacle, l’épisode récent le plus marquant s’est joué en 2002 dans l’Etat du Gujarat – justement gouverné par un BJP tendance dure, depuis soupçonné d’avoir encouragé voire planifié ce qui furent semble-t-il des pogroms avérés. Sans doute à la suite d’une altercation entre militants ou pèlerins hindouistes et marchands musulmans dans la ville de Godhra, l’incendie meurtrier d’un train fut le point de départ d’attaques concentrées contre des musulmans, soldées par un total de 850 morts, peut-être 2 000. Déjà au début des années 1990, au prétexte de revendications concurrentes sur la propriété d’un lieu sacré à Ayodhya (en particulier portées par le BJP qui scella sa montée en grade à ce moment), des « émeutes » s’ensuivirent en série. Elles firent elles-mêmes autour de 1 500 morts mais, au contraire de 2002, l’influence intercommunautaire pourrait avoir été dépassée dans le sens de l’émeute moderne mondiale.

Pour ce qui nous concerne, dans l’ensemble des situations relevées entre 2003 et 2006, une quinzaine au moins, pour les plus fortes, contredit la représentation univoque et dominante. C’est-à-dire que si elles ont bien lieu en Inde, elles n’ont rien à voir avec la division religieuse. Et de celle-ci, l’évidence préjugée est également mise à mal dans des situations dont l’extension renvoie leur commencement allégué à son caractère dérisoire. Si par exemple, ce n’est pas si sûr à propos de Mau en octobre 2005, en revanche la révolte de Veraval fin juillet 2004, en plein Gujarat et simultanée au mouvement de rébellion du Manipur, a paru ruer de façon bien plus nette dans les brancards du communautarisme, qu’il soit sectaire ou pacifiste. Dans de tels actes, l’habituel laïus tentant de se répandre à partir du prétexte est démonté, d’une part lorsque des affrontements entre groupes on se déporte contre les flics, d’autre part lorsque l’intensification des destructions du décor alentour porte forcément au-delà.

En Inde, les désordres offensifs sont capables de s’étendre plusieurs jours, à plusieurs quartiers d’une même ville, à des districts limitrophes, et quel que soit l’élément déclencheur, que la colère éclate contre des agissements de flics, suite à des accidents routiers, au prétexte de disputes politiques ou religieuses, face à l’incurie étatique à l’occasion d’inondations répétées, la communauté s’affiche dans des actes souvent vigoureux, punis par des flics à la gâchette facile. Mais dans une ressemblance qui se prolonge avec le Nigeria, les bouffées de la révolte ne s’amplifient pas, et elles paraissent d’autant plus séparées par le morcellement territorial du vaste pays. 




Chine



Au mensonge du projet communiste, les gestionnaires chinois ont désormais substitué les visées que le monde de la marchandise les a contraints d’adopter, non sans qu’ils s’enthousiasment à la perspective des intérêts à tirer, grâce à l’usage possible de la masse des humains sous leur coupe. Mais dans ce changement, ce qui justifiait les méthodes du contrôle jusque-là opéré a laissé la place à l’absence du sens, sinon celui, si l’on peut dire, du délire de l’expansion marchande industrielle, qui paraît aussi supérieurement brutale, par rapport à ce qu’a été sa progression entre les 19ème et 20ème siècles, qu’est plus grande et peuplée la Chine par rapport aux Etats occidentaux où elle s’était alors initiée, avant de s’y accomplir.

Pour démontrer à quel point les représentations dominantes sur le monde sont sélectives, pour souligner quelle étendue complexe se trouve par là dissimulée, le cas de la Chine apparaît exemplaire. D’abord, le constat élémentaire de la vivacité du négatif invalide ce piètre lieu commun, qui voudrait que l’essentiel n’y tourne qu’autour du développement économique en accéléré. Ce n’est là que la triste vue des commentateurs assermentés et de leurs spectateurs mystifiés, dont la diffusion n’a d’égale que l’ignorance sur laquelle elle prospère. Parler de la révolte en Chine, ce n’est pas se focaliser par militantisme humanitaire sur le Tibet, c’est montrer, contre ceux qui n’ont à l’esprit sclérosé que leur croyance économiste, qu’ils craignent la « machine » chinoise ou qu’ils en fassent l’apologie, ce qu’on peut se figurer comme un revers de la médaille de cette accélération récente, aussi bien occulté par les beaux discoureurs dominants que par les gestionnaires chinois. Depuis un moment déjà, les carcans staliniens ploient sous des influences extérieures qui ne se maîtrisent ni ne se dissimulent plus si facilement, au contraire de l’époque où les bureaucrates chinois avaient tout loisir d’opposer leur peuple au reste du monde, entretenant par là une certaine adhésion en leur faveur. Si comme partout, l’accès au mode de survie de la marchandise intégrée y sert bien sûr de carotte, pour l’instant il miroite surtout. Massivement, on ne récolte que les conséquences les plus néfastes de cette intégration forcée, non sans s’y montrer rétifs. 


Le jugement sur les révoltes en Chine est spécialement difficile. Le même phénomène d’évolution générale a modifié la visibilité sur ce qui a lieu, qui est à la fois élargie mais demeure soumise aux fluctuations d’un contrôle étatique tout de même serré, à l’exemple de l’Iran. En comparaison de la majorité des autres lieux, les informations sur les faits et les actes demeurent toujours ténues. Quelques traces et indices révèlent une agitation déjà présente dans les années qui précèdent 2003. En février 2000 à Yangjiazhangzi dans le Liaoning, 20 000 mineurs se confrontent aux flics à la fermeture forcée de leur mine, dans une période où ce genre de mesures paraît contesté ailleurs dans le pays, tel qu’au Sichuan où d’autres mineurs bloquent des voies ferrées. En juin 2002, une « three-day textile workers riot » est rapportée dans la province de Guangdong, qui aurait impliqué des milliers de personnes et fait des douzaines de blessés. Par ailleurs, déjà depuis le tournant des années 2000, puis à l’occasion des situations relatées à partir de 2003, des journalistes se réfèrent à des rapports allant dans ce sens, d’une agitation très vivace qu’on devine, plus qu’on ne peut l’affirmer, permanente voire croissante depuis plusieurs années – même si la méfiance s’impose quant aux critères d’estimation utilisés, sur la base desquels il est recensé des « social unrests » par milliers chaque année, sachant que cette mise en avant est aussi motivée par la condamnation a priori du mauvais régime chinois. Il est néanmoins très probable que la connaissance des dernières années ne permette de percevoir que la partie émergée de l’iceberg.

Dans l’ensemble des cas que nous avons relevés entre 2003 et 2006, pour ce qui concerne ceux jugés les plus forts c'est-à-dire repérés en gras dans la chronologie générale, plus de la moitié des provinces chinoises sont concernées, toutes situées dans la partie orientale du pays, c’est-à-dire là où se concentre la majorité de la population. Dans cet ensemble, on peut remarquer que deux provinces se détachent. La première, avec cinq événements de cet ordre, est celle du Guangdong sur la côte du sud-est, qui compte plus de 80 millions d’habitants, où se situe Canton (ou Guangzhou) et la presqu’île de Hong Kong, et qui fut la première zone d’ouverture à la circulation marchande mondiale, avec l’instauration de zones économiques spéciales dès 1980. La seconde est celle du Zhejiang, située sur la côte orientale au sud de Shanghai, qui compte près de 50 millions d’habitants, avec quatre événements, dont trois survenus entre avril et l’été 2005, tous liés à la contestation de la pollution industrielle.


Sous ses formes les plus explosives et virulentes, la révolte est apparue minoritaire de la part d’acteurs du genre des « workers » de juin 2002. Si les mêmes transformations de la campagne agissent sur la constitution des zones urbaines, en particulier par le transbahutage des contingents de travailleurs migrants, nous n’avons relevé qu’un cas notable où de tels acteurs interviennent, en décembre 2004 dans le Guangdong, et dans une situation où il n’est pas d’abord question d’une contestation directement liée aux conditions de travail. Quoique des signes paraissent qu’on s’agite aussi à l’intérieur des usines, tel que le relaient certains intermédiaires ouvriéristes, ce genre d’ateliers du monde ne semble pas avoir connu en Chine de débordement offensif significatif – ce qui constitue un point commun avec l’Inde plus nouvellement industrialisée, où se distingue dans ce registre l’événement de Gurgaon à l’été 2005 – lui-même largement en dessous de l’intensité atteinte par la révolte contre les manufactures au Bangladesh en mai 2006.

En Chine, l’interprétation ethniciste sur les conflits est rare, simplement parce qu’elle n’a quasiment rien sur quoi s’appuyer, du fait de l’unification nationaliste cultivée et défendue par le régime. Si ce n’est récemment, au moment du branle-bas confusionniste sur le Tibet, une telle dimension ne nous est apparue qu’une seule fois, à l’automne 2004 dans la province du Henan où des villageois par centaines se seraient affrontés sur la foi de leurs identités ethniques respectives, et où il est assez certain que ce grand désordre les a aussi portés contre les flics, au moins. L’oscillation entre le bilan étatique, de sept tués dans les affrontements entre pauvres, et ceux officieux, d’au moins le triple, laisse penser que la répression policière a tué également, et peut-être surtout. A propos de la Chine, c’est d’ailleurs une relative exception que cette mention de morts avérés, comme si les gestionnaires locaux avaient globalement adopté des méthodes de répression et de coercition non létales, quoique la nature et la circulation spéciales de l’information obligent aussi à en douter. Dans le cas de la révolte contre le barrage à Hanyuan dans le Sichuan, qui partage avec les affrontements quasi simultanés du Henan cette similarité notable d’une extension de quelques jours, il sembla plus que probable qu’au cours de leurs confrontations répétées avec les flics plusieurs protestataires furent tués (avec même un chiffre en milliers à avoir circulé, invérifiable, sans être tout à fait invraisemblable). Plus de deux ans plus tard, alors qu’on apprendra l’exécution d’un des participants à la contestation de 2004 [9], il ne sera question d’aucun de ces hypothétiques tués.

Au printemps 2003, la Chine nous est d’abord apparue avec l’épidémie du SRAS, dans une série de protestations concentrées dans des régions du Nord-Est, notamment autour de Pékin, localisation plutôt rare en comparaison des faits ultérieurs. Dès cette entrée en matière, c’est l’une des dimensions principales de la révolte en Chine qui s’est annoncée, à savoir la récusation offensive dirigée contre l’iniquité des comportements gestionnaires, d’autant plus manifeste que se disloque l’alibi de l’unité nationale auquel chaque camarade était censé apporter son concours. Que ce soit suite à des « bavures » et des maltraitances, aux soupçons et aux preuves d’une corruption largement répandue, à l’imposition par le haut de décisions indiscutables, les révoltés de Chine se rebellent souvent en s’en prenant directement aux chefs et aux représentants locaux du parti, dont des propriétés sont assiégées, assaillies, saccagées, des flics agressés, parfois battus, certains d’entre eux, ou d’autres ennemis, séquestrés. A l’automne 2004, décidément fertile en agitations de toute sorte (quoique l’éloignement sur le vaste territoire tempère l’effet de la proximité dans le temps), parmi les six situations estimées les plus importantes, trois illustrent cette tendance : le 18 octobre dans la région de Chongqing, le 10 novembre à Jieyang, le 4 décembre à Qinzhou. Et on peut y adjoindre la protestation dans le comté d’Hanyuan, également typique d’un des principaux motifs de révolte, à savoir leur déplacement imposé à des milliers d’habitants au profit de la gestion étatique du territoire. Au-delà de la raison première souvent déclarée, dénonçant des compensations dérisoires, réfutation et subversion tendent aussi à transcender la multiplication locale des frondes antiautoritaires, lorsqu’en plus de s’ériger contre les sbires de bas étage, on refuse de se soumettre à cette « logique » selon laquelle la gestion à grande échelle prévaut, au détriment de ceux dont elle se sert comme des choses, en quantité négligeable.

Il faut dire cependant que pour une grande part, la révolte en Chine se situe dans des zones rurales, et que, lorsqu’elle devient urbaine, elle ne touche quasiment que des villes qu’on peut dire petites ou moyennes, quoique certaines sont tout de même peuplées à hauteur de « grandes » villes d’Europe. Sur l’ensemble des principales situations connues, une seule concerne l’une des nombreuses villes de plus d’un million d’habitants. Il s’agit de Nanchang dans le Jiangxi, qui en compte environ le double, avec en octobre 2006 des troubles d’aspect plutôt inédit, puisque le fait d’une association d’étudiants et de « hooligans ». De même qu’on peut l’estimer pour plusieurs situations d’Amérique latine, comme pour l’Inde et le Bangladesh par exemple, il y aurait de ce fait une limitation certaine des mises en cause survenant dans de tels contextes, ruraux ou semi-urbanisés, au sens où les actes offensifs et leurs portées critiques ignoreraient certains des aspects et des moyens les plus actuels de la domination. En Chine, le pillage demeure très périphérique, quoiqu’on puisse l’expliquer parce que dans la plupart des zones concernées, la marchandise sous sa forme moderne ne s’est pas encore répandue. Mais pour en revenir aux récurrentes disputes sur la terre, qui ont tout de même contraint le régime à l’annonce, en 2008, de « réformes en milieu rural », on s’y émeut souvent contre les effets des opérations de gestion nécessaires à l’augmentation de la production marchande à destination du monde, dans la perspective d’une critique aux implications des plus actuelles. D’autant qu’à maintes reprises, les interventions des gueux chinois prennent très vite la proportion de ce qu’on peut se figurer comme des émeutes massives, où par milliers on s’assemble pour avancer et assaillir, ce qui n’est sûrement pas que l’effet rationnel de l’ampleur démographique,  quand on voit quelle unanimité immédiate est alors capable de s’afficher en un instant ou presque, et ce qu’elle met dans son viseur.





Soulèvements en 2004




Fin février dans la wilaya algérienne d’Ouargla, trois semaines plus tard dans la partie kurde au nord de la Syrie, enfin en juin dans les rues de Kinshasa principalement : dans les premiers temps de l’observation écoulés depuis la Bolivie, ces trois situations ont fait figure d’éclairs isolés. Nous les réunissons sous cette désignation de soulèvement parce qu’ils représentent ce qu’un assaut de rue, certes bref et concentré, peut ouvrir comme perspectives les plus radicales, dès l’instant de son surgissement non concerté où l’éclatement collectif de la colère s’en prend d’abord et avant tout aux agents et aux décors des jougs habituellement subis et admis. Dans l’ensemble considéré jusqu’ici, ils sont les moments offensifs les plus nets, à la fois vis-à-vis des « limites du désordre » et par rapport aux ambiances séditieuses éclatées du Pérou, de l’Inde, de la Chine, du Nigeria ; qu’on retrouve d’ailleurs en Algérie. Parmi les trois, c’est certainement l’événement syrien qui dans sa fulgurance a pris le plus d’envergure, et représente le mieux ce que nous voulons signifier par cette désignation commune, début d’extension dans le temps et dans l’espace, déclaration amorcée d’un conflit au-delà des premiers actes émeutiers, mais qui connaît en même temps un terme rapide – cela dans des contextes nationaux divers, au sens où en Syrie, cet événement est apparu le seul d’une telle envergure, et ce depuis les années 1980 au moins, tandis qu’Algérie et République Démocratique du Congo constituent des territoires régulièrement agités, la première l’ayant été de façon très supérieure en 2001, comme déjà au tournant des années 1990 où l’ancien Zaïre se distingua également. 

Signalons que dans l’ensemble des soulèvements initialement répertoriés dans la présentation à la chronologie générale, certains sont à situer en dessous, tel celui de Chine en cette même année 2004, comme d’autres ont dépassé cette ampleur, par exemple au Togo en avril 2005. D’autres encore sont simplement différents : il sera aussi explicité le moment venu pourquoi cette désignation leur a été associée, qui signifie toujours une originalité négative intense. 



Si le soulèvement de la wilaya d’Ouargla se distingue dans le monde de 2004, c’est aussi le cas à l’échelle de l’Etat algérien, où il s’est alors avéré la situation la plus importante depuis la défaite de la révolte du printemps 2001, dont on peut dire qu’elle a été consommée de façon définitive courant 2002 [10]. Par la suite, l’effervescence sociale, anonyme, n’a pas disparu, mais elle s’est surtout manifestée dans une somme d’étincelles éparpillées, formant parfois des sortes de séries, et qui révèlent leur communauté dans ces colères récurrentes contre la mauvaise distribution en eau ou en électricité, les agissements des flics, la corruption et les décisions de la gestion locale ; dont l’ensemble jusqu’à aujourd’hui, s’il montre qu’aucune partie du pays n’a été épargnée, exclut tout de même les grandes villes (à l’exception récente de Chlef et Oran au printemps 2008). En février 2004 avec Ouargla vierge jusque-là, et après l’Est à l’été 2003, c’est le déplacement du négatif qui se poursuit, déjà annoncé quelques jours plus tôt de l’autre côté de la frontière, dans la ville tunisienne de Sfax à l’occasion d’un match de foot, d’où l’émeute se transporta à Tébessa de l’autre côté de la frontière. En ce début d’année 2004, c’est le Sud qui s’agite, avant Ouargla et ses alentours, la wilaya de Béchar, proche du Maroc, a connu deux journées de colère contre les autorités locales : le 31 janvier à Béni Ounif et le 10 février à Igli. Si le négatif survient encore en Kabylie, aux printemps 2004 et 2005 notamment, c’est dans un contexte chargé du passé récent, et principalement suivant l’agenda politicien, à l’occasion de l’élection présidentielle du 8 avril 2004 par exemple. A partir de décembre, l’Ouest est à son tour touché, ce qui se confirmera au mois d’octobre de l’année suivante puis surtout en 2006 où il devient le principal foyer. Cette localisation récente, qu’il faut nuancer pour 2005 et 2007 en mentionnant les incursions négatives dans le Sud et l’Est, s’affermira surtout en 2008.

A propos de l’appréhension des faits algériens, un avertissement est nécessaire. Car ces dernières années, dans un processus initié à la suite de la période émeutière de 2001-2002, les journalistes de la presse locale francophone ont pris la sale habitude de parler d’émeutes à tort et à travers, sans doute dans l’intention plus ou moins calculée de grossir le dossier à charge contre l’Etat auquel ils prétendent eux-mêmes s’opposer, au nom de leur indépendance intéressée. Si bien qu’il s’agit de critiquer une exagération localisée de l’information journalistique sur la révolte, là où de façon générale, celle qui a cours procède par occultation et minimisation. Il faut donc opérer un tri important à l’étape des premières recherches, pour en exclure, exemple courant, de simples coupures de routes par de faibles effectifs, sans aucune poussée offensive. Au contraire, les situations que nous avons retenues, en dépit de leur localisation rurale répandue, présentent toujours l’un de ces aspects qui se concentrèrent dans les émeutes du printemps 2001, d’assauts contre les flics et toute sorte de symboles et propriétés publiques ; mais qui, à l’exemple des campagnes chinoises, épargnent globalement la marchandise.

Si la même orientation se retrouve en février 2004, à l’occasion d’une visite présidentielle plus que chahutée, elle n’y est plus si exclusive. Des commerces, dont l’hôtel où s’abritent les journalistes, sont aussi bien soumis aux jets de pierres, aux saccages et incendies, qui s’étendent en cinq jours à plusieurs points de la wilaya, depuis Ouargla jusqu’à Touggourt, comptant chacune autour de 80 000 habitants. Dans cet essor, le désaveu dépasse évidemment toute raison, qu’elle soit d’obédience islamiste ou citoyenniste, telles ces revendications quémandées par des reproductions bâtardes des comités kabyles. En 2001 ceux-là s’étaient tout de même constitués sous l’influence du conflit ouvert par l’émeute, ils n’étaient pas de stricts récupérateurs, mais le devinrent dans l’éloignement des rues soulevées. A Ouargla des dialoguistes s’interposent faisant le jeu des ennemis du soulèvement, au sujet duquel il faut souligner que sa répression n’a semble-t-il causé aucun mort, comme aucune opération de ce genre ne semble l’avoir fait depuis 2003 jusqu’à 2008, à l’exception du 24 octobre 2004 à Arzew (wilaya d’Oran) et du 30 juin 2006 à Ksar Chellala (wilaya de Tiaret) où il y a à chaque fois au moins un tué. Il est à noter cependant que nombre de faits négatifs sont déclenchés par des « bavures » et que les émeutiers algériens prennent parfois jusqu’à dix ans de prison, mais quand on se rappelle qu’entre le 18 avril et fin juin 2001, près d’une centaine de personnes tombèrent dans les affrontements en série, c’est là un changement notable, à la fois dans les méthodes répressives de l’Etat, et qu’on pourrait comprendre comme un signe de l’infériorité de ces charges plus récentes contre la société, en Algérie. 


Par contre, une vingtaine de jours plus loin dans le Nord syrien, les plus de trente morts au moins démontrent une envergure supérieure, aux allures d’un soulèvement plus prononcé, quand la rupture inaugurale engendre sa radicalisation, quand le défi pourrait commencer d’être soutenu à la mesure de son entièreté irréfléchie et imprévue. Là où par ailleurs elles paraissent prendre le dessus dès les premiers actes, certaines influences néfastes ne jouent pas ce rôle de court-circuitage, du moins dans la phase encore trop courte où la colère fait irruption en commençant de s’étendre sur cette base, ouvertement. L’unanimité se reconnaît entre ceux qui créent la rupture. Une sorte d’évidence caractérise ces entames des premiers renversements élémentaires à accomplir.


Clairement tournée contre l’Etat et le décor de sa domination, dans un contexte prononcé d’oppression spéciale à l’image de toute la région kurde interétatique, l’émeute de Syrie rassemble très vite des centaines d’anonymes, non encadrés, non armés, et à partir du point de départ de Qamishli, elle débute rapidement dans plusieurs villes de la région. Si l’on compte seulement trois jours d’affrontements et de destructions avérés (et encore, la journée du 16 mars ne devrait peut-être pas en faire partie), ce sont huit villes qui sont touchées au moins, dont la moitié sont des villes moyennes : Qamishli et Hassakeh  (80 000 habitants environ) Amouda (46 000), Rasal-Ein (23 000), avec des échos plus faibles jusqu’à Alep et Damas la capitale, agitée dans certaines de ses banlieues.

Mais là encore, le début de cette progression n’en reste qu’un, le soulèvement, régional et excentré, se stoppe vite.

C’est que, sur la base de son point de départ et par l’influence du contexte régional, cet éclat insurrectionnel, en même temps qu’il a été durement réprimé, a paru ployer sous le déversement des justifications qui ne privilégient que la représentation identitariste sur ce qui a lieu, plaçant principalement l’événement sous l’angle de l’oppression d’une minorité ethnique. Sur l’ensemble du territoire que les étatistes kurdes voudraient instituer comme aire officielle de leur flicage autonome, les pauvres en révolte se confrontent à une sorte d’annexion automatique du sens de leurs actes. Ce phénomène de recouvrement s’observe en de nombreux lieux dans le monde, quand si souvent les surgissements du négatif en actes ne servent qu’à la mise en avant de divisions préétablies. La « question kurde » en constitue un cas exemplaire, d’autant plus que là où l’on milite en son nom, l’insubordination collective s’est avérée remarquable dans les dernières années où, outre en Iraq et en Syrie, on le fera savoir en Iran et en Turquie.


Là où se montre la communauté des personnes à l’attaque, comme elle divise les Kurdes des autres pauvres, la domination gère par l’entretien de ses frontières. Dans sa vocation d’internationaliser cette pacification policière, justement celle qui entretient les conditions dans lesquelles s’enveniment les affrontements entre pauvres à dominante tribale, l’ONU emploie toute sorte de nationalités, toute sorte d’humains à travers le monde, pour servir à surveiller leurs semblables, tous ne se connaissant que sous ce rapport de l’ordre qui s’impose. Tels ces flics et soldats argentins, ivoiriens, péruviens, algériens, chinois, indiens, nigérians, congolais, serbes, boliviens, entre autres, installés à partir de courant 2004 en Haïti, ou en RDC depuis plus longtemps.


Un peu plus de deux mois après la Syrie, c’est justement au tour des rues congolaises de se soulever, principalement celles de la capitale, où pendant trois jours on passe à l’attaque contre l’ONU, dans une limpidité qui a fait défaut en Serbie et à Ambon, et plus fortement qu’au Liberia à l'automne suivant (on observera par la suite de tels assauts d’ampleur en Afghanistan, et ce dès septembre 2004 dans la ville d’Herat ; pour les Etats ivoirien et congolais, où la présence onusienne est importante, c’est respectivement à Guiglo en janvier 2006 et à Moba le 1er août 2007 qu’on assaillira par centaines ou milliers les bases occidentales). Dans une situation centrale susceptible de porter un danger plus grand par rapport aux confinements régionaux, ses installations sont assiégées, envahies, saccagées. A la nouvelle de la reprise de combats militaires dans le Kivu à l’est, dans une période où de la guerre officiellement close l’étau s’est desserré, par centaines on se rue d’abord contre cette cible, évidence dans le feu de l’action collective et dès son irruption. Face à cette agression qui s’agrandit au-delà, les pacificateurs tirent et tuent, dès la première des trois journées au moins où décidément, les habituels soumis à tous les maux n’en sont plus. Mais cette concrétisation dans l’assaut est vite arrêtée là aussi. S’il se comprend au vu des coups qu’assène la répression, l’essoufflement arrive vite, comme à Ouargla, comme en Syrie, l’énergie libérée s’évapore aussi du côté de ceux qui l’ont générée.






3. Bolivie : environ 8,5 millions en 2003 ; Kirghizistan : environ 5,1 en 2005 ; Togo : environ 5,7 en 2005 ; Guinée : environ 10,2 en 2008.
4. Pour une part, les qualifications spéciales dont nous usons valent en comparaison des summums de révolte du tournant des années 1990, telles que nous en avons principalement pris connaissance par le biais des observations de la Bibliothèque des Emeutes. Dans notre esprit, les événements majeurs que nous avons observés depuis 2003 seraient plutôt à situer en dessous, en termes d’intensité et de portée négatives, des dites « insurrections généralisées » de la période 1988-1993, ou encore de l’Albanie 1997 ; de même que la puissance du négatif d’alors, à l’échelle du monde, aurait été supérieure à celle d’aujourd’hui, telle qu’on peut globalement se la figurer depuis le début du siècle.
5. Chassé dès 1991 par un coup d’état militaire, il revient au pouvoir entre 1994 et 1996, avant sa réélection en 2000 – Préval, premier ministre d’Aristide en 1991, a quant à lui été réélu président en 2006,  après avoir occupé le poste entre 1996 et 2000.
6. Les chefs et les partisans du pôle démocratiste n’ont été que quantité négligeable, dans la mesure où leur participation n’a surtout consisté qu’à déplorer les dérives d’une situation condamnée pour sa violence et ses excès, contraires à leurs aspirations pacifistes et légalistes, pour n’être utiles enfin qu’au règlement institutionnel de la crise.
7. Comme le montre le jugement porté ici, le descriptif sur cet événement, dans la chronologie générale, aurait dû être accompagné du sigle « ≈ ».
8. Ce fut ainsi le cas à propos de Jos fin novembre 2008, où l’on apprit moins d’un mois plus tard que sur les 200 à 300 personnes tuées, dans les violences dites intercommunautaires, au moins 90 l’auraient été au cours d’« exécutions sommaires » par les forces étatiques.
9. Situation d’alors ainsi résumée : « In a grim postscript to the summer of rural unrest that overtook China two years ago, Chen Tao was executed for "deliberately killing" a riot policeman during the demonstration, when 100,000 farmers staged a sit-in against the building of the 186-metre-high Pubugou dam on the Dadu river in Hanyuan county. The dam was set to flood thousands of people out of their homes and there were complaints that compensation was inadequate. (…) Nearly 10,000 People's Armed Police were sent to the dam site to stop the demonstrations. One policeman was killed. The protests led to a purge of local officials for corruption. The former vice-mayor of Ya'an, Tang Fujin, was accused of accepting 2.5m yuan (£260,000) in bribes. »
10. 2002 confirma que ni l’espace libéré ni l’horizon découvert en 2001 ne seraient repris ni abandonnés si facilement, même si dans son évolution organisée le mouvement perdait progressivement de l’élan offensif qui l’avait généré. Certes bien en deçà de cette phase initiale, l’empêchement actif des élections que le pouvoir voulut imposer, par les destructions d’urnes et des sièges de parti, et la dénonciation de tous ses soutiens, y compris le FFS d’opposition déjà conspué un an plus tôt comme le RCD son alter ego dans la crapulerie récupératrice, rappelèrent l’entièreté des engagements dans les combats initiaux. Mais la jeunesse insurgée a été vaincue, elle qui a aussi laissé travestir son défi en réclamations conformes, quand bien même elles apparaissaient intolérables aux yeux du vieil Etat algérien, qui donc ne céda pas et s’est depuis maintenu.





    1. Commencement de l'observation (2003-2004)

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