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2003-2005, récurrence et limites du négatif au Pakistan




Jusqu’en 2006, de ce que nous avons pu en percevoir, on pourrait classer les multiples faits de révolte au Pakistan suivant leurs déclencheurs. D’abord parce qu’il s’en dégage un principal, consistant en des attentats qualifiés d’interconfessionnels, et que les émotions collectives qu’il suscite sont les seules à donner lieu à une médiatisation internationale. Ensuite parce que les événements déclenchés par d’autres facteurs peuvent être eux aussi regroupés suivant les motifs initiaux de la colère : il s’agit de problèmes en apparence plus locaux, notamment des pénuries énergétiques ou des bavures. Dans un cas comme dans l’autre, les désordres initiés restent éphémères, durant rarement plus de deux jours. C’est un choix de présentation contestable, qui ne vaut que pour commencer à parler de ce qui se produit dans cet Etat, non pour circonscrire ces événements dans leur cadre originel, mais pour montrer ce qui a pu les contraindre, et ce qui pourrait a contrario leur dessiner des perspectives communes.   


A première vue, les faits négatifs consécutifs à des attaques terroristes sont les plus intenses, on s’en prend aux flics, on détruit les commerces et les voitures, on pille parfois. Le premier événement de ce type recensé depuis le début de notre observation méthodique de la révolte se produit en février 2003. Le 22 à Karachi, une attaque armée aux abords d’une mosquée chiite par un probable groupe extrémiste sunnite donne lieu à des destructions collectives dans la soirée. Au sujet des faits du lendemain au cours des funérailles des victimes de l’attaque, on pourrait encore davantage parler d’émeute : une banque, deux fast-foods et des véhicules sont pris pour cibles, caillassés ou brûlés. Au mois de juillet à Quetta, un attentat similaire, en plein jour de prière cette fois, est suivi d’affrontements avec les flics et de destructions de voitures. L’intensité des faits négatifs reste difficilement mesurable tant l’information se concentre sur le bilan meurtrier de la fusillade qui en est à l’origine (entre 30 et 50 morts). Le mois suivant, de nouveau à Karachi, une foule saccage plusieurs stations-service ainsi qu’un fast-food après les meurtres de deux chiites (Le 16 et le 17 août 2003 à Karachi). Au mois d’octobre, l’assassinat d’un chef islamiste sunnite déclenche des destructions à Islamabad et à Jhang (Le 7 octobre 2003 à Islamabad et Jhang). Là pour la première fois on compte des mosquées parmi les bâtiments attaqués.

En 2004, des troubles de ce type se produisent à nouveau, à Quetta et Karachi où ils gagnent en intensité, mais aussi dans une ville du nord du pays. Le 2 mars 2004 dans la capitale du Baloutchistan, au cours de ce qui semble être la plus forte émeute jusque-là, marchandises, flics et journalistes sont attaqués suite à un attentat contre une procession chiite commémorant l’Achoura (Le 2 mars 2004 à Quetta). Début octobre à Sialkot, l’explosion d’un kamikaze contre une mosquée chiite provoquera une émeute qui, durant deux jours, sans épargner la marchandise, se concentrera davantage sur le pouvoir local et ses flics – poste de police et bureau du maire sont entre autres incendiés.

Entre ces deux dates, le plus important déchaînement de colère se joue à Karachi au mois de mai. Comme avant-goût, il y a le 7 une première émeute après l’explosion d’une bombe dans une mosquée chiite (Le 7 mai 2004 à Karachi). Puis le 30, c’est le meurtre d’un leader sunnite qui libère l’insatisfaction (Entre le 30 mai et le 4 juin 2004 à Karachi). Le déphasage entre les faits et leur interprétation médiatique, déjà relevé pour les événements de 2003, se confirme. Les émeutiers, qualifiés par les informateurs de sunnites le dimanche 30 mai, s’attaquent à l’Etat et à la marchandise. Le jour suivant, suite à un attentat contre une mosquée chiite, ils deviennent dans l’information de jeunes chiites qui, à leur tour, attaquent l’Etat et la marchandise. L’émeute se poursuit le lendemain, et reprendra quatre jours plus tard à l’occasion d’une grève. Les actes des gueux qui, durant trois jours consécutifs, assaillent et détruisent des banques, des stations-service, des bâtiments gouvernementaux, des cinémas, des restaurants, et de multiples commerces qu’ils pillent dans la foulée, n’induisent à aucun moment une remise en cause des désignations identitaires dans le compte-rendu qu’en donnent les médias, principalement occidentaux, par lesquels nous avons pris connaissance des faits. Systématiquement ramenés à leur déclencheur, les actes collectifs, dont la portée subversive est pourtant évidente, sont relatés comme la déplorable conséquence du prétendu véritable problème pakistanais consistant en ce fameux et quasi-traditionnel conflit entre sunnites et chiites.  

Quand en d’autres Etats dans le monde, l’argument basé sur des divisions ethniques ou religieuses pour expliquer des faits négatifs est parfois étayé par quelques apparentes preuves pratiques, lorsque par exemple des pauvres en attaquent d’autres dans le feu de l’action, au Pakistan, de telles attaques sont rares voire quasiment inexistantes. D’ailleurs, comme le confirment nombre d’articles sur le sujet, il n’y a pas de réel problème de cohabitation entre les pauvres non encadrés des différentes confessions. Ils sont par contre soumis à une sorte de guerre de basse intensité entre des groupes armés présentés comme des religieux intégristes.
 
Issu de la partition du sous-continent indien au milieu du vingtième siècle, le Pakistan est un Etat relativement récent, originellement fondé sur l’identité islamique. Minoritaires, les chiites représentent environ vingt pour cent des musulmans. Aujourd’hui, ils sont régulièrement harcelés par des groupes armés dits sunnites, parce que ces derniers ne les considéreraient pas comme de véritables musulmans. C’est du moins la thèse officielle. En creusant un peu la question, on comprend qu’elle permet de couvrir d’autres motifs possibles de ses actes, celui par exemple de maintenir l’ordre par la terreur et d’entretenir des divisions entre les pauvres. Ainsi, régulièrement, des processions et des mosquées chiites sont attaquées. Dans une moindre mesure, des dites milices chiites procèdent elles aussi à des attaques terroristes contre des cérémonies sunnites ou à des assassinats de leaders sunnites.

Avant la création du Pakistan, le colon britannique a joué un rôle pour l’installation de cette division sectaire dans la région en institutionnalisant les différentes pratiques religieuses liées aux deux tendances. Mais le conflit n’apparaît véritablement qu’au cours des années 1980. La politique d’islamisation de l’Etat par le militaire au pouvoir creuse le fossé entre sunnites et chiites. Avec la guerre en Afghanistan et à la suite de la contre-révolution chiite en Iran, le gouvernement accentue alors le rôle de l’islam dans le fonctionnement politique du pays, et le fait suivant la doctrine sunnite. Devant les protestations des chiites, qui se voient contraints de suivre des préceptes sunnites, le chef de l’Etat devra reculer, et ce recul provoquera en retour la colère des principaux groupes sunnites. Dès lors la division devient effective même si elle ne concerne qu’une minorité de pauvres. Elle s’ancre encore davantage avec l’expansion des écoles coraniques. Les madrasas sunnites, financées par l’Etat et par les pays du Moyen-Orient, deviennent apparemment les bases arrières des guerres civiles d’Afghanistan et du Cachemire. Conjointement à la progression du recrutement par les différents groupes qui tiennent les madrasas, s’effectue une militarisation des organisations sectaires. Un tel contexte, conséquence de manœuvres étatiques, mène à l’usage du terrorisme et à l’extension des affrontements armés au cours des années 1990. Le conflit semble s’être intensifié depuis la collaboration de Musharraf avec les Américains durant la guerre contre l’Afghanistan en 2002.

On pourrait essayer de situer le différend fondamental à l’origine de la discorde entre groupes chiites et sunnites, mais pour comprendre ces émeutes, ce serait faire fausse route. Jusqu’en 2006, les principaux événements négatifs médiatisés ne partent pas de disputes entre chiites et sunnites comme voudrait le faire croire l’information, ces émeutes au Pakistan partent d’assassinats et d’attentats. La plupart du temps, on ne connaît pas les commanditaires des actes terroristes, les attaques de mosquées, de processions, et les meurtres de chefs religieux, ne sont presque jamais revendiqués. Et si les véritables auteurs des faits négatifs, au quotidien soumis au discours dominant, prennent parfois pour cible les représentations matérielles des ennemis qu’on essaie de leur imposer, ce n’est qu’en passant. Leur colère porte systématiquement au-delà.

En tant que zénith et parce qu’elle colle parfaitement au paradigme de « l’émeute pakistanaise » et de sa calomnie médiatique, la situation du négatif et de ses ennemis au Pakistan, à ce moment-là, peut être saisie à partir de cette seule émeute de la fin du mois de mai 2004 à Karachi, qui concentre en elle tout ce que les autres émeutes, issues d’un déclencheur analogue, contiennent partiellement. Elle montre aussi les limites de ces événements, lorsque le premier élan de colère se dissipe, l’étau se referme. La répétition des attentats entraîne une répétition des émeutes, et leur ritualisation, sans que pour cela chaque attentat ne donne lieu à une émeute. L’éphémère critique en actes ne semble pas trouver de prolongement dans une critique de l’Etat, principal bénéficiaire du terrorisme ; ainsi se dessine en 2005 la reproduction des mêmes actes, des mêmes faits, mais moins fulgurants alors. C’est clairement le cas à la fin du mois de mai 2005 à Karachi (Le 30 mai 2005 à Karachi), tandis que deux autres villes des régions montagneuses du Nord connaissent en janvier des émotions populaires de ce type (Le 8 et le 13 janvier 2005 à Gilgit et Skardu), notamment Gilgit où en juin 2004 déjà, il avait fallu un mort et au moins six jours de couvre-feu pour mettre un terme à la révolte de « chiites » contre des modifications de manuels scolaires religieux suivant la doctrine sunnite. 


Avant 2006, il n’y a pas que des émeutes déclenchées par des attentats au Pakistan, des bavures et des pénuries énergétiques offrent des prétextes à des saccages, des combats de rue avec les flics et des blocages de routes. Mais d’après ce que nous savons de ces situations, elles paraissent en général rester en deçà, quant à leur intensité, des agitations post-attentat. Il faut dire aussi que nous en prenons le plus souvent connaissance par le seul intermédiaire des journaux pakistanais, car si la presse internationale traite de certains troubles au Pakistan, c’est uniquement parce qu’elle se fait le relais du terrorisme qui les déclenche. Il est fort possible par conséquent que des événements du même genre que ceux décrits ci-dessous aient pu échapper à notre veille. 

En juillet 2003 à Parachinar, dans le nord du pays, l’assassinat d’un automobiliste par la police tribale a conduit aux saccages de bâtiments étatiques et au pillage de commerces par des milliers de révoltés. En décrivant les mesures répressives prises par les autorités, les deux articles recueillis, qui relatent sommairement les faits quatre et cinq jours après qu’ils se sont déroulés, laissent entrevoir le danger qu’a pu représenter la révolte de ces pauvres non encadrés. Le 5 août 2003 à Nawabshah, dans la province du Sind, les bureaux municipaux et ceux de la compagnie d’électricité sont vandalisés par des manifestants après une énième défaillance du système électrique. A Shakardarra le 10 juin 2004, c’est une pénurie d’eau qui entraîne l’attaque des gestionnaires locaux (Le 10 juin 2004 à Shakardarra). A la fin du mois de janvier 2005 à Mirpur Khas, ville du Sind, la mort d’un détenu dans un poste de police est à l’origine du saccage de bureaux gouvernementaux. D’autres événements plus mineurs laissent entrevoir ainsi un mécontentement non limité à des questions religieuses ou à des régions particulières. 

L’accès aux journaux locaux anglophones permet de sortir de l’angle très orienté de la presse internationale au sujet des émeutes pakistanaises et de leurs apparentes particularités locales. On découvre comment les petites ou moyennes villes de la province ne sont pas à l’abri de mises en cause collectives des autorités marchande, étatique et médiatique. Si la révolte éclate un peu partout dans le pays et de manière trop irrégulière tout de même pour que ceux qui l’observent puissent s’y assurer d’une insoumission permanente et fertile, il faut remarquer la place centrale qu’occupe la ville de Karachi comme théâtre des principaux faits négatifs. Les émotions présentées comme sectaires ne sont pas les seules à remuer l’ancienne capitale, devenue, en tant que port majeur du pays, capitale commerciale, c’est-à-dire poste avancé de la colonisation marchande. Entre janvier 2003 et décembre 2005, sur 25 événements négatifs recensés pour le Pakistan, 14 ont lieu dans la mégalopole du Sind. Les incessants dysfonctionnements du système électrique conduisent notamment à des coupures de rue, que leurs auteurs accompagnent volontiers de caillassages et de destructions (le 18 mai 2004 par exemple). Quand il ne s’agit pas tout simplement de grèves et de manifestations, dont les organisateurs et les motifs sont rarement les mêmes, et qui elles aussi peuvent susciter d’assez brefs mais non négligeables échauffements (c’est le cas le 31 mars et le 8 avril 2005).


Le tableau esquissé ici, de ce que nous avons pu observer sur le territoire contrôlé par l’Etat pakistanais au cours des deux premières années de notre activité, autorisait un constat plutôt optimiste du fait de la présence d’une agitation négative multiple. Mais c’est un constat rapidement tempéré par la prise en compte des limites de cette agitation : une répétition sans progrès d’actes aux déclencheurs analogues et localisés dans les mêmes villes, la plupart du temps.

Finalement, l’apparente accalmie de la deuxième partie de l’année 2005 semble avoir consisté en une fermentation de l’insatisfaction plutôt qu’en son inhumation. En février 2006, un prétexte éminemment spectaculaire donne naissance à d’importants troubles au cœur de villes majeures dans lesquelles nous n’avions rien relevé de décisif jusqu’alors (Homélies médiatiques blasphémées en Afghanistan, profanations contre la marchandise et l’Etat au Pakistan). Puis il y a ce soulèvement dans le sud-ouest du pays à la fin du mois d’août, où il ne reste plus de traces de quelconques disputes religieuses, où l’émeute se prolonge au-delà de trois jours, où plusieurs villes entrent dans la ronde (Soulèvement au Baloutchistan du 26 au 30 août 2006).





Décembre 2007


Documents utilisés :

Le 23 février 2003 à Karachi :

03-02-24 - Gulf Daily News -- Mourners run riot after funeral march
03-02-24 - CNN -- Riot follows mosque victims' funeral

Le 4 juillet 2003 à Quetta :

03-07-04 - AFP Yahoo! Actualités -- Tuerie dans une mosquée chiite au Pakistan : au moins 31 morts et 50 blessés
03-07-04 - AP Yahoo! Actualités -- Attaque d'une mosquée chiite au Pakistan : une cinquantaine de morts
03-07-05 - Ananova -- Shiite mob runs riot after mosque suicide attack

Le 28 juillet 2003 à Parachinar :

03-08-01 - Dawn -- PESHAWAR: Curfew break in Parachinar after three days
03-08-02 - The News -- 95 arrested after Parachinar riots

Le 18 mai 2004 à Karachi :

04-05-18 - Dawn -- Power riots break out again in Pak Colony
04-05-18 - Dawn -- Shooting by Rangers triggers disturbances
04-05-19 - The News -- Power riots near New Sabzi Mandi

Le 3 juin 2004 à Gilgit :

04-06-05 - La Prensa -- Disturbios entre chiíes y policías dejan un muerto en Paquistán
04-06-09 - The News -- Calm in Gilgit as curfew relaxed

Le 1er et le 2 octobre 2004 à Sialkot :

04-10-01 - El Imparcial -- Explosión mata al menos a 16 personas en Paquistán
04-10-01 - AP Yahoo! Actualités -- Attentat dans une mosquée chiite au Pakistan au moins 25 morts
04-10-02 - ABC News -- Shiites Riot in Eastern Pakistan City
04-10-02 - Bassirat.net -- Pakistan  Obsèques de victimes à Sialkot, émeute et incendies
04-10-02 - BBC News -- Pakistan mosque blast sparks riot
04-10-02 - La Prensa -- Atentado deja 30 muertos en Paquistán
04-10-03 - Boston.com -- Thousands riot after Pakistan funeral
04-10-03 - Haaretz -- Rioting as Pakistani blast victims buried
04-10-03 - startercontenttemplate -- Record prize money for clues
04-10-04 - The News -- 200 booked for Sialkot rioting
04-10-07 - AFP Yahoo! Actualités -- Nouvel attentat sectaire au Pakistan : 40 sunnites tués
04-10-10 - Houston Chronicle -- 4 dead in Shiite mosque bombing in Pakistan

Le 26 janvier 2005 à Mirpur Khas :
 
05-01-27 - The News -- Rangers deployed in Mirpurkhas after rioting

Le 31 mars 2005 à Karachi :

05-03-31 - BBC News -- Anti-Punjab strike hits Pakistan
05-03-31 - MENAFN -- Strike affects businesses in Pakistan
05-04-01 - The News -- Several vehicles torched in Karachi
05-04-01 - The Washington Post -- Strike affects businesses in Pakistan

Le 8 avril 2005 à Karachi :

05-04-09 - The News -- Violence erupts after oil tanker owners’ meeting






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