Proposition sur l’histoire – De la guerre du temps au début du 21ème siècle  > Deuxième partie    







Afrique




Depuis le Togo en 2005, la révolte en Afrique paraît évoluer en surgissements nets plus fréquents, ceci dans certains Etats plus spécialement, dont l’ensemble ne forme pas une majorité sur le continent. Les deux principaux assauts ont été menés en Guinée au début de 2007, puis au Cameroun un an plus tard, où l’on a vu des flammèches parsemées se rejoindre progressivement, ou d’une façon voisine des braises s’intensifier au fil des mois, pour finir par former un feu destructeur. Le Kenya s’intercale entre ces deux sommets, événement singulier pour avoir été le plus représenté, mais dans le dessin principal d’affrontements partisans et ethniques, au milieu desquels les actes de révolte se sont trouvés noyés, par là affectés dans leur résonance possible avec les soulèvements camerounais et guinéen, aux portées offensives respectives bien plus évidentes. De l’Algérie au Mozambique, du Nigeria à l’Egypte, de la RDC à l’Afrique du Sud [19], des situations plus mineures ont encore accrédité cette impression générale, d’un bouillonnement continental où les éclosions, les poussées, les continuations, se succèdent comme pour démontrer à quel point tout ce qui s’impose aux humains contenus là paraît branlant, quand  sa négation s’affirme, décidée, aux allures jusqu’au-boutistes parmi les plus vivantes du monde.




Guinée 



Ancienne colonie française, l’Etat dictatorial guinéen en comprend les caractéristiques typiques, si répandues en Afrique : corruption à outrance, avec le détournement des bénéfices de l’exploitation des ressources au profit de quelques caciques (deux tiers de la production mondiale de bauxite sont exportés de Guinée), grande indigence matérielle de la majorité de la population (qui se traduit par le manque d’eau et d’électricité notamment), population dont la moitié a moins de quinze ans, contrôle policier particulièrement serré, fraudes électorales et révisions constitutionnelles maintenant le même Lansana Conté en place depuis 1984 (avec du multipartisme instauré au début des années 1990, dans une période où les rues s’agitèrent aussi). Il va sans dire qu’une telle exposition du contexte n’a pas pour sens de vouloir donner ses raisons à la révolte, ni dans son déclenchement ni dans son intensification, ni dans sa portée réelle et potentielle : elle montre cependant d’avec l’entretien de quoi rompt l’éclatement de la révolte.

Dès 2003 le négatif perce en Guinée. Jusqu’à l’été 2005, c’est pour l’essentiel dans des réactions aux mesures gestionnaires, haussant les prix, que surviennent des pillages et des blocages de voies, dans les banlieues de Conakry, et dans d’autres zones du pays. S’y ajoutent, cela plutôt dans la seconde partie de 2005 et encore en février de l’année suivante, des colères de la rue en province, contre flics et autres représentants locaux du pouvoir (par exemple en septembre 2005, suite à des détournements de fonds issus de l’exploitation minière). S’ensuit à la fin de ce mois une première grève générale de cinq jours – à l’appel des deux centrales syndicales faisant figure d’opposition au régime, les partis politiques étant discrédités dans l’ensemble – grève dite contre la cherté de la vie. Déjà, en considérant leur grève victorieuse avec la signature d’un protocole d’accord, les leaders syndicaux font montre de leur complète crédulité face aux promesses en l’air du moribond Conté et son équipe. Quelques affrontements émaillent ce premier mouvement encadré.

Alors qu’un accord de fin de grève a été officialisé début mars, et suite à une nouvelle augmentation des prix de l’essence dans l’intervalle, un mouvement similaire débute le jeudi 8 juin, cette fois annoncé comme illimité, et très suivi dès ce premier jour ; en même temps que des militaires se déploient dans les rues. Inauguré par les affrontements du dimanche 11 juin à Kindia (l’une des cinq plus grandes villes du pays), le soulèvement s’amplifie dès le lendemain dans la capitale et plusieurs autres villes, dont Labé et Nzérékoré. Pour cause de profs en grève, l’opportune suspension du bac fait gagner du temps à des lycéens en nombre, auxquels les rues s’offrent comme à tous ceux, aînés ou plus jeunes, et pas tous écoliers, à entrer ce jour-là « dans le cercle infernal des émeutes ». Au choix les activités nouvelles se proposent, sans exclusive, et comme le dit un des slogans rapportés : « le changement, c’est pour aujourd’hui ». « Le dérapage désormais habite la cité ». A Conakry les dirigeants étatiques sont conspués, la maison du frère de Conté mise à sac, on marche sur le palais présidentiel et le parlement, sans les atteindre toutefois. Les barricades sont érigées, on pille et on saccage, on se bat contre les flics. A Nzérékoré la deuxième ville du pays, au milieu des destructions de véhicules et de bâtiments administratifs, l’attaque d’un commissariat en libère des prisonniers, qui peuvent se joindre à la révolte, dont l’une des directions mène alors vers la résidence du gouverneur, défendue par des tirs de flics qui font deux morts. La défense de l’Etat est rude, avec entre 11 et 21 tués, et des dizaines de blessés à travers le pays (le chiffre de 83 est donné). Ce lundi secoue plusieurs autres villes, mais sans qu’on en connaisse beaucoup de détails, sinon Labé où, au deuxième jour de bouleversement dans cette cité, trois révoltés tombent sous les balles des militaires en même temps que des bureaux gouvernementaux sont retournés. Mais le mardi 13, la reprise en mains répressive paraît avoir le dessus.

La grève dure jusqu’au 16 juin, sous contrôle militaire, et se clôt dans un accord entre syndicats et gouvernement.

Avant le passage au palier supérieur de 2007, une situation est à retenir dans l’intervalle, le 4 décembre 2006 dans la ville minière de Fria, où c’est au moins l’impunité des flics palliant l’incurie gestionnaire qui n’est plus tolérée, des jeunes jetant à nouveau leur rage à la figure de l’autorité étatique, dont un commissariat et une prison sont saccagés, et des prisonniers encore libérés. L’activité industrielle est perturbée. Un couvre-feu s’impose pour un mois.



En introduction du grand soulèvement (qui va se dérouler en parallèle presque exact de la révolte du Teraï), la troisième grève générale débute le 10 janvier 2007, avec le motif supplémentaire d’une manigance du président désormais plus directement mis en cause, à l’image de Gutiérrez l’équatorien au printemps 2005. Dès le 12 une rencontre réunit Conté et les syndicats instigateurs de la grève. Mais, en parallèle, c’est tout autre chose qui continue de monter, c’est la rue qui reprend la main. Le mercredi 17, les manifestations se répandent, en province comme à Conakry, dont des quartiers excentrés ont déjà fait parler d’eux le 13 et le 15. Dans les rues de Labé, la répression des saccages et des affrontements fauche ses premiers révoltés. Tandis que les syndicats menacent du blocage de la production de bauxite, dans l’exigence que leurs revendications soient satisfaites, Conté, fait rare, intervient par la télévision, en appelant au peuple et à l’armée. Les jours suivants la tension se maintient dans les rues, et elle se renforce, par la perturbation effective de la production minière, par la multiplication des assauts contre gestionnaires et flics. Il y a une centaine d’arrestations dans la zone de la capitale. Une dizaine de villes serait touchée, dont, en plus de la périphérie de Conakry, Nzérékoré. Une dizaine de révoltés a déjà été tuée. Le 21 les syndicats exigent désormais un premier ministre, poste vacant depuis avril 2006.

Le lundi 22 dans la capitale, tandis que Conté prendrait ses quartiers dans un camp militaire du centre-ville, des milliers de personnes prennent la même direction. Alors qu’en 2006, en juin notamment, il semble que cette zone n’a pas été touchée, on crie cette fois « On va au Palais, on va prendre le Palais ». « Toute la journée, à Conakry, un cortège de plusieurs dizaines de milliers de personnes a tenté de gagner le district de Kaloum, siège du pouvoir, au bout de la péninsule qui forme la capitale (…) Seul le dernier verrou, au pont du 8-Novembre, a tenu bon, grâce à l’appui de l’artillerie lourde et des Rangers, un corps d’élite entraîné par des officiers chinois. » C’est le point le plus chaud de janvier où la révolte est dans plusieurs autres villes, avec, au moins, 49 morts ce jour-là, dont 34 dans la capitale, et des blessés par dizaines.

Les jours suivants la grève continue, avec des appels à la démission de Conté, qui donne son accord pour la nomination d’un premier ministre de consensus et une réduction des prix. Car, comme si de rien n’était, les négociations ont repris au lendemain de la sanglante répression, les gueux et leurs cadavres ne servant que de cartouches à des représentants syndicaux perpétuellement bernés, comme leur rôle le veut. Des manifestations se déroulent mais sans débordement offensif notable, ni tueries. La satisfaction syndicale clôt la grève générale de ses appels à la reprise du travail.

Succède un intervalle de trêve jusqu’au vendredi 9 février, rompue ce jour dans deux villes en province, dont Dinguiraye où se répandent des « milliers de manifestants scandant à tue-tête « A bas Conté ! », « La grève continue ! », « A bas le régime ! » et beaucoup d’autres messages de cette nature ». Les flics se planquent, la « furie populaire » fait un sort à plusieurs propriétés étatiques, et surtout à des maisons de gestionnaires. A nouveau, la prison centrale éventrée s’ouvre à la révolte.  

Avec du retard, ce qui expliquerait cette reprise offensive, un premier ministre est finalement désigné ce même jour, mais pas suivant les accords convenus. Parce qu’il s’agit d’un proche de Conté, les syndicats réfutent sa nomination, et ils maintiennent leur appel à la grève pour le lundi suivant. Un vieux politicien, porte-parole de l’opposition, appelle à « descendre se battre dans les rues ». Mais alors, ce « peuple » qu’il voudrait diriger l’a déjà laissé loin derrière. La révolte n’attend pas ce genre d’appel.

Dès ce 9 février, puis le 10 surtout, les furieux de la rue reprennent leur ouvrage là où ils l’avaient laissé au 22 janvier : « des jeunes manifestants ont saccagé, pillé et parfois incendié des bâtiments publics de nombreuses villes. » Dans la capitale où le convoi présidentiel s’extirpe des blocages en tirant dans la foule. En province soulevée de part en part, les pillages et les destructions s’étendent, avec au passage ceux des marchandises de l’aumône humanitaire, et un goût surtout prononcé pour les maisons des responsables étatiques, qu’on embrase, qu’ils soient maires, gouverneurs ou ministres. Le 11 les troubles semblent se réduire, mais se poursuivent : dans la périphérie de Conakry où des barricades de la veille sont maintenues, et en province ; il y a 23 morts au cours du week-end. Le lundi 12, date syndicale de la grève déjà dépassée, le soulèvement se prolonge sur la lancée du samedi, dans les banlieues de Conakry et ailleurs. Devant l’ampleur prise par le désordre, celui qui appelait à descendre se battre dans les rues tourne casaque : «Nous ne pouvons plus rien arrêter parce que nous avons maintenant affaire à des bandits » , s'est écrié hier Bâ Mamadou  (…) «Nous appelons à la création de comités de salut public pour tenter de restaurer une espèce de contrôle.» Déjà, les révoltés ont affaire à une forte défense répressive. Les bérets rouges de la garde présidentielle font toujours barrage sur le pont du 8-novembre. C’est à ce moment que des dissensions apparaissent dans l’armée, dont des soldats se mutinent dans le plus grand camp de la capitale. Mais cette rébellion, contenue, ne renforcera pas la révolte, que les soldats restés à leurs postes ne feront que réprimer, en dépit d’une agitation qui perdurera dans leurs rangs – pour prendre une dimension nationale en mai, que Conté parviendra toutefois à désamorcer, comme encore un an plus tard.

Ce même lundi Conté décrète les mesures d’exception nécessaires à sa défense, dans une ambiance de déstabilisation générale aux proportions décuplées, et face à laquelle l’Etat français décide dans la semaine l’envoi d’un navire de guerre. Dès le mardi, la mise en application de la contre-offensive étatique prend le dessus dans ce qui est raconté, comme elle semble en effet le faire sur le terrain. En même temps que les assauts contre les commissariats et les prisons se sont multipliés jusque-là, témoignant d’un premier degré d’organisation dans le conflit direct, quelques flics ou soldats ont été battus ou lynchés. En même temps qu’elles permettent de calmer les soldats tentés par la rébellion, chiens lâchés pour se servir sur la bête, les représailles s’intensifient contre la révolte, les rues sont vidées, les maisons saccagées. Des centaines de personnes sont raflées dans le cours de la semaine et, avec ceux de janvier, le total des morts monte à 137, peut-être 180. La grève continue comme moyen de pression des seuls syndicats qui, comme à la suite de la répression de janvier, retournent aux négociations sur le dos de la révolte, se targuant même de vouloir faire cesser le bain de sang. Le mot d’ordre de grève est levé le 27 février, une fois obtenu un premier ministre à leur convenance ; l’ensemble des valets s’accordant au final sur la même déploration des actes émeutiers, et leur distinction d’avec la grève, qui à elle seule n’aurait pas suscité l’état de siège.


La partie qui s’est jouée là le plus entièrement s’est ainsi refermée, mais dans une situation tendue, où les mêmes conditions générales demeurent [20]. Il a ainsi pu reparaître, quoique de façon affaiblie, le même genre de signes que ceux avant-coureurs de cette grande montée au front de début 2007, où l’obstination des insurgés, la vigueur de leurs assauts, répétés malgré la répression, la radicalité de leurs cibles – en voilà de la critique ad hominem ! – ont revêtu ce caractère exceptionnel, qui fait à notre connaissance de ce soulèvement, depuis 2006, le plus intensément critique contre le régime et la misère universels.




Offensives unitaires avortées au Nigeria et au Kenya



A propos du Nigeria, il faut signaler ce qui s’y est produit en février 2006. Alors, c’est comme si ce qu’avait révélé l’ensemble des situations connues jusque-là était remonté à la surface, cette fois au même moment, de ce fait dans le gain d’une intensité exceptionnelle. Mais ce qui aurait pu signifier le dépassement des limitations antérieures ne paraît avoir été qu’une différence surtout quantitative, qui a par exemple confirmé la distance entre les foyers et les types d’actes, plutôt que celle-ci s’en est trouvée comblée ou brisée.

Dernières supposées manifestations de la colère du monde musulman contre les caricatures de Mahomet [21], les faits violents qui se produisent du 18 au 24 février au Nigeria, tardivement donc, n’ont très vite plus rien à voir avec le blasphème danois. Seul le défilé pacifique de Maiduguri le premier jour y semble véritablement lié, avant de tourner à l’émeute lors de sa violente dispersion ; et même s’il semble que la tension mondiale entretenue par l’information a pu aviver la colère dans les autres régions. Les motifs sont ensuite multiples pour chacune des autres villes du Nord concernées : soupçon porté contre un projet d’amendement de la constitution favorable au chef de l’Etat à Katsina, bavure à Gombe, atteinte au Coran à Bauchi. Le tour intercommunautaire pris à Maiduguri, où une dizaine d’églises a été brûlée, se confirme avec les représailles menées dans le Sud contre les ressortissants du Nord. Si nulle lecture ethniciste, religieuse ou même économiste ne saurait constituer d’explication satisfaisante, notamment du fait de la multiplicité des destructions, l’ampleur prise par les violences et le cycle de vengeances qu’elles entraînent ne laissent pas déceler une mise en cause qui se serait faite centrale contre l’Etat et la marchandise. A Onitsha, où des mobilisations contre le régime – d’assez grande ampleur quoique encadrées par une vieille organisation régionaliste biafraise – ont agité la seconde partie de 2005, l’événement s’intensifie avec la participation de milliers de gueux, et l’assaut victorieux contre la prison de la ville, mais là aussi, il semble bien que les haoussas nordistes ont au bout du compte constitué la cible privilégiée, les casernes y étant surtout attaquées parce que constituant leurs refuges. Cette tournure est plus évidente encore le 24, où l’on s’en prend aux chrétiens à Kontagora et Potiskum, et aux musulmans à Enugu.

Au final ce principal événement nigérian, qui parut susceptible de constituer un soulèvement, notamment du fait du nombre de jours et de lieux touchés, semble moins avoir concouru au renforcement que s’être opposé à ce qui avait commencé à pointer durant l’année 2005, où des attaques contre la police s’étaient succédées : en ce mois de février il n’en reste qu’une trace à Gombe, noyée dans la débauche meurtrière et l’amalgame médiatique. L’impression s’est depuis confirmée, d’une agitation sans progrès significatif, où des disputes violentes ont continué de se produire en 2006, mais sans que n’y fassent écho les informateurs occidentaux, occupés ailleurs ; et même dans ce qui paraît une sorte d’accalmie générale depuis 2007, hormis quelques éclats isolés, par exemple à l’occasion des présidentielles en avril 2008.



L’ambiance négative que nous avons découverte au Kenya, cette autre ancienne colonie britannique, d’environ 38 millions d’habitants, est apparue dans une certaine correspondance générale avec le Nigeria, quoique toujours avec une intensité moindre. Depuis 2003 s’y sont succédées les preuves d’une indiscipline répandue, dans une somme de situations mineures et éclatées, de la part d’écoliers, de marchands de rue, de grévistes, d’autres anonymes encore, avec une présence notable de bandes miliciennes et leur capacité d’encadrement concurrent de l’Etat ; s’y ajoutant, de façon plus nette qu’au Nigeria, une série de mobilisations, et leurs débordements, liés à la contestation institutionnelle des manigances du pouvoir en place, avec à sa tête le président depuis 2002, Mwai Kibaki. Ainsi, pour ce qui concerne plusieurs de ces situations, nous ne les avons pas mentionnées dans notre chronologie générale, dont l’ensemble dénotait pourtant une instabilité latente à l’échelle d’un pays décrit, depuis le dédain de la positivité économiste et touristique, comme stable et d’une prospérité remarquable. Au vu de la population des bidonvilles de la capitale, 60% de ses trois millions d’habitants, on se figure assez bien quoi prospère et au profit de qui. A la suite de récents scandales de corruption, ayant notamment conduit à la démission de ministres au début de 2006, la concurrence politicienne s’aiguise courant 2007, à mesure qu’on s’approche des élections générales de la fin d’année, où les choses vont brusquement, et dans une amplitude inédite, se précipiter dans les rues.


Dès les jours précédant le scrutin du 27 décembre, des tensions apparaissent, principalement décrites comme opposant les partisans de chaque camp en soutien de leurs candidats ; ceci dans une atmosphère de suspicions quant aux fraudes à venir : ainsi, le 25 dans la province du Nyanza, des autocars de flics, qu’on soupçonne de débarquer pour ce faire, sont reçus comme il se doit par des foules furieuses, dans une confrontation faisant 3 morts du côté des premiers, contre peut-être 9 du côté des secondes. Il semble qu’alors, on s’inscrive plutôt dans la prolongation des épisodes antérieurs, quand les appels contestataires émanant de l’opposition ont donné lieu à plusieurs débordements, en particulier au début du mois de juillet 2004 avec le report de la réforme constitutionnelle promise par Kibaki, puis encore à l’été 2005 avec cette fois le remaniement du projet initial et l’approche du référendum censé valider une réforme mise au service du chef de l’Etat. C’est alors, à la victoire du non, que l’ODM s’est constituée afin de mener Odinga, ce postulant au pouvoir encore ministre alors, à la présidence.   

Deux jours après le vote, aucun résultat du scrutin présidentiel n’est encore officialisé, mais dans le retard du dépouillement laissant au pouvoir tout loisir de manipuler en coulisses, la suspicion ne va qu’en se renforçant du côté des partisans de l’ODM, vainqueur des législatives simultanées. Dans cette confusion régnante, ce samedi 29 décembre dans les bidonvilles de Nairobi, dont celui de Kibera, et surtout à Kisumu, ville du Nyanza sur les bords du lac Victoria, des centaines à des milliers d’impatients passent à l’action dans un élan s’initiant à la manière des plus fortes déferlantes émeutières, se lançant dans des pillages qui ont tout l’air de se généraliser. Mais comme en témoignerait qu’ils se situent en des lieux décrits, connus, en tant que fiefs acquis à Odinga, l’influence de l’opposition conservatrice demeure. Et à celle-ci, s’ajoute celle de l’ingrédient ethnique commençant d’apparaître ; ceci dans un contexte où en effet, depuis l’indépendance les détenteurs du pouvoir étatique ont su cultiver et instrumentaliser les divisions par le sang, tel Moi le président antérieur dégageant les Kikuyus de la Vallée du Rift. De façon plus actuelle, Kibaki se serait appuyé sur des réseaux de cette ethnie dont il se reconnaît, dont les « membres » seraient en conséquence perçus comme « privilégiés ». Il est évident que tous ceux-là ne sont pas, loin de là, des privilégiés, et il est vraisemblable qu’une partie d’entre eux, peut-être ceux parmi les plus pauvres, a voté pour Odinga, présenté comme le candidat des moins bien lotis. Disons que comme l’ethnicité est utilisée par les hommes de pouvoir, les groupes rivaux correspondent grosso modo à des ethnies distinctes : principalement, Luos ici et Kikuyus là. 

Mais alors le dépassement de la rivalité politicienne se joue encore dans les rues, toujours à Kibera, et surtout à Kisumu où pillards et émeutiers tombent en nombre sous les balles des flics ; tandis qu’avec l’officialisation de la victoire de Kibaki le 30 décembre, et les appels d’Odinga à manifester contre, la clique conservatrice s’emploie à vouloir ramener tous ces agités dans leur chicane de gouvernants. Le 31 les habitants de Kibera sont empêchés de rejoindre le rassemblement appelé par l’opposition, on les bloque dans leurs quartiers bidonvilles, comme cela se répètera plusieurs fois ensuite, et il semble qu’alors ils se rabattent sur des maisons et des personnes.

A Kisumu, non sans des dissensions parmi eux, les flics tirent à vue contre les pillages, au sujet desquels les lamentations de commerçants indiens, ou les saccages avérés de supermarchés, indiquent bien que là, la seule orientation anti-kikuyu ne tient pas. Le nombre de tués par balles s’y élèverait à plus d’une centaine, et ils n’y sont donc pas dus à des affrontements entre groupes rivaux, au contraire de ce qui est en passe de s’accélérer, dont les morts de Kisumu, par amalgame, passeront bientôt pour la conséquence des pogroms se généralisant.

Surtout à partir du 1er janvier, ce qui ne dominait pas encore la situation commence rapidement à gagner du terrain, par l’enclenchement d’un cycle d’attaques et de représailles entre groupes agissant suivant des visées vengeresses contre l’autre, l’ethnie, le clan ; les deux concurrents à la présidence en rajoutant une couche, s’accusant mutuellement de fomenter du nettoyage ethnique. L’accès au premier plan d’une telle vision trouve alors l’un de ses appuis fondateurs dans l’incendie meurtrier d’une église à Eldoret. A partir du 2 janvier les faits négatifs, ou supposément tels, baissent significativement, avec plus de 300 morts jusque-là, dont le tiers à Kisumu où il s’est donc avant tout agi de dégommer les émeutiers pillards. Dès lors, et même si une confusion multiforme continue de régner jusqu’en février au moins, l’évolution générale ne fait qu’éloigner toujours davantage ce qui avait pu surgir fin décembre. Odinga convoque des mobilisations donnant lieu à leur répression policière, notamment le 16 janvier à Kisumu, le 17 dans le quartier de Mathare à Nairobi, le 18 dans la ville de Mombasa. En parallèle les opérations répressives, enjoignant de descendre tout fauteur de trouble, pillard, incendiaire, coupeur de routes, semblent principalement dirigées et menées contre les affrontements entre pauvres qui se poursuivent (les routes coupées le seraient pour choper ceux de l’autre camp). Mais elles le sont aussi contre les actes d’un négatif dont il subsiste quelques traces. Tel qu’à Ainamoi début février qui, à la nouvelle du meurtre d’un député, paraîtra en quelques jours se soulever en entier. Là encore les pillages se répandant comme la colère contre les symboles étatiques seront contenus à grands renforts militaires. Mais globalement, les motivations claniques accroissent leur influence et leurs effets, et ce surtout dans les zones rurales, où s’aiguisent les vieilles rancunes liées à l’appropriation foncière. La mention apparaît d’autres ethnies que celles associées aux deux politiciens concurrents, des maisons sont encore incendiées, on s’affronte entre bandes, entre milices et groupes organisés, et plus du tout contre les agents de l’ordre et de la loi, avec l’épicentre de cette dégénérescence fin janvier dans la vallée du Rift.  


Au final, et en dépit de l’éclatement inaugural de fin décembre, on retrouve dans cet événement ces limites du désordre, celles de type balkanique en mars 2004, ici exacerbées, plus encore qu’elles ne l’avaient été au Soudan à l’été 2005, quand la dérivation conservatrice des actes commis par les pauvres prend le pas sur l’ouverture imaginable à partir des actes commis par les pauvres. La colère des rues, ravageuse par le pillage, a ainsi vu son onde de choc rétrocéder et se dissoudre, sous l’effet des déterminations conflictuelles antérieures, pour finir par disparaître complètement, tel que l’a entériné l’arrangement entre gestionnaires.




Cameroun



Au bout de deux mois d’une énumération quotidienne des morts au Kenya, plus d’un millier alors, s’est remodelée pour le monde l’impression d’une Afrique pour laquelle les seuls événements d’ampleur ne peuvent correspondre qu’à des massacres entre sauvages. La situation revenant progressivement à la normale, l’Etat en voie de stabilisation, ne reste que le constat d’un gâchis dont il faut maintenant estimer le montant, les coûts pour la marchandise. On aurait pu penser que l’impression allait durer, d’un continent aux prises du seul tribalisme meurtrier, mais c’était sans compter sur les gueux du littoral camerounais qui exhumaient alors ce qui s’était fait entendre dans les rues de Lomé et Conakry les années passées.


Avant cela, notre constat sur une présence saillante du négatif dans cet Etat, qui compte autour de 18 millions d’habitants et partage sa plus grande frontière avec le Nigeria au nord-ouest, avait surtout commencé à partir de 2007. A l’exemple des mois ayant précédé le grand soulèvement guinéen, plusieurs situations s’y sont alors suivies, plus rapprochées à partir de l’été, ébauchant une montée progressive de l’insatisfaction en actes. 

En 2007, c’est d’abord en juillet à Buéa et Douala notamment, qu’une énième suspicion de fraudes électorales commence de mettre la rue en rogne, ceux qui s’emportent étant décrits comme des « partisans » de « l’opposition ». Puis viennent les bendskineurs, ces conducteurs de motos-taxis dont la capacité de mobilisation s’était déjà montrée les années précédentes, qui s’agitent à plusieurs reprises, en juillet à Bafoussam, en septembre à Yaoundé la capitale, à Bamenda en octobre. C’est là encore une dimension en apparence particulière de l’agitation, mais qui, ramenée au monde, traduit en réalité un fait bien plus large : si tant est que leurs foudres les propulsent au-delà de quelque corporatisme que ce soit, les travailleurs des rues, du commerce informel, se portent à l’occasion, régulièrement par endroits, en première ligne des combats contre les flics. Enfin, des émeutes déclenchées par les coupures électriques éclatent en septembre dans le Haut-Nyong, puis en novembre à Kumba, avec les preuves d’une unanimité dans la destruction, au-delà des distinctions apparues jusque-là, que février 2008 va se charger de confirmer.


En 2008, Paul Biya le président, déjà réélu en 2004 de façon peu nette, entend bien, ô surprise, organiser la révision constitutionnelle nécessaire à la conservation de son poste ; tandis que ça bat son plein côté chômage, corruption, hausse des prix ; tandis que l’ordre étatique se maintient par l’entremise d’exactions policières répétées ; tandis que plusieurs évasions désencombrent des prisons « surpeuplées ».

Au moins dans la province du Littoral, l’opposition officielle est interdite de rassemblement dès le mois de janvier.

Le 7 février dans la capitale Yaoundé, deuxième ville du pays, les premiers signes d’effervescence transparaissent, à l’occasion d’un match de foot ; tandis qu’à Douala, première ville, on tente tout de même de mobiliser contre les manigances du pouvoir en place, avec le 16 février un accès de tension déjà plus évident.

Puis c’est le dimanche 23 février dans la périphérie de cette même ville que l’interdiction d’un meeting d’opposants s’accompagne de quelques affrontements et destructions, avec la persistance au moins jusque dans la nuit d’une présence rebelle, pour semble-t-il d’importants blocages des principaux axes routiers. Le lendemain est calme, puis le 25 février, tandis que dans la capitale et à Douala (qui compteraient respectivement autour d’1,2 et 1,5 millions d’habitants), des grèves sont appelées par des syndicats dénonçant les méthodes policières et la hausse des prix, la bourrasque du soulèvement se lève et dès son premier jour, elle décuple ses ravages et ses combats pour s’étendre à une dizaine de villes au moins, voire une trentaine, dans un grand souffle de trois jours. Dès le commencement des observateurs concèdent que « Visiblement le mouvement va déborder le cadre de la grève des transporteurs et a été récupéré par des bandes de vandales. » Et en effet, « Des émeutiers ont brûlé des stations-services, saccagé des bâtiments administratifs. Ils s’en sont pris aussi à des entreprises internationales accusés de « piller le Cameroun ». Partout, police et gendarmerie, vite débordées, ont été épaulées par des militaires » ; l’emballement de la révolte se confirme, à ceci près que ses acteurs ne récupèrent rien, ce n’est là que l’apanage de leurs ennemis divers, ils cassent, ils attaquent, ce faisant ils créent et ils découvrent vers là où ils avancent, à l’exemple de tant de leurs contemporains à prendre de la sorte les devants selon leur bon plaisir et leur grande colère. Ainsi au Cameroun en ces journées, le mouvement prévu de la contestation sous contrôle est renvoyé loin à l’arrière-plan, et même si des paroles rapportées inscrivent à l’ordre du jour émeutier qu’on conspue le président et les conditions de survie : dans ces moments de tels mots d’ordre peuvent bien être repris, quand on commence en même temps à s’engager dans la direction de supprimer ce qu’ils dénoncent. Entre ces 25 et 27 février, Douala est l’épicentre du soulèvement. « Jamais on n’a vu Douala dans un tel état, même au plus fort de la contestation contre le pouvoir au début des années 90 ». Et il semble bien que les informations délivrées, traitées, ne permettent de concevoir que de façon partielle, plus encore qu’à l’habitude, la dimension extrême de la charge menée, cette « petite révolution incohérente menée par des milliers de jeunes anonymes », selon les mots d’un commentateur, auquel on objectera que l’incohérence n’est que dans son regard, de même que la petitesse – et la révolution malheureusement.
 
Le 27 Biya télévisé dénonce l’orchestration du soulèvement par ses opposants, ce que ces derniers dénieront quelques jours plus tard ; de leur côté, aussi bien exclus et dépassés dans ce qui a lieu, les syndicats s’arrangent avec le gouvernement, grattant quelques misérables miettes auprès de celui qui fait exécuter les révoltés dans les rues.

En dépit de quelques signes de prolongation le 28 février, mais pas vraiment à Douala ni à Yaoundé, c’est la contre-offensive étatique qui rétablit l’ordre, avec des révoltés condamnés jusqu’à quinze ans d’emprisonnement, et des descentes punitives à la togolaise, à la guinéenne. De la même manière, c’est la même richesse, dans la prise de position collective centrale, qui est abattue. Il y aurait jusqu’à 1 671 arrestations, et le bilan officiel fait état de 20 à 40 morts, voire plus d’une centaine officieusement.







19. Mise à part la situation pour le moins cocasse du Cap aux prises avec les pillages et saccages de ses agents de sécurité en grève au mois de mai 2006, les faits négatifs se sont en majorité produits plus au nord, en remontant vers Johannesburg. De façon assez régulière, les habitants de townships s’en sont pris aux gestionnaires locaux, dans une somme d’actes qui, parfois, n’ont pas atteint une intensité suffisante pour être conservés dans nos chronologie et planisphère, mais dont la fréquence mérite d’être relevée. Motivés au départ par des carences du service public, l’insatisfaction semblant surtout s’ancrer autour de la question du logement, ils ont paru s’interrompre en avril 2008, pour réapparaître en mai, mais alors avec des pauvres « étrangers » pour cibles, dont les frais réfugiés zimbabwéens, et non plus les responsables étatiques. Si les colères antérieures n’ont fait l’objet d’aucune attention de la part de l’information mondiale, ces « violences xénophobes » ont par contre donné lieu à une surexposition.
20. Tout comme c’est le cas depuis que Conté a crevé dans son lit en décembre 2008, remplacé aux commandes par une sorte de jeune junte ayant comme il se doit annoncé du changement à venir.
21. Signalons à ce propos cette autre situation, qui a aussi menacé de porter bien au-delà de l’indignation religieuse : le 17 février en Libye, à la suite de la provocation d’un de ses ministres arborant un t-shirt des caricatures, le consulat de l’ancien colon italien est pris pour cible dans la ville de Benghazi. La foule en colère, qui incendie le bâtiment, est durement réprimée, pour un bilan officiel de 11 morts.





    3. 2006 et après, foyers principaux (Afrique)

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