Proposition
sur l’histoire – De la guerre du temps au
début du 21ème
siècle > Deuxième partie
Afrique
Depuis le Togo en 2005, la révolte en Afrique
paraît
évoluer en surgissements nets plus fréquents,
ceci dans
certains Etats plus spécialement, dont l’ensemble
ne forme
pas une majorité sur le continent. Les deux principaux
assauts
ont été menés en Guinée au
début de
2007, puis au Cameroun un an plus tard, où l’on a
vu des
flammèches parsemées se rejoindre
progressivement, ou
d’une façon voisine des braises
s’intensifier au fil
des mois, pour finir par former un feu destructeur. Le Kenya
s’intercale entre ces deux sommets,
événement
singulier pour avoir été le plus
représenté, mais dans le dessin principal
d’affrontements partisans et ethniques, au milieu desquels
les
actes de révolte se sont trouvés
noyés, par
là affectés dans leur résonance
possible avec les
soulèvements camerounais et guinéen, aux
portées
offensives respectives bien plus évidentes. De
l’Algérie au Mozambique, du Nigeria à
l’Egypte, de la RDC à l’Afrique du Sud [19],
des
situations plus mineures ont encore accrédité
cette
impression générale, d’un
bouillonnement
continental où les éclosions, les
poussées, les
continuations, se succèdent comme pour démontrer
à
quel point tout ce qui s’impose aux humains contenus
là
paraît branlant, quand sa négation
s’affirme,
décidée, aux allures jusqu’au-boutistes
parmi les
plus vivantes du monde.
Guinée
Ancienne colonie française, l’Etat dictatorial
guinéen en comprend les caractéristiques
typiques, si
répandues en Afrique : corruption à outrance,
avec le
détournement des bénéfices de
l’exploitation
des ressources au profit de quelques caciques (deux tiers de la
production mondiale de bauxite sont exportés de
Guinée),
grande indigence matérielle de la majorité de la
population (qui se traduit par le manque d’eau et
d’électricité notamment), population
dont la
moitié a moins de quinze ans, contrôle policier
particulièrement serré, fraudes
électorales et
révisions constitutionnelles maintenant le même
Lansana
Conté en place depuis 1984 (avec du multipartisme
instauré au début des années 1990,
dans une
période où les rues
s’agitèrent aussi). Il
va sans dire qu’une telle exposition du contexte
n’a pas
pour sens de vouloir donner ses raisons à la
révolte, ni
dans son déclenchement ni dans son intensification, ni dans
sa
portée réelle et potentielle : elle montre
cependant
d’avec l’entretien de quoi rompt
l’éclatement
de la révolte.
Dès 2003 le négatif perce en Guinée.
Jusqu’à l’été
2005, c’est pour
l’essentiel dans des réactions aux mesures
gestionnaires,
haussant les prix, que surviennent des pillages et des blocages de
voies, dans les banlieues de Conakry, et dans d’autres zones
du
pays. S’y ajoutent, cela plutôt dans la seconde
partie de
2005 et encore en février de l’année
suivante, des
colères de la rue en province, contre flics et autres
représentants locaux du pouvoir (par exemple en septembre
2005,
suite à des détournements de fonds issus de
l’exploitation minière). S’ensuit
à la fin de
ce mois une première grève
générale de cinq
jours – à l’appel des deux centrales
syndicales
faisant figure d’opposition au régime, les partis
politiques étant discrédités dans
l’ensemble
– grève dite contre la cherté de la
vie.
Déjà, en considérant leur
grève victorieuse
avec la signature d’un protocole d’accord, les
leaders
syndicaux font montre de leur complète
crédulité
face aux promesses en l’air du moribond Conté et
son
équipe. Quelques affrontements émaillent ce
premier
mouvement encadré.
Alors qu’un accord de fin de grève a
été
officialisé début mars, et suite à une
nouvelle
augmentation des prix de l’essence dans
l’intervalle, un
mouvement similaire débute le jeudi 8 juin, cette fois
annoncé comme illimité, et très suivi
dès
ce premier jour ; en même temps que des militaires se
déploient dans les rues. Inauguré par les
affrontements
du dimanche 11 juin à Kindia (l’une des cinq plus
grandes
villes du pays), le soulèvement s’amplifie
dès le
lendemain dans la capitale et plusieurs autres villes, dont
Labé
et Nzérékoré. Pour cause de profs en
grève,
l’opportune suspension du bac fait gagner du temps
à des
lycéens en nombre, auxquels les rues s’offrent
comme
à tous ceux, aînés ou plus jeunes, et
pas tous
écoliers, à entrer ce jour-là
« dans le
cercle infernal des émeutes ». Au choix les
activités nouvelles se proposent, sans exclusive, et comme
le
dit un des slogans rapportés : « le changement,
c’est pour aujourd’hui ». « Le
dérapage
désormais habite la cité ». A Conakry
les
dirigeants étatiques sont conspués, la maison du
frère de Conté mise à sac, on marche
sur le palais
présidentiel et le parlement, sans les atteindre toutefois.
Les
barricades sont érigées, on pille et on saccage,
on se
bat contre les flics. A Nzérékoré la
deuxième ville du pays, au milieu des destructions de
véhicules et de bâtiments administratifs,
l’attaque
d’un commissariat en libère des prisonniers, qui
peuvent
se joindre à la révolte, dont l’une des
directions
mène alors vers la résidence du gouverneur,
défendue par des tirs de flics qui font deux morts. La
défense de l’Etat est rude, avec entre 11 et 21
tués, et des dizaines de blessés à
travers le pays
(le chiffre de 83 est donné). Ce lundi secoue plusieurs
autres
villes, mais sans qu’on en connaisse beaucoup de
détails,
sinon Labé où, au deuxième jour de
bouleversement
dans cette cité, trois révoltés
tombent sous les
balles des militaires en même temps que des bureaux
gouvernementaux sont retournés. Mais le mardi 13, la reprise
en
mains répressive paraît avoir le dessus.
La grève dure jusqu’au 16 juin, sous
contrôle
militaire, et se clôt dans un accord entre syndicats et
gouvernement.
Avant le passage au palier supérieur de 2007, une situation
est
à retenir dans l’intervalle, le 4
décembre 2006
dans la ville minière de Fria, où c’est
au moins
l’impunité des flics palliant l’incurie
gestionnaire
qui n’est plus tolérée, des jeunes
jetant à
nouveau leur rage à la figure de
l’autorité
étatique, dont un commissariat et une prison sont
saccagés, et des prisonniers encore
libérés.
L’activité industrielle est perturbée.
Un
couvre-feu s’impose pour un mois.
En introduction du grand soulèvement (qui
va se
dérouler
en parallèle presque exact de la révolte
du
Teraï), la troisième grève
générale
débute le 10 janvier 2007, avec le motif
supplémentaire
d’une manigance du président désormais
plus
directement mis en cause, à l’image de
Gutiérrez
l’équatorien au printemps 2005. Dès le
12 une
rencontre réunit Conté et les syndicats
instigateurs de
la grève. Mais, en parallèle, c’est
tout autre
chose qui continue de monter, c’est la rue qui reprend la
main. Le
mercredi 17, les manifestations se répandent, en province
comme
à Conakry, dont des quartiers excentrés ont
déjà fait parler d’eux le 13 et le 15.
Dans les
rues de Labé, la répression des saccages et des
affrontements fauche ses premiers révoltés.
Tandis que
les syndicats menacent du blocage de la production de bauxite, dans
l’exigence que leurs revendications soient satisfaites,
Conté, fait rare, intervient par la
télévision, en
appelant au peuple et à l’armée. Les
jours suivants
la tension se maintient dans les rues, et elle se renforce, par la
perturbation effective de la production minière, par la
multiplication des assauts contre gestionnaires et flics. Il y a une
centaine d’arrestations dans la zone de la capitale. Une
dizaine
de villes serait touchée, dont, en plus de la
périphérie de Conakry,
Nzérékoré.
Une dizaine de révoltés a
déjà
été tuée. Le 21 les syndicats exigent
désormais un premier ministre, poste vacant depuis avril
2006.
Le lundi 22 dans la capitale, tandis que Conté prendrait ses
quartiers dans un camp militaire du centre-ville, des milliers de
personnes prennent la même direction. Alors qu’en
2006, en
juin notamment, il semble que cette zone n’a pas
été touchée, on crie cette fois
« On va au
Palais, on va prendre le Palais ». « Toute la
journée, à Conakry, un cortège de
plusieurs
dizaines de milliers de personnes a tenté de gagner le
district
de Kaloum, siège du pouvoir, au bout de la
péninsule qui
forme la capitale (…) Seul le dernier verrou, au pont du
8-Novembre, a tenu bon, grâce à l’appui
de
l’artillerie lourde et des Rangers, un corps
d’élite
entraîné par des officiers chinois. »
C’est le
point le plus chaud de janvier où la révolte est
dans
plusieurs autres villes, avec, au moins, 49 morts ce
jour-là,
dont 34 dans la capitale, et des blessés par dizaines.
Les jours suivants la grève continue, avec des appels
à
la démission de Conté, qui donne son accord pour
la
nomination d’un premier ministre de consensus et une
réduction des prix. Car, comme si de rien
n’était,
les négociations ont repris au lendemain de la sanglante
répression, les gueux et leurs cadavres ne servant que de
cartouches à des représentants syndicaux
perpétuellement bernés, comme leur rôle
le veut.
Des manifestations se déroulent mais sans
débordement
offensif notable, ni tueries. La satisfaction syndicale clôt
la
grève générale de ses appels
à la reprise
du travail.
Succède un intervalle de trêve jusqu’au
vendredi 9
février, rompue ce jour dans deux villes en province, dont
Dinguiraye où se répandent des «
milliers de
manifestants scandant à tue-tête « A bas
Conté ! », « La grève
continue ! »,
« A bas le régime ! » et beaucoup
d’autres
messages de cette nature ». Les flics se planquent, la
«
furie populaire » fait un sort à plusieurs
propriétés étatiques, et surtout
à des
maisons de gestionnaires. A nouveau, la prison centrale
éventrée s’ouvre à la
révolte.
Avec du retard, ce qui expliquerait cette reprise
offensive, un premier ministre est finalement
désigné ce
même jour, mais pas suivant les accords convenus. Parce
qu’il s’agit d’un proche de
Conté, les
syndicats réfutent sa nomination, et ils maintiennent leur
appel
à la grève pour le lundi suivant. Un vieux
politicien,
porte-parole de l’opposition, appelle à
« descendre
se battre dans les rues ». Mais alors, ce « peuple
»
qu’il voudrait diriger l’a
déjà laissé
loin derrière. La révolte n’attend pas
ce genre
d’appel.
Dès ce 9 février, puis le 10 surtout, les furieux
de la
rue reprennent leur ouvrage là où ils
l’avaient
laissé au 22 janvier : « des jeunes manifestants
ont
saccagé, pillé et parfois incendié des
bâtiments publics de nombreuses villes. » Dans la
capitale
où le convoi présidentiel s’extirpe des
blocages en
tirant dans la foule. En province soulevée de part en part,
les
pillages et les destructions s’étendent, avec au
passage
ceux des marchandises de l’aumône humanitaire, et
un
goût surtout prononcé pour les maisons des
responsables
étatiques, qu’on embrase, qu’ils soient
maires,
gouverneurs ou ministres. Le 11 les troubles semblent se
réduire, mais se poursuivent : dans la
périphérie
de Conakry où des barricades de la veille sont maintenues,
et en
province ; il y a 23 morts au cours du week-end. Le lundi 12, date
syndicale de la grève déjà
dépassée,
le soulèvement se prolonge sur la lancée du
samedi, dans
les banlieues de Conakry et ailleurs. Devant l’ampleur prise
par
le désordre, celui qui appelait à descendre se
battre
dans les rues tourne casaque : «Nous ne pouvons plus rien
arrêter parce que nous avons maintenant affaire à
des
bandits » , s'est écrié hier
Bâ Mamadou
(…) «Nous appelons à la
création de
comités de salut public pour tenter de restaurer une
espèce de contrôle.»
Déjà, les révoltés ont
affaire à une forte défense
répressive. Les
bérets rouges de la garde présidentielle font
toujours
barrage sur le pont du 8-novembre. C’est à ce
moment que
des dissensions apparaissent dans l’armée, dont
des
soldats se mutinent dans le plus grand camp de la capitale. Mais cette
rébellion, contenue, ne renforcera pas la
révolte, que
les soldats restés à leurs postes ne feront que
réprimer, en dépit d’une agitation qui
perdurera
dans leurs rangs – pour prendre une dimension nationale en
mai, que
Conté parviendra toutefois à
désamorcer, comme encore un an plus tard.
Ce même lundi Conté décrète
les mesures
d’exception nécessaires à sa
défense, dans
une ambiance de déstabilisation
générale aux
proportions décuplées, et face à
laquelle
l’Etat français décide dans la semaine
l’envoi d’un navire de guerre. Dès le
mardi, la mise
en application de la contre-offensive étatique prend le
dessus
dans ce qui est raconté, comme elle semble en effet le faire
sur
le terrain. En même temps que les assauts contre les
commissariats et les prisons se sont multipliés
jusque-là, témoignant d’un premier
degré
d’organisation dans le conflit direct, quelques flics ou
soldats
ont été battus ou lynchés. En
même temps
qu’elles permettent de calmer les soldats tentés
par la
rébellion, chiens lâchés pour se servir
sur la
bête, les représailles s’intensifient
contre la
révolte, les rues sont vidées, les maisons
saccagées. Des centaines de personnes sont
raflées dans
le cours de la semaine et, avec ceux de janvier, le total des morts
monte à 137, peut-être 180. La grève
continue comme
moyen de pression des seuls syndicats qui, comme à la suite
de
la répression de janvier, retournent aux
négociations sur
le dos de la révolte, se targuant même de vouloir
faire
cesser le bain de sang. Le mot d’ordre de grève
est
levé le 27 février, une fois obtenu un premier
ministre
à leur convenance ; l’ensemble des valets
s’accordant au final sur la même
déploration des
actes émeutiers, et leur distinction d’avec la
grève, qui à elle seule n’aurait pas
suscité
l’état de siège.
La partie qui s’est jouée là le plus
entièrement s’est ainsi refermée, mais
dans une
situation tendue, où les mêmes conditions
générales demeurent [20].
Il a ainsi pu reparaître, quoique de façon
affaiblie, le
même genre de signes que ceux avant-coureurs de cette grande
montée au front de début 2007, où
l’obstination des insurgés, la vigueur de leurs
assauts,
répétés malgré la
répression, la
radicalité de leurs cibles – en voilà
de la
critique ad hominem ! – ont revêtu ce
caractère
exceptionnel, qui fait à notre connaissance de ce
soulèvement, depuis 2006, le plus intensément
critique
contre le régime et la misère universels.
Offensives unitaires avortées au Nigeria et au Kenya
A propos du Nigeria, il faut signaler ce qui s’y est produit
en
février 2006. Alors, c’est comme si ce
qu’avait
révélé l’ensemble des
situations connues
jusque-là était remonté à
la surface, cette
fois au même moment, de ce fait dans le gain d’une
intensité exceptionnelle. Mais ce qui aurait pu signifier le
dépassement des limitations antérieures ne
paraît
avoir été qu’une différence
surtout
quantitative, qui a par exemple confirmé la distance entre
les
foyers et les types d’actes, plutôt que celle-ci
s’en est
trouvée comblée ou brisée.
Dernières supposées manifestations de la
colère du
monde musulman contre les caricatures de Mahomet [21],
les faits violents
qui se produisent du 18 au 24 février au Nigeria,
tardivement
donc, n’ont très vite plus rien à voir
avec le
blasphème danois. Seul le défilé
pacifique de
Maiduguri le premier jour y semble véritablement
lié,
avant de tourner à l’émeute lors de sa
violente
dispersion ; et même s’il semble que la tension
mondiale
entretenue par l’information a pu aviver la colère
dans
les autres régions. Les motifs sont ensuite multiples pour
chacune des autres
villes du Nord concernées : soupçon
porté contre
un projet d’amendement de la constitution favorable au chef
de
l’Etat à Katsina, bavure à Gombe,
atteinte au Coran
à Bauchi. Le tour intercommunautaire pris à
Maiduguri,
où une dizaine d’églises a
été
brûlée, se confirme avec les
représailles
menées dans le Sud contre les ressortissants du Nord. Si
nulle
lecture ethniciste, religieuse ou même économiste
ne
saurait constituer d’explication satisfaisante, notamment du
fait
de la multiplicité des destructions, l’ampleur
prise par
les violences et le cycle de vengeances qu’elles
entraînent
ne laissent pas déceler une mise en cause qui se serait
faite
centrale contre l’Etat et la marchandise. A Onitsha,
où
des mobilisations contre le régime –
d’assez grande
ampleur quoique encadrées par une vieille
organisation
régionaliste biafraise – ont agité la
seconde
partie de 2005, l’événement
s’intensifie avec
la participation de milliers de gueux, et l’assaut victorieux
contre la prison de la ville, mais là aussi, il semble bien
que
les haoussas nordistes ont au bout du compte constitué la
cible
privilégiée, les casernes y étant
surtout
attaquées parce que constituant leurs refuges. Cette
tournure
est plus évidente encore le 24, où l’on
s’en
prend aux chrétiens à Kontagora et Potiskum, et
aux
musulmans à Enugu.
Au final ce principal événement
nigérian, qui parut susceptible de constituer un
soulèvement,
notamment du fait du nombre de jours et de lieux touchés,
semble
moins avoir concouru au renforcement que s’être
opposé à ce qui avait commencé
à pointer
durant l’année 2005, où des attaques
contre la
police s’étaient succédées :
en ce mois de février il
n’en reste qu’une trace à Gombe,
noyée dans
la débauche meurtrière et l’amalgame
médiatique. L’impression s’est depuis
confirmée, d’une agitation sans progrès
significatif, où des disputes violentes ont
continué de
se produire en 2006, mais sans
que n’y fassent écho les informateurs occidentaux,
occupés ailleurs ; et même dans ce qui
paraît une
sorte d’accalmie générale depuis 2007,
hormis
quelques éclats isolés, par exemple à
l’occasion des présidentielles en avril 2008.
L’ambiance négative que nous avons
découverte au
Kenya, cette autre ancienne colonie britannique, d’environ 38
millions d’habitants, est apparue dans une certaine
correspondance générale avec le Nigeria, quoique
toujours avec une intensité moindre. Depuis 2003
s’y sont succédées les preuves
d’une
indiscipline répandue, dans une somme de situations mineures
et
éclatées, de la part
d’écoliers, de
marchands de rue, de grévistes, d’autres anonymes
encore,
avec une présence notable de bandes miliciennes et leur
capacité d’encadrement concurrent de
l’Etat ;
s’y ajoutant, de façon plus nette qu’au
Nigeria, une
série de mobilisations, et leurs débordements,
liés à la contestation institutionnelle des
manigances du
pouvoir en place, avec à sa tête le
président depuis 2002, Mwai Kibaki.
Ainsi, pour ce qui concerne plusieurs de ces situations, nous ne les
avons pas mentionnées dans notre chronologie
générale, dont l’ensemble
dénotait pourtant
une instabilité latente à
l’échelle
d’un pays décrit, depuis le dédain de
la
positivité économiste et touristique, comme
stable et
d’une prospérité remarquable. Au vu de
la
population des bidonvilles de la capitale, 60% de ses trois millions
d’habitants, on se figure assez bien quoi prospère
et au
profit de qui. A la suite de récents scandales de
corruption,
ayant notamment conduit à la démission de
ministres au
début de 2006, la concurrence politicienne
s’aiguise
courant 2007, à mesure qu’on s’approche
des
élections générales de la fin
d’année, où les choses vont
brusquement, et dans
une amplitude inédite, se
précipiter dans les
rues.
Dès les jours précédant
le scrutin du 27
décembre, des tensions apparaissent, principalement
décrites comme opposant les partisans de chaque camp en
soutien
de leurs candidats ; ceci dans une atmosphère de suspicions
quant aux fraudes à venir : ainsi, le 25 dans la province du
Nyanza, des autocars de flics, qu’on soupçonne de
débarquer pour ce faire, sont reçus comme il se
doit par
des foules furieuses, dans une confrontation faisant 3 morts du
côté des premiers, contre peut-être 9 du
côté des secondes. Il semble qu’alors,
on
s’inscrive plutôt dans la prolongation des
épisodes
antérieurs, quand les appels contestataires
émanant de
l’opposition ont donné lieu à plusieurs
débordements, en particulier au début du mois de
juillet
2004 avec le report de la réforme constitutionnelle promise
par
Kibaki, puis encore à l’été
2005 avec cette
fois le remaniement du projet initial et l’approche du
référendum censé valider une
réforme mise
au service du chef de l’Etat. C’est alors,
à la
victoire du non, que l’ODM s’est
constituée afin de
mener Odinga, ce postulant au pouvoir encore ministre alors,
à
la présidence.
Deux jours après le vote, aucun résultat du
scrutin
présidentiel n’est encore officialisé,
mais dans le
retard du dépouillement laissant au pouvoir tout loisir de
manipuler en coulisses, la suspicion ne va qu’en se
renforçant du côté des partisans de
l’ODM,
vainqueur des législatives simultanées. Dans
cette
confusion régnante, ce samedi 29 décembre dans
les
bidonvilles de Nairobi, dont celui de Kibera, et surtout à
Kisumu, ville du Nyanza sur les bords du lac Victoria, des centaines
à des milliers d’impatients passent à
l’action dans un élan s’initiant
à la
manière des plus fortes déferlantes
émeutières, se lançant dans des
pillages qui ont
tout l’air de se généraliser. Mais
comme en
témoignerait qu’ils se situent en des lieux
décrits, connus, en tant que fiefs acquis à
Odinga, l’influence de
l’opposition conservatrice demeure. Et à
celle-ci, s’ajoute celle de l’ingrédient
ethnique
commençant d’apparaître ; ceci dans un
contexte
où en effet, depuis l’indépendance les
détenteurs du pouvoir étatique ont su cultiver et
instrumentaliser les divisions par le sang, tel Moi le
président
antérieur dégageant les Kikuyus de la
Vallée du
Rift. De façon plus actuelle, Kibaki se serait
appuyé
sur des réseaux de cette ethnie dont il se
reconnaît, dont
les « membres » seraient en conséquence
perçus comme « privilégiés
». Il est
évident que tous ceux-là ne sont pas, loin de
là,
des privilégiés, et il est vraisemblable
qu’une
partie d’entre eux, peut-être ceux parmi les plus
pauvres,
a voté pour Odinga, présenté comme le
candidat des
moins bien lotis. Disons que comme l’ethnicité est
utilisée par les hommes de pouvoir, les groupes rivaux
correspondent grosso modo à des ethnies distinctes :
principalement, Luos ici et Kikuyus là.
Mais alors le dépassement de la rivalité
politicienne se joue encore dans les rues,
toujours à Kibera, et surtout à Kisumu
où pillards
et émeutiers tombent en nombre sous les balles des flics ;
tandis qu’avec l’officialisation de la victoire de
Kibaki
le 30 décembre, et les appels d’Odinga
à manifester
contre, la clique conservatrice s’emploie à
vouloir
ramener tous ces agités dans leur chicane de gouvernants. Le
31
les habitants de Kibera sont empêchés de rejoindre
le
rassemblement appelé par l’opposition, on les
bloque dans
leurs quartiers bidonvilles, comme cela se
répètera
plusieurs fois ensuite, et il semble qu’alors
ils se rabattent
sur des maisons et des personnes.
A Kisumu, non sans des dissensions parmi eux, les flics tirent
à vue contre les pillages, au sujet
desquels les lamentations de commerçants indiens, ou les
saccages avérés de supermarchés,
indiquent bien
que là, la seule orientation anti-kikuyu ne tient pas. Le
nombre
de tués par balles s’y
élèverait à
plus d’une centaine, et ils n’y sont donc pas dus
à
des affrontements entre groupes rivaux, au contraire de ce qui est en
passe de s’accélérer, dont les morts de
Kisumu, par
amalgame, passeront bientôt pour la conséquence
des pogroms se généralisant.
Surtout à partir du 1er janvier, ce qui ne dominait pas
encore
la situation commence rapidement à gagner du terrain, par
l’enclenchement d’un cycle d’attaques et
de
représailles entre groupes agissant suivant des
visées
vengeresses contre l’autre, l’ethnie, le clan ; les
deux
concurrents à la présidence en rajoutant une
couche,
s’accusant mutuellement de fomenter du nettoyage ethnique.
L’accès au premier plan d’une telle
vision trouve
alors l’un de ses appuis fondateurs dans l’incendie
meurtrier d’une église à Eldoret. A
partir du 2
janvier les faits négatifs, ou supposément tels,
baissent
significativement, avec plus de 300 morts jusque-là, dont le
tiers à Kisumu où il s’est donc avant
tout agi de
dégommer les émeutiers pillards. Dès
lors, et
même si une confusion multiforme continue de
régner
jusqu’en février au moins,
l’évolution
générale ne fait qu’éloigner
toujours
davantage ce qui avait pu surgir fin décembre. Odinga
convoque
des mobilisations donnant lieu à leur répression
policière, notamment le 16 janvier à Kisumu, le
17 dans
le quartier de Mathare à Nairobi, le 18 dans la ville de
Mombasa. En parallèle les opérations
répressives,
enjoignant de descendre tout fauteur de trouble, pillard, incendiaire,
coupeur de routes, semblent principalement dirigées et
menées contre les affrontements entre pauvres qui se
poursuivent
(les routes coupées le seraient pour choper ceux de
l’autre camp). Mais elles le sont aussi contre les actes
d’un négatif dont il subsiste quelques traces. Tel
qu’à Ainamoi début février
qui, à la
nouvelle du meurtre d’un député,
paraîtra en
quelques jours se soulever en entier. Là encore les pillages
se
répandant comme la colère contre les symboles
étatiques seront contenus à grands renforts
militaires.
Mais globalement, les motivations claniques accroissent leur influence
et leurs effets, et ce surtout dans les zones rurales, où
s’aiguisent les vieilles rancunes liées
à
l’appropriation foncière. La mention
apparaît
d’autres ethnies que celles associées aux deux
politiciens
concurrents, des maisons sont encore incendiées, on
s’affronte entre bandes, entre milices et groupes
organisés, et plus du tout contre les agents de
l’ordre et
de la loi, avec l’épicentre de cette
dégénérescence fin janvier dans la
vallée
du Rift.
Au final, et en dépit de l’éclatement
inaugural de
fin décembre, on retrouve dans cet
événement ces
limites du désordre, celles de type balkanique en mars 2004,
ici
exacerbées, plus encore qu’elles ne
l’avaient
été au Soudan à
l’été 2005,
quand la dérivation conservatrice des actes commis par les
pauvres prend le pas sur l’ouverture imaginable à
partir
des actes commis par les pauvres. La colère des rues,
ravageuse
par le pillage, a ainsi vu son onde de choc
rétrocéder et
se dissoudre, sous l’effet des déterminations
conflictuelles antérieures, pour finir par
disparaître
complètement, tel que l’a
entériné
l’arrangement entre gestionnaires.
Cameroun
Au bout de deux mois d’une énumération
quotidienne
des morts au Kenya, plus d’un millier alors, s’est
remodelée pour le monde l’impression
d’une Afrique
pour laquelle les seuls événements
d’ampleur ne
peuvent correspondre qu’à des massacres entre
sauvages. La
situation revenant progressivement à la normale,
l’Etat en
voie de stabilisation, ne reste que le constat d’un
gâchis
dont il faut maintenant estimer le montant, les coûts pour la
marchandise. On aurait pu penser que l’impression allait
durer,
d’un continent aux prises du seul tribalisme meurtrier, mais
c’était sans compter sur les gueux du littoral
camerounais
qui exhumaient alors ce qui s’était fait
entendre
dans les rues de Lomé et Conakry les années
passées.
Avant cela, notre constat sur une présence saillante du
négatif dans cet Etat, qui compte autour de 18 millions
d’habitants et partage sa plus grande frontière
avec le
Nigeria au nord-ouest, avait surtout commencé à
partir de
2007. A l’exemple des mois ayant
précédé le
grand soulèvement guinéen, plusieurs situations
s’y
sont alors suivies, plus rapprochées à partir de
l’été, ébauchant une
montée
progressive de l’insatisfaction en actes.
En 2007, c’est d’abord en juillet à
Buéa et
Douala notamment, qu’une énième
suspicion de
fraudes électorales commence de mettre la rue en rogne, ceux
qui
s’emportent étant décrits comme des
« partisans » de
« l’opposition ». Puis
viennent
les bendskineurs, ces conducteurs de motos-taxis dont la
capacité de mobilisation s’était
déjà montrée les années
précédentes, qui s’agitent
à plusieurs reprises, en juillet à Bafoussam, en
septembre à Yaoundé la capitale, à
Bamenda en
octobre. C’est là encore une dimension en
apparence
particulière de l’agitation, mais qui,
ramenée au
monde, traduit en réalité un fait bien plus large
: si tant est que leurs foudres les propulsent au-delà de
quelque
corporatisme que ce soit, les travailleurs des rues, du commerce
informel, se portent à
l’occasion, régulièrement par
endroits, en
première ligne des combats contre les flics. Enfin, des
émeutes déclenchées par les coupures
électriques éclatent en
septembre dans le Haut-Nyong, puis en novembre à Kumba, avec
les
preuves d’une unanimité dans la destruction,
au-delà des distinctions apparues jusque-là, que
février 2008 va se charger de confirmer.
En 2008, Paul Biya le président, déjà
réélu en 2004 de façon peu nette,
entend bien,
ô surprise, organiser la révision
constitutionnelle
nécessaire à la conservation de son
poste ; tandis
que ça bat son plein côté
chômage,
corruption, hausse des prix ; tandis que l’ordre
étatique
se maintient par l’entremise d’exactions
policières
répétées ; tandis que plusieurs
évasions
désencombrent des prisons « surpeuplées
».
Au moins dans la province du Littoral, l’opposition
officielle
est interdite de rassemblement dès le mois de janvier.
Le 7 février dans la capitale Yaoundé,
deuxième
ville du pays, les premiers signes d’effervescence
transparaissent,
à l’occasion d’un match de foot ; tandis
qu’à Douala, première ville, on tente
tout de
même de mobiliser contre les manigances du pouvoir en place,
avec
le 16 février un accès de tension
déjà plus
évident.
Puis c’est le dimanche 23 février
dans la
périphérie de cette même ville que
l’interdiction d’un meeting d’opposants
s’accompagne de quelques affrontements et destructions, avec
la
persistance au moins jusque dans la nuit d’une
présence
rebelle, pour semble-t-il d’importants blocages des
principaux
axes routiers. Le lendemain est calme, puis le 25 février,
tandis que dans la capitale et à Douala (qui compteraient
respectivement autour d’1,2 et 1,5 millions
d’habitants),
des grèves sont appelées par des syndicats
dénonçant les méthodes
policières et la
hausse des prix, la bourrasque du soulèvement se
lève et
dès son premier jour, elle décuple ses ravages et
ses
combats pour s’étendre à une dizaine de
villes au
moins, voire une trentaine, dans un grand souffle de trois jours.
Dès le commencement des observateurs concèdent
que
« Visiblement le mouvement va déborder le cadre de
la
grève des transporteurs et a été
récupéré par des bandes de vandales.
» Et en
effet, « Des émeutiers ont
brûlé des
stations-services, saccagé des bâtiments
administratifs.
Ils s’en sont pris aussi à des entreprises
internationales
accusés de « piller le Cameroun ».
Partout, police
et gendarmerie, vite débordées, ont
été
épaulées par des militaires » ;
l’emballement
de la révolte se confirme, à ceci près
que ses
acteurs ne récupèrent rien, ce n’est
là que
l’apanage de leurs ennemis divers, ils cassent, ils
attaquent, ce
faisant ils créent et ils découvrent vers
là
où ils avancent, à l’exemple de tant de
leurs
contemporains à prendre de la sorte les devants selon leur
bon
plaisir et leur grande colère. Ainsi au Cameroun en ces
journées, le
mouvement prévu de la contestation sous contrôle
est
renvoyé loin à
l’arrière-plan, et même
si des paroles rapportées inscrivent à
l’ordre du
jour émeutier qu’on conspue le
président et les
conditions de survie : dans ces moments de tels mots d’ordre
peuvent bien être repris, quand on commence en même
temps
à s’engager dans la direction de supprimer ce
qu’ils
dénoncent. Entre ces 25 et 27 février, Douala est
l’épicentre du soulèvement. «
Jamais on
n’a vu Douala dans un tel état, même au
plus fort de
la contestation contre le pouvoir au début des
années 90
». Et il semble bien que les informations
délivrées, traitées, ne permettent de
concevoir
que de façon partielle, plus encore
qu’à
l’habitude, la dimension extrême de la charge
menée,
cette « petite révolution incohérente
menée
par des milliers de jeunes anonymes », selon les mots
d’un
commentateur, auquel on objectera que
l’incohérence
n’est que dans son regard, de même que la petitesse
–
et la révolution malheureusement.
Le 27 Biya télévisé dénonce
l’orchestration du soulèvement par ses opposants,
ce que
ces derniers dénieront quelques jours plus tard ; de leur
côté, aussi bien exclus et
dépassés dans ce
qui a lieu, les syndicats s’arrangent avec le gouvernement,
grattant quelques misérables miettes auprès de
celui qui
fait exécuter les révoltés dans les
rues.
En dépit de quelques signes de prolongation le 28
février, mais pas vraiment à Douala ni
à
Yaoundé, c’est la contre-offensive
étatique qui
rétablit l’ordre, avec des
révoltés
condamnés jusqu’à quinze ans
d’emprisonnement, et des descentes punitives à la
togolaise, à la guinéenne. De la même
manière, c’est la même richesse, dans la
prise de
position collective centrale, qui est abattue. Il y aurait
jusqu’à 1 671 arrestations, et le bilan officiel
fait
état de 20 à 40 morts, voire plus d’une
centaine
officieusement.
19. Mise
à part la situation pour le moins cocasse du Cap aux prises
avec
les pillages et saccages de ses agents de
sécurité en
grève au mois de mai 2006, les faits négatifs se
sont en
majorité produits plus au nord, en remontant vers
Johannesburg.
De façon assez régulière, les
habitants de
townships s’en sont pris aux gestionnaires locaux, dans une
somme
d’actes qui, parfois, n’ont pas atteint une
intensité suffisante pour être
conservés dans nos
chronologie et planisphère, mais dont la
fréquence
mérite d’être relevée.
Motivés au
départ par des carences du service public,
l’insatisfaction semblant surtout s’ancrer autour
de la
question du logement, ils ont paru s’interrompre en avril
2008,
pour réapparaître en mai, mais alors avec des
pauvres
« étrangers » pour cibles, dont les
frais
réfugiés zimbabwéens, et non plus les
responsables
étatiques. Si les colères antérieures
n’ont
fait l’objet d’aucune attention de la part de
l’information mondiale, ces « violences
xénophobes
» ont par contre donné lieu à une
surexposition.
20.
Tout
comme c’est le cas depuis que Conté a
crevé dans
son lit en décembre 2008, remplacé aux commandes
par une
sorte de jeune junte ayant comme il se doit annoncé du changement
à venir.
21.
Signalons à ce propos cette autre situation, qui a aussi
menacé de porter bien au-delà de
l’indignation
religieuse : le 17 février en Libye, à la suite
de la
provocation d’un de ses ministres arborant un t-shirt des
caricatures, le consulat de l’ancien colon italien est pris
pour
cible dans la ville de Benghazi. La foule en colère, qui
incendie le bâtiment, est durement
réprimée, pour
un bilan officiel de 11 morts.
3. 2006 et après, foyers principaux (Afrique)